Le Mahâbhârata (traduction Fauche)/Tome 2/L’obtention d’un royaume

Traduction par Hippolyte Fauche.
(tome 2p. 211-232).


L’OBTENTION D’UN ROYAUME



Droupada lui fit cette réponse :

« Ainsi que tu viens à l’instant de me le dire, homme à la grande science, cette alliance conclue entre nous m’inspire à moi-même, auguste Vidoura, une joie des plus vives. 7545.

» Le voyage de ces magnanimes est sans doute parfaitement convenable ; mais il ne me sied pas de le dire maintenant de ma bouche même. 7646.

» Que les fils de Pândou s’en aillent au moment, où le jugeront à propos cet héroïque fils de Kountî, Youddhishthira, Bhîmaséna, Arjouna, et les deux nobles jumeaux, et ces princes vertueux Balarâma et Krishna ; car leur âme se complaît dans l’intérêt et le plaisir des fils de Pândou. » 7547-7548.

« Nous et nos suivants, nous sommes soumis à ta volonté, sire, lui répondit Youddhishthira ; nous obéirons à tes ordres, suivant qu’il te plaira de nous les donner. »

« Il me plaît, reprit le Vasoudévide, qu’on se mette en voyage dès ce jour, si tel est également l’avis du roi Droupada, versé dans tous les devoirs. » 7549-7550.

Celui-ci répondit :

« Comme l’héroïque Dâçârha aux longs bras, le plus grand des hommes, pense que le moment est venu, il faut que mon âme s’arrête avec lui à cette résolution. 7551.

» En effet, de même que les nobles enfants de Pândou tiennent maintenant à moi, de même ces enfants de Kountî, c’est évident ! tiennent au Vasoudévide ; 7552.

» Et la pensée d’Youddhishthira, tout fils ainé qu’il soit de Kountî et de Pândou, n’est pas tant occupée de leur bien, que la pensée du Vasoudévide ne s’en occupe elle-même. » 7553.

Ensuite, ayant obtenu congé du magnanime Droupada, les fils de Pândou, et Krishna, et Vidoura, sire, prenant avec eux Draâupadî la noire et Kountî à la haute renommée, s’acheminèrent à leur aise et comme en se promenant vers la cité, qui tire son nom des éléphants. 7554-7555.

À peine eut-il appris l’arrivée des Pândouides, Dhritarâshtra, le souverain des hommes, envoya pour recevoir ces héros les princes nés de Kourou, et Vikarna au grand arc, et Tchitraséna, et Drona, et Kripa le Gotamide à l’arc sans égal. 7556-7557.

Environnés par eux, les resplendissants guerriers à la grande force entrèrent à pas lents dans la ville de Hastinapoura. 7558.

Elle était comme incendiée par les flammes de la curiosité : partout la vue de ces princes y détruisait la peiue et le chagrin. 7569.

Les citadins échangeaient différentes paroles, dictées par l’envie de leur être agréable ; et ces mots, en passant par les oreilles, allaient au cœur des Pândouides : 7560.

« Il revient à la vie ce prince, qui, versé dans les devoirs, nous protégeait comme ses fils avec justice ! 7661.

» Le désir de nous faire du bien ramène ici des bois, pour ainsi dire, Pândou lui-même, ce grand roi, chéri du peuple ! il n’y a là aucun doute. 7502.

« Le retour de ces héros, fils de Kountî, dans notre ville, ne porte-t-il point à son comble la joie de nous tous ! 7563.

» Si nous avons exercé l’aumône, si nous avons offert des sacrifices, si nous avons cultivé la pénitence, puissent, en récompense, les fils de Pândou vivre dans cette métropole une centaine d’automnes ! » 7664.

Ensuite, ces héros firent l’adoration des pieds du noble Dhritarâshtra, du magnanime Bhîshma et des autres, à qui était dû cet hommage ; 7665.

Puis, quand ils eurent échangé avec toute la ville les demandes et les réponses touchant leur mutuelle sauté, ils entrèrent dans le palais sur l’invitation de Dhritarâshtra. 7666.

Après que ces magnanimes à la grande vigueur s’y furent délassés un certain espace de temps, l’auguste Dhritarâshtra avec le fils de Çantanou les fit appeler en sa présence. 7567.

« Fils de Kountî, écoute ma parole avec tes frères, dit le roi : vas habiter dans le Khândava-Prastha de peur que la guerre ne renaisse entre nous. 7568.

» Habitant là et défendus par le fils de Prithâ, comme les treize Dieux par l’Immortel, qui tient la foudre, personne au monde ne pourra vous y troubler. Reçois donc la moitié de mon royaume et fixe-toi dans le Khândava-Prastha. » 7669.

Les jeunes princes accueillent cette parole, se prosternent tous devant le monarque, et s’acheminent vers ces bois épouvantables. 7570.

Arrivés en ces lieux, Krishna marchant à leur tête, ils s’établirent dans le Khândava-Prastha, tenant sous leur sceptre une moitié du royaume. 7571.

Ils ornèrent admirablement cette région comme un Paradis ; et, quand ils eurent célébré les sacrifices préliminaires dans un lieu propice et pur, ces héros augustes firent mesurer une ville, munie de fossés, qui étaient les images de la mer ; 7572-7573.

Abritée d’un rempart, qui s’élevait, masquant le ciel, semblable aux blanches nuées, et brillant d’un éclat pareil à celui de l’astre aux rayons froids. 7574.

Ornée de palais et de portes telles que des Garoudas aux deux ailes déployées, cette ville capitale resplendissait comme Bhogavati, peuplée de ses Nâgas. 7575.

Défendue par de grandes portes semblables à des masses de nuages ou pareilles au Mandara, et par des chemins couverts[1], bien cachés, bien approvisionnés de projectiles ; 7576.

Hérissée de fourches en fer, comme des serