Le Majorat (trad. Loève-Veimars)/Chapitre I

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (1p. 39-46).

LE MAJORAT.


CHAPITRE PREMIER.


Non loin du rivage de la mer Baltique, se trouve le château héréditaire de la famille de R…, nommé R…bourg. La contrée est sauvage et déserte. Çà et là, quelques brins de gazon percent avec peine le sol formé de sable mouvant. Au lieu du parc qui embellit d’ordinaire les alentours d’une habitation seigneuriale, s’élève, au-dessous des murailles nues, un misérable bois de pins dont l’éternelle couleur sombre semble mépriser la parure du printemps, et dans lequel les joyeux gazouillemens des oiseaux sont remplacés par l’affreux croassement des corbeaux et les sifflemens des mouettes dont le vol annonce l’orage.

À un demi-mille de ce lieu, la nature change tout à coup d’aspect. On se trouve transporté, comme par un coup de baguette magique, au milieu de plaines fleuries, de champs et de prairies émaillés. À l’extrémité d’un gracieux bouquet d’aulnes, on aperçoit les fondations d’un grand château qu’un des anciens propriétaires de R… bourg avait dessein d’élever. Ses successeurs, retirés dans leurs domaines de Courlande, le laissèrent inachevé ; et le baron Roderich de R…, qui revint établir sa résidence dans le château de ses pères, préféra, dans son humeur triste et sombre, cette demeure gothique et isolée à une habitation plus élégante.

Il fit réparer le vieux château ruiné aussi bien qu’on le put, et s’y renferma avec un intendant grondeur et un petit nombre de domestiques. On le voyait rarement dans le village ; en revanche, il allait souvent se promener à pied ou à cheval sur le rivage de la mer, et l’on prétendait avoir remarqué de loin qu’il parlait aux vagues et qu’il écoutait le mugissement des flots comme s’il eût entendu la voix de l’esprit des mers.

Il avait fait arranger un cabinet au haut de la tour la plus élevée, et l’avait pourvu de lunettes et de l’appareil astronomique le plus complet. Là, il observait tous les jours, les yeux tournés vers la mer, les navires qui glissaient à l’horizon comme des oiseaux aquatiques aux ailes blanches éployées. Les nuits étoilées, il les passait dans ce lieu, occupé de travaux astronomiques ou astrologiques, comme on le disait, en quoi le vieil intendant lui prétait son asistance. Généralement, on pensait alors qu’il s’était adonné aux sciences occultes, à ce qu’on nommait la magie noire, et qu’une opération manquée, dont la non-réussite avait irrité contre lui une maison souveraine, l’avait forcé de quitter la Courlande. Le plus léger ressouvenir de son ancien séjour le remplissait d’horreur, et il attribuait tous les malheurs qui avaient troublé sa vie à la faute de ses aïeux, qui avaient quitté R…bourg.

Pour attacher dans l’avenir le chef de sa maison à ce domaine, il résolut d’en faire un majorât. Le souverain y consentit d’autant plus volontiers, qu’il retenait par là dans le royaume une noble et riche famille, dont les membres s’étaient déjà répandus dans les pays étrangers.

Cependant, ni le fils du baron, nommé Hubert, ni le seigneur du majorât, qui portait le nom de Roderich comme son père et son grand-père, ne demeurèrent habituellement au château. Ils passaient leur vie en Courlande. Il semblait qu’ils redoutassent plus que leur ancêtre, la solitude effrayante de R…bourg. Le baron Roderich avait deux tantes, deux vieilles filles, sœurs de son père, à qui, dans leur pauvreté, il avait accordé un asile. Elles habitaient, avec une servante âgée, un petit appartement bien chaud. dans une aile latérale ; et outre ces personnes et un cuisinier qui vivait dans les caves où se préparaient les mets, on ne rencontrait dans les vastes salles et dans les longs corridors du bâtiment principal, qu’un vieux garde-chasse exténué, qui remplissait l’office d’intendant ; les autres domestiques demeuraient dans le village, chez l’inspecteur du domaine.

Mais dans l’arrière-saison, lorsque les premières neiges commençaient à tomber, et que le temps de la chasse aux loups et aux sangliers était arrivé, le vieux château, mort et abandonné, prenait une vie nouvelle. Alors arrivait de Courlande le baron Roderich avec sa femme, accompagné de parens, d’amis, et de nombreux équipages de chasse. La noblesse voisine et tous les chasseurs de la ville prochaine arrivaient à leur tour, et le château pouvait à peine contenir tous les hôtes qui y affluaient. Dans tous les foyers brillaient des feux pétillans, et dès que le ciel commençait à grisonner, jusqu’à la nuit noire, les cuisines étaient animées, les degrés étaient couverts de seigneurs, de dames, de laquais qui descendaient et montaient avec fracas ; d’un côté retentissaient le bruit des verres que l’on choquait, et les joyeux refrains de chasse, de l’autre, les sons de l’orchestre qui animaient les danseurs ; partout des rires bruyans et des cris de plaisir. Cest ainsi que durant plus de six semaines le château ressemblait plus à une magnifique auberge bien achalandée, qu’à l’habitation d’un noble seigneur.

Le baron Roderich employait ce temps, autant qu’il le pouvait, à des affaires sérieuses, et retiré loin du tumulte de ses hôtes, il remplissait les devoirs du seigneur d’un majorat. Il ne se faisait pas seulement rendre un compte détaillé de tous les revenus, il écoutait encore chaque projet d’amélioration, et jusqu’aux moindres plaintes de ses vassaux, cherchant à rétablir partout l’ordre et à rendre justice à chacun. Le vieil avocat V…, chargé de père en fils des affaires de la maison des barons de Roderich, et justicier des biens qu’ils possédaient à P…, l’assistait activement dans ce travail ; il avait coutume de partir régulièrement pour le château huit jours avant l’époque où le baron venait annuellement dans son majorat.