Le Mahdi : depuis les origines de l'Islam jusqu'à nos jours
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale élzévirienne, XLIIIp. 51-62).

V


LE MAHDI EN AFRIQUE


Nous sommes jusqu’ici restés en Orient et nous n’avons assisté qu’aux échecs et aux déceptions du Mahdi. Tournons-nous du côté de l’Occident : le tableau s’éclaircit et nous allons assister à ses triomphes. Deux Mahdis, l’un au xe siècle en Égypte, l’autre au xiie siècle au Maroc, fondent des dynasties qui ont laissé leur nom dans l’histoire : la première est celle des Fatimides, une des plus glorieuses de l’Islam et qui dura trois siècles ; la seconde est celle des Almohades, les conquérants de l’Espagne.

À la suite de querelles intérieures parmi les Alides, une secte puissante s’était détachée des Imâmiens : c’est la secte dite des Ismaélis, d’où sortit plus tard la secte si bien connue dans l’histoire de France des Assassins ou du Vieux de la Montagne (40). Un oculiste persan, nommé Abdallah, fils de Meimoun (41), ennemi juré des Arabes, s’empara de la direction de la secte, dont il fit une secte purement philosophique dans le fond, en détruisant par des interprétations allégoriques la lettre du Coran. Pour agir plus facilement sur l’esprit du peuple, il se prétendit de la race d’Ali et envoya des missionnaires en Arabie et en Afrique prêcher la loi nouvelle et annoncer l’arrivée du Mahdi. Le Mahdi tarda, mais vint enfin : c’était son petit-fils, Obeid-Allah. Obeid-Allah avait jeté son dévolu sur l’Afrique du Nord, où les Berbères supportaient impatiemment le joug des Arabes et de l’orthodoxie et où un missionnaire de la secte, Abou-Abdallah, avait prêché avec un rare succès par la parole et l’épée. La Tunisie et Constantine étaient à lui. Il annonçait que le Mahdi allait paraître et subjuguer la terre, qu’il allait ressusciter les morts et faire lever le soleil du côté du couchant (42). Le Mahdi, se rendant à l’appel de son apôtre, est arrêté en Tripolitaine et jeté en prison par le gouverneur des Aghlabites, la dynastie locale, vassale du khalifat de Bagdad ; son lieutenant n’en continue pas moins sa marche triomphale, chasse le prince aghlabite et, en l’absence du Mahdi empêché, proclame Dieu pour régent. Pendant plusieurs mois, les monnaies, au lieu de porter un nom de souverain, portèrent ces mots : « J’ai accompli le témoignage de Dieu ; que les ennemis de Dieu soient dispersés ! » ; il fait graver sur les armes : « Armes pour combattre la cause de Dieu », et sur la cuisse des chevaux : « À Dieu appartient le royaume. » Dieu ainsi intronisé pour l’interrègne, il marche sur la ville où est emprisonné son représentant terrestre, le délivre, le fait monter à cheval et, marchant devant lui avec les chefs des tribus, dit au peuple avec des larmes de joie : « Voici votre maître » ; le vendredi suivant, il fait proclamer son nom dans la prière publique, avec le titre de « Mahdi, Prince des croyants. »

Le Mahdi jusque-là n’avait été qu’un triomphateur passif : il montra brusquement qu’il savait agir. Il commença par faire assassiner Abou-Abdallah. « Arrête, mon fils ! » s’écria Abou-Abdallah en saisissant le bras du meurtrier. L’homme répondit : « Celui à qui tu nous as enjoint d’obéir nous a ordonné de te tuer. » Abou-Abdallah avait trop bien réussi dans son apostolat. Le Mahdi d’ailleurs ne fut pas ingrat : il récita lui-même la prière des morts sur le cadavre de son bienfaiteur. Quelques-uns doutaient de lui : le soleil était de l’opposition et avec un scepticisme opiniâtre continuait à se lever à l’Orient ; puis, le Mahdi avait bien montré qu’il savait tuer, mais il n’avait pas encore montré qu’il sût ramener un mort à la vie. Un jour, un cheikh osa lui dire en face : « Si tu es le Mahdi, fais un miracle, car nous doutons fort que tu sois ce que tu dis. » Le Mahdi répliqua en lui faisant trancher la tête. Ce n’était pas un miracle ; mais je doute qu’aucun miracle eût mieux fermé la bouche aux incrédules !

Il fallait une capitale au Mahdi : il ne voulait ni de Tunis ni de Kairouan, trop arabes, et où il se sentait peu sûr. Il parcourut la côte de Tunisie et arriva à une péninsule ayant la forme d’une main avec le poignet : là, après avoir cherché dans les astres le jour et l’heure favorables, il posa la première pierre d’une ville sur laquelle le drapeau français flotte aujourd’hui ; elle porte encore le nom qu’il lui a donné, Mahdia, c’est-à-dire la Ville du Mahdi. Il l’entoura d’une forte muraille aux portes de fer, dont chaque battant pesait cent quintaux. Il fit tailler dans la colline un arsenal qui pouvait contenir cent galères et, la ville achevée, s’écria : « Je suis tranquille à présent sur le sort des Fatimides. J’ai bâti cette ville pour qu’ils puissent s’y réfugier une courte durée de temps. »

Mahdia n’était, en effet, dans sa pensée, qu’un abri provisoire : le regard du Mahdi était dirigé vers l’Orient, vers l’Égypte. Quand les murailles de sa ville étaient arrivées à leur hauteur, il était monté au sommet et avait lancé une flèche vers l’Occident : bientôt, en effet, sa domination s’étendait jusqu’à l’Atlantique. Il fallait à présent s’établir au bord du Nil. Son troisième successeur, Moez-lidîn-Allah, envoya un esclave grec, Djauher, conquérir l’Égypte et bâtir pour lui une capitale qu’il appela la ville de la Victoire, le Caire (El-kahira). La Syrie suivit bientôt le sort de l’Égypte ; le siège même du khalifat fut un instant aux mains du descendant de l’oculiste persan, et son nom retentit dans le Salvum fac à Bagdad à la place de celui des Abbassides.

Les khalifes de Bagdad dirigeaient contre leurs rivaux heureux du Caire une guerre de plume et de théologie et faisaient déclarer par leurs docteurs que le prétendu descendant d’Ali était fils d’un mage et d’une juive ; mais, le jour où les docteurs d’Égypte, recevant Moez, lui demandèrent de donner les preuves de sa descendance, il les avait convaincus sans peine avec deux arguments : il avait mis la main à la garde de son épée, en disant : « Voici mon ancêtre », et leur avait jeté une poignée d’or, en disant : « Voilà mes preuves » (43).

Cependant, à la longue, la crédulité se lassait. Il n’avait pas été annoncé par les prophètes que le Mahdi ferait souche de rois terrestres : il devait venir pour annoncer Dieu. Il fallait donc que Dieu vînt : le septième fatimide, Hakim, devint Dieu. Ce Hakim était une sorte de fou furieux, tour à tour musulman bigot ou athée effréné, suivant le caprice théologique de l’instant et selon qu’il s’attachait à la lettre du Coran ou à l’interprétation symbolique des initiés du dernier degré. Un sectaire persan, nommé Darazî, vint lui prêcher qu’il était l’incarnation divine, et Hakim le crut sans se faire prier ; et ce qui est mieux, c’est que Hakim ne fut pas le seul croyant de Hakim : toute une Église se forma autour de ce dieu de chair, et, quand il disparut subitement, trois ans après son apothéose, probablement assassiné, ses fidèles annoncèrent qu’il reparaîtrait dans son humanité au jour de la résurrection pour exercer ses jugements par le glaive. Il doit paraître, enveloppé, comme d’un voile, d’une multitude d’anges, parmi des escadrons de chérubins. Son arrivée sera annoncée par un grand tumulte dans le pays d’Égypte, par l’apparition d’un imposteur au Caire (Arabi pacha ?), par des tremblements de terre (Espagne ?), par le triomphe des chrétiens, par la dérision où tombera la religion :

« Lorsque vous verrez parmi vous la foi devenir rare, s’écriait un de ses apôtres, les hommes pieux accablés d’injures et d’outrages ; lorsque la religion sera, contre ceux qui lui demeureront fidèles, un sujet de raillerie dans la bouche des impurs ; qu’elle sera traitée comme une rognure d’ongle qu’on jette loin de soi ; lorsque la terre, toute vaste qu’elle est, paraîtra trop étroite aux disciples de la vérité, qui ne pourront y trouver un asile sûr ; alors attendez-vous à entendre bientôt le cri qui sera le signal de votre perte, ô lie des nations ! restes des adorateurs du veau et des idoles (44) ! »

Le culte de Hakim ne survécut pas à son dieu en Égypte ; mais il a subsisté jusqu’à nos jours dans les montagnes de Syrie : Darazî y a laissé des disciples qui ont pris son nom ; ce sont ceux que nous appelons les Druzes et qui attendent encore le retour de Hakim, homme et Dieu.


Les Berbères de Constantine et de Tunisie avaient eu leur Mahdi avec le fondateur des Fatimides : ce fut le tour, deux siècles plus tard, des Berbères du Maroc. Un homme de la tribu de Masmouda, dans l’Atlas marocain, nommé Mohammed ibn Toumert, était revenu du pèlerinage de la Mecque et des écoles de Bagdad avec un système à moitié panthéiste, qu’il appelait le système unitaire ou, comme on disait, le système almohade (almuvahhid). Au début, ce n’était qu’un saint — c’est par là qu’ils commencent tous — d’une austérité et d’une chasteté qui persuada aisément aux Berbères qu’il était d’une autre espèce qu’eux. Il annonça bientôt l’arrivée du Mahdi, et on attendit ; il finit par dire qu’il était lui-même le Mahdi ; on le crut. Il fallait des miracles ; il en fit. Par exemple, il faisait parler les anges du fond d’un puits et leur faisait porter contre ses adversaires des arrêts de mort, aussitôt exécutés par ses Berbères fanatisés ; puis, sans perdre de temps, il faisait combler le puits, sanctifié par la présence des esprits, pour le soustraire à toute souillure dans l’avenir — et prévenir les indiscrétions de ses anges.

Le Mahdi mourut avant de récolter le fruit de ses miracles : son disciple et successeur, Abd-al-Moumin, en profita, lança le torrent berbère sur le Maroc, qu’il inonda, et du Maroc sur l’Espagne, qu’il conquit : de là la dynastie des Almohades, qui fit régner en Espagne pendant tout le xiie siècle une orthodoxie farouche que la domination arabe n’avait pas connue. Averroès dut s’exiler. « Dans notre pays, dit avec orgueil un docteur du temps, on ne tolère point la moindre hérésie : point d’église, point de synagogue (45). »


Les Almohades succombèrent à leur tour ; mais la fièvre du Mahdi continua à agiter les Berbères. Durant tout le xiiie siècle, ce fut une épidémie. On le cherchait aux extrêmes confins du monde habité. Il y avait à Massa, sur la côte du Maroc qui regarde l’Atlantique, un couvent célèbre, une ribat : non loin de là vivait la peuplade des Guedala, dont les hommes se couvraient la figure d’un voile qui ne laisse paraître que les yeux, le litham, que portent encore aujourd’hui les Touaregs. L’idée se forma que c’était là et de ce peuple voilé que devait sortir l’imam caché, le Mahdi toujours attendu, et que dans ce couvent se ferait l’inauguration (46). Plus d’un prétendant se rendit à la ribat pour en sortir Mahdi et périr aussitôt (47). On dit qu’il y en a encore un qui attend là à l’heure présente (48).



(40). Le schisme remonte au sixième imam, Djafar. Djafar avait nommé pour successeur son fils aîné, Ismaël ; mais Ismaël étant mort avant lui, il avait transmis ses droits à son second fils Mousa, bien qu’Ismaël eût des enfants. La masse des Alides accepta Mousa, mais un parti puissant refusa de le reconnaître et resta fidèle à Ismaël et à sa descendance. « Quelques partisans d’Isma’îl refusèrent de croire à sa mort : il avait simplement disparu ; il reviendrait un jour, fût-ce à la fin des siècles. Des bruits étranges circulaient sur lui : certaines personnes prétendaient l’avoir vu à Basrah. Tous ceux des Isma’îliyyah qui ajoutèrent foi à ces propos, déclarèrent qu’il fallait attendre le retour d’Isma’îl. Et Isma’îl ne revenant pas, ils en conclurent qu’il était le messie attendu, le Mahdi, et qu’il n’y avait plus d’imâm après lui. On leur donna le nom d’Ismaéliens stationnaires. La plupart acclamèrent le propre fils d’Isma’îl, Mohammad ben Isma’îl. » (Stanislas Guyard, Un grand maître des Assassins, Journal asiatique, 1877, I, 329.)

(41). Sur la vie et le rôle d’Abdallah ben Meimoun, voir Stanislas Guyard, l. c., 326-334.

(42). Une tradition, attribuée à Mahomet, courait en Afrique qu’à la fin du monde le soleil se lèverait au couchant, ce que l’on interprétait en disant que le Mahdi paraîtrait au couchant, au Maghreb. Cela n’empêchait pas en même temps une interprétation littérale. — Sur le Mahdi fatimide, voir Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, tr. de Slane, III, 496 ; Prolégomènes, III, 40 et suiv., 128 ; Amari, Storia dei musulmani di Sicilia ; Silvestre de Sacy, Exposé de la religion des Druzes, I, cclxv.

(43). Vie du Kalife fatimide Moez-lidîn-Allah, par Quatremère (Journal asiatique).

(44). Silvestre de Sacy, l. c., I, 229.

(45). Sur le Mahdi almohade, voir Dozy, Essai sur l’Histoire de l’Islamisme, pp. 368-380 ; Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, tr. de Slane, III, 161 et suite ; Prolégomènes, I, 53 suite, 467 ; II, 442 ; le Kartas.

(46). « Ils s’attendent ordinairement à le voir paraître dans quelque province éloignée, dans quelque localité sur l’extrême limite du pays habité, tel que le Zab, en Ifrikiya[1] et le Sous dans le Maghreb[2]. On voit beaucoup de gens d’une intelligence bornée, qui se rendent à une ribat située à Massa dans le Sous. Ils y vont avec l’intention d’y rester jusqu’à ce qu’ils rencontrent ce personnage, s’imaginant qu’il doit paraître dans cette ribat et qu’on y fera son inauguration. Ils ont choisi cet endroit parce qu’il est dans le voisinage du pays des Guedala, un des peuples voilés, et qu’ils s’imaginent que (le Fatimide) appartiendra à cette race, ou bien parce qu’ils pensent que ces nomades se chargeront de soutenir sa cause. Ce sont là des suppositions que rien ne justifie, excepté l’aspect extraordinaire des peuples (voilés)… Plusieurs individus, à l’intelligence bornée, se sont rendus à cette ribat avec l’intention de tromper le peuple et de se poser en fondateurs d’une nouvelle doctrine, projet qui sourit aux esprits ambitieux quand ils cèdent à l’inspiration du démon ou de leur propre folie. Aussi ces tentatives leur coûtent-elles très souvent la vie. » (Prolégomènes, II, 200).

(47). Au commencement du viiie siècle de l’hégire, sous le mérinide Youçof Ibn Yacoub, un soufi surnommé Touizeri, le petit Touzerien (de Touzer, Djerid tunisien), paraît à la ribat de Massa, entraîne nombre des gens de Sous, Guezoulas et Zanagas (Sanhadjas), est assassiné par les émirs masmoudiens alarmés.

El-Abbas paraît chez les Ghomara du Rif Marocain, entre 690 et 700 (1291-1300), prend Bades (Velez de Gomera), brûle les bazars, marche sur El-Mezemma (Alhucema), est assassiné.

Mohammed Ibn Abrahim el-Abbeli, le maître d’Ibn Khaldoun, faisant le pèlerinage à la ribat d’el-Obbad (cimetière de la Zaouia du cheikh Bou Medin, enterré là), sur la montagne qui domine Tlemcen, fait route avec un descendant du Prophète, venant de Kerbela, où il était établi, accompagné d’une suite nombreuse qui le traite avec grands égards, et partout accueilli par des compatriotes qui le défraient ; il venait fonder au Maghreb l’autorité du Fatimide ; mais en voyant les forces du Mérinide Youçof Ibn Yacoub, il détale prudemment, en disant : « Nous avons fait une fausse démarche, ce n’est pas encore le moment. » (Prolégomènes, II, 202.)

(48). En 1828 paraît un Mahdi sénégalien, Mohammed ben A’mar ben Ahhmed ; il se manifeste, comme Mahomet, au mois de Ramadan ; on l’enferme comme fou dans une case bâtie exprès, selon la coutume du pays ; il en sort douze jours plus tard à l’heure de la prière du soir, prend la parole avec l’accent d’un prophète et fait reconnaître sa mission ; battu par l’Almamy (l’Émir Al-Moumenin de ces régions), il ramène à lui ses partisans ébranlés en offrant en sacrifice, pour les péchés du peuple, son fils encore à la mamelle. Je ne sais ce qu’il est devenu : les renseignements de source contemporaine que j’ai sous la main, et qui me sont signalés par M. James Jackson, s’arrêtent à cette date. (Revue des Deux-Mondes, 1829, I, 247.)


  1. En Algérie, au sud de l’Auras.
  2. Sur l’Atlantique, à l’embouchure de la rivière de Sous.