Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/Le jeu

Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 489-582).


LE JEU



Vaîçampâyana dit :

Le râdjasoûya terminé, cet excellent sacrifice, dont il est si difficile d’obtenir le mérite, Vyâsa, environné de ses disciples, se montra devant les yeux d’Youddhishthira.

Celui-ci, entouré de ses frères, se hâtant de marcher à sa rencontre en avant de son siège, honora son auguste bisayeul en lui donnant un trône et de l’eau pour, se laver les pieds. 1628-1629.

Quand il se fut assis sur un siège éminent d’or, le révérend dit au roi de la justice, Youddhishthira : « Assieds-toi ! » 1630.

Le vénérable Vyâsa, qui maniait habilement la parole, dit mainte et mainte chose au monarque assis, environné de ses frères : 1631.

« Ô bonheur ! l’empire universel, difficile à obtenir, met le comble à ta grandeur, fils de Kountî. Par toi ont grandi tous les Kourouides, incrément de la race de Kourou ! 1632.

» Je te fais mes adieux, monarque des hommes ; je m’en vais, content des honneurs, que tu m’as rendus. » À ces mots de Krishna-Dwaîpâyana, le roi de la justice, Youddhishthira se prosterne, embrasse les pieds de son aïeul et lui dit : « Il m’est né un doute, qu’il n’est point facile d’éclaircir, ô le plus vertueux des êtres, qui marchent sur deux pieds. 1633-1684.

» Nul autre que toi n’est propre à le dissiper, ô le plus grand des brahmes. Nârada, le vénérable rishi, m’a dit que nos prodiges sont de trois espèces : 1635.

» Ceux, qui viennent du ciel, ceux, qui apparaissent dans l’atmosphère, et ceux même de la terre. La chûte du roi de Tchédi fut encore elle-même une grande chose, qui tient du prodige et qui reste inexpliquée. » 1636.

Aussitôt que Vyâsa, l’auguste fils de Parâçara, eut entendu ces paroles du roi, Krishna-Dwaîpâyana de lui répondre en ces termes : 1637.

» La treizième année, puissant monarque, verra se produire le grand fruit de ce prodige pour l’extermination de tous les kshatryas. 1638.

» Yama, faisant de toi la seule cause de sa colère, plongera dans la mort, chef des Bharatides, toute la caste rassemblée des kshatryas, princes de la terre, 1639.

» Succombant sous la force d’Arjouna et de Bhîmaséna, soulevée par l’offense de Souyodhana. Tu verras en songe à la fin de la nuit, Indra des rois, le Dieu au cou bleu, qui porte le taureau sur le champ de son drapeau, Bhava, Sthânou, Kapâli, le Meurtrier-de-Tripoura, 1640-1641.

» Ougra, Roudra, Paçoupati, le Grand-Dieu, l’époux d’Oumâ, Hara, Sarva, Vrisha, Çoûli, le Dieu armé de l’arc Pinâka, Krittivâsas, à qui une peau sert de vêtement,

» Çiva enfin, semblable aux cimes du Katlâsa, chevauchant sur le taureau et ses yeux toujours fixés sur la plage soumise au roi des Mânes. 1642-1643.

» Tel apparaîtra le songe devant tes yeux. N’en sois pas trop soucieux, monarque des hommes ; car il est impossible de se soustraire à la mort ! 1644.

» Salut à toi ! Je vais au mont Kaîlâsa. Sans négligence, les sens domptés, étends sur la terre ta surveillance ! » 1640.

Quand le vénérable Vyâsa eut parlé de cette manière, Krishna-Dwaîpâyana de s’acheminer vers le mont Kaîlâsa, accompagné de ses disciples, qui suivent le sentier des Védas. 1646.

Après le départ de son aïeul, le monarque plongé dans l’amertume de ses pensées et poussant de brûlants soupirs, agita mainte fois cette chose même dans son esprit :

« Comment serait-il possible au courage de mettre une digue à la destinée ? Ce qu’a dit le rishi du plus haut rang doit nécessairement arriver ! » 1647-1648.

Ensuite Youddhishthira à la grande splendeur de parler ainsi à tous ses frères : « Vous avez, princes, entendu ce que m’a dit Krishna-Dwaîpâyana. 1649.

» À peine eus-je entendu ses paroles, je pensai déterminément à mourir, puisque je devais être la cause fatale de la mort pour tous les kshatryas. 1650.

» Engendré par le Dieu de la mort, quelle raison, mes amis, y a-t-il pour moi de vivre ? » À ces paroles du monarque, Phâlgouna répondit ; 1651.

« Ne t’abandonne pas, sire, au découragement ; c’est l’épouvantable destructeur de la pensée. Réfléchis, grand roi, et tiens la route, qu’il est à propos de suivre. »

Alors Youddhishthira, qui avait la constance de la vérité, médite le langage de son aïeul Dwaîpâyana et dit à tous ses frères : 1652-1668.

« Écoutez, s’il vous plaît, l’engagement, dont je me lie pour l’avenir. Quel besoin y a-t-il, mes amis, que je vive treize années ? 1664.

» Je n’adresserai jamais un mot amer, ni à mes frères, ni à nul autre des princes ; et, soumis à l’ordre de mes pères, je l’exécuterai en citant leurs paroles. 1655.

» Par cette conduite à l’égard de leurs fils et des autres, la désunion ne pourra se glisser parmi nous ; et la désunion est dans le monde la racine de la guerre. 1656.

» Tenant loin de moi la guerre, je ne fbrai que des choses aimables, princes des enfants de Manou, et par là je ne puis tomber dans le blâme des hommes. » 1667.

Ces paroles de leur frère entendues, les Pândouides, qui se complaisaient au bien d’Youddhishthira, approuvèrent ce langage même. 1658.

Quand il se fut lié par cet engagement, lui et ses frères, au milieu des peuples assemblés, qu’il eut rassasié d’offrandes comme il séait à la piété les Dieux et les Mânes, reçu les bénédictions et les paroles de bon augure, les princes des kshatryas partis, Dharmarâdj, accompagné des ministres et de ses frères, noble Bharatide, entra dans sa ville capitale. Mais Douryodhana et Çakouni, le fils de Soubala, étaient restés, puissant monarque, dans son palais. 1659-1660-1661.

Tandis qu’il habitait dans cette belle demeure, Souyodhana en visita peu à peu avec Çakouni toutes les merveilles. 1662.

Il vit réalisées dans ce palais des idées célestes, dont il n’avait pu voir avant ces jours les images dans la ville, qui tirait son nom des éléphants. 1663.

Une fois, le royal fils de Dhritarâshtra se trouva au milieu du château, dans un lieu tout pavé de crystal et, sans qu’il en eut le moindre soupçon, il se dit : « C’est de l’eau ! » 1664.

Le stupide roi, dans l’instant d’hallucination, où le jeta cette pensée, de retrousser le pan de sa robe, et, tournant la tête en arrière, il fit ainsi le tour de la salle.

L’imbécile prince tomba dans cette place et, se relevant tout honteux, la bouche pleine de soupirs, il n’en continua pas moins sa promenade autour de la salle.

Il trouva ensuite un lac aux ondes crystallines, aux lotus jouant le crystal, et, s’imaginant que c’était encore une salle, il tomba dans l’eau tout habillé. 1665-1666-1667.

Le vigoureux Bhîmaséna, l’ayant vu choir dans ces limpides eaux, se mit à rire et les domestiques eux-mêmes se moquèrent de Souyodhana. 1668.

Le monarque Youddhishthira lui fit donner de splendides vêtements, et, à la vue de son nouveau costume, le robuste Bhîmaséna, Arjouna, les deux jumeaux et tous rirent de plus belle. Il s’irrita et ne put supporter leurs moqueries. 1669-1670.

Mais il conserva les apparences du calme et, sans les regarder, il releva les pans de sa robe, comme s’il voulait traverser l’étang. 1671.

Il remonta sur les bords, et les assistants rirent de nouveau. Ce roi vit ensuite une porte de crystal, de laquelle on avait su dissimuler artistement les formes.

Il voulut passer, donna de la tête contre cette porte et resta comme étourdi. Il était une seconde porte semblable, en crystal, aux larges verroux. 1672-1673.

Douryodhana les ouvrit de ses deux mains, sortit et tomba, la tête en avant. Il revint sur ses pas, à un lieu où se trouvait une porte aux vastes dimensions. 1674.

« C’est ici que cela finit ! » pensa-t-il, et il cessa de chercher à la place même de la porte. Voilà comment, seigneur, différents trompes-l’œil abusèrent ses yeux dans ce palais. 1676.

Enfin, ayant reçu congé de l’auguste Pândouide, Douryodhana s’en revint à la ville d’Hastinapoura, l’âme chagrine de ces merveilleuses richesses, qu’il avait vu s’étaler dans le grand sacrifice du râdjasoûya. 1676.

Tandis qu’il revenait pensif, brûlé d’envie par cette prospérité des fils de Pândou, le roi Douryodhana conçut une idée scélérate. 1677.

Quand il vit, rejeton de Kourou, les Pândouides au comble de leurs vœux, les rois soumis à leur domination, le monde heureux sous leurs lois, depuis les vieillards jusqu’aux enfants, 1678.

Et la sublime grandeur des magnanimes fils de Pândou, Douryodhana le Dhritarâshtride en perdit les couleurs de son visage. 1679.

Il s’en allait seul, troublé, songeant à ce palais, à cette fortune sans pareille du sage Dharmarâdja. 1680.

Ne s’intéressant plus à rien, le fils de Dhritarâshtra ne répondait pas aux maintes et maintes paroles, que lui adressât le fils de Soubala. 1681.

Lorsqu’il vit son ami l’âme troublée : « Douryodhana, lui dit Çakouni, tu marches, poussant des soupirs : d’où vient la cause de ta peine ? » 1682.

Douryodhana lui fit cette réponse :

« C’est de voir, conquise par la puissance des armes du magnanime Arjouna, la terre entièrement soumise à Youddhishthira, 1683.

» C’est pour avoir vu, frère de ma mère, le sacrifice du fils de Prithâ devenu aussi grand que celui d’Indra à la splendeur éclatante. 1684.

» Depuis lors, plein de colère, consumé jour et nuit, je ressemble au faible ruisseau, qui se tarit dans la saison où reviennent les mois de Çoutchi et de Çakra. 1685.

» Vois ! Çiçoupâla est tombé sous le bras du plus grand des Yadouides ; et il n’existait pas dans ce monde un homme capable de suivre ses pas ! 1686.

» Les rois, qui avaient supporté l’offense, consumés par le feu sorti des Pândouides ! Quel homme peut endurer cela ? 1687.

» Le Vasoudévide a fait et la vigueur des magnanimes fils de Pândou a complété cet acte barbare ! 1688.

» Ainsi, s’étant chargés de pierreries en toutes les espèces, les rois sont allés vers le roi fils de Kountî, comme des vassaux, qui apportent des tributs. 1689.

» Quand je vis, dans le fils de Pândou, une fortune élevée à tel point et, pour ainsi dire, flamboyante, je tombai sous la puissance de la colère, et je brûle d’une manière que je n’ai jamais éprouvée ! » 1690,

Après qu’il eut, sous l’empire de telles idées, arrêté sa résolution, Douryodhana, brûlé comme par le feu, adressa de nouveau ces paroles au roi du Gândhâra : 1691.

« Ou je me précipiterai dans le feu, ou je boirai du poison, ou je me noierai dans les eaux ; car il m’est impossible de vivre ainsi. 1692.

» Quel homme dans le monde, s’il a du cœur, peut supporter de se voir dans l’indigence à côté de ses ennemis, qui prospèrent ! 1693.

» Je ne suis point un homme…, pas même ce qui est moins qu’un homme ! Je ne suis point une femme,… pas même ce qui est moins qu’une femme, moi, qui supporte de voir une fortune élevée à un si haut degré ! 1694.

» Témoin d’une telle domination sur toute la terre, d’une telle opulence, d’un tel sacrifice, quel homme, s’il est de ma condition, n’en aurait pas la fièvre ! 1695.

» Je suis incapable, réduit à moi seul, d’enlever au puissant roi cette immense fortune, et je ne me vois aucun allié : ma pensée se tourne donc vers la mort. 1696.

» Il me semble que le Destin est tout et que le courage n’est rien, quand je vois cette prospérité éclatante et comme la fortune elle-même dans le fils de Kountî. 1697.

» Jadis, fils de Soubala, j’ai déployé mes efforts pour le détruire ; mais, échappé à tout, il a cru dans ces périls comme un lotus au milieu des eaux. 1698.

» Oui ! à mon avis, le Destin fait tout et le courage ne fait rien, puisque les Dhritarâshtrides continuellement descendent et que les enfants de Kountî montent sans cesse ! 1699.

» Au souvenir d’une telle fortune, d’un tel palais, de ces moqueries des gardes, je suis brûlé, comme par le feu.

» Maintenant, frère de ma mère, laisse-moi aller avec ma cruelle douleur, et annonce à Dhritarâshtra quelle colère s’est emparée de moi. » 1700-1701,

Çakouni lui répondit :

« Douryodhana, tu ne dois pas en vouloir à Youddhishthira : ce dont jouissent les fils de Pândou, ce n’est pas autre chose que leur patrimoine. 1702.

» Le Destin a donné divers aspects à leur fortune et l’a faite supérieure. Attaqués mainte et mainte fois par différents moyens, tu n’as pu jadis les détruire, puissant roi, dompteur de tes ennemis ; le Destin a sauvé ces princes et les a mis au premier rang. 1703-1704.

» Ils ont obtenu Draâupadî pour épouse, Droupada avec ses fils pour alliés, et l’énergique Vasoudévide les a servis dans la conquête du monde. 1705.

» Ils ont acquis l’héritage de leurs aïeux ; ils ne l’ont pas enlevé, roi de la terre, avec des mains ennemies. Leur vaillance a su l’augmenter : qu’y a-t-il ici, dont il faille gémir ? 1706.

» Si le Feu a donné, content de ses bons offices, l’arc Gândiva, deux carquois indestructibles et des armes célestes à Dhanandjaya ; 4707.

» Si, aidé par le plus excellent des arcs et secondé par la vigueur de son bras, celui-ci a réduit les rois de la terre sous sa puissance, qu’y a-t-il ici, dont il faille gémir ?

» Si, en reconnaissance de sa vie, que le formidable Ambidextre avait sauvée du feu dévorant, Maya, l’architecte des Dânavas, a bien voulu construire ce palais ; 1708-1709.

» Si, à l’ordre même de Maya, des Rakshasas épouvantables, nommés les Rinkaras ou les serviteurs, ont apporté les matériaux de ce palais, qu’y a-t-il encore ici, dont il faille gémir ? 1710.

» Tu as dit que tu étais sans alliés ; cette parole n’est pas juste, sire ; en effet, tu as des frères en grand nombre, qui sont tous soumis à ta volonté. 1711.

» Tu as le vigoureux Drona au grand arc avec son fils, Râdhéya, le fils du cocher, et le héros fils de Gautama,

» Moi avec tous mes frères germains et le prince né de Somadatta. À la tête de tous ces guerriers, tu peux faire entièrement la conquête de la terre. » 1712-1713.

« Accompagné de toi, sire, lui repartit Douryodhana, et de ces autres héros, je triompherai des fils de Pândou, si tel est aussi ton sentiment. 1714.

» Eux vaincus, le monde à l’instant même est à moi, et tous les princes de la terre, et ce palais aux grandes richesses. » 1716.

« Dhanandjaya, reprit Çakouni, le Vasoudévide, Bhîmaséna, Youddhishthira, Nakoula et Sahadéva, Droupada avec ses fils, 1716.

» Ces rois aux grands arcs, aux grands chars, consommés dans la science des armes, qui s’enivrent de fureur aux combats, ne peuvent être vaincus dans une bataille, fût-ce par les armées des Immortels eux-mêmes. 1717.

» Mais je sais, moi ! comment on peut vaincre Youddhishthira lui-même : écoute, sire, et approuve ce moyen. » 1718.

Douryodhana lui répondit :

« Oncle, dis-moi comment on peut triompher d’eux par les soins de mes amis et de ces autres magnanimes ! »

« Youddhishthira aime beaucoup le jeu, et il ne sait pas jouer ! repartit Çakouni. Quand on le défie au jeu., le puissant roi n’a pas la force de s’abstenir. 1719-1720.

» Moi, je suis habile au jeu ; mon égal n’existe pas sur la terre, fils de Kourou, ni dans les trois mondes. Provoque-le donc au jeu ! 1721.

» Grâce à ma dextérité pour manier les dés, je saurai, n’en doute pas ! lui enlever pour toi, noble seigneur, son royaume et sa fortune éclatante ! 1722.

» Porte toutes ces choses à la connaissance du roi, et, quand ton père m’en aura donné la permission, je vaincrai Youddhishthira : ce n’est pas douteux, » 1723.

« Annonce toi-même ces choses à Dhritarâshtra, la tête des Kourouides, fit Douryodhana : les convenances, fils de Soubala, ne me permettent pas de lui en parler d’abord. » 1724.

À ces paroles du prince jaloux, Çakouni, qui avait assisté en compagnie du fils de Gândhâri au râdjasoûya, l’éminent sacrifice du royal Youddhishthira, et qui déjà, sire, connaissait le sentiment de son neveu, se rendit auprès du monarque à la grande science ; et le fils complaisant de Soubala tint alors ce langage au monarque assis dans son trône, aveugle, qui voyait avec les yeux de la science : 1725-1726-1727.

« Sache, puissant monarque des enfants de Manou, que Douryodhana est pâle, jaune, maigre, abattu, plongé dans ses pensées. 1728.

» Tu ne vois, certes ! nulle part un malheur, qui ait sa cause dans un ennemi : pourquoi ne remarques-tu pas le chagrin, qui ronge le cœur de ton fils ? » 1729.

« Douryodhana, quel est, fit son père, le sujet de ta peine. Tu es dans une profonde tristesse, mon fils ; dis-moi quelle en est la cause, ô le plus vertueux des Kourouides, si la chose peut être confiée à mes oreilles. 1730.

» Çakouni me dit que tu es pâle, jaune, maigre. J’ai beau chercher dans ma pensée, je n’y vois pas d’où peut venir ton chagrin. 1731.

» En effet, tu as une grande puissance : tout, mon fils, repose sur toi ; ni tes frères, ni tes amis, ne font rien, qui te déplaise. 1732.

» Tu es vêtu de riches manteaux ; tu manges des viandes fines, un riz exquis, on attelle à ton char des chevaux de noble race : pourquoi donc es-tu jaune, maigre ? 1733.

» Tu as des couches précieuses, des épouses ravissantes, des palais remplis de toutes les commodités, des promenades faites pour donner tous les plaisirs. 1734.

» Tout, on n’en peut douter, est soumis à ta voix, comme à celle des Dieux. Pourquoi, mon inaffrontable fils, gérais-tu ainsi qu’un misérable ? » 1735.

Douryodhana répondit :

⁂ « Je mange et je m’habille[1], comme une personne du vulgaire ! Je souffre une violente colère dans mon impatience de surmonter ce que le temps a pour moi de contraire. 1736.

» L’homme facile à irriter, en liberté de ses mouvements naturels, ferme dans son désir de s’arracher lui-même à la tristesse, que lui cause un rival, est appelé un homme énergique. 1737.

» Contentement passe richesse ! Il détruit même l’orgueil, il chasse la crainte et le désespoir, deux conditions, qui empêchent de manger beaucoup l’homme, qui en est assiégé. 1738.

» Je ne trouve plus à mes festins une saveur bien agréable depuis que j’ai vu dans Youddhishthira, le fils de Kountî, cette éblouissante prospérité, d’où vient ma pâleur.

» En voyant ma propre faiblesse à côté des forces accrues de mes ennemis ; en voyant au fils de Kounti cette haute fortune, qu’on ne pourrait voir en nul autre, je suis devenu pâle, abattu, jaune et maigre. J’ai vu Youddhishthira nourrir quatre-vingt-huit mille pères de familles initiés, à chacun desquels obéissent trente servantes ! Dix mille autres mangent toujours dans le palais d’Youddhishthira une nourriture excellente, servie sur des plats d’or. Ils sont assis sur les peaux noires, vertes et rouges des cerfs et des gazelles. 1739-1740-1741-1742-1743.

» Le roi de Kâmbodje lui a envoyé par centaines et par milliers les plus riches couvertures pour ses femmes et ses fils, pour ses chevaux et ses éléphants. 1744.

» Trente milliers de cavales et de chamelles errent dans ses prairies. Les rois, chargés de leurs tributs, ont afflué de compagnie au palais du puissant monarque. 1745.

Les maîtres de la terre avaient apporté en masse, roi de la terre, leurs gemmes de maintes sortes dans l’éminent sacrifice du fils de Kountî. 1746.

» Nulle part je n’ai vu ou n’ai ouï dire une agglomération de richesses telle qu’on la vit au sacrifice du sage fils de Pândou. 1747.

» Depuis que j’ai vu cette multitude infinie de richesses, que possède mon ennemi, ma pensée en est sans cesse occupée, souverain des hommes ; et je ne puis goûter un moment de joie. 1748.

» Des brahmes, des bâtadhânas, des propriétaires de troupeaux, chargés de tributs évalués à trois kharvas[2], attendent devant ses portes le moment où ils seront admis. 1749.

» Malgré qu’ils apportent de telles richesses et qu’ils tiennent à la main de resplendissantes aiguières faites d’or, l’entrée ne leur est pas accordée. 1750.

» Telles que des femmes immortelles présentent à Çakra le rhum distillé des fleurs, telles les ondes de la mer lui ont apporté la coupe de Varouna. 1751.

» Il fut sacré par le Vasoudévide même, tenant la plus excellente des conques, ornée de pierres fines, estimée valoir mille nishkas d’or. 1752.

» À la vue de toutes ces merveilles, une sorte de fièvre s’est emparée de moi ! Cette conque à la main, ses quatre frères vont aux deux mers, du levant et du midi.

» Cette conque à la main, ils se tournent vers la mer occidentale ! Ils s’avancent vers l’océan septentrional, où ne peuvent aller, mon père, les oiseaux avec le secours des ailes (?). 1763-1754.

» Arrivé là, Arjouna d’enlever comme tribut des richesses sans mesure. Dans ce palais ; j’ai vu encore une chose admirable : écoute-la de ma bouche. À une centaine entière de mille brahmes, Youddhishthira fit distribuer des festins. 1755.

» L’intelligence a mis là sa demeure ; là, résonne continuellement la conque. J’ai entendu mainte et mainte fois les accents de cette conque, qui ne cesse jamais de sonner, et mon poil, Bharathide, s’en est hérissé d’épouvante. L’assemblée était pleine de rois en grand nombre amenés par la curiosité. 1756-1757.

» Ils resplendissaient là, puissant roi, comme les constellations dans un ciel pur ! Quoique parés de toutes leurs pierreries, ces princes de la terre, sire, environnés de brahmes, étaient dans le sacrifice du sage fils de Pândou comme de simples vaîçyas. 1758-1759.

» La fortune chez le roi des Dieux, chez Yama, chez Varouna ou, chez le souverain des Gouhyakas, ne parvient pas à la hauteur, que cette fortune, sire, atteint chez Youddhishthira. 1760.

» Depuis que j’ai vu cette éminente prospérité chez le fils de Pândou, mon âme, consumée d’envie, ne goûte plus de tranquillité ! » 1761.

Çakouni répondit :

« Cette fortune sans égale, que tu as admirée chez le Pândouide, écoute de ma bouche, prince au courage, qui ne se dément jamais, le moyen, que j’imagine pour l’obtenir. 1762.

» Je suis renommé pour les dés sur la terre, fils de Bharata ; j’en connais la science, j’en connais les coups, je connais toutes les subtilités du jeu. 1763.

» Le fils de Kountî aime le jeu et il ne sait pas jouer. Si on le provoque, il est certain qu’il ne fuira, ni le jeu, ni le combat ! 1764.

» Je triompherai de lui nécessairement, seigneur, en le trichant, et je ferai passer dans tes mains cette divine abondance : défie-le donc ! » 1765.

À ces mots de Çakouni, le roi Douryodhana tint, sans plus tarder, ce langage au roi Dhritarâshtra : 1766.

« Ce prince, qui sait jouer aux dés, sire, peut gagner au fils de Pândou toute sa fortune en quelques parties de jeu : veuille donc lui accorder ta permission. » 1767.

« Kshattri à la grande science est mon conseiller, fit Dhritarâshtra ; je me range toujours à son avis. Je m’aboucherai avec lui, et je saurai quelle est son opinion sur le parti, qu’il sied d’embrasser. 1768.

» Ce prince à la vue longue, ayant mis avant toute chose le devoir, qui est à ses yeux l’utile au plus haut degré, m’enseignera ce qu’il y a de mieux à faire de l’un ou de l’autre côté. » 1769.

« Kshattri, s’il cause avec toi, essayera de te détourner, Indra des rois ; et, si tu refuses ton consentement, je mourrai : il n’y a là-dessus aucun doute. 1770.

» Quand je ne serai plus, sire, vis heureux avec Vidoura ! Tu jouiras de toute la terre : que ferais-tu avec moi ? » 1771.

À peine eut-il entendu ce triste langage, prononcé avec l’accent de la tendresse, Dhritarâshtra soudain, prenant les sentiments de son fils, dit à ses domestiques : 1772.

« Que les ouvriers me construisent au plus vite un palais vaste, à cent portes, à mille colonnes, ravissant, admirable à voir ! 1773.

» Qu’il soit pavé de pierres fines ; qu’il ait un beau frontispice ! Rassemblez de tous côtés les charpentiers et tenez-moi informé de ses moindres progrès, à mesure que l’édifice avancera ! » 1774.

Aussitôt qu’il eut arrêté cette résolution, afin de rendre la tranquillité à Douryodhana, le royal aveugle fit appeler Vidoura. 1775.

Mais, avant qu’il eût consulté son frère, sans que nulle décision vînt de son propre, il fut entraîné par sa folle tendresse pour son fils à vouloir ce jeu, dont il connaissait bien les inconvénients. 1776.

À la nouvelle que ce monarque était près d’arriver à la porte des guerres et qu’il se penchait vers la source de la ruine, le sage Vidoura courut chez Dhritarâshtra. 1777.

Quand ce frère aîné fut auprès de son magnanime frère puîné, il se prosterna, touchant ses pieds de la tête et lui dit ces paroles : 1778.

« Je ne te félicite pas de cette résolution, auguste monarque ; agis de manière que la désunion ne se glisse pas entre nos enfants. » 1779.

« Kshattri, lui répondit l’aveugle, il n’y aura pas de querelle entre mes fils et mes neveux, si les Dieux nous regardent avec bienveillance ; ce dont il ne faut pas douter. 1780.

» Beau ou laid, utile ou non, que ce jeu entre amis ait lieu : il se fera sous nos yeux sans aucun doute. 1781.

» En ma présence, en la tienne, fils de Bharata, en présence de Drona et de Bhîshma, il est impossible qu’il arrive un malheur, fût-il dans les dispositions mêmes du Destin. 1782.

» Monte dans un char attelé de chevaux pareils au vent pour la vîtesse ; rends-toi à l’instant même dans le Khândava-prastha, et amène ici Youddhishthira. 1783.

» Ma résolution ne doit pas être blâmée ; je te le dis, Vidoura ; le Destin, par qui cette chose arrive, me semble être supérieur. » 1784.

À ces mots, le sage Vidoura de réfléchir : « C’est cela ! » pensa-t-il ; et, dans une profonde affliction, il s’en alla trouver le fils du Gange à la vaste science. 1785.

Djanamédjaya, interrompant le narrateur :

« Comment naquit ce jeu, qui fut la seule cause de tous ces fratricides, amusement funeste, où le malheur tomba sur les fils de Pândou, mes ayeux ? 1786.

» Quels rois étaient là présents ? Qui furent ceux, qui approuvèrent ce jeu, ô le plus vertueux des brahmes ? Et qui furent ceux, qui ne l’empêchèrent pas ? 1787.

» Je désire l’entendre conté de ta bouche avec étendue ; car ce fut pour la terre, saint brahme, la racine de sa perte. » 1788.

Vaîçampâyana répondit :

Écoute donc ! je vais te le raconter avec détail, ô le plus juste des Bharatides, si ta volonté est encore de prêter l’oreille à mes récits. 1789.

Dhritarâsthra, le fils d’Ambikâ, ayant connu l’opinion de Vidoura, dit encore ces mots en particulier à Douryodhana : 1790.

« Loin d’ici le jeu, fils de Gândhâri ! Vidoura ne lui donne pas des éloges ; et ce prince à la grande intelligence ne nous dira jamais ce qui n’est pas notre bien.

» Ce que dit Vidoura est, à mon avis, le bien par excellence. Fais ce qu’il dit, mon fils : c’est là, je pense, ton intérêt. 1791-1792.

» Vidoura, le grand poète, sait tout le Çâstra, accompagné des mystères, que le vénérable Dévarshi, Vrihaspati à la vaste intelligence, le précepteur d’Indra, enseigna au sage monarque des Immortels. 1793.

» Je me tiens toujours, mon fils, docile à sa parole. Celui, que je regarde comme le plus grand des Kourouides, c’est, ou le prudent Vidoura, ou bien, sire, Ouddhava aux grandes pensées, honoré chez les Vrishnides. Loin de toi ce jeu, mon fils ! On a toujours vu le jeu engendrer la désunion ; 1794-1795.

» Et la désunion est la perte d’un royaume ! Évite cela, mon fils. On dit que le premier devoir d’un fils est d’obéir à son père et à sa mère. 1796.

» N’as-tu pas obtenu le rang de ton père et de tes ayeux ? Tu as lu, tu es versé dans les Çâstras ; tu n’as jamais trouvé qu’autour dans mon palais. 1797.

» Tu es l’aîné de tes frères. Qu’y a-t-il dans le royaume que tu n’aies pas obtenu, beau prince ? Les mets, que tu manges, sont exquis ; les habits, qui te revêtent, sont précieux ; choses, dont ne peuvent jouir les gens du commun. De quoi te plains-tu, mon fils ? Ce royaume de ton père et de tes ayeux est riche et vaste. 1798-1799.

« Tu y commandes sans cesse et tu y resplendis comme le souverain des Dieux au milieu du ciel. Quelle est, ô toi, qui as la science d’un sage, la cause de ton chagrin ? Veuille me dire, héros aux longs bras, quel accident est né pour te faire de la peine, » | | 1800.

Douryodhana répondit :

« Un homme vil, de qui les regards ne vont pas au-delà, se dit : « J’ai pour me vêtir et manger ! » Quiconque ne ressent pas de colère est appelé un homme du vulgaire.

» Une prospérité que j’ai de commun avec les autres, noble Indra des rois, ne me cause aucun plaisir. Depuis que j’ai vu dans le fils de Kountî cette fortune, pour ainsi dire, flamboyante, mon âme est dans le trouble. 1801-1802.

» Depuis que J’ai vu la terre soumise entièrement à l’empire d’Youddhishthira, je t’en fais l’aveu, malgré toute ma fermeté, je ne vis que de chagrin. 1803.

» Les Tchitrakas, les Kaâukouras, les Kâraskaras aux jambes de fer ressemblent dans son palais à des nîpas aux cimes inclinées. 1804.

» Toutes les mines de pierreries des pays marécageux, de la mer, de l’Himâlaya, toutes celles reculées aux extrémités du monde se trouvent çà et là dans le palais d’Youddhishthira. 1805.

« Celui-ci est l’aîné ; il doit être aussi le plus grand ! » s’est dit Youddhishthira ; et, d’après cette pensée, monarque des hommes, il m’honora en me confiant la charge de recevoir ses pierreries. 1806.

» On n’en vit jamais un autre parmi les plus dignes de l’arghya ; et dans cette mer de pierreries, qui inonde ses palais, on n’aperçoit, fils de Bharata, aucune rive ultérieure. 1807.

» Mes mains ne suffisaient pas à recevoir ces trésors ; enfin, elles s’arrêtèrent, fatiguées de recueillir ces richesses apportées des plus lointains pays. 1808.

» Je vis un lac de lotus aux feuilles de crystal, qui semblait rempli d’eau, mais qui trompait l’œil, auguste Bharatide, avec les diamants, que l’architecte Maya avait retirés du Vindousara. 1809.

» Je retroussai ma robe afin de ne point la mouiller et Ventre-de-Loup s’est moqué de moi, qui n’ai pas de pierreries et qu’une telle supériorité d’abondance chez mon ennemi avait rendu comme fou ! 1810.

» Si, dans ce moment, je l’avais pu, roi des hommes, j’aurais tué Ventre-de-Loup ; mais, si je tentais l’entreprise de renverser Bhîma, nous irions tous, ce n’est pas douteux, sur le chemin par où s’en est allé Çiçoupâla ! Ces railleries de mon ennemi, elles me brûlent, fils de Bharata ! 1811-1812.

» Ensuite, je vis un vrai lac, embelli par de vrai lotus, et croyant que c’était, comme l’autre, une salle de diamants, je suis tombé dans l’eau, puissant monarque !

» Krishna alors et le fils de Prithâ ont ri de moi avec un bruit éclatant, et Draâupadi avec ses femmes acheva de troubler mon âme par ses rires moqueurs. 1813-1814.

» À l’ordre du roi, ses domestiques m’ont apporté d’autres vêtements à la place des habits mouillés dans ma chûte : cet accident est la cause de ma plus vive douleur !

» Tu apprendras, sire, de ma bouche une autre mystification. Je voulus sortir par un lieu sans porte, quoiqu’il offrit aux yeux les apparences d’une porte ouverte, et je suis allé encore me frapper du front contre la pierre : je me suis blessé ! 1815-1816.

» Dans ce moment les deux jumeaux, qui m’avaient vu de loin me heurter si rudement, sont venus m’embrasser, paraissant de concert compâtir à ma peine. 1817.

» Alors Sahadéva me dit à plusieurs fois avec l’air d’un profond étonnement : « Voici la porte ! Sire, viens par ici ! » 1818.

» Bhimaséna de rire en éclatant : « Fils de Dhritarâshtra, me dit-il, rappelle-toi, sire, que la porte est ici ! »

» Je n’ai jamais ailleurs entendu les noms des pierreries, qui furent étalées sous mes yeux dans ce palais ; et mon âme en est consumée d’envie. 1819-1820.

» Écoute, rejeton de Bharata, les immenses richesses, que j’ai vues aux fils de Pândou et qui leur furent apportées d’ici et de là par les rois de la terre. 1821.

» Et le spectacle de telles richesses entre les mains de mon ennemi n’eût pas jeté mon âme dans la folie ! Que les denrées ou les climats te les fassent connaître, fils de Bharata. » 1822.

» Le roi de Kâmbodje lui a donné beaucoup de pelleteries et de couvertures les plus riches, en tissus de laine, en poil de rankou, ornées d’ivoire et d’or, 1823.

» Trois cents coursiers au pelage moucheté comme la perdrix avec des becs de perroquet, trois cents cavales et chamelles, nourries d’ingua, de çami et de pîlou. 1824.

» Les brahmes Govâsanas et les Dâsanîyas, sans excepter un seul, par affection pour ce magnanime Dharmarâdja, les brahmes Vâtadhânas et, par troupes de cent, les propriétaires de troupeaux attendent à sa porte le moment de son audience, chargés d’un tribut, qui n’est pas évalué, puissant roi, à moins de trois kharvas. Quoiqu’ils tiennent à la main de resplendissantes aiguières d’or massif et qu’ils apportent un si riche tribut, l’entrée ne leur est pas même accordée. 1825-1826-1827.

» Les peuples, qui habitent les champs marécageux du Marou, et les hommes nés à l’extrémité de l’Océan, dans les humides plaines voisines de la mer, où ils vivent de riz et de blé produits sans culture, ayant rassemblé tout leur tribut, auguste monarque, lui ont apporté des pelleteries et des tissus en poil d’axis moucheté, dignes qu’on les offrît pour sièges aux plus grands des brahmes. Ils ont amené pour lui des chevaux nés dans le pays des Gandharvas, cent milliers de femmes esclaves, habillées de coton, et des artisanes au corps svelte, au teint azuré, aux longs cheveux, toutes ornées de parures d’or. 1828-1829-1830-1831.

» Les Vaîramas, les Pâradas, les Abhîras et les Kitavas, apportant divers tributs, des pierreries variées, des chèvres, des brebis, des vaches, des ânes, des chameaux, de l’or, des liqueurs extraites des fruits, attendent à sa porte le moment d’être admis. 1832-1833.

» L’héroïque monarque du Prâgdjyotisha, le robuste souverain des Mlétchhas, le roi Bhagadatta au grand char, accompagné des Yavanas, lui amène des chevaux de noble race, légers, rapides comme le vent, et, chargé d’un tribut complet, il attend même à sa porte le moment d’être admis. 1834-1835.

» Bhagadatta, le roi du Prâgdjyotisha, se retire après qu’il a fait hommage au souverain d’épées aux poignées d’ivoire sur un plat entièrement fait de saphyr. 1836.

» J’ai vu attendre là par troupeaux à sa porte, coiffés de turbans et chargés de tributs, les rois de toutes les couleurs venus de mainte et mainte région, ceux-ci à deux, ceux-là à trois yeux, plusieurs à un seul œil placé au milieu du front, les uns monopèdes, les autres anthropophages velus, habitant au bout du monde. 1837-1838.

» Ils avaient amené des myriades d’ânes, répandus çà et là, nés sur les rives de la Vankshoû, doués de l’ardeur et de la taille, aux cous noirs, aux grands corps, bien dressés et capables de soutenir une longue route. Ils donnèrent au puissant monarque une masse d’argent et d’or en guise de tribut. 1839-1840.

» Ils obtinrent l’entrée dans le palais d’Youddhishthira, après qu’il eut reçu d’eux leurs chevaux d’une grande vîtesse, enfants des forêts, charmants à voir, les uns de couleur blanche, ceux-là pareils à la cochenille, les autres semblables à l’arc-en-ciel, ceux-là bigarrés de diverses couleurs, d’autres, qui ressemblaient aux nuages de l’aurore et du crépuscule. 1841-1842.

» Les monopèdes lui ont donné une quantité d’or inappréciable. J’ai vu attendre à sa porte les hinois, les Çakas, les Andras, les Varvaras, qui demeurent au milieu des forêts, les Vârshnéyas, les Harahoûnas, les rois habitant l’Himâlaya et différents princes venus des contrées marécageuses ou du pied des montagnes. 1843-1844.

» Par eux lui fut donné en guise de tribut un grand nombre d’ânes aux formes variées, aux grands corps, aux cous noirs, capables de marcher cent lieues. 1845.

» Ils lui donnèrent par myriades ces animaux, habitués des rivages de la Vankshoû, bien dressés, répandus à tous les points de l’espace, qui sentent l’ordre et la volonté du maître. 1846.

» J’ai vu attendre à sa porte les Çakas, les Toukharas et les Kankas, hommes velus au front armé de cornes, et les mains pleines de tributs : tissus en laine, en poil de rankou, en lils de soie, en fibres de l’arbre patta, étoffes crêpées à milliers, vêtements à la trame déliée, en coton, en toison de brebis, pelleteries douces au toucher, longues épées au tranchant acéré, sabres, lances de fer, hachettes, autres haches aiguës, modification du genre, liqueurs, parfums divers, pierres fines par milliers, 1847-1848-1849-1850.

« Monstrueux éléphants venus des pays éloignés, chevaux estimés de l’Arbouda, en grand nombre de centaines, de l’or en quantité égale à une myriade de millions ! 1851.

» Tous, ils attendent à sa porte le moment d’être admis, chargés de tributs variés, sièges de grande valeur, voitures, couches faites d’ivoire, incrustées d’or et de pierres fines, cuirasses damasquinées, projectiles de toute sorte, 1852-1853.

» Chars aux formes diverses, embellis d’or, couverts avec des peaux de tigres, attelés de chevaux, bien dressés, 1854.

» Couvertures d’éléphants admirablement peintes, joyaux différents pour l’espèce, flèches de fer et demi-flèches de fer, et javelots divers. 1855.

» Après qu’ils eurent déposé l’hommage de ces immenses richesses, l’entrée au temple, où était célébré le sacrifice du magnanime fils de Pândou, fut accordée à ces rois, qui tenaient sous leur puissance les contrées du levant. 1856.

» Écoute encore de ma bouche, mortel sans péché, les différents dons, immense accumulation de richesses, qui furent données par les rois au fils de Kountî pour la célébration du sacrifice. 1857.

n Ceux, qui habitent entre le Mérou et le Mandara près des bords charmants de la rivière Çaîlodâ, ombragée par les bambous, qui murmurent au souffle du vent, 1858.

» Les Khasas, les Ékasanas, les Arhas, les Pradaras, les Dîrghavénous, les Pâradas et les Koulindas, les Tanganas et les Paratanganas, de qui les rois en troupes lui apportaient, à mesurer au boisseau, de l’or pipîlika, ainsi nommé parce qu’il est extrcüt du sable par les fourmis plpîlikas ; 1859-1860.

» Tous ces peuples offraient de beaux chasse-mouches, les uns noirs, les autres blancs et pareils à la lune, une masse énorme d’un miel exquis, né des fleurs de l’Himâlaya. »

Les Kourous du nord firent hommage de guirlandes composées avec la plante Ambou et de simples à la plus haute vertu, recueillies sur le flanc septentrional du Kaîlâsa. 1861-1862.

» Les rois montagnards, apportant d’autres choses en tribut au souverain Adjâtaçatrou, attendent, inclinés devant sa porte, le moment, où ils seront admis. 1803.

» J’ai vu là, seigneur, les rois, qui habitent sur le versant ultérieur de l’Himavat ; ceux, qui vivent sur la montagne, où se lève le soleil, ceux du Kâroûsha, qui a pour limite l’Océan, et ceux, qui demeurent sur les confins de la mer Rouge, et les Kirâtas aux flèches inhumaines, artisans de cruauté, qui s’habillent de peaux, qui se nourrissent de fruits et de racines. 1864-1865.

» Ils apportaient des charges de bois d’aloës, de sandal, d’agallochum, des monceaux de parfums, d’or, de pierres fines et de pelleteries. Ils amenèrent aussi dix milliers d’esclaves femelles, et de femmes, nées dans les pays des Kirâtas, des choses ravissantes, des oiseaux et des quadrupèdes étrangers, 1866-1867.

» De l’or du plus radieux éclat, recueilli au sein des montagnes ; et, tout chargés qu’ils fussent de ces tributs au complet, ils n’en attendaient pas moins à sa porte le moment, où ils seraient admis. 1388.

» Les Daradas, qui touchent aux Kirâtas, les héroïques Darvas, les Vaiyamakas, les Aâudoumbaras, mal partagés, les Pâradas et les Vâhlikas, 1869.

» Les Kâçinîrains, les Koumâras, les Ghorakas, les Hansakâyanas, les guerriers de Trigarta et de Çivi, les princes des héros de Madra, 1870.

» Les Ambashthas, les Kaâukouras, les Tàrkshyas, les Vastrapas et les Pahlavas, les Vaçâtis, les Maâuléyas avec les Kshoudrakas et les Màlavas, 1871.

» Les Paâundrikas et les Koukkouras eux-mêmes, les Çakas, puissant roi, les Angas et les Vangas, les Poundras, les Çânavatyas et les Gayas 1872.

» Offrirent par les mains de leurs kshatryas excellents, bien nés, portant le cordon et la flèche, des trésors par centaines au magnanime Adjâtaçatrou. 1873.

» Les Vangas, les Kalingas, les Magadhains, les Tâmraliptas et les Poundrakas, les Daâuvalikas, les Sâgarakas, les Patrornas, les Çaîçavas 1874.

» Et les Karnaprâvaranas en grand nombre attendaient là, retenus par les gardes des portes, qui leur disaient, fils de Bharata, suivant la consigne enjointe par le suzerain : « Quand votre tour sera venu, princes, qui apportez de beaux tributs, l’entrée vous sera permise. » 1875-1876.

» Quand ils avaient donné chacun près du lac Kâmyaka deux mille éléphants aux longues dents, aux licous d’or, aux caparaçons de nuances variées, peints de lacouleur des lotus et semblables à des montagnes, couverts de cuirasses, patients, de bonne race et dans une continuelle ivresse, ils obtenaient enfin de passer le seuil de la porte. 1877-1878.

» Ces troupes de rois et beaucoup d’autres étaient venus de tous les points du ciel. Des pierres précieuses furent apportées encore là par d’autres magnanimes. » Quatre centaines de chevaux, qui avaient la rapidité du vent, furent données par le roi Gandharva, nommé Tchitraratha, le suivant d’Indra. 1879-1880.

» Le Gandharva Tombourou donna lui-même avec joie cent chevaux, parés de guirlandes d’or et semblables en couleur aux pétales de la fleur des manguiers. 1881.

» Le sage roi fit aussi cadeau lui-même de pourceaux et d’éléphants, les perles de leur espèce, auguste rejeton de Kourou, en bien grand nombre de centaines. 1882.

» Virâta, le roi des Matsyas, amena en guise de tribut deux mille éléphants aux guirlandes d’or, à l’ivresse sans fin. 1883.

» Le roi Vasoudâna, sire, envoya du Pânçourâshtra vingt-six éléphants et deux mille chevaux avec des guirlandes d’or, jeunes, rapides et pleins d’ardeur. Aussitôt qu’il eut rassemblé tout son tribut, souverain des hommes, il vint l’offrir aux fils de Pàndou. 1884-1885.

» Yajnaséna fit présent d’esclaves, seigneur, quatorze mille femelles et une myriade de mâles, accompagnés de leurs épouses. 1886.

» Il donna, grand roi, plusieurs centaines des plus beaux éléphants et vingt-six chars attelés eux-mêmes de proboscidiens. 1887.

» Le Vasoudévide, issu de Vrishni, désirant honorer Rirîti, fit hommage de son royaume entier aux Pândouides pour le sacrifice et donna quatorze milliers de superbes éléphants. Krishna en effet était l’âme d’Arjouna, et Arjouna était l’âme de Krishna. 1888-1889.

» Arjouna eût fait, ce n’est pas douteux, tout ce que lui aurait dit Krishna ; et Krishna eût renoncé même pour Dhanandjaya au monde du Swarga. 1890.

» De même le fils de Prithâ eût abandonné pour Krishna, non-seulement les parfums exquis du sandal préparé en des coupes d’or, des amas d’aloès et de sandal venus des monts Dardoura et Malaya, des pierreries et des perles éblouissantes, de l’or, des vêtements au tissu délié ; mais encore le souffle même de la vie. 1891-1892.

» Les rois du Tchola et du Pândya, arrivés à sa porte, n’en ont pas obtenu l’entrée ; et cependant ils apportaient des amas de perles, du lazuli, essence de la mer, des couvertures d’éléphants par centaines, de l’étain ou du cuivre ! Des personnages noirs aux yeux rouges, chargés de leurs tributs et vêtus d’habits en pierreries, attendent là qu’on leur permette l’entrée de sa porte. Les brahmes et les kshatryas vaincus, les vaîçyas et les çoûdras obéissants apportaient à l’envi quelque chose d’agréable. Tous les barbares de toutes les couleurs, nés dans la première, la moyenne ou la dernière condition, en différentes bordes rassemblées de différents pays, venaient avec joie, conduits par le respect, faire hommage à Youddhishthira, 1893-1894-1895-1896-1897.

» C’était comme un abrégé du monde dans le palais d’Youddhishthira ! Et, quand je vis tant de présents divers, que les rois offraient à mes ennemis, la douleur fît naître en moi le dégoût de la vie ! Je vais maintenant énumérer devant toi, seigneur, les domestiques au service des Pândouides ; 1898-1899.

» Les hommes, qui reçoivent d’Youddhishthira une ration journalière d’aliments crus ou cuits. Ses cornacs et les guerriers, qui montent ses éléphants, sont au nombre de trois padmas[3], plus une myriade. 1900.

» Il possède cent millions de chars ; ses fantassins sont en nombre infini. Ne parlons pas de mesura on ne peut que s’imaginer les aliments crus et cuits, nécessaires à la vie de tant d’êtres ! Ce n’est du reste partout que le bruit d’un jour de fête : et, de tous ces peuples, rassemblés dans le palais d’Youddhishthira, je n’ai pas vu un seul homme, qui n’eût pas mangé, qui n’eût pas bu, qu’on n’eût paré, qu’on n’eût bien traité ! Il est quatre-vingt-huit mille chefs de familles initiés, auxquels Youddhishthira donne la nourriture et qu’il fait servir individuellement par trente servantes. Tous ces hommes bien satisfaits, au comble de la joie, célèbrent à l’envi la maison de mon ennemi ! 1901-1902-1903-1904.

» Dix mille autres yatis, voués à la continence, mangent, servis sur des plats d’or, dans ce palais d’Youddhishthira. 1905.

» Draâupadi sans manger parcourt tous ses hôtes, seigneur, et voit depuis le bossu jusqu’au uain ceux, qui ont ou qui n’ont pas mangé. 1906.

» Que deux impôts, rejeton de Bharata, ne soient pas donnés au fils de Kountî : c’est assez de l’amitié généreuse des Pântchâlains, des Andhakas et des Vrishnides. 1907.

Douryodhana, ne s’arrêtant pas, continua de parler :

» De nobles rois, dévoués à la vérité, liés par de grands vœux, éloquents, en possession des sciences, ayant passé par le bain, qui termine les études, pleins de fermeté, doués de pudeur, à l’âme juste, vantés par la renommée et de qui l’onction royale a consacré la tête, composent la cour de cet homme. 1908-1909.

» J’ai vu çà et là plusieurs milliers de vaches, nées dans les bois et portant au cou leur vase à traire en cuivre jaune, que les rois avaient amenées pour être données comme les honoraires des brahmes. 1910.

» Les rois empressés avaient eux-mêmes apporté là, auguste Bharatide, à l’envi les uns des autres, maint et maint vases, qui devaient servir au sacre d’Youddhishthira, honoré de leurs hommages. 1911.

» Le roi du Vâhlika lui fit présent d’un char aux ornements d’or, que ce prince fort habile avait attelé des chevaux blancs, nés dans le pays de Kâmbodje. 1912.

» Sounîtha à la grande force lui donna de bon cœur une évocation magique et le roi de Tchédi un drapeau, qu’il arbora lui-même. 1913.

» Le souverain du Magadha méridional, une armure et deux chapeaux de fleurs ; le Vasoudévide à la grande force, un superbe éléphant, âgé de soixante années. 1914.

» Matsya, des roues magnifiques, revêtues d’or ; Ékalavya, une paire de chaussures ; le roi d’Avanti, différentes eaux pour le sacre. 1915.

» Tchékitâna offrit un carquois, le monarque de Kaçi, un arc, Çâlya, une épée de grande valeur, embellie d’or, à la riche poignée. 1916.

» Ensuite Dhaâumya et Vyâsa aux bien grandes pénitences, mettant à leur tête Nârada, Dévala et l’hermite Asita, de sacrer le fils de Pândou. 1917.

» Ces maharshis, accompagnés de Râma, le Djamadagnide, et d’autres, qui avaient abordé à la rive ultérieure des Védas, officièrent dans le sacre, et, la joie au cœur, ils environnèrent, en récitant les mantras, ce roi, qui avait rassemblé pour eux d’intarissables honoraires : ainsi les sept rishis dans le ciel entourent Mahéndra, le monarchie de Dieux.

» Sâtyaki à la bravoure infaillible portait son ombrelle : Dhanandjaya et Bhîmaséna le Pândouide tenaient deux éventails. 1918-1919-1920.

» Les deux jumeaux secouaient autour de sa personne deux chasse-mouches blancs. L’océan même lui avait donné la conque épouvantable, que, dans un âge antérieur, le Souverain maître des créatures avait reçu pour Indra. Exécutée par Viçvakarma, elle valait mille nishkas d’or. 1921-1922.

» Au moment, où Krishna vint à le sacrer, je tombai dans un subit évanouissement. 1923.

» Ses quatre frères vont de la mer d’orient à celle du couchant, de-là à la mer du midi ; ils s’avancent vers l’océan septentrional, où ne peuvent aller, mon père, les oiseaux avec le secours des ailes ( ?).

» Les conques alors de résonner par centaines en signe d’allégresse : à leurs accents, inspirés par le souffle, mon poil se hérissa d’épouvante ! 1924-1925.

» Les rois de la terre, que la force abandonne, tombent soudain. Dhrishtadyoumna, les cinq fils de Pândou, Sâtyaki et Kéçava le huitième, doués naturellement d’énergie et s’offrant l’un à l’autre l’agréable spectacle de leur assurance conservée, se rirent de moi, ausatôt qu’ils me virent tombé sans connaissance avec les rois.

» Ensuite Bîbhatsou dans sa joie donna, auguste Bharatide, aux principaux des brahmes cinq cent bœufs aux cornes d’or. 1926-1927-1928.

» Ni Rantidéva, ni le délaissé Mândatri, ni Manou, ni le roi Prithou-Vaînya, ni Bhagîratha lui-même, ni Yayàti ou Nahousha ne furent jamais ce qu’est le roi Youddhishthira ; car il possède, ce fils de Kountî, une fortune suprême et par-delà toute mesure. 1929-1930.

» Il est parvenu, comme l’auguste Hariçtchandra, à l’honneur de célébrer le râdjasoûya. Après que j’ai vu la prospérité de ce roi puissant renaître dans le fils de Prithâ, comment peux-tu dire, fils de Bharata que la vie pour moi vaille mieux que la mort ? La fortune aveugle, sire, attache sur moi son joug insupportable : les puînés montent et les aînés descendent ! 1931-1932.

» À la vue de ces choses, j’ai perdu tout plaisir, et ce spectacle, ô le plus éminent des Kourouides, m’a jeté dans la consomption, la pâleur et le chagrin ! » 1933.

Dhritarâshtra lui répondit :

« Tu es l’aîné de mes fils et tu es né de ma principale épouse. Ne hais pas les Pândouides, mon fils ; car il y a dans la haine une douleur égale à celle de la mort. 1934.

» Comment un prince tel que toi pourrait-il haïr Youddhishthira, qui ne te haït pas, qui est né plein d’affection pour toi, qui est un ami égal à toi, et de qui le rang est pareil au tien ? 1935.

» Comment, sire, toi, qui es son égal par l’héroïsme et la famille, ne vois-tu pas avec plaisir la prospérité de ton cousin : ne sois pas ainsi, mon fils ! Calme-toi ; bannis ce chagrin ! 1936.

» Tu désires, ô le plus grand des Bharatides, répandre autour de toi la majesté d’un tel sacrifice, eh bien ! que les ritouidjs célèbrent pour toi cette pieuse cérémonie, un sacrifice non moins grand ! 1937.

» Les rois viendront eux-mêmes par affection et pleins de respect t’apporter de grandes richesses et de royales parures. 1938.

Il Porter beaucoup d’envie au bien des autres est une conduite, qui n’a rien de noble, mon fils. L’homme, satisfait de ce qu’il a et ferme dans son devoir, augmente de plus en plus son bonheur. 1939.

» Ne pas tourner son attention sur les affaires des autres, sans cesse travailler avec ardeur à ses propres affaires, savoir conserver ce qu’on a acquis : telles sont les caractères de la grandeur. 1940.

» L’homme toujours actif, soigneux, habile, calme dans les infortunes, l’âme bien gouvernée, ne verra jamais que des choses heureuses. 1941.

» Ne te coupe pas les bras dans ces fils de Pândou, et que cette richesse de tes cousins ne te fasse pas nuire à tes amis. 1942.

» Ne hais pas dans ce moment les fils de Pândou ! La richesse de tes cousins est aussi la tienne. Nuire à ses amis est une grande faute, mon fils. Eux et toi ne sortez-vous pas des mêmes ayeux ? 1943.

» Inonde l’autel de tes richesses, satisfais tes plus chers désirs, folâtre sans peine d’esprit avec tes épouses, et ramène la paix dans ton cœur, auguste fils de Bharata. »

Douryodhana lui répondit :

« L’homme, qui n’a pas la science innée en lui et n’a fait qu’entendre beaucoup, ne connaît pas l’essence des Traités : il ressemble à celui, qui a pris dans une cuiller le goût des sauces. 1944-1945.

» Tu as de la science, sans doute ; mais tu me troubles, comme un bateau forcé de suivre les mouvements du navire, auquel il est amarré. Ta majesté n’aurait-elle pas de la haine pour moi en reconnaissance de l’attention, que j’ai pour ses affaires ? 1946.

» Ils sont mal guidés ces Dhritarâshtrides, de qui tu es le guide : ton affaire présente, tu l’appelles toujours une chose, qui se fera plus tard ! 1947.

» L’aveugle a besoin qu’un autre le mène ; il trouble la marche de l’homme, dont il se fait le conducteur. Comment pourraient-ils suivre sa route ceux, dont il prétend guider les pas ? 1948.

» Tu es dans la maturité de la science, tu consultes les savants, tu as subjugué tes organes des sens, et néanmoins, sire, tu déranges beaucoup notre chemin au milieu de nos affaires. 1949.

» La marche d’un roi, a dit Vrihaspati, est autre que la marche du monde : il faut donc qu’un roi pense toujours à son intérêt sans aucune négligence. 1950.

» La conduite attentive du kshatrya, puissant roi, a pour but la victoire. Vice ou vertu, tout est là : qu’est-il besoin d’un plus long examen dans sa conduite ? 1951.

» L’homme, qui veut enlever une fortune éclatante à son ennemi, frappe à tous les points de l’espace, éminent Bharatide, comme le cocher avec son aiguillon. 1952.

» Les hommes, qui possèdent la science des armes, appellent une arme entière et non un tronçon d’arme le moyen découvert ou caché, qui brise un ennemi. 1953.

» Ami ou ennemi, si l’un opprime l’autre, sire, on ne dit pas que c’est une image ou un alphabet, on l’appelle un ennemi ! 1954.

» Le mécontentement est ici la racine de la fortune, je le ferai donc naître. La politique, qui s’efforce d’atteindre à la grandeur, sire, est la meilleure. 1955.

» On ne doit mettre d’égoïsme, dira-t-on, ni dans la puissance, ni dans la richesse. Il en est, qui, enlevant aux fils le bien acquis par les ayeux, appellent ces conquêtes la vertu des rois. 1956.

» Quoiqu’il se fût lié avec Namoutchi parla promesse de ne lui faire aucun mal, Indra cependant lui trancha la tête ; et son action fut jugée la conduite éternelle envers un ennemi. 1957.

» De même que le serpent fait sa proie des animaux, qui vivent dans les trous, de même la terre dévore indistinctement ces deux classes d’hommes, le roi et le sujet, le brahme errant et celui qui ne sort pas de sa maison. 1958.

» L’ennemi d’un homme, puissant monarque, ne l’est pas de sa famille. Son ennemi est celui, et non pas un autre, entre qui et lui il y a ressemblance de vie. 1959.

» L’imprudent, s’il néglige les forces d’un ennemi, qui s’accroissent, le verra couper sa racine, comme une maladie, qui a fait des progrès. 1960.

» Un ennemi d’une petitesse infinie, qui s’augmente avec vigueur, est semblable à la fourmillière, née à la racine d’un chêne et qui dévore cet arbre, son voisin.

» Ne vois pas avec satisfaction, fils de Bharata, la prospérité d’Youddhishthira, mon ennemi ! La politique : voilà le fardeau, qui est mis sur la tête des hommes vigoureux ! 1961.

» L’homme, qui désire voir grandir sa puissance, comme grandit son corps depuis sa naissance, prélude à son accroissement au milieu de ses parents ; car de l’énergie soutenue vient le progrès. 1962.

» Si je n’obtiens pas la souveraineté des Pândouides, ma vie sera toujours en balance. Donc, ou je gagnerai sa couronne, ou je resterai mort sur le champ de bataille.

» À quoi bon maintenant la vie pour moi dans une telle condition, souverain des hommes ? Les progrès des fils de Pândou sont continuels, mais nos accroissements ne vont que d’un pas interrompu. » 1963-1964.

{1965}

« J’enlèverai par le jeu à Youddhishthira, le fils de Pândou, reprit Çakouni, cette fortune, dont la vue, ô le plus grand des victorieux, te consume d’envie. 1966.

» Invite donc au jeu ce fils de Kountî. L’homme, qui sait jeter les dés, peut vaincre à ce jeu les gens, qui ne savent pas les manier. 1967.

» Apprends, fils de Bharata, que ce jeu est mon arc ; que les dés sont mes flèches acérées ; apprends que la science des dés est ma corde d’arc, et le cornet[4] mon char de guerre. » 1968.

« Sire, ce prince habile aux dés, fit Douryodhana, peut enlever au jeu la fortune des fils de Pândou : veuille donc permettre le jeu. » 1969.

« Je suis, repartit Dhritarâshtra, soumis au conseil de mon frère le magnanime Vidoura ; je m’aboucherai avec lui et je saurai quel est son avis relativement à cette affaire. » 1970.

« Vidoura, c’est indubitable, en détournera ta pensée, répondit Douryodhana ; il soutient les intérêts des Pândouides ; il ne prend pas autant les miens, rejeton de Kourou. 1971.

» Un homme de sens n’entreprend jamais une affaire d’après le jugement d’autrui : il est impossible, auguste Kourouide, que deux hommes n’aient qu’une seule opinion sur la même affaire. 1972.

» Un lâche se sauve, quand il peut s’élever au-dessus de la crainte ; mais se montre-t-il mou comme l’herbe dans la saison des pluies, il succombe ! 1973.

» Ni les maladies, ni la mort ne demandent la santé ; c’est l’homme bien portant, qui, pendant qu’il vit, doit s’occuper de sa santé. » 1974.

« Mon fils, reprit Dhritarâshtra, il me déplaît souverainement d’engager une guerre avec des hommes puissants. La haine enfante le trouble de l’esprit ; et c’est là un trait bien aigu, quoiqu’il ne soit pas de fer. 1975.

» Fils de roi, tu as dans l’esprit une chose, qui est un malheur, le plus effroyable tissu, ouvrage de la querelle et d’où sortiront nécessairement les épées aiguës et les flèches. » 1976.

Douryodhana répondit :

« Les Pourânas autorisent le divertissement au jeu. Il n’y a point là de guerre ; il n’y a point là de mort ! Agrée la parole de Çakouni, et donne ici à l’instant même l’ordre de construire une salle ! 1977.

» Jouons la porte du Paradis ; c’est ce qu’il y a pour nous de plus distingué : c’est un jeu, qui sied aux personnes d’un tel rang. De cette manière le jeu sera digne de toi-même : établis sur ce pied les enjeux avec les fils de Pândou. » 1978.

« Je suis loin d’approuver les paroles, que tu viens de prononcer, fit Dhritarâshtra ; mais soit fait comme il te plaît ! Dans la suite, tu te repentiras de n’avoir pas suivi mon conseil ; car de telles paroles ne doivent pas être honnêtes. 1979.

» Le sage Vidoura, qui est toujours accompagné de la réflexion et de la science, a prévu tout cela, un grand danger, qui détruira, ce qui doit nécessairement arriver, les existences des kshatryas. » 1980.

À ces mots, Dhritarâshtra, le sage roi, de qui le Destin avait troublé l’âme, cédant à la parole de son fils et persuadé que le Destin est une puissance supérieure, insurmontable, adressa d’une voix haute cet ordre à ses officiers :

« Que des ouvriers attentifs me construisent sans tarder un palais sublime, vaste, couvrant de sa grandeur la mesure d’un kroça, aux cent portes, aux mille colonnes, aux ornements de lapis-lazuli et d’or, qui sera dit le Palais aux arcades de crystal. » 1981-1982.

À sa voix, des ouvriers attentifs, adroits, savants, par milliers, se hâtent, sans balancer, de bâtir ce palais et réunissent toutes les richesses dans sa construction.

Un long espace de temps ne s’était pas encore écoulé que déjà ces illustres artisans annonçaient au monarque le complet achèvement de cet édifice ravissant, admirable, orné de mainte et mainte pierrerie, meublé de sièges d’or en des formes variées. 1983-1984.

Ensuite Dhritarâshtra, le docte souverain, tint ce langage à Vidoura, le premier de ses ministres : « Va trouver le prince Youddhishthira, et amène-le promptement ici, en lui disant de ma part. 1985.

» Viens avec tes frères contempler ce palais admirable, où les pierres fines abondent, garni des lits et des sièges les plus riches. Qu’on engage là un jeu entre amis ! »

Telle fut, reprit Vaîçampâyana, telle fut, sire, la conduite du roi Dhristarâshtra, après qu’il eut connu la volonté de son fils et l’eut jugée irrévocable. 1986-1987.

À ces paroles si peu dignes, Vidoura, le plus sage des hommes sages, ne loua pas ce langage de son frère et lui parla en ces termes : 1988.

« Sire, je ne me félicite pas de cette mission : ne suis pas cette roule ; je crains qu’elle ne mène à la ruine de notre famille. Le jeu amènera certainement des querelles par la désunion de tes fils et de tes neveux : je m’en défie, souverain des hommes, n 1989.

« Il n’y aura pas de querelle ici, Kshattri, si le Destin, répondit l’aveugle Dhritarâshtra, ne m’est pas contraire. Ce monde n’est pas indépendant ; il est soumis tout entier au Destin, qui obéit au Créateur. 1990.

» Va donc à l’instant sur mon ordre chez le roi Youddhishthira, et fais venir promptement ici l’inaffrontable fils de Kountî. » 1991.

Alors Vidoura, malgré lui, contraint par les ordres de Dhritarâshtra, s’en alla, porté sur des chevaux vigoureux, bien dressés, d’une bonne race, d’une grande vitesse, trouver les sages fils de Pândou. 1992.

Quand il eut mesuré la carrière de son voyage, le prince à la vaste intelligence arriva et, honoré par les brahmes, entra dans la ville du monarque. 1993.

Il porta ses pas vers le palais du roi, semblable au château de Kouvéra, et le vertueux messager fut introduit en présence de cet Youddhishthira, le fils d’Yama. 1994.

Dès que le royal ami d’Adja, le prince sans ennemis, à la fermeté sure, à la grande âme, l’eut accueilli, en commençant par le combler des honneurs exigés par l’étiquette, il interrogea l’envoyé sur Dhritarâshtra et son fils. 1995.

« On entrevoit du chagrin dans ton âme, lui dit Youddhishthira ; as-tu fait un heureux voyage, Kshattri ? Les fils de mon vénérable oncle suivent-ils bien le devoir ? Ses peuples sont-ils bien soumis à ses ordres ? » 1996.

« Le magnanime roi jouit d’une bonne santé avec ses fils, répondit Vidoura : sur le trône, où il est environné de sa famille, il ressemble à Indra ; il est content, sire, des vertus de ses fils ; il est modeste, libre de soucis, et trouve son bonheur dans son âme, toujours inébranlable.

« Mais, après qu’il s’est informé si ta santé est bonne et tes affaires en cours inaltérable de prospérité, le roi des Kourouides t’envoie ces paroles : « J’ai un palais semblable au tien pour les formes ; viens le voir avec tes frères ! » C’est ainsi qu’il te parle, mon fils. 1997-1998.

« Arrivé avec tes frères, dans ma cour, fils de Prithâ, a-t-il ajouté, qu’on s’y amuse, qu’on y joue un jeu d’amis ! Tous les Kourouides et moi, rassemblés dans ce palais, nous serons heureux de vous y vwr réunis à nous. » 1999.

« Dhritarâshtra, le magnanime souverain a déjà disposé là ses enjeux. Tu y verras les joueurs, qui vous attendent. C’est pour cela que je suis venu, monarque des hommes : accueille mes paroles. » 2000.

« Kshattri, le jeu renferme des querelles, dit Youddhishthira. Qui de nous, s’il réfléchit, peut approuver le jeu ? Qu’en pense de convenable ton excellence ? Nous sommes tous soumis à la parole de ton altesse. » 2001.

« Je sais, repartit Vidoura, que le jeu est la racine du mal ; je me suis efforcé de l’empêcher. Mais le roi m’a envoyé en ta présence ; tu as entendu ses paroles : c’est à toi dans ta science de prendre ici le plus sage parti. »

« Qui sont les joueurs, qui jouent là, sans parler des fils du roi Dhritarâshtra ? s’enquit Youddhishthira. Réponds à ma question, Vidoura ; dis-moi qui sont les partenaires, rassemblés par centaines, contre lesquels nous aurions à tenir le jeu. » 2002-203.

« Ce sont, puissant monarque, lui répondit Vidoura, Çakouni, le souverain du Gândhâra, le roi Atidévi, Kritahasta, Matâksha, Vivinçati, Tchitraséna, le roi Satyavrata, Pouroumitra et Djaya. » 2004.

« Ce sont de redoutables joueurs ! fit Youddhishthira. Il y a là des joueurs très-habiles, armés de ruses fascinantes ! mais ce monde n’est pas indépendant ; il est soumit tout entier au sort, qui a reçu du Créateur ses instructions ! 2005.

» Je veux aller à ce jeu, poète, suivant l’ordre du roi Dhritarâshtra ; car un fils obéit toujours à son père. Je ferai donc, Vidoura, ce que tu m’as dit. 2006.

» Je ferai volontiers une partie de dés avec Çakouni, s’il me provoque dans l’assemblée, ce prince habitué à vaincre ; car, quand on me défie, je ne recule jamais : c’est là mon éternelle et bonne résolution ! » 2007.

Quand il eut ainsi parlé à Vidoura, Dharmarâdja de commander à la hâte tous ses préparatifs de départ. Dès le lendemain il se mit en route avec son monde, avec son escorte, avec ses femmes, Draâupadî et les autres. 2008.

« Car le Destin vous dérobe l’intelligence, comme le rayon du soleil, tombant sur les yeux, vous ôte la vision ; et l’homme suit la volonté du sort, comme si la Destinée l’entraînait lié avec des cordes ! » 2009.

À ces mots, le roi Youddhishthira de s’acheminer avec Kshattri : dompteur de l’ennemi, il était incapable de résister à son défi. 2010.

Le fils de Pândou et de Prithâ, l’immolateur des héros ennemis, s’avançait, environné de ses frères, monté sur un char, que traînait un attelage des chevaux du Balkhan. Il s’avançait, précédé des brahmes, et tout flamboyant d’une pompe royale, vers le lieu où l’appelaient et l’invitation de Dhritarâshtra et la volonté du Destin ! 2011-2012.

Arrivé sous les murs de Hastinapoura, il se rendit au palais de Dhritarâshtra, et le vertueux Pândouide se vit enfin en présence du monarque aveugle. 2013.

Là, suivant les convenances, l’auguste invité approcha de Bhishma, de Drona, de Karna, de Kripa et d’Açvatthaman^, le fils de Drona. 2014.

Le vigoureux héros aux longs bras se présenta devant Somadatta, Douryodhana, Çalya, et le fils de Soubala,

Et les autres souverains, qui s’étaient déjà rassemblés dans ce riche palais, le vaillant Douççâsana avec tous ses frères, Djayadratha et les princes nés de Kourou, sans exception. Ensuite le puissant monarque, environné de tous ses frères, entra dans le palais du sage roi Dhritarâshtra. Il vit là, entourée de ses brus, la chaste reine Gândhârî, telle que Rohinî environné de sa cour éternelle d’étoiles. 2015-2016-2017-2018-2019.

Après qu’il eut salué Gândhârî et qu’elle eut échangé avec lui ses compliments, il vit le vieux monarque, son oncle, aveugle, qui avait les yeux de la science. 2020.

Le roi baisa sur la tête les quatre fils de Pândou, le Kourouide, qui se présentèrent devant lui, sire, Bhîmaséna marchant à la tête. 2021.

La joie naquit au cœur des enfants de Kourou, puissant monarque, alors qu’ils eurent vu ces héros Pândouides à l’aspect si aimable. 2022.

Avec le congé du roi, ceux-ci entrent dans leurs appartements de pierreries et viennent s’offrir aux yeux de leurs femmes, dont la première est Draâupadî. 2023.

Quand les brus de l’auguste Dhritarâshtra virent la richesse incomparable et comme flamboyante de cette Yajnasénî, elles n’en eurent pas l’âme extrêmement satisfaite. 2024.

Aussitôt que les princes eurent goûté la vue de leurs femmes, qu’ils se furent occupés des choses, que précède la peine du travail, qu’ils eurent fait leur toilette et que, l’âme dans une disposition sainte, ils eurent fait prononcer aux brahmes les prières, alors, ayant vaqué aux soins journaliers, ayant savouré une délicieuse nourriture, tous.

parfumés d’un sandal céleste, ils entrèrent dans leurs chambres à coucher et s’endormirent aux chansons des femmes. Une joie immédiate à ces choses berça l’âme de ces héroïques Kourouides, vainqueurs des cités ennemies. 2025-2026-2027.

La sainte nuit s’écoula pour eux dans les amusements de la volupté. Délassés, et l’heure convenable arrivée, ils sortirent du sommeil aux chants élogieux des bardes. Après qu’ils eurent passé agréablement cette nuit et qu’ils eurent vaqué tous aux prières quotidiennes, ils se rendirent à la ravissante salle de jeu, où ils furent complimentés par les joueurs. 2028-2029.

Entrés là, les fils de Kouniî, que précédait Youddhishthira, s’approchent de tous les princes et honorent ceux, qui méritaient l’honneur. 2030.

Les optimates rassemblés prirent place, suivant leur âge, suivant leur dignité, sur des sièges purs, couverts des tapis les plus dignes d’exciter l’envie. 2031.

Au milieu de tous les rois assis là, Çakouni le Soubalide adresse alors ces paroles à Youddhishthira : 2032.

« La salle est disposée et tous, sire, nous n’attendons plus que ton moment : convenons d’une loi pour le jeu avant de jeter les dés, Youddhishthira. » 2033.

« La tricherie est un jeu coupable, répondit Youddhishthira ; il n’y a rien là, qui sente le courage du kshatrya ; il n’y a pas de vérité dans une telle conduite : pourquoi parles-tu de jouer ? 2034.

» Il n’y a point à vanter l’audace du joueur dans la tricherie : ne songe pas à nous vaincre, Çakouni, dans une impasse, comme un brigand ! » 2086.

« Le joueur, qui sait porter, reprit Çakouni, sa réflexion sur la tricherie, qui a la connaissance des règles, qui n’est pas troublé dans les coups, que font naître les dés, est un homme d’une vaste intelligence : celui, qui sait le jeu, est capable de tout supporter dans les fonctions de la royauté. 2036.

» Avec le jeu des dés, on peut triompher d’un ennemi ! Nous ne sommes coupables de rien ici, fils de Prithâ. Jouons, prince ; n’y mets pas d’hésitation ! Propose ton enjeu ; ne tarde pas davantage ! » 2037.

Youddhishthira lui répondit :

« Le célèbre Asita-Dévala, le plus saint des anachorètes, qui sans cesse parcourt ces portes du monde, a parlé de cette manière : 2038.

« Le jeu avec tricherie est un crime à l’égard de ses partenaire. On peut aimer la victoire dans im combat loyal ; mais ce qui est autre chose n’est pas jeu ! 2039.

» Les Aryas ne font pas de barbarisme, quand ils parlent ; il n’agissent pas en fascinant les yeux. Un combat droit, honnête, c’est ie devoir d’un homme de bien ! »

» Nos efforts ont pour but de nous procurer les moyens de faire aux brahmes le plus de largesses qu’il nous est possible. Ainsi, puisses-tu ne pas nous gagner ces richesses, Çakouni, par les plus grands et les plus forts des jeux ! 2040-2041.

» Je n’aime ni les plaisirs, ni les richesses avec la tricherie : l’habitude de tricher n’est pas honorée dans un joueur ! » 2042.

Çakouni lui répondit :

» Le brahme instruit vient trouver les brahmes instruits, Youddhishthira, avec le désir de remporter une victoire ; le savant se rend chez les ignorants, et ce n’est point appelé de la tricherie. 2043.

» L’homme expert s’approche des inexpérimentés dans l’intention de les battre avec les dés, dont il a acquis la science ; et cela, Youddhishthira, n’est point appelé de la tricherie. 2044.

» Tel, qui sait les armes, combat avec tel, qui ne les a point apprises ; un plus fort avec un plus faible : il en est ainsi dans toutes choses, Youddhishthira : on s’y engage avec la volonté de vaincre, 2045.

» C’est ainsi que tu es venu me trouver toi-même ici. Penses-tu qu’il y a de la tricherie ? Retire-toi du jeu, si tu as peur ! » 2040.

« Quand on me défie, reprit Youddhishthira, je ne dois pas me retirer : c’est là ma ferme résolution. Le Destin, est fort, sire, et mon sort dépend de sa puissance. 2047.

» Dans cet état des choses, avec quel enjeu tiendrai-je la partie ? Quel autre opposera-t-on au mien ? cela réglé, marche le jeu ! » 2048.

Douryodhana répondit :

« C’est moi, sire, qui donne les pierreries et l’or : Çakouni, mon oncle, tient le jeu pour moi ! » 2049.

« La chance de l’un n’est pas égale, reprit Youddhishthira, à celle de l’autre. Tu le sais ; si tu acceptes l’arrangement, volontiers ! Commençons le jeu ! » 2050.

Le jeu approuvé de cette manière, tous les rois entrèrent dans la salle, Dhritarâshtra marchant à leur tête.

Bhîshma, Drona, Kripa et Vidoura à la grande sagesse le suivaient d’une âme peu satisfaite, rejeton de Bharata. 2051-2052.

Des officiers à l’encolure de lion, à la grande force, leur distribuent individuellement ou deux à deux un grand nombre de trônes admirables à voir. 2058. La splendide réunion de ces rois illuminait alors ce palais comme l’assemblée des plus grands Dieux répand sa lumière dans le ciel d’Indra. 2054.

Tous, ils étaient versés dans les Védas ; tous, ils étaient des héros ; tous, ils avaient des corps radieux. Aussitôt l’entrée de ces princes, commença le jeu appelé d’amis.

« Voici une grande richesse, sire, qui a pris sa naissance dans les gouffres de la mer, dit Youddhishthira : une pierre de prix, un fil de perles sans égal, ravissant, une parure d’or, qui n’a pas sa pareille. 2055-2056.

» C’est mon enjeu, sire ! Quel est le tien, d’une telle opulence, que tu puisses, grand roi, tenir la partie contre moi ? » 2057.

« J’ai des pierreries et des trésors en bien grande quantité, répondit Souyodhana. Mon désir n’est pas dans les richesses : gagne cet enjeu ! » 2058.

Alors Çakouni prend les dés, dont il connaissait la nature, les jette et dit à Youddhishthira : « Tu as perdu ! »

« Quel jeu dois-je, fit Youddhishthira, jouer pour te gagner l’enjeu, Çakouni ? Eh bien ! jouons, en jetant les dés pour l’un ou l’autre tour à tour ! 2059-2060.

» J’ai des coursiers verts, luisants, qui valent chacun mille nishkas d’or ; j’ai un trésor, de l’or inépuisable, de l’or en bien grande quantité. Je suis maître de cette richesse ; je la joue contre toi, sire ! » 2061.

Les dés jetés, Çakouni dit encore au monarque Atchyouta, l’ainé des fils de Pândou, le propagateur de la race des Kourouides ; « Tu as perdu ! » 2062.

« Voici un char de roi, qui nous a portés ici, repartit Youddhishthira, char saint, fortuné, bien construit, le plus excellent des chars et nommé le Victorieux ; char égal à mille, roulant sur de belles roues, enguirlandé avec des multitudes de clochettes, couvert avec la peau des tigres et résonnant avec un bruit semblable au tonnerre ou au fracas des mers. 2063-2064.

» Il est attelé de huit chevaux généreux, estimés un royaume et pareils en couleur au lotus blanc. Impossible de mettre en liberté l’un d’eux, s’il touche du pied la terre : qu’on ne s’aventure pas à leur ôter le frein ! Je suis maître d’une telle richesse : « Je la joue contre toi, sire ! » 2065.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés, et lui dit : « Tu as perdu ! » 2066.

« J’ai cent mille servantes, jeunes, ravissantes comme l’or, bien parées, fit alors Youddhishthira, portant des bracelets au-dessus du coude et à la naissance du poignet, des colliers au cou et des nishkas sur la poitrine ;

» Richement vêtues, arrosées de sandal, embellies de pierres fines et d’or, avec des ornements et des guirlandes de grand prix, habiles dans les soixante-six arts et métiers.

» Instruites dans le chant et la danse, elles font à mes ordres le service auprès des maîtres de maison initiés, des Immortels et des rois. Je possède une telle richesse : eh bien ! sire, je la joue contre toi ! » 2067-2068-2069.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2070.

« J’ai, fit Youddhishthira, autant de mille serviteurs jeunes, revêtus de manteaux avec des pendeloques étincelantes, polis, savants, réguliers, soumis, intelligents, qui portent sans cesse des plats à la main et nourrissent jour et nuit mes hôtes. Je suis le maître de cette richesse, et je la joue contre toi ! » 2071-2072-2073.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit ; « Tu as perdu ! » 2074.

« J’ai par nombre de milliers, fils de Soubala, reprit Youddhishthira, des éléphants, toujours dans l’ivresse, ornés de houppes et peints de brillantes couleurs, aux licous d’or, aux guirlandes d’or, aux grands corps, aux défenses longues comme le manche d’une charrue, parfaitement domptés, capables de supporter tous les bruits dans une bataille, et tous dignes de porter un souverain : chacun est accompagné de huit éléphantes : tous d’une force à briser des villes, colosses pareils aux nuages nouveaux ! Je suis maître de cette richesse : je la joue contre toi ! » 2075-2076-2077.

Il dit ; Çakouni, à peine eut-il ainsi parlé, jette les dés et, d’un air moqueur, le fils de Soubala dit au fils de Prithâ : « Tu as perdu ! » 2078.

Youddhishthira de continuer :

« J’ai autant de chars aux timons d’or, aux flottants étendards, attelés de chevaux bien dressés ; des guerriers habitués à combattre sur des chars et différents hommes d’armes les défendent. 2079.

» Chacun d’eux reçoit une solde, qui n’est pas inférieure à mille autres. Qu’il soit eu guerre ou en paix, il obtient la paye due pour le temps du mois ! 2080.

» Je suis maitre de cette richesse : je la joue contre toi, sire ! » 2081.

Il dit ; et l’impitoyable Çakouni, ferme dans sa haine, à peine eut-il ainsi parlé, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2082.

Mais Youddhisthira de continuer : « J’ai des chevaux Gandharvains, aux guirlandes d’or, tachetés comme les perdrix. Tchitraratha satisfait me les a donnés en reconnaissance du service, qu’il avait reçu de l’arc Gândîva dans une guerre, où ce héros était vaincu et presque déjà tué. Je suis maître de cette richesse : je la joue contre toi, sire ! » 2083-2084.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2085.

Mais Youddhishthira de continuer :

« Il me reste des myriades de voitures et de chariots excellents, attelés de chevaux, grands et petits, accouplés suivant les différentes couleurs du pelage. J’ai pour les soigner des hommes, très-contents de leur condition, au nombre de soixante mille, tous ayant le courage des héros, tous offrant de larges poitrines, s’abreuvant de lait et mangeant les grains du froment et du riz. 2086-2087-2088.

» Je suis maître de cette richesse ; je la joue contre toi, sire ! » 2089.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2090.

Mais Youddhishthira de continuer :

« J’ai quatre cents coffres-forts entourés de cuivre et de fer : chacun d’eux contient, fils de Bharata, cinq dronas d’un or pur, d’un or à vingt-quatre carats, inappréciable. Je suis maître de cette richesse : je la joue contre toi sire ! » 2091-2092.

À ces mots Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2093.

Tandis que cet épouvantable jeu continuait ainsi, dépouillant Youddhishthira de toutes ses richesses, Vidoura, qui lève toutes les incertitudes, tînt à Dhritarâshtra ce langage :

« Grand roi, écoute ce que je vais te dire, enfant de Bharata, quoique ma parole ne puisse te plaire, comme le remède à l’homme, qui veut mourir. 2094-2095.

» Ce Douryodhana à l’âme scélérate, qui jadis à peine né, poussa comme un chacal des cris discordants, ce destructeur de la race des Bharathides est la cause, qui précipite vos majestés à la mort. 2096.

» Ton délire t’empêche de voir qu’un chacal sous la forme de Douryodhana habite dans ce palais. Écoute ma parole sage ! 2097.

» L’homme enivré de liqueurs ne s’aperçoit pas du précipice : à peine monté, il tombe et sa chûte l’en avertit.

» Tel celui, qu’enivre le jeu de dés, comme une liqueur, n’examine pas avec soin ; il s’est mis en guerre avec des héros et ne voit point à ses côtés le précipice. 2098.

» J’ai appris, héros à la grande science, que jadis, aimant à faire le bien des habitants de sa ville capitale, un roi chez les Bhodjas avait abandonné son fils, nommé Asamandjas. 2099,

» Les Andhakas, les Yadavas et les Bhodjas de concert ont eux-mêmes abandouné Kansa. Alors que, pour obéir au Destin, Krishna, l’exterminateur des ennemis, eut immolé ce tyran, tous nos parents ont goûté par sa mort cent années de bonheur. Commande ainsi à l’Ambidextre de réprimer Souyodhana. 2100-2101.

» Que son châtiment assure le bonheur des enfants de Kourou ! Achète ces beaux paons avec un corbeau, ces tigres avec un chacal, et ne plonge pas ces fils de Pândou dans un océan de chagrins ! 2102.

« Celui, qui sût tout, qui a pénétré la nature de tout, qui imprime la terreur à tous ses ennemis, sacrifiera un homme au salut d’une famille, une famille au salut d’un village, un village au salut d’une province et la terre au salut de son âme ! » Ainsi parlait Kâvya aux plus grands des Asouras pour leur faire abandonner Djambha.

» Certains oiseaux, habitants des bois, étaient venus se nicher dans le palais d’un roi : leur bec crachait de l’or ; mais ce roi, qui avait besoin d’or, aveuglé par le désir d’une prompte jouissance, les étouffa, puissant monarque, et tua ainsi d’un seul coup chez lui et le présent et l’avenir <ref>Je ne puis m’empêcher de signaler ici l’origine de cette petite fable : la Poule aux œufs d’or.<ref> ! Que l’amour des richesses, ô le plus vertueux des Kourouides, ne te pousse donc pas à faire du mal aux Pândouides. 2103-2104-2105-2106.

» Insensé, tu en aurais ensuite du regret, comme ce roi, qui tua les oiseaux. Ne te lasse pas de les traiter avec amour, comme le jardinier fait de son parterre ; reçois des Pândouides chaque fleur, qui naît, fils de Bharata ; et ne les brûle pas, comme un charbonnier les arbres avec les racines mêmes ! 2107-2108.

» Ne te plonge pas, sire, dans les demeures d’Yama avec tes fils, avec tes ministres, avec ton armée ! En effet, qui peut résister en bataille aux Pândouides réunis, fût-il même le roi des Vents en personne, accompagné de ses Maroutes ? 2109.

» Si le jeu est la racine de la querelle ; s’il tend à diviser les hommes, ce fils de Dhritarâshtra fait naître en ce moment le danger d’une grande désunion ; Dhouryodbana jette ici les semences d’une guerre épouvantable.

» Les Bhîshmas, les fils de Çântanou, les Bhîmasénas et les Vâhlikas seront tous plongés dans la peine grâce à la faute de Douryodhana. 2110-2111.

» Ce prince dans son orgueil enlève au royaume le bonheur, comme un taureau, qui, dans sa fureur, brise lui-même sa corne ! 2112.

» Le héros, le poète, qui, méprisant les yeux de son esprit, ne suit que la pensée d’un autre, tombe dans un affreux malheur, comme l’imprudent, qui s’embarque sur la mer dans un navire conduit par un enfant. 2113.

» Douryodhana joue aux dés avec le fils de Pândou, et tu t’en réjouis : « Il a gagné ! » dis-tu. Un amusement devient une guerre, d’où sortira la destruction des hommes ! 2114.

» Ton jeu de dés à toi, c’est la méditation, qui a pour sa racine le conseil et dont le fruit développé dans ton cœur est mûr et bon à cueillir ; mais tu approuves, sans y penser, une rixe avec ton neveu Youddhishthira. 2116.

» Enlants de Pratipa et de Çântanou, écoutez une parole sage, prononcée dans l’assemblée des rejetons de Kourou, et vous n’irez pas, suivant un insensé, vous précipiter dans un feu allumé aux flammes épouvantables !

» Alors qu’Adjâtaçatrou, le fils de Pândou, contenu maintenant par l’ivresse du jeu, alors que Ventre-de-loup, l’Ambidextre et les deux jumeaux lâcheront la bride à leur colère, en quelle île vous refugieriez-vous dans cette mêlée tumultueuse ? 2116-2117.

« Grand roi, tu fus jadis l’origine des richesses : si les dés sont maintenant le désir de ton cœur, si tu veux gagner les grandes richesses des Pândouides, triomphe ! Mais que te serviront ces biens, quand, tu auras aliéné de toi les fils de Prithâ ? 2118.

» Nous connaissons l’adresse au jeu du fils de Soubala : ce montagnard sait les tricheries, qu’on peut faire avec les dés. Que Çakouni s’en retourne au pays, d’où il est venu ! Rejeton de Bharata, n’attaque pas les fils de Pândou ! » 2119.

Douryodhana lui répondit en ces termes :

« Toujours méprisant les Dhritarâshtrides, la renommée de leurs ennemis fait toujours ta gloire. Kshattri, nous savons ce qui t’agrée, Vidoura, nous, que tu dédaignes sans cesse comme des enfants. 2121.

» L’homme, qui mêle le blâme dans la louange, fait voir ainsi qu’il a placé ailleurs son affection : ta langue met en évidence ton esprit, ton cœur, et montre l’opposition de ton âme contre ce qui vaut mieux qu’elle ! 2122.

» Tu es dangereux comme un serpent, qu’on réchauffe dans son sein ; tu ravis au royaume sa nourriture comme un chat ! Il n’y a pas de crime plus grand, dit-on, que le fratricide<ref>Le texte écrit bhartri, un époux. Il nous semble que la raison ici demande bhrâtri, c’est-à-dire, un frère.<ref>. Pourquoi, Kshattri, ne recules-tu pas devant le crime ? 2123.

» La victoire sur les ennemis est toujours accompagnée d’un grand fruit : ainsi, ne verse pas sur nous ces injures ! Tu brûles, Kshattri, de t’associer avec nos ennemis, et mainte fois déjà ton délire t’a poussé à la haine de nous.

» L’homme, qui jette des paroles mal-séantes est passé en secret à l’inimitié ; il couvre ce mystère sous les éloges des ennemis. Tu en es là, homme sans pudeur ! Pourquoi sèmes-tu ici le trouble, si tu désires ce dont tu parles. 2124-2125.

» Ne nous méprise pas ; nous savons quelle est ta pensée. Que la présence des sages t’enseigne la sagesse. Conserve la renommée, que tu as obtenue, Vidoura, et ne le mêle pas dans les affaires des autres. 2126.

» Tu aimes à dire, Vidoura : « C’est moi, qui ai fait telle ou telle chose ! » Ne nous méprise pas, ne nous adresse pas continuellement des paroles amères. Je ne le demande pas si une heureuse fortune m’est ici assurée ; mais cesse de vexer, Kshattri, des hommes, que tu as trouvés patients jusqu’ici ! 2127.

» Il n’y a qu’un seul roi ; il n’y a pas un second roi avec lui ; le roi veille sur l’homme endormi dans son sein. Enseigné par lui, je suis naturellement ses ordres, comme l’eau son penchant. 2128.

» L’intelligence d’un homme, qui nourrit de sa main un serpent, et veut fendre avec sa tête une montagne, donne la direction aux affaires ! Celui, qui veut ici régner de force, doit à cette volonté d’acquérir un ennemi !

» Que le sage pardonne à l’homme, qui vient à des sentiments d’amitié ; mais que l’incendiaire, s’il ne court pas long-temps à l’encontre du feu pour l’éteindre, soit consumé par ces flammes, qu’il a allumées, sans qu’il reste aucune chose de lui, fils de Bharata, pas même de la cendre ! 2129-2130.

» Le sage ne donnera pas, Kshattri, l’hospitalité chez lui à l’homme abject, méchant, surtout s’il est son ennemi.

Va-t-en où tu veux aller, Vidoura ! En vain flattez-vous la femme sans vertu, elle vous abandonne ! » 2131.

» L’amitié des gens, qui repoussent un homme de cette manière, est renfermée, avoue-le, sire, en d’étroites limites, répondit Vidoura. Certes ! les pensées bouleversées des rois font tuer, avec des massues, les mêmes hommes, à qui elles ont prodigué les caresses. 2132.

» Tu penses, fils de roi, n’être plus un enfant, « Suis-je donc un enfant ? » dis-tu, tête sans jugement. Celui, qui met d’abord un homme dans son amitié et qui ensuite ne voit plus en lui qu’un être dépravé, est un enfant ! 2133.

» On ne peut conduire un esprit sans réflexion au salut, de même qu’une femme sans mœurs dans la maison d’un brahme saint. Le raisonnement déplait à ce noble enfant de Bharata, comme une jeune fille n’aime pas un époux de soixante ans. 2134.

» Si tu désires n’entendre jamais dire que des choses agréables sur toutes les affaires, bonnes ou mauvaises, ne consulte que des femmes, des boiteux d’esprit, des idiots et tous êtres semblables. 2135.

» On reçoit volontiers un méchant, agréable diseur de choses très-aimables ; ne sait-il dire que des choses utiles, mais qui déplaisent, l’homme trouve difficilement un auditeur. 2136.

» L’homme, qui prenant pour son but le devoir, applique son esprit à ce qui peut servir ou desservir son maitre, et ne craint pas de porter aux oreilles des choses qui déplaisent, si elles sont utiles, est le fidèle ami du roi.

» Une parole vient du blâme ; elle vous ôte la gloire, mais elle est salutaire ; les méchants ne veulent pas boire ce breuvage nauséabond, âcre, brûlant, amer ; il ne peut être bu que par les bons ; étouffe, grand roi, ta colère ; et bois-le ! 2138.

» Je désire, à Dhritarâshtra et son fils, une gloire éternelle et des richesses sans fin. Que l’hommage te soit rendu, comme il t’est justement dû ! Puisse le bonheur nous sourire, à toi et à moi ! Daignent les brahmes nous le procurer ! » 2139.

» Le sage n’irritera point les serpents, dont les yeux dardent le poison ! Je te parle ainsi dans mon dévouement pour toi, digne enfant de Kourou. » 2140.

« Youddhishthira, dit alors Çakouni, tu as perdu les immenses richesses des fils de Pândou. Dis s’il te reste encore, fils de Kountî, un bien, qu’on ne t’ait pas gagné, » 2141.

« La richesse, qui me reste encore, Soubalide, est incalculable, répondit Youddhisthira ; mais pourquoi, Çakouni, cette demande sur mes richesses ? 2142.

» Qu’on joue ici une dixaine de mille, un million, dix millions, cent millions, une myriade de millions, cent mille millions, un milliard, un nikharva, cent billions, un madhya, un parârdha et même au-dessus : je suis maître de cette richesse ; je la joue, sire, contre toi ! »

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2143-2144-1145.

Youddhishthira de continuer :

« Mes haras de chevaux, mes étables de bœufs et de taureaux, mes parcs tout remplis de vaches laitières, mes chèvres, mes brebis, mes bestiaux enfin, quels qu’ils soient, fils de Soubala, paissant le long de la Parnâçâ, à l’orient du Sindhou. Cette richesse entièrement à moi, je la joue contre toi ! » 2146.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit ; « Tu as perdu ! » 2147.

Youddhishthira de continuer :

« Ma capitale, le royaume, la terre avec les richesses des brahmes, mes sujets, depuis l’esclave jusqu’au brahmane, cette fortune, qui me reste encore et dont je suis bien le maître, sire, je la joue contre toil » 2148.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2149.

Youddhishthira de continuer ;

« Ces pendeloques, ces nishkas, toutes ces royales parures, dont resplendissent, ornés ces fils de roi, mes frères, cette richesse, elle m’appartient, je la joue, sire, contre toi ! » 2150.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2151.

« Voici Nakoula au teint d’azur, aux yeux dorés, aux épaules de lion, aux longs bras, fit Youddhishthira : lui seul, sache-le, c’est encore là une immense richesse, que je puis mettre à l’enjeu. » 2152.

« Nakoula est ton ami, sire, il est né d’un roi, s’il passe dans nos domaines, reprit Çakouni, que te restera-t-il à jouer, Youddhishthira ? » 2163.

Ce disant, il jette les dés, compte les points et lui dit : « Tu as perdu ! » 2164.

Youddhishthira de continuer ;

« Voici Sahadéva, qui enseigne les vertus dans ce monde, où il est parvenu au titre de pandit : je le joue contre loi, comme s’il m’était odieux, ce frère, que j’aime et qui ne mérite pas de subir les chances d’un enjeu ! »

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2155-2156.

« Sire, observa le Soubalide ; je t’ai gagné ces deux fils de Mâdrî ; mais Bhîmaséna et Dhanandjaya sont, je pense, d’un plus grand poids à tes yeux. » 2157.

Youddhishthira lui répondit :

« Tu suis la voie de l’injustice, sans doute, puisque tu détournes tes yeux des convenances, toi, imprudent, qui veux semer la division entre nous, dont les cœurs sont parfaitement unis. » 2158.

» L’homme ivre tombe dans un trou ; l’homme, qui marche étourdiment, heurte l’homme, qui se tient immobile, repartit Çakouni. Tu es l’aîné, sire, et le plus grand de tes frères : hommage à toi, prince des Bharatides ! 2159.

» Les joueurs voient en songe, tels que des gens ivres, et non comme s’ils étaient éveillés, Youddhishthira, les choses, dont ils gémissent, quand ils jouent, » 2160.

« Voici le resplendissant fils de roi, Phâlgouna, le vainqueur des ennemis, celui qui, dans une bataille, nous conduit à sa rive ultérieure, comme un navire ! lui dit Youddhishthira. Je mets pour mon enjeu contre le tien ce héros du monde, qui ne mérite pas ce traitement. » 2161.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! 2162.

» Ah ! ah ! j’ai gagné l’archer des Pândouides, l’ambidextre fils de Pândou ! Joue ton cher Bhimaséna, sire, il te reste encore à jouer ! » 2163.

Youddhishthira lui répondit :

« Le magnanime Bhimaséna aux épaules de lion, au regard de travers, aux sourcils flexueux, le meurtrier des ennemis, le premier des hommes, qui portent la massue, guerrier unique et tel que l’ennemi des Dânavas, le Dieu, qui tient la foudre, il n’existe pas un homme qui lui soit égal en force : il est dans les combats notre guide et notre conducteur. Eh bien ! je le joue contre toi, sire, ce fils de roi, qui ne mérite pas d’être un enjeu ! » 2164-2165.

À ces mots, Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! » 2166.

» Fils de Kountî, ajouta le vainqueur, tu as perdu une richesse immense, tes chevaux, tes éléphants et tes frères, dis s’il te reste encore quelque chose à perdre. » 2167.

« Je reste seul de tous mes frères, et, blessé, vaincu, répondit Youddhishthira, je t’offre moi-même pour enjeu ma personne bien maltraitée. » 2168.

À ces mots Çakouni, résolu dans sa mauvaise foi, s’aide encore de la tricherie, jette les dés et lui dit : « Tu as perdu ! 2169.

» Tu as fait une très-mauvaise chose, quand tu ajoutas à tes pertes celle de ta personne. La perte de soi-même, sire, est une faute ; car la liberté est une richesse, qui reste encore à celui qui perd tout. » 2170.

Après ces paroles, l’homme instruit à manier les dés dit à chacun des rois : « J’ai conquis au jeu tous les héros du monde, qui assistaient à cette grande partie ! » 2171.

« Sire, tu as une épouse, reprit Çakouni ; c’est le seul lot, qu’on ne t’ait pas encore gagné. Mets pour enjeu ta Krishnâ-Draâupadî et gagne ton rachat avec cette mise ! »

« Cette femme aux cheveux annelés et noir-bleus, qui n’est, répondit Youddhishthira, ni trop grande, ni trop petite, ni noire, ni rouge, sera donc mon enjeu contre le tien. 2173.

» Ses yeux ressemblent en couleur au lotus bleu de l’automne et son parfum naturel aux senteurs du lotus bleu d’automne ; on l’admire comme un lotus bleu de l’automne et sa beauté est égale à celle de la Déesse de la beauté même ! 2174.

» Qu’elle soit ainsi pour l’amabilité, qu’elle soit ainsi pour l’excellence du naturel, qu’elle soit ainsi pour la perfection des formes, cette beauté nompareille, où aspirent les désirs de l’homme ! 2175.

» Sa bouche n’a que des paroles caressantes, elle est douée de toutes les perfections, elle est telle enfin que l’homme peut désirer une Lakshmî, en qui soit personnifié sur la terre l’idéal de l’amour, du juste et de l’utile. 2176.

» La dernière à s’endormir, la première à se réveiller, elle sait, depuis les rois jusqu’aux bergers, tout ce qui a été ou n’a pas été fait. 2177.

» Cette dame à la peau lisse, à la bouche vermeille, est née du milieu d’un autel ; son visage resplendit comme un lotus ; mais avec la sueur, c’est un jasmin d’arabie, emperlé de rosée. 2178.

» Eh bien, sire ! La Pântcbâlaine si parfaite aux membres charmants, à la taille gracieuse, cette Draâupadî, sera mon enjeu : je le joue contre le tien, fils de Soubala ! » 2179.

À peine le sage Dharmarâdja eut-il articulé ces paroles, les vieillards de l’assemblée s’écrièrent : « Oh honte ! oh malheur ! » 2180.

La compagnie des rois fut troublée, les soucis naquirent dans leur âme, la douleur saisit Bhîshma, Drona, Knpa et les autres. 2181.

Vidoura prit sa tête dans ses mains et le visage penché à terre, semblable à un homme expiré, il resta sur son siège plongé dans ses réflexions et poussant des soupirs comme un serpent. 2182.

Dhritarâshtra, le poil hérissé, ne put conserver la sérénité de son âme et demanda mainte et mainte fois : « Qui a perdu ? Qui a perdu ? » 2183.

Karna, Douççâsana et ses frères de témoigner leur joie ; mais l’eau des larmes tomba des yeux à tous les autres assistants. 2184.

À l’aveugle, qui avait adressé cette question, le Soubalide victorieux, ayant compté les points et ramassé les dés, répondit avec la fureur d’un homme ivre : « C’est encore Youddhishthira qui a perdu ! » 2185.

Douryodhana de s’écrier :

« Allons, Kshattri ! Amène promptement ici l’épouse bien-aimée des fils de Pàndou, leur estimée Draâupadi ! Qu’elle descende à l’officine des laveuses de vaisselle et qu’elle reste là parmi les servantes, cette femme d’une vicieuse nature ! » 2186.

« Insensé, répondit Vidoura, tu viens de prononcer une mauvaise parole bien digne de toi ! La mort t’a déjà lié de son lacet, et tu ne le sens pas ! Tu es suspendu sur le bord d’un précipice et tu ne le vois pas ! Gazelle, tu irrites au plus haut point la colère des tigres ! 2187.

» N’irrite pas sur ta tête des serpents à la brûlante colère, aux mortels venins ; ne te précipite pas, ô le plus insensé des hommes dans les demeures d’Yama ! 2188.

» Certes ! Krishnâ ne mérite pas d’être jetée dans la condition des esclaves ; en effet, quand elle fut mise pour enjeu, le roi n’était pas maître de soi-même : voilà mon sentiment. 2189.

» Tel que le roseau, destructeur de lui-même, ce roi bientôt recevra sa récompense ; le fils de Dhritarâshtra, ne s’aperçoit pas dans son ivresse, que ce jeu est la source de la plus épouvantable guerre. 2190.

» La parole de l’homme, dit le sage ; ne sera point acrimonieuse, mais toujours aimable ; ensuite, il ne doit point abuser de sa force pour dépouiller un plus faible ; qu’il ne dise jamais de ces calomnies, regardées justement comme des crimes, qui portent le trouble dans le cœur des autres. 2191.

» La bouche envoie des paroles outrageantes, dont les blessures font gémir nuit et jour. Ce sont des flèches, qui ne tombent pas dans les articulations, mais que le sage ne doit jamais lancer contre ses ennemis ! » 2192.

» Le bouc unique, assure la tradition, avala un trait épouvantable envoyé pour lui trancher le cou ; et, rejetée de sa tête, la flèche périt dans la terre : ne t’engage donc pas dans une guerre avec les fils de Pândou. 2193.

» Ni à l’hermite des bois, ni au maître de maison, ni à l’ascète, de qui la science est parfaite, les enfants de Prithâ ne disent rien de semblable à ces paroles, qui sont toujours dans la bouche des hommes sans pudeur. 2194.

» Le fils de Dhritarâshtra n’aperçoit pas cette porte flexueuse, bien effrayante du Naraka, où les Kourouides en grand nombre le suivront avec Douççâsana, quand l’astre du jeu sera levé davantage sur l’horizon. 2196.

» La citrouille est submergée, le caillou surnage, le navire s’égare continuellement sur les eaux ! L’insensé roi, fils de Dhritarâshtra, ferme son oreille à mon langage présenté sous des formes bien séantes ! 2196.

» L’avarice augmente et l’on refuse de prêter l’oreille aux sages paroles des amis, quoique revêtues de formes convenables : de là va naître la mort des Kourouides, une épouvantable destruction, qui enlèvera tout ! » 2197.

« Honte soit au fils de la femme esclave ! » dit le fils de Dhritarâshtra, enivré d’orgueil ; et, voyant Prâtikàmi dans la salle, il lui jeta cet ordre au milieu des plus nobles personnages ; 2198.

« Prâtikâmi, amène ici la Draâupadi ! Tu ne crains pas les fils de Pândou ; mais ce Kshattri en a peur, et toujours en dispute avec moi, il n’est pas fort désireux de mon agrandissement. » 2199.

À peine eut-il entendu ces paroles du roi, le cocher Prâtikâmi se mit en route d’un pied rapide ; il entra dans le gynœcée comme un chien dans la cour des lions ; et s’approcha de la royale épouse des Pândouides. 2200.

« Draâupadî, lui dit l’envoyé, Youddhishthira, l’esprit aliéné par l’ivresse du jeu, t’a perdue dans une partie, qui fut gagnée par Douryodhana. Viens donc au palais de Dhritarâshtra ; j’ai mission de t’y conduire, Yajnasénî. »

« Comment peux-tu, Prâtikâmi, fit-elle, parler de cette manière ? Quel fils de roi pourrait jouer son épouse ? Il avait, dis-tu, l’esprit aliéné par l’ivresse du jeu : mais il avait certainement quelque autre chose à jouer. » 2201-2202.

» Quand il ne lui restait plus rien autre chose à risquer, le roi fils de Pândou a joué d’abord ses frères, qu’il a mis pour enjeu, répondit le cocher ; ensuite, Adjâtaçatrou a joué sa personne elle-même. » 2203.

« Retourne à la salle de jeu, repartit Draâupadi ; et, arrivé là, demande : « Est-il vrai que tu as perdu, toi d’abord, ensuite moi ? » 2204.

» La réponse obtenue, reviens, fils de cocher. Alors moi, connaissant la volonté de mon royal époux, j’irai, mais affligée. » 2205.

Revenu dans la salle du jeu, celui, qui tient pour sceptre un fouet, répéta ces paroles de Draâupadî et dit ces mots à Youddhishthira debout au milieu des rois :

« Est-ce que tu nous as perdus ? Voilà en quels termes Draâupadî te parle. Est-il vrai que tu as perdu, toi d’abord, ensuite moi ?  ! 2206-2207.

Youddhishthira à ces mots resta sans pensée et, semblable à un homme expiré, il ne répondit pas au cocher une seule parole, ou bonne, ou mauvaise. 2208.

« Que la Pântchâlaine, fit Douryodhana, vienne ici ; qu’elle adresse elle-même cette demande, et que tous ici entendent ce qui sera dit par elle et par lui ! 2209.

Le cocher Prâtikâmi, soumis au commandement de Douryodhana, se rendit au palais du roi Pândouide et tint avec trouble ce langage à Draâupadî ; 2210.

« Les rois, qui assistent à l’assemblée, t’invitent à t’y rendre : le jour de la ruine des Kourouides est arrivé, je pense. Il est bien léger, fille de roi, celui qui n’a pu défendre sa haute fortune et qui ne peut maintenant te défendre au milieu des hommes, qui furent ses égaux. »

« Le créateur, veillant sur nous, qui tour à tour, soupira Draâupadi, sentons deux souffles du vent, l’un fort et l’autre faible, a sans doute ainsi disposé les choses ; il nous ramènera la paix de l’esprit. Le devoir dans le monde, nous a-t-il dit, est unique et suprême. 2211-2212.

» Puisse la vertu n’abandonner jamais les enfants de Kourou ! Retourne au palais, demande pour moi une vertueuse parole. Que ces rois, la vertu en personne, versés dans la science politique, les plus sages des hommes, me conseillent : je ferai ce qu’ils auront décidé. » 2213.

À ces mots, le cocher revint au palais, où il répéta ces paroles d’Yajnasénî. Mais les princes, qui n’ignoraient pas la volonté du Dhritarâshtride, baissèrent leur visage à terre et ne répondirent pas un seul mot. 2214.

Quand Youddhishthira eut ouï ce que Douryodhana voulait faire, il dépêcha, fils de Bharata, un envoyé à Draâupadî. Il portait ce message à la princesse, dont il possédait l’estime : « Vêtue d’une seule robe, pleurante, ta ceinture détachée, viens, Pântchâlî, au palais, bien que tu sois dans ton mois, et présente-toi devant mon oncle, qui est comme ton beau-père. » 2215-2216.

L’intelligent messager s’achemina rapidement vers l’habitation de Krishnâ, et lui annonça la résolution, à laquelle venait de s’arrêter Dharmarâdja. 2217.

Les magnanimes Pândouides, abattus, accablés de chagrins, les membres fortement liés par les chaînes du serment, n’avaient donc plus de secours à attendre. 2218.

Ensuite le roi Douryodhana, fixant les yeux sur le visage consterné des cinq frères, dit joyeux au cocher : « Amène-la ici, Prâtikâmi ! Que ces enfants de Kourou parlent devant elle ! » 2219.

Alors, mettant de côté la fierté, le cocher, soumis à sa volonté, mais craignant la colère de la fille du roi Droupada, demanda encore aux nobles assistants : « Que dirai-je à Krishnâ ? » 2220.

Et Douryodhana de s’écrier : « Douççâsana, voici mon lâche cocher, qui a peur de Bhîmaséna ! Prends toi-même et conduis-nous ici Draâupadî ! Que peuvent te faire des ennemis captifs ? » 2221.

À peine a-t-il entendu l’ordre, que son frère lui adresse, le fils de roi se lève, les yeux enflammés ; il entre dans le palais des héros Pândouides, et tient ce langage à la princesse Yajnaséni : 2222.

« Viens, Pântchâli ! On t’a perdue au jeu, Krishnâ ! Dépose ta pudeur, et lève tes yeux sur Douryodhana ! Aime les Kourouides maintenant, femme aux grands yeux de lotus. On t’a gagnée loyalement : viens à la salle du jeu ! »

Soudain, elle se lève, l’âme toute remplie de tristes pensées, et, de sa main essuyant son visage sans couleur, elle court éperdue vers l’appartement, où demeuraient les femmes du vieux roi, le chef des Kourouides.

Douççâsana la poursuivit en colère d’un pied rapide, vomissant contre elle ses menaces ; il saisit l’épouse du puissant monarque par ses cheveux ondoyants, longs et noirs ; 2223-2224-2225.

Ces cheveux que l’eau, consacrée par les prières, avait purifiés dans l’avabritha de ce grand sacrifice du râdjasoûya ! ces cheveux, qui avaient triomphé de l’héroïsme des Pândouides et que ce fils de Dhritarâshtra souillait par sa violence ! 2226.

Tel que le vent traîne un bananier rompu, tel Douççâsana, tirant Krishnâ à la très-longue chevelure comme une malheureuse abandonnée, elle, qu’aurait pu défendre un si puissant époux, traina cette noble dame jusqu’auprès de l’assemblée des rois ! 2227.

Tandis qu’elle était ainsi traînée, l’assemblage de ses membres tout courbé, elle dit avec lenteur : « Insensé, je suis dans le jour de mes règles ; je n’ai qu’une robe : ne veuille pas, indigne prince, m’offrir dans un tel état aux yeux de l’assemblée ! » 2228.

Alors, tenant par ses cheveux noirs Yajnasénî, qui appelle au secours et Krishna, et Arjouna, et Hari fait homme, il dit avec violence ; 2229.

« Que tu aies tes règles, Yajnasénî, que tu soies vêtue d’une seule robe, ou que tu n’en aies pas : il n’importe ! Tu fus gagnée au jeu : tu es devenue une esclave ; ton habit est convenable au milieu des servantes ! » 2230.

Ses cheveux détachées, sa robe à demi tombée, Krishnâ, qu’il secouait rudement, étouffa sa pudeur dans son immense colère et lui adressa lentement ces paroles : 2231.

« Ces rois, qui siègent dans l’assemblée, qui ont la science des affaires, qui tous ressemblent à Indra même, tiennent chacun ici le rang d’un père ; ils sont tous vénérables : je n’ai pas la force de paraître ainsi devant eux !

» Homme aux actions cruelles, à la conduite ignoble, ne me dépouille pas de ma robe, ne me traîne pas indignement ; car ces fils de roi, mes époux, ne supporteraient pas ton outrage, eusses-tu pour alliés tous les Dieux, Indra même à leur tête ! 2232-2233.

» Le fils d’Yama se tient dans le devoir ; c’est la vertu la plus délicate, c’est la plus subtile inférence. Je n’ai déserté aucune des vertus, mais je crains une faute, eût-elle la minime petitesse d’un atôme, que viendrait accuser la voix de mon époux ! 2234.

» Me traîner ainsi dans le jour de mes règles au milieu des héros de Kourou est une chose infâme ; et, certes ! il n’est personne ici, qui ne partage cette opinion et ne t’inflige son mépris ! 2235.

» Honte soit à vous ! La vertu des Bharatides est perdue : quiconque sait les devoirs du kshatrya en a déserté la pratique en ce moment, où les Kourouides voient tous avec indifférence dans cette assemblée franchir la rive, où est contenue la vertu de Kourou ! 2236.

» Il n’est donc plus un souffle de vie en Drona, en Bhîshma, en Kshattri, ni même en ce magnanime roi, puisque les plus grands et les vieillards de Kourou ne voient pas commettre ici un forfait épouvantable ! » 2237.

Tandis que cette femme à la jolie taille parlait d’une manière si touchante, elle vit de ses yeux charmants les cinq époux irrités, et, laissant tomber sur eux le regard oblique de ses yeux, elle enflamma ces fils de Pândou, dont la colère enveloppait les membres du corps. 2238.

Ni la perte des richesses, ni celle des pierreries les plus précieuses, ni celle du royaume entier ne leur avait causé autant de peine que ces obliques regards de Krishnâ, lancés par sa honte et sa colère ! 2239.

Douççâséna lui-même, quand il vit Draâupadi regarder ses époux infortunés, secoua vivement cette femme, de qui toute connaissance paraissait évanouie et s’écria avec un rire éclatant : « Ce n’est plus qu’une servante ! » 2240.

Karna d’applaudir à cette parole au comble de la joie avec des rires bruyants et le roi de Gândhâra, Çakouni, de féliciter Douççâsana ! 2241.

Tous les autres, qui étaient là présents, hormis ces deux et Souyodhana, éprouvèrent la plus vive douleur en voyant Krishnâ traînée ainsi dans l’assemblée. 2242.

Bhîmaséna dit :

« Telle est ici, noble dame, la délicatesse du devoir que je ne puis te résoudre convenablement cette question. L’homme, qui ne s’appartient pas, ne peut mettre au jeu le bien d’un autre ! et je considère que la femme suit le sort de l’époux. Youddhishthira cédera toute la terre avec ses richesses, mais on ne le verra jamais abandonner le devoir. « J’ai tout perdu ! » a dit le fils de Pândou : je ne puis donc ici résoudre la question. 2243-2244.

» Çakouni n’a point son égal aux dés parmi les hommes ; et le fils de Kountî, auquel celui-ci fit oublier son amour, ne crut pas que tu pourrais être l’objet d’une tricherie. Il m’est donc impossible de répondre à ta question. » 2245.

« Comment provoqué au jeu par des gens adroits, amis des dés, vils tricheurs aux âmes corrompues, a-t-il pu oublier son amour et ne pas déployer ses plus grands efforts ? soupira Draâupadî. 2246.

» Il ne s’est point aperçu qu’il jouait avec des hommes au cœur gâté, déterminé à la fraude, et c’est pour cela que, vaincu par tous, il s’est obstiné au jeu. 2247.

» Je m’adresse au rois issus de Kourou, qui siègent dans cette assemblée ; regardez tous, et vos fils, et vos brus, et moi ; donnez-moi une réponse dans la vérité ! »

Tandis qu’elle parlait ainsi lamentablement, baignée de larmes, jetant ses regards sur ses infortunés époux, Douççâsana lui jetait des paroles odieuses, amères, outrageantes. 2248-2249.

La voyant traînée dans le jour de son mois, elle indigne d’un semblable traitement et son vêtement supérieur tombé, Ventre-de-loup, fixant les yeux sur Youddhishthira et portant les formes de la plus cruelle douleur, s’enflamma de colère et dit : 2250.

« Il y a des courtisanes dans la maison des joueurs, Youddhishthira ; mais on n’en fait pas un enjeu et l’on a pour elles de la compassion. 2251.

» Les richesses, que nous avait apportées le roi de Kaçi, ces autres biens sans pareils et ces perles, tributs des autres souverains de la terre, 2253.

» Les chevaux, l’or et l’argent, les cuirasses, les armes, le royaume, nous et toi-même, le jeu a fait de tout la conquête de tes partenaires ! 2253.

» Cependant je n’en ai pas ressenti un mouvement de colère, car ta majesté était la maîtresse de tout et de nous-mêmes. Mais tu commis une faute, je pense, quand tu mis cette Draâupadî pour enjeu. 2254.

» En effet, cette jeune femme ne méritait pas une telle violence, après quelle eut épousé les fils de Pândou ; et c’est à cause de toi qu’elle est en but aux mauvais traitements de ces hommes vils, cruels, de qui l’âme ne fut pas cultivée ! 2255.

» C’est elle, sire, qui fait naître en mon cœur cette colère contre toi : je veux brûler tes deux bras. Sahadéva, apporte ici du feu ! » 2266.

« Jamais avant ce jour, Bhîmaséna, reprit Arjouna, tu n’as avancé de telles paroles ! Nos rivaux ont sans doute étouffé chez toi la majesté du devoir. 2267.

» Il ne faut pas mettre nos ennemis au comble de leurs vœux ; cultive la vertu dans toute sa grandeur ! Qui peut offenser un frère aîné à l’âme vertueuse ? 2258.

» Défié par des ennemis, ce roi, qui n’avait pas oublié son vœu de kshatrya, a joué sur le désir même de ses ennemis ; et cette témérité doit un jour nous procurer beaucoup de gloire, » 2259.

Bhimaséna répondit :

« Si j’étais sûr que la chose fût pour lui de cette manière, je ne lui brûlerais pas, Dhanandjaya, malgré moi, pour ainsi dire, ses deux bras dans le feu allumé. » 2260.

Quand le fils de Dhritarâshtra eut vu les princes de Pàndou dans la douleur et Pântchâli au désespoir, Vikarna d’articuler ces mots : 2261.

« Princes, dites les paroles, qu’Yajnasénî a prononcées ; car les enfers à l’instant même s’ouvriraient pour nous, si nous manquions à juger ses paroles ! 2262.

» Bhîshma et Dhritarâshtra, les deux plus âgés dans la race de Kourou, et Vidoura à la vaste intelligence, ont gardé de concert le silence. 2263.

» À plus forte raison, nulle question ne fut-elle adressée ni par le Bharadwâdjde, instituteur des uns et des autres, ni par Kripa, leur ami commun, ces deux brahmes, les plus vertueux des régénérés. 2264.

» Mais que les autres monarques rassemblés ici de tous les points du monde, parlent suivant leur opinion, mettant de côté la haine et l’amour ! 2265.

» Répondez, rois ! Par qui et de qui seraient supportées les paroles, que la belle Draâupadi a dites plus d’une fois ? » 2266.

Après qu’il eut ainsi parlé itérativement à tous les princes assemblés, aucun de ces rois de la terre ne lui répondit un seul mot, ou bon ou mauvais. 2267.

Alors qu’il eut répété maintes fois, mais en vain, cette demande à tous les rois, Vikarna, frottant avec force l’une de ses mains contre l’antre, s’écria en soupirant :

« Dites-moi une parole, souverains de la terre, ou ne m’en dites pas ; mais ce que je vais dire, fils de Kourou, est conforme, je pense, à la droite raison. 2268-2269.

Il y a quatre défauts, ont dit les plus sages des hommes, contre lesquels doivent se garder les rois : la chasse, le vin, les dés et l’intempérance du sommeil. 2270.

» Car l’homme, attaché à ces plaisirs, et dans la négligence de son devoir, et le monde ne croit pas que, lié de cette manière, il puisse accomplir sa mission. 2271.

» Une de ces passions commande en maîtresse au fils aîné de Pândou : aussi provoqué par les joueurs, mit-il pour enjeu cette vertueuse Draâupadî, épouse commune de tous les Pândouides ; mais, quand il risqua cet enjeu, il avait déjà perdu sa personne. 2272-2273.

» C’est le fils de Soubala, qui le premier, non rassasié de jouer, a parlé de Krishnâ. Quand j’ai bien promené ma pensée sur toutes ces circonstances, il me vient à l’esprit qu’on peut contester la validité de sa conquête. » 2274.

À ces mots une grande rumeur s’éleva parmi les membres de l’assemblée, qui approuvaient l’opinion de Vikarna et blâmaient le fils de Soubala. 2275.

Aussitôt que le bruit se fut calmé, Râdhéya, plein de colère, éleva son bras luisant et prononça ces paroles : « Les changements ne sont pas rares à voir dans les opinions de Vikarna : il est né pour la destruction de sa famille, comme le feu naît du frottement de l’arant pour détruire le bois, d’où il est sorti. 2276-2277.

» Interpelés par Krishnâ elle-même, ces hommes n’ont pas répondu un seul mot : donc, ils pensent que la fille de Droupada fut légalement gagnée. 2278.

» Et toi, fils de Dhritarâshtra, tu es partagé avec eux d’opinion, mais seulement par sottise ; ce qui t’a fait dire au milieu de cette assemblée une parole, que tu penses d’un vieillard et qui est d’un enfant. 2279.

» Le devoir ne t’est pas exactement connu, frère puîné de Douryodhana, puisqu’au sujet d’une femme, qui a été bien gagnée, tu dis avec si peu d’intelligence : « Elle n’a pas été perdue ! » 2280.

» Comment peux-tu croire, fils de Dhritarâshtra, que Krishnâ n’a pas été gagnée, quand le frère aîné des Pândouides avait risqué en pleine assemblée tout ce qu’il avait ! 2281.

» Draâupadî était une partie intégrante de son avoir, éminent Bharatide. Comment donc peux-tu penser qu’une femme si justement gagnée, n’a pas été perdue ? 2282.

» Draâupadi fut désignée par son nom : l’enjeu fut approuvé des Pândouides : sur quelle raison appuies-tu cette opinion qu’elle n’a pas été gagnée ? 2283.

» Tu penses qu’il fut contraire au devoir de l’amener dans la salle, vêtue d’un seul habit : écoute là-dessus ma parole suprême. 2284.

» Les Dieux ont statué que la femme aurait un seul époux : celle, qui appartient à plusieurs, est justement appelée une courtisane. 2285.

» Qu’on l’ait amenée dans la salle, il n’y a rien là d’extraordinaire, à mon avis ! Qu’elle eût un seul vêtement ou même qu’elle n’en eût pas, cela ne m’étonne et ne m’étonnerait pas davantage. 2286.

» Car les biens de toute nature, qui appartenaient aux fils de Pândou, et leur personne elle-même, et Krishnâ avec eux, toutes ces richesses ont été justement gagnées ici par le fils de Soubala ! 2287.

» Douççâsaua, ce Vikarna, qui fait sonner si haut son habileté, se montre ici bien maladroit : enlève-moi leurs habits aux fils de Pândou et à Draâupadî elle-même ! »

À ces mots, rejeton de Bharata, tous les Pândouides, rejetant d’eux-mêmes leurs vêtements extérieurs et tous leurs habits, s’assirent nus dans l’assemblée. 2288-2289.

Sur le champ Douççâsana, sire, ayant tiré de force Draâupadî au milieu de la salle, se mit à lui arracher ses vêtements. 2290.

Tandis qu’il cherchait à lui enlever son habit, elle tourna sa pensée vers Hari : « Krishna, disait-elle en soi-même, toi qui habites à Dwarakâ, Govinda, l’amant des Gopîs, 2291.

» Dieu aux longs cheveux, comment ne sais-tu pas que je suis en jouet au mépris des Kourouides ? À moi, protecteur ! À moi, époux de Lakshmî ! maître de la foudre, toi, par qui l’infortune est détruite ! 2292,

» Arrache-moi, Djanârdana, à cette mer des Kourouides, où je péris submergée ! Krishna, Krishna le grand ascète, l’âme de l’univers, toi, qui donnes l’existence à tout, Govinda, sauve-moi, infortunée, qui succombe au milieu des enfants de Kourou ! » Tandis qu’elle se rappelait ainsi Krishna, Hari, le seigneur des trois mondes, la dame irritée pleurait et, pleine de chagrin, se couvrait le visage. 2293.

À peine eut-il entendu ces paroles, le sensible Krishna, touché de compassion, abandonna soudain sa couche, son festin, Padmâ, son épouse, et accourut de la grotte, où il était alors. 2294.

« Yajnasénî appelle au secours, se dit-il, Krishna, Vishnou, Hari et Nara ! » Ensuite ce magnanime Dieu, la vertu elle-même, se cachant aux yeux, couvrit la femme opprimée de maints et maints habits. 2295.

À chaque fois qu’on arrachait son vêtement à Draâupadî, un autre de même forme, puissant monarque, apparaissait à la place. 2296.

Par cent fois, seigneur, des habits ou blancs ou variés dans les couleurs viennent, grâce à la protection, dont l’environne ce Dieu de la vertu, remplacer les habits arrachés. 2297.

Soudain, du milieu de ces rois, louant tous Draâupadî et blâmant le Dhritarâshtride, s’éleva un bruit épouvantable de voix confuses à la vue de ce prodige, le plus grand du monde. 2298.

Alors Bhîmaséna, broyant ses mains l’une dans l’autre, les lèvres tremblantes de colère, prononça d’une voix tonnante cette imprécation au milieu des rois : 2299.

« Kshatryas, qui habitez le monde, recevez de ma bouche ces paroles, qu’un autre homme n’a pas encore dites et qu’un autre ne dira jamais ! 2300.

» Si je n’exécute pas ce que vous allez entendre, monarques de la terre, que je n’obtienne jamais la route céleste, où marchent mes ayeux et mes ancêtres ! 2301.

» Oui ! quÀelle me soit fermée, si un jour, ayant brisé dans un combat sa poitrine, je ne bois pas le sang de ce scélérat insensé, l’opprobre des Bharatides ! » 2302.

À l’ouïe de ces terribles paroles, qui produisirent une horripilation d’épouvante, tous de blâmer le Dhritarâshtride et de combler à l’envi Bhîmaséna de leurs hommages. 2303.

Après qu’il eut amoncelé au milieu de la salle un amas de vêtements, Douççâsana, fatigué d’arracher, s’assit enfin couvert de honte. 2804.

À la vue de l’indigne état, où se trouvaient les fils de Kountî, les rois, qui formaient l’assemblée, de crier avec un bruit épouvantable : « Oh ! honte ! oh ! pudeur ! »

« Les Kourouides n’ont pas répondu à la question ! » s’écriaient les hommes vertueux, jetant le blâme au Dhritarâshtride. 2305-2306.

Ensuite, après qu’il eut élevé ses bras afin de ramener les assistants au silence, Vidoura, à qui tous les devoirs étaient bien connus, prit la parole en ces termes : 2307.

« Draâupadî a fait une question et s’est mise à fondre en larmes comme une abandonnée ; mais les membres de l’assemblée n’ont pas répondu à cette demande : le devoir fut donc alors foulé aux pieds. 2308.

» Car le malheureux vient dans une assemblée comme un feu allumé, et les assistants l’appaisent en versant sur l’incendie la vérité du devoir. 2309.

» Un homme bien né répondra toujours dans la vérité à une demande touchant le devoir. Que tous ceux, qui ont ici secoué le joug de l’amour et de la haine, répondent à la question. 2310.

» Rois puissants, Vikarna tout à l’heure vous a posé la question, comme doit la poser un homme de science. Que vos majestés répondent suivant leur opinion. 2311.

» Tout homme, qui, éclairé sur le devoir et siégeant dans un conseil, ne veut pas répondre à une question, mange la moitié du fruit, qui est dû au mensonge. 2312.

» Mais celui, qui, éclairé sur le devoir et venu dans un conseil, répond à la demande, en faussant la vérité, obtient le fruit entier, réservé à l’imposteur : telle est la décision. 2313.

» On raconte à ce sujet une antique histoire, l’entretien de Prahlâda avec l’anachorète, fils d’Angiras. 2314.

» Ce nommé Prahlâda était le roi des Daîtyas, il se déclara dans la poursuite d’une jeune fille contre Virotchana, son fils, en faveur de Soudhanvan, de qui Angiras était le père. 2315.

« Je suis le meilleur ! » disait l’un : « Je suis le meilleur ! » redisait l’autre, tous deux par le désir de posséder la jeune fille : de là, si l’on en croit la renommée, naquit la division entre ces deux hommes, enflammés d’amour.

» Il s’éleva sur cette question un litige, qu’ils soumirent au jugement de Prahlâda : « Qui de nous deux, lui dirent-ils, vaut le mieux ? réponds sans mensonge à cette demande. » 2316-2317.

» Effrayé de la contestation, il regarda Soudhanvan, et celui-ci, flamboyant comme le bâton de Brahma, lui dit avec colère : 2318.

« Si tu parles avec un mensonge, Prahlâda, ou si tu ne parles pas, le Dieu, qui tient la foudre, te fera sauter la tête en cent morceaux d’un coup de son tonnerre ! » 2310.

» À ces mots de Soudhanvan, le Daîtya, tremblant comme la feuille du figuier sacré, s’en alla consulter Kaçyapa à la grande vigueur : 2320.

» Toi, qui es ici la science du devoir asourique et divin, lui dit Prahlâda, écoute, vertueux anachorète, une difficulté qui se présente au brahme dans l’accomplissement de son devoir. 2321.

« Quels seront après celui-ci les mondes, récompense de l’homme, qui ne fait pas de réponse à une question ou qui donne un mensonge pour sa réponse ? Dis-moi cela, à moi, qui te le demande. » 2322.

« Celui, reprit Kaçyapa, qui, par haine, amour ou crainte, ne rend pas témoignage sur une chose, qui est à sa connaissance, attache à son âme mille liens de Yarouna. 2323.

» Le témoin, qui relâche d’un empan la vérité de son témoignage, attache à son âme mille liens de Varouna.

» Après toute une année entièrement écoulée, un seul de ses liens se dénoue. Donc, l’homme, qui sait la vérité, ne doit pas hésiter à dire la vérité. 2324-2325.

» Là, où la vertu, blessée par le vice, se présente dans une assemblée, si les membres ne la délivrent pas de sa flèche, ils sont blessés eux-mêmes de sa blessure. 2326.

» Si le plus sage en ôte une moitié, la pointe reste dans les auteurs du coup ; mais elle perce même ceux de l’assemblée, qui ne blâment pas ce qui est blâmable. 2327.

» Un homme vertueux est-H sans reproche dans l’assemblée, il sauve du reproche ses collègues, et, là, où celui, qui mérite le blâme est blâmé, la faute ne pèse que sur le coupable. 2328.

» Quiconque répond par le mensonge à l’homme, qui demande la vérité, Prahlâda, manque à son devoir ; il tue sept de ses ayeux et sept de ses descendants ! 2329.

» La douleur, qu’on ressent d’un vol, celle, que fait éprouver le meurtre d’un fils, celle, dont vous frappe un débiteur insolvable, celle, qui est causée à l’homme par la ruine de sa fortune, 2330.

» Celle, que donne à l’épouse l’abandon de son époux, celle, dont vous abreuve l’oppression d’un roi, la douleur, que la stérilité cause à la femme, celle de périr sous la gueule d’un tigre, 2331.

» La douleur, que le mari inflige à sa femme en partageant ses amours avec une rivale, celle de succomber, victime d’un faux témoignage : toutes ces douleurs sont égales, ont dit les rois du ciel. 2332.

» Eh bien ! sur l’homme, qui ne dit pas la vérité, toutes ces douleurs tombent à la fois, amenées par le crime de porter, de faire entendre, de montrer visible un faux témoignage ! 2333.

» Le juste et l’utile n’abandonnent jamais le témoin, qui dit la vérité. » Ces paroles de Kaçyapa entendues, Prahlâda tint ce langage à son fils : 2334.

« Soudhanvan est au-dessus de toi, et Angiras m’est supérieur ; la mère de Soudhanvan est plus grande que ta mère. Soudhanvan, que voici, Virotchana, est le maître des souilles de ta vie ! » 2335.

« Puisque tu es resté ferme dans le devoir, lui dit Soudhanvan, et que ton amour paternel ne t’a point aveuglé, je donne congé à ton fils : qu’il vive cent années ! » 2336.

» Maintenant que vous avez tous entendu, membres de cette assemblée, reprit Vidoura, ce qu’est le suprême devoir, répondez à Krishnâ comme il convient, et songez quel est ici le meilleur parti à suivre ! » 2337.

À ces paroles de Vidoura, les princes ne dirent point un seul mot ; mais Karna, s’adressant à Douççâsana : « Prends la servante Krishnâ, fit-il ; et amène-la. »

Celui-ci traîna donc au milieu de l’assemblée cette chaste femme tremblante, pleine de confusion, qui appelait en gémissant les Pândouides. 2338-2339.

« Attends un moment, criait-elle, insensé Douççâsana, le plus abject des hommes, le dernier outrage, qui reste à faire, ne me sera pas infligé en présence de ces nobles personnes ! 2340.

» Je suis troublée ! je suis entraînée de force par cet homme vigoureux !… Je fais ma révérence dans l’assemblée des princes de Kourou … On ne me fera pas une offense à moi, qui n’ai offensé personne ! » 2341-2342.

» Secouée par lui douloureusement, la vertueuse dame, qui ne méritait pas cet outrage, tomba et gémit cette plainte au milieu dé la salle : 2343.

« Moi, que les rois jadis rassemblés dans un amphithéâtre ont vue dans la cérémonie d’un swayamvara et qui jamais n’avais été vue ailleurs, me voici maintenant exposée aux yeux dans cette assemblée. 2344.

» Moi, que jamais avant ce jour ni le vent, ni le soleil ne virent dans mon palais, voici que je suis montrée au milieu d’une salle dans une assemblée d’hommes. 2345.

» Moi, que jamais avant ce jour les fils de Pândou ne laissèrent toucher au vent dans le sein d’une maison, ils souffrent maintenant qu’un homme vil porte la main sur moi ! 2346.

» Mais, si les princes de Kourou, supportent que leur bru, que leur fille soit opprimée, elle, indigne d’un semblable traitement, c’est parce que l’opposition du temps, à mon avis, les y contraint ! 2347.

» N’est-ce pas une chose plus déplorable encore qu’on me plonge à cette heure, moi, femme de noble race, au milieu de cette assemblée. Où donc s’en est allée la vertu des rois ? Nos pères en effet, dit la tradition, ne conduisaient jamais la femme vertueuse dans une salle d’assemblée ! 2348.

» L’antique, l’éternel devoir est donc éteint parmi les enfants de Kourou ? Car, moi, qui suis l’épouse des Pândouides, la sœur de Drishtadyoumna et l’amie du Vasoudévide, comment puis-je aller dans la salle où sont réunis les rois ? 2349.

» Dites, princes de Kourou, si, moi, l’épouse d’Youddhishthira, née dans un rang égal au sien, je suis ou ne suis pas une esclave, et je me soumettrai à votre jugement ! 2360.

» Mais je ne puis supporter long-temps, rejetons de Kourou, que cet homme vil, opprobre de sa race, m’outrage avec une telle violence ! 2361.

» Rois, songez à la réponse, que je désire : suis-je ou ne suis-je pas une conquête du jeu ? Je m’inclinerai sous votre décision ! » 2362.

Bhîshma de prononcer alors ces paroles :

« Je l’ai dit, noble dame : il est impossible aux hommes, fussent-ils d’une âme élevée, fussent-ils même savants, de connaître dans le monde la voie suprême du devoir. 2363.

» L’homme fort dans le monde regarde sa force comme une vertu, et la vertu est maltraitée comme une ennemie sur les confins du vice. 2364.

» Je ne puis pas te résoudre cette question avec certitude, tant cette affaire est délicate, profonde, inaccessible ! 2355.

» Sans doute cette famille arrivera bientôt à sa fin, car les enfants de Kourou sont tous aveuglés par la démence et l’avarice. 2336.

» Les hommes qui sont nés dans leurs familles sont affreusement tourmentés par les vices ; mais les princes, de qui tu es l’épouse, noble dame, ne désertent pas notre sentier de vertus. 2357.

» Une telle conduite te sied, Pântchâlî, à toi, qui, tombée même dans l’infortuné, n’a pas encore appris d’elle à mépriser le devoir. 2358.

» Vois ici Drona et ces autres vieillards, qui, versés dans la science des devoirs, se tiennent pareils à des morts, inclinant leurs corps, en quelque sorte, privés de l’âme, qui les animait. 2350.

» Mais Youddhishthira est une autorité dans cette question : il sait si tu as été vraiment gagnée ou non ; il peut nous le dire lui-même. » 2360.

Quand le fils de Dhritarâshtra vit là cette reine infortunée, qui poussait des gémissements comme les cris d’une pygargue, et ces rois qui, retenus par sa crainte, n’osaient dire une seule parole, soit bonne, soit mauvaise ; quand Douryodhana vit ces fils et petits-fils de rois garder le silence, il tint alors de lui-raéme ce langage à la fille du roi de Pântchâla : 2361-2362.

« Que la solution de cette question, Pântchâli, soit remise au jugement de Bhîma, ce héros au grand courage, d’Arjouna, de Sahadéva et de Nakoula même, ton époux ! Qu’ils donnent eux-mêmes, Yajnasénî, cette réponse, que tu demandes. 2363.

» S’ils disent au milieu de ces nobles personnes que Youddhishthira n’était pas le maître à l’égard de toi, Pântchâlî ; s’ils disent tous que le Roi-du-Devoir manqua m

ainsi à la vérité, tu seras aflranchie de ta condition d’esclave ! 2364.

» Le fils du Devoir se maintient dans le devoir ; il est semblable à Indra ; qu’il parle lui-même : était-il ou n’était-il pas le maître de toi ? Que ton sort, promptement fixé, dépende uniquement de sa parole ! 2365.

» Tous ces magnanimes enfants de Kourou, plongés dans ta peine, n’osent dire la vérité dans cette assemblée à la vue de tes époux, que le malheur a frappés. » 2366.

Alors, tous les assistants d’approuver ces paroles du roi des Kourouides. Les cris de : « Hâ ! hâ ! » éclatent ; ils poussent de hautes clameurs, ils déchirent leurs vêtements, et ce n’est partout dans la salle que des cris de désolation. Mais ce langage, si agréable pour eux, fit naître la joie au sein des Kourouides ; tous ces princes étaient contents et vantaient la justice de leur frère aîné. 2367-2368.

Tous, ils avaient les yeux fixés sur Youddhishthira ; et, tournant la tête l’un vers l’autre, ils se demandaient, pleins d’une vive curiosité : « Que va-t-il dire ? Il sait le devoir ! Que diront le fils de Pândou, Arjouna, invincible dans les batailles, et Bhîmaséna, et les deux jumeaux ? » 2369-2370.

Quand le silence se fut rétabli, Bhîmaséna de lever son bras céleste, brillant, oint de sandal, et d’articuler ces mots : 2371.

« Si le magnanime Youddhishthira est notre maître, nous ne pouvons supporter qu’un autre soit le maître de notre famille. 2372.

» Il règne sur nous, qui avons pour objet la vertu ; nos vies sont elles-mêmes sa propriété. S’il pense qu’on a gagné sa personne, la nôtre fut gagnée avec elle ! 2373.

» Certes ! il ne saurait m’échapper l’homme, qui, vivant, touchant la terre du pied, soumis à la condition des mortels, osa souiller de sa main ces cheveux de Pântchâlî ! 2374.

» Voyez ces bras ronds et longs comme deux massues ! Çatakratou lui-même, s’il tombait au milieu d’eux, ne pourrait s’en débarrasser. 2375.

» Enchaîné par les liens du devoir, empêché par le respect, qu’Youddh shthira m’impose, et retenu par Arjouna, je n’en ferai pas sentir l’étreinte. 2376.

» Mais si Dharmarâdja me lâchait comme un lion sur de viles gazelles, j’aurais bientôt mis en pièces avec mes seules mains pour épée ces infâmes Dhritarâshtrides ! »

Alors Bhishma, Drona et Vidoura même lui dirent : « Supporte cela ! Tout repose de cette manière en toi ! » 2377-2378.

Karna dit :

« Trois hommes dans cette assemblée possèdent assurément ; Bhîshma, Vidoura et le précepteur des Kourouides ; mais ceux qui disent qu’Youddhishthira, le plus méchant des hommes, possède encore quelque chose, sont des gens, qui désirent la richesse et n’ont rien à dépenser ! 2379.

» Trois personnes assurément ne possèdent rien : l’esclave, un fils et la femme sous la loi du mari. L’épouse de l’esclave est toute la richesse de l’esclave, noble dame au vil maître. 2380.

» Entrée dans la cour de notre suzerain, aime-le : c’est là ce qui te reste à faire, sache-le. Tes maîtres, fille de rot, sont les fils de Dhritarâshtra, non les fils de Kountî.

» Hâte-toi de choisir un autre époux, afin que le jeu ne t’ait pas apporté la servitude en partage. Ne pas garder son amour à son époux n’est jamais une faute dans l’esclavage, apprends cela ! 2381-2382.

» Nakoula, Bhîmaséna, Youddhishthira, Arjouna et Sahadéva ont tous été perdus au jeu : tu es devenue une esclave ; donc, Yajnasénî, ces gens, que d’autres ont gagnés, ne sont plus tes époux et tes maîtres. 2383.

» Le fils de Kounti ne sait donc pas que le courage et l’énergie sont pour causes dans la naissance, lui, qui put jouer aux dés en pleine assemblée cette noble fille de Droupada, le roi du Pântchâla ? » 2384.

À ces mots, Bhîmaséna, au comble de la colère, jetant de profonds soupirs, portant dans toutes les formes de sa personne l’expression de la douleur, mais docile à son frère et lié par les chaines du devoir, lui adressa ces paroles, en le consumant, pour ainsi dire, avec ses yeux enflammés de courroux : 2385.

« Ce n’est pas contre le fils du cocher que je suis en colère, sire ; c’est vrai ! nous sommes tombés dans la condition d’esclavage. Si tu ne veux pas que des ennemis me tiennent impunément ce langage, alors ne joue pas, roi des hommes, quand la chance est contre toi ! » 2386.

Aussitôt qu’il eut ouï ces paroles de Bhîmaséna, le prince Douryodhana de jeter ces mots à Youddhishthira muet dans la stupeur de son âme : 2387.

« Bhîmaséna, Arjouna et les deux jumeaux se tiennent sous tes ordres, sire, donne cette réponse à Krishnâ et dis-lui si tu penses qu’elle n’a pas été gagnée. » 2388.

Ces mots dits au fils de Kountî, il écarta son vêtement et, l’esprit aliéné par l’ivresse du pouvoir, il attacha, en souriant, ses yeux sur Pântchâlî ; puis, avec l’air d’approuver Râdhéya et de provoquer Bhîma, il fit voir à Draâupadî, qu’il regardait fixement, sa cuisse gauche, pareille au tronc d’un bananier, ronde comme la trompe d’un éléphant, semblable à la foudre même par sa couleur jaune, douée enfin de tous les caractères de la beauté. 2389-2390-2391.

Soudain Bhîmaséna, ouvrant ses grands yeux rouges et les dardant sur lui, prononça, au milieu des rois, ces paroles d’une voix, qui fit résonner toute la salle : 2392.

« Que Ventre-de-Loup n’obtienne jamais de partager le monde fortuné de ses ayeux, si, dans un grand combat, je ne te brise un jour cette cuisse par un coup de massue ! » 2393.

Ce disant, les flammes du feu de sa colère jaillissaient par tous les pores du guerrier, comme elles ruissellent par toutes les fentes d’un arbre, qui brûle. 2394.

Vidoura aussitôt de s’écrier :

« Voyez quel immense danger va sortir de Bhîmaséna ! Réfléchissez à ces choses, princes enfants de Pratipa ! C’est le Destin sans doute, qui envoya sous nos yeux les infortunes de ce jour et qui fit naître au milieu des Bharatides ce jeu effréné, où vous disputez, enfants de Dhritarâshtra, une femme dans une assemblée : c’est lui, qui fit délibérer aux Kourouides ces criminels desseins, la ruine entière de votre union et de votre félicité ! 2395-2396.

» Rejetons de Kourou, hâtez-vous d’apprendre ce devoir ; car si la vertu est morte en vous, il faut que l’assemblée pèche ! Si le joueur avait d’abord gagné au jeu cette femme, le maître eût conservé la liberté de sa personne.

» Celui, qui joue, n’étant plus maître de soi-même, perd, à mon avis, son bien comme dans un rêve. Que le jeune prince de Kourou ne s’écarte pas de ce devoir en écoutant ta parole du roi de Gândhdra, son oncle ! 2397-2398.

Douryodhana de répéter ;

« Je m’en rapporte à la parole de Bhîmaséna, comme à celle d’Arjouna, comme à celle de ces deux jumeaux eux-mêmes. S’ils disent, Yajnasénî, qu’Youddhishthira n’était pas ton maître, je t’affranchis en conséquence de l’esclavage ! » 2399.

» Avant ce jour, c’était le magnanime Dharmarâdja, le fils de Kountî, répondit Arjouna, qui était le maître dans notre maison ; mais de qui est-il maître, sachez-le tous, rejetons de Kourou, l’homme, qui a perdu jusqu’à sa personne ? » 2400.

Alors sous le toit du roi Dhritarâshtra et dans la chapelle du feu, sire, un chacal glapit, et de tous côtés les ânes de répondre avec les oiseaux sinistres mêmes à ses hauts cris. 2401.

Vidoura, qui savait la vérité des choses, et le fils de Soubala entendirent ce bruit épouvantable. Bhîshma, Drona et le savant Gautamide s’écrièrent : « Le ciel détourne l’augure ! le ciel détourne l’augure ! » 2402.

À la vue de ces effrayants présages, Gândhârî et le sage Vidoura les annoncent tristement au roi et celui-ci dit alors ces paroles : 2403.

« Tu m’as tué, stupide Douryodhana, toi, qui ne rougis pas d’apostropher une femme dans l’assemblée des princes de Kourou et surtout, homme mal élevé, Draâupadi, la vertueuse épouse ! » 2404.

À ces mots, l’intelligent Dhritarâshtra, attaché à la poursuite du bien, se sépara de ses enfants et tint ce langage, que précédait une caresse, à Krishnâ la Pântchâlaine, quand il en eut adouci la douleur, lui, de qui l’âme exhalait son parfum au frottement de la science : 2405.

« Choisis une grâce, Pântchâlî, que tu veuilles obtenir de moi ; car, étant la première dans le devoir, tu es à mes yeux la plus distinguée des femmes. » 2406.

« Si tu m’accordes une faveur, éminent Bharatide, lui répondit-elle, voici la grâce, que je choisis : c’est que le bel Youddhishthira, qui marche sur les pas de toutes les vertus, cesse d’être un esclave. 2407.

» Que ses jeunes compagnons, ignorant combien est grande son intelligence, ne disent pas de mon fils Prativindhya : « C’est le fils d’un esclave ! » 2408.

» Son père fut jadis ce que nul autre homme ne fut nulle part sur la terre ; mais ce titre de fils d’un esclave ne convient pas à l’enfant, qui reçut les caresses des rois. »

« Qu’il en soit ainsi que tu dis, noble dame, reprit Dhritarâshtra. Il faut que je t’accorde une seconde faveur ; choisis, illustre femme ! car déjà mon cœur te l’a donnée. Tu mérites plus qu’une seule grâce. » 2409-2410.

« Je choisis donc pour grâce que Bhîmaséna, Arjouna et les deux jumeaux, sire, lui répondit-elle, soient libres et ne soient plus esclaves avec leurs archers et leurs chars ! » 2411.

« Qu’il en soit ainsi que tu le désires, femme vertueuse, ma joie ! repartit Dhritarâshtra. Demande-moi une troisième grâce ; tu n’es point assez honorée par ces deux. En effet, toi, qui suis le sentier du devoir, tu es la plus vertueuse de toutes mes brus ! » 2412.

Draâupadî lui répondit :

« La cupidité est la ruine de la vertu, roi vénéré. Je ne puis rien solliciter davantage ; je ne suis pas digne de recevoir une troisième grâce, ô le plus vertueux des rois. 2413.

» On dit qu’il faut donner une seule grâce au vaîçya, deux à la femme du kshatrya, trois au roi, Indra des rois ; mais que le brahme peut recevoir cent grâces. 2414.

» Sauvés du malheur, où ils étaient plongés, ces miens époux, sire, goûteront maintenant la douceur des biens, grâce à ton œuvre sainte ! » 2415.

Karna dit alors :

« Nous avons ouï parler des femmes estimées pour la beauté parmi les hommes ; mais de laquelle avons-nous jamais entendu raconter une si belle action ? 2410.

» Au milieu des enfants irrités de Dhritarâshtra et de Kountî, Draâupadi la noire fut ici le salut des fils de Pândou. 2417.

» Dans ce déluge sans borne, où ils allaient périr submergés, Pântchâlî fut le navire, qui, sauva les fils de Pândou ! » 2418.

À peine eut-il entendu ces mots, prononcés au milieu des Kourouides, que les fils de Pândou n’avaient eu pour asile que le sein d’une femme, Bhîmaséna, bouillant de colère, s’écria, l’âme exaspérée : 2419.

» Dévala nous a dit : « L’homme porte à sa couronne trois fleurons : un fils, les bonnes œuvres, la science sacrée, d’où sont émanées les créatures. 2420.

» L’homme se survit à lui-même dans le premier, quand son corps privé de vie, délaissé par le souffle de l’existence, abandonné par sa famille, est cédé à la pourriture. »

» La souillure de notre épouse, Dhanandjaya, nous a terni ce fleuron : comment pourrait-il naître un fils d’un objet souillé ? » 2421-2422.

Arjouna lui répondit :

« Qu’on lui dise ou non des paroles amères, fils de Bharata, les réponses d’un être vil sont toujours blessantes ; mais les hommes supérieurs, sans garder le souvenir du mal, qu’on leur a fait, ne se rappellent que les services rendus. Les bons, une fois la réflexion acquise, ne dévient plus de la sagesse. » 2423-2424.

» Je vais tuer ici, reprit Bhîmaséna, tous nos ennemis rassemblés ! Ou, sortant, Indra des rois, je vais les exterminer tous, enfant de Bharata, eux et leurs racines !

» À quoi bon disputer ? À quoi bon tant de paroles ? Je vais les anéantir ici tous ! Toi, commande à toute la terre, fils de Bharata ! » 2425-2426.

Tandis qu’il parlait ainsi avec ses plus jeunes frères, Bhîmaséna, comme un lion au milieu des gazelles, soulevait mainte et mainte fois ses yeux. 2427.

Contenu par les caresses et les regards du fils de Prithâ aux travaux infatigables, le vigoureux athlète aux longs bras, souffrait, consumé d’un feu intérieur. 2428.

Un feu sans fumée de flammes et d’étincelles, roi des hommes, jaillit des oreilles et des autres organes creux du héros courroucé. 2429.

Son visage d’un aspect difficile à soutenir, comme la face de la Mort au temps où arrive le terme d’un youga, était effrayante par la contraction des sourcils. 2430.

Mais, arrêtant de son bras le héros armé de bras vigoureux, Youddhishthira lui dit : « N’agis point ainsi ; prends des sentiments plus doux, enfant de Bharata ! » 2431.

Quand il eut retenu le guerrier aux longs bras, aux yeux rouges de colère, il porta ses deux mains réunies à la hauteur du front et s’approcha de son oncle Dhritarâshtra. 2432.

« Que ferons-nous pour toi, sire, lui dit-il. Commande-nous : tu es notre souverain. Notre désir, fils de Bharata, c’est de rester à jamais sous tes ordres. » 2433.

Dhritarâshtra lui répondit :

« Adjâtaçatrou, la félicité descende sur toi ! Jouissez d’un bonheur inaltérable ! Je vous donne congé ; allez avec vos richesses gouverner vos états ! 2434.

» Voici mon ordre, écoutez-le ! Vieillard, je dis en lui tout ce qu’il y a de plus grand, de convenable et d’heureux. 2435.

» Tu connais, Youddhishthira, mon fils, la voie très-délicate des vertus ; tu es bien élevé, prince à la grande science ; tu aimes à honorer les vieillards. 2436.

» D’où procède l’intelligence, de là sort la patience. Vas au bonheur, Youddhishthira ! Que la hache ne tombe pas sur ce qui n’est pas un arbre, mais qu’on la fasse tomber sur le tronc de l’arbre même ! 2437.

» Ceux qui sont des hommes supérieurs ne connaissent pas les haines, ils voient toujours les qualités et jamais les défauts, ils ignorent la discorde. 2438.

» Ils gardent le souvenir des services rendus et non du tort, qu’on leur a fait ; les gens vertueux font du bien à leurs ennemis, ils ne pensent jamais à la vengeance. 2439.

» Les hommes au dernier rang jettent dans la conversation des paroles mordantes ; les gens placés dans un moyen étage rendent à ceux qui leur ont parlé, Youddhishthira, une réponse amère. 2440.

» Qu’on leur dise ou non des paroles acerbes, les premiers vous adressent, mon fils, des expressions choquantes, injurieuses ; mais toujours les personnes d’une âme supérieure se rappellent les services rendus et non le mal, qu’on leur a fait. Les bons, une fois qu’ils ont acquis la connaissance de l’âme, ne dévient pas de la sagesse. 2441-2442.

» Les bons savent garder un visage souriant et ne renversent pas les bornes des choses : telle fut ta conduite, noble prince, dans cette aimable réunion. 2443.

» Ne mets pas de fiel en ton cœur, mon fils, pour Douryodhana, ni pour Gândhârî, sa mère, ni pour moi-même par le désir, que nous avions de sa prééminence. 2444.

» Vois près de toi, fils de Bharata, ton oncle ou, pour mieux dire, ton père ; il est vieux, il est aveugle. J’avais d’abord repoussé ce jeu par le pressentiment de ses résultats ; mais je l’ai approuvé dans mon désir de voir nos amis et d’observer en tous mes fils le fort et le faible. Les enfants de Kourou, desquels tu es le chef, n’ont pas un sort à déplorer. 2445-2446.

» En effet, Vidoura, mon conseiller, est un sage versé dans tous les Traités ; le devoir siège en toi, la fermeté dans Arjouna, la bravoure dans Bhîmaséna, 2447.

» Et la sainte obéissance au gourou dans les deux jumeaux, les premiers des hommes. Rentre, s’il te plaît, Adjâtaçatrou, dans le Khândava-Prastha. Puissent à jamais tes frères conserver l’union fraternelle et ton âme rester bien assise dans le devoir ! » 2448-2449.

Il dit ; et le plus vertueux des enfants de Kourou, Youddhishthira, Dharmarâdja lui-même sur la terre, ayant conclu de nobles arrangements, part, accompagné de ses frères, qui, montés avec Krishnâ sur des chars semblables aux nuages, s’acheminent vers Indraprastha, la plus grande de leurs cités. 2460-2451.


fin de l’épisode
et du tome deuxième de la traduction.

  1. Il y a ici deux pièces sur le même sujet, qu’une compilation inintelligente a mises l’une à la suite de l’autre. Il faut donc rejeter l’une de ces deux variantes. Nous proposons d’écarter celle, qui est renfermée entre le signe ⁂ et les deux traits verticaux | |, pour s’en tenir à la pièce identique, qui va suivre, page 507.
  2. Dix millions de millions.
  3. Le padma fait dix milliers de millions.
  4. Asphouran, mot inconnu à tous les Dictionnaires.