Le Mahdi : depuis les origines de l'Islam jusqu'à nos jours
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale élzévirienne, XLIIIp. 39-50).

IV


LE MAHDI EN PERSE, SECONDE PÉRIODE


Mais les jours des Oméiades étaient comptés. Après un règne d’un siècle, ils disparaissaient en un jour devant les Abbassides ; toute la famille royale, quatre-vingts membres, invités à un banquet de réconciliation, avaient été égorgés, et les vainqueurs s’étaient livrés à l’orgie sur un plancher de cadavres. Les Alides respirèrent et crurent leur heure venue. C’était en s’appuyant sur eux et comme en leur nom que les Abbassides avaient lutté, et ils crurent que la victoire était pour eux. Ils furent vite et cruellement désabusés. Les Abbassides appartenaient comme eux à la famille de Mahomet : ils descendaient d’un nommé Abbas, oncle du Prophète. Tant que la lutte durait, ils avaient caché leurs prétentions personnelles ; ils s’étaient donnés comme les vengeurs d’Ali et de ses fils ; ils avaient surexcité le fanatisme alide, qui avait armé pour eux la Perse entière ; ils avaient envoyé par tout l’empire de véritables missionnaires qui entretenaient et attisaient le souvenir toujours brûlant des scènes de Kerbela et faisaient pleurer et frémir la Perse musulmane devant la Passion d’Ali et de ses fils, dieux et martyrs. Leurs émissaires faisaient jurer fidélité à un calife de la famille du Prophète, sans dire son nom. Ils avaient pour agent principal et pour exécuteur des hautes œuvres un homme de la Perse orientale, ancien garçon sellier, Abou-Mouslim, convaincu, austère, atroce, un de ces hommes qui, selon le mot d’un poète du temps, ne buvaient l’eau que mélangée avec le sang ; un homme de 93, formé par le Coran.

À mesure que l’étoile des Oméiades baissait, les Abbassides rejetaient peu à peu les Alides dans l’ombre : n’étaient-ils pas, eux aussi, de la race du prophète ? Et, pour appuyer leurs droits, ils répandaient le bruit que le premier Mahdi, Mohammed, le fils de la Hanéfite, avait en due forme transmis ses droits à un de leurs ancêtres (24) : ils forgeaient des traditions nouvelles, des mots apocryphes prêtés à Mahomet, qui ne réclamait pas. Mahomet aurait dit un jour à son oncle Abbas : « En vous reposera la prophétie et la souveraineté. » Une autre fois, il lui avait dit en toutes lettres : « Parmi les khalifes, tes fils, il y en aura un qui fera la prière avec Jésus, fils de Marie. Oui, mon oncle, ne sais-tu pas que le Mahdi sera de tes descendants, le bienheureux Mahdi que Dieu approuve et fait prospérer (25) ? » Aussi, quand le trône des Oméiades fut vide, les Alides, prêts à y monter, trouvèrent leurs vengeurs qui leur barraient le chemin. Les principaux capitaines des Abbassides étaient des Alides qui avait cru travailler pour les descendants d’Ali : on se défit d’eux un à un.

Abou Mouslim lui-même alla rejoindre les six cent mille victimes qui, dit-on, avaient péri de sa main. Sa chute avait été amenée par une lettre qu’il avait envoyée au khalife Almansor, et qui est comme l’acte de repentir d’un Danton musulman :

« J’avais un guide de la famille du Prophète qui devait m’enseigner la doctrine et les devoirs prescrits par Dieu. Je croyais trouver chez lui la science ; mais il m’a conduit à l’erreur, à l’aide du Coran même, car il le faussait par amour pour les biens de ce monde. Il m’a ordonné, au nom de Dieu, de tirer l’épée, de bannir tout sentiment de pitié de mon cœur, de n’accepter des adversaires aucune justification et de ne pardonner aucune erreur. Tout cela, je l’ai fait ; je vous ai frayé la route qui conduit au pouvoir, car je ne vous connaissais pas ; mais maintenant Dieu m’a tiré de mon erreur ; maintenant je ne vous connais que trop bien ; maintenant je me repens et fait pénitence. Que Dieu me pardonne toutes les injustices que j’ai commises ; mais, s’il ne me pardonne pas, s’il me punit, je devrai encore reconnaître qu’il est juste (26). »

C’était si bien la vieille mythologie persane qui inspirait le mouvement alide, qu’Abou Mouslim trouva pour vengeur un prêtre du feu, Sinbad, appartenant à une ancienne secte de la Perse zoroastrienne, la secte de Mazdak. Il allait annonçant qu’Abou Mouslim n’était pas mort, qu’au moment de périr il avait invoqué le nom suprême et caché de Dieu et avait échappé aux mains d’Almansor en s’envolant sous la forme d’une colombe blanche. Il était retiré dans un château de cuivre, dans la compagnie du Mahdi, qui allait bientôt en sortir avec lui, avec Mazdak pour vizir. Il fallut sept ans de luttes acharnées pour venir à bout de Sinbad (27).

Bientôt cet Abou Mouslim, grandissant de plus en plus après sa mort, de précurseur du Mahdi devint incarnation divine. Il eut pour apôtre et successeur un ouvrier foulon, qui avait été son secrétaire et que l’on appelait le Prophète voilé (28), El-Mocanna, parce qu’il se couvrait d’un voile pour ne pas éblouir les yeux mortels de la splendeur de son auréole, en réalité pour cacher une blessure horrible qui l’avait défiguré. Il enseignait que Dieu avait paru neuf fois dans un corps humain. Adam, Noé, Abraham, Moïse, Mahomet, Ali et le fils de la Hanéfite, avaient été les sept premières incarnations. Il avait ensuite paru sous les traits d’Abou Mouslim, et à présent il se révélait et se voilait à la fois sous les traits d’El-Mocanna. À force de miracles, c’est-à-dire de tours de physique amusante, où il était passé maître, le prophète voilé du Khorasan passa dieu. Trois armées envoyées contre lui furent anéanties ; enfin, cerné et aux abois, il mit le feu à sa forteresse et disparut comme un archange : des siècles après, il avait encore des adorateurs (29).

Il ne tenait peut-être qu’aux Abbassides de détourner à leur profit tout ce courant de folie religieuse. Parmi les soldats d’Abou Mouslim se trouvaient trois mille hommes du Khorasan, les Ravandis, qui un beau jour découvrirent que le Dieu qu’ils cherchaient sur terre était le khalife même qu’ils venaient d’introniser, Almansor : l’âme d’Adam avait passé dans son capitaine des gardes ; l’ange Gabriel, dans le préfet de la ville.

Chaque fois qu’ils voyaient Almansor, ils se prosternaient en disant : « Voilà Dieu ; il y a une portion de Dieu en lui. » On lui conseillait de les mettre à mort comme hérétiques ; il répondit assez spirituellement : « J’aime mieux les voir aller en enfer et m’être fidèles qu’aller en paradis et se révolter. » Un jour, ils se mirent à tourner autour du palais, comme le font les pèlerins de la Mecque autour de la Caaba : ils gênaient la circulation ; Almansor, de mauvaise humeur ce jour-là, les fit mettre en prison et leur défendit de s’attrouper sous peine de mort. Ils se réunirent, décidèrent que la part de Dieu qui était en lui en était sortie, que Dieu l’avait maudit, qu’il fallait le tuer pour que Dieu s’incarnât dans un autre. Et ils marchent sur le palais, qu’ils faillirent enlever par un coup de main. Seul, le dévouement d’un serviteur lui sauva la vie et la couronne (30).

Cependant les Alides, après une lueur d’espoir, voyaient se rouvrir pour eux la voie du martyre. Le second khalife, Almansor, avait donné à son fils et héritier le nom de Mahdi pour protester contre leurs prétentions : mais un titre ne suffisait pas à réduire au silence les héritiers légitimes : deux Alides, deux frères, Mohammed et Ibrahim, se soulevèrent à la fois, l’un en Arabie, l’autre aux bords de l’Euphrate : ils périrent l’un et l’autre. Les Alides n’avaient fait que changer de bourreaux : les bourreaux étaient de la famille ; c’était toute la différence. La sœur de Mohammed, en apprenant sa mort, s’écria dans l’allégresse : « Dieu soit loué de ce qu’il n’a pas pris la fuite et n’est pas tombé vivant dans leurs mains ! Il a été tué comme son père, ses oncles et ses aïeux » (31). Le chef de la famille des Alides, l’imam légitime, qui vivait au moment de la chute des Oméiades, Djafar, avait péri par le poison comme ses prédécesseurs ; son successeur, le septième imam, Mousa, fut empoisonné à son tour par le khalife des Mille et une Nuits, Haroun al-Rachid. Sous le huitième imam, Ali Riza, une volte-face subite sembla prête à se faire. Le khalife était Almamoun, esprit bizarre : c’était un libéral, c’est-à-dire qu’il envoyait à la potence les orthodoxes, forme de libéralisme qui n’est pas rare, — en Orient ; or, en y réfléchissant, le khalife avait conçu des doutes sur la légitimité du pouvoir des Abbassides. On eut le spectacle d’un Abbasside alide : ses scrupules n’allaient pas jusqu’à se démettre, mais il déshéritait ses fils, déclarait pour son successeur Ali Riza, le huitième imam, et remplaçait la bannière noire des Abbassides par la bannière verte des Alides (32). La famille du khalife et l’armée des fonctionnaires menacèrent de s’insurger : Almamoun rétablit l’ordre en empoisonnant son protégé. Le lieu où périt l’imam, Mechhed, est aujourd’hui encore le grand pèlerinage de la Perse (33).

Trois imams se succédèrent encore, de père en fils, souverains théoriques du monde musulman, que le poison enleva tour à tour : Mohammed, Ali et Hasan (34). Hasan, le onzième, laissait en mourant un fils âgé de six ans, Mohammed. Le khalife le tenait prisonnier près de lui, dans la ville de Hillah : il disparut à l’âge de douze ans, probablement empoisonné. La ligne directe des imams était donc brisée pour toujours : plus de Mahdi à espérer. La conclusion, pour la logique populaire, c’est que l’enfant n’était pas mort, qu’il est caché et reviendra à l’heure qu’il choisira, car il est le Maître du temps. Les gravures persanes le représentent sous les traits d’un enfant, le livre sacré à la main, dans l’attitude de la méditation, assis dans une grotte que percent des rayons de soleil (35). Pendant longtemps il y eut des hommes de la famille d’Ali qui chaque matin se réveillaient avec l’espérance de voir reparaître le douzième imam, le dernier descendant direct de Fatimah, celui qu’on appelait le Fatimide attendu. « Ils sortent de leurs bourgades à cheval et en armes, dit un contemporain : ils vont dans cet équipage à la rencontre de leur imam ; puis, après une longue attente, ils s’en retournent, déçus dans leurs espérances, mais non découragés (36). » À Hillah, près de Bagdad, le dernier lieu qui l’eût vu, se dressait une mosquée sur la porte de laquelle était baissé un rideau de soie : c’était là qu’il résidait, dans le Saint des Saints : c’était « le sanctuaire du Maître de l’heure ». Chaque jour, après la prière de l’après-midi, cent cavaliers, sabre en main, allaient recevoir du commandant de la ville un cheval sellé et bridé qu’ils conduisaient vers le sanctuaire, au bruit des tambours et des clairons ; arrivés à la porte, ils s’écriaient : « Au nom de Dieu, ô Maître de l’heure, au nom de Dieu, sors ! car la corruption est apparue et l’injustice est grande. » Et ils continuaient de l’appeler au son des clairons jusqu’à la prière de la nuit (37).

Le Mahdi ne sortait pas. — Au xvie siècle enfin, les Alides prirent le dessus en Perse. Un cheikh qui prétendait descendre de Mousa, le septième imam, fonda la dernière grande dynastie nationale de la Perse, la dynastie du grand Sofi. Mais les Sofis, quoique Alides de naissance, ne se regardaient que comme les lieutenants de l’imam, les administrateurs provisoires de l’Iran. Tant que l’imam est absent, il n’y a que des maîtres de fait. Aussi le Sofi s’intitulait-il, non point « le Roi des rois », mais « l’Esclave du roi du pays » et, plus humblement encore « le Chien de la porte d’Ali » : le vrai roi d’Iran, c’était le Mahdi absent (38). Dans leur palais d’Ispahan, les Sofis tenaient toujours deux chevaux magnifiquement enharnachés, prêts à le recevoir quand il lui plairait de reprendre en main le dépôt de l’autorité. L’un des deux chevaux était pour le Mahdi ; l’autre pour son lieutenant, Jésus-Christ (39).



(24). Prolégomènes, tr. de Slane, I, 406.

(25). Jelâl-uddin as-Suyûti, History of the Caliphs, tr. Jarrett, Calcutta, 1881, p. 13 et suite.

(26). Dozy, Essai sur l’histoire de l’Islamisme, p. 240.

(27). Schefer, Chrestomathie persane, p. 170 et suite. Le but réel de Sinbad était de rétablir la religion ancienne de la Perse. Lorsqu’il parlait dans l’intimité aux Guèbres, il leur disait : « Le règne des Arabes a pris fin, ainsi que le prédit un livre des Sassanides. Je ne renoncerai point à mon entreprise, tant que je n’aurai point détruit la Kaabah, dont le culte a été substitué à celui du soleil, et nous prendrons, comme autrefois, cet astre pour qiblèh. » Pour expliquer aux Guèbres pourquoi ils avaient en attendant combattu sous un étendard musulman, il disait : « Mazdek est devenu chiy et il nous enjoint de venger le sang d’Abou Mouslim. » (Ibid., p. 172.)

(28). Le héros du poème de Thomas Moore, The veiled Prophet of Khorassan.

(29). Sur El-Mocanna, voir Gustav Weil, Geschichte der Chalifen, II, 101 et suite.

(30). Tabari, IV, 371 et suiv.

(31). Tabari, IV, 382-421.

(32). Voici une des traditions apocryphes que l’on fit circuler alors pour amener la restauration des Alides, et que l’on faisait remonter à un contemporain d’Ali, Ibn Masoud :

« Pendant que nous étions auprès du Prophète, dit Abdallah Ibn Masoud, voilà des jeunes gens de la famille de Hachem qui approchèrent. Le Prophète, en les voyant, eut les yeux inondés de larmes et changea de couleur. Je lui dis : « Depuis assez longtemps nous remarquons quelque chose dans votre figure qui nous fait de la peine. » Il répondit : « Nous qui appartenons à une maison spécialement favorisée, Dieu a mieux aimé nous accorder le bonheur dans l’autre monde que la prospérité dans celui-ci. Après moi les membres de cette famille éprouveront des malheurs ; on les dispersera et on les chassera jusqu’à ce que viennent des gens du côté de l’Orient, ayant avec eux des drapeaux noirs. Ils demanderont ce qui est bien, et ne l’obtiendront pas ; puis ils combattront, seront victorieux et obtiendront ce qu’ils avaient demandé. Ils ne l’accepteront que pour le donner à un homme de ma famille, lequel remplira la terre d’équité autant qu’elle a été remplie d’injustice. Ceux d’entre vous qui verront cela doivent aller les joindre, quand même ils seraient obligés de s’y rendre en rampant sur la neige. » Ce fut Yezîd Ibn Abi Ziad qui rapporta cette parole, laquelle est généralement connue des traditionnistes sous le nom de tradition des drapeaux. » (Prolégomènes, tr. de Slane, II, 176.)

Les gens du côté de l’Orient sont l’armée d’Abou Mouslim, venue du Khorasan ; le drapeau noir était la bannière abbasside.

(33). Depuis le roi Schah Abbas, qui organisa le pèlerinage de Mechhed, pour retenir en Perse les caravanes et l’or qui s’en allaient chaque année à la Mecque. Le mot Mechhed signifie « lieu de martyre » et par extension « tombeau d’un saint. »

(34). Sur le sort des douze imams, voir Reinaud, Description des monuments musulmans du cabinet Blacas, 1828, vol. I, 367-377 ; Schefer, Chrestomathie persane, 184-189.

(35). Mouradgea d’Ohsson. Tableau de l’empire ottoman, éd. in-fol., I, 88.

(36). Barbier de Meynard, Yaqout, Dictionnaire de la Perse, p. 435.

(37). Voyages d’Ibn Batoutah (xive siècle), tr. Defrémery et Sanguinetti, II, 97-99. — Prolégomènes d’Ibn Khaldoun, tr. de Slane, I, 404.

(38). Reinaud, l. c., I, 377 ; II, 161.

(39). Chardin, Voyage en Perse, éd. Langles, VII, 456 ; IX, 144, 144. — Ainsi faisait aussi le dernier des princes Sarbedariens (dynastie du Khorasan, de la fin du xive siècle), Khodja ali Mouied. (d’Herbelot, Bibliothèque orientale, s. Sarbedariens.)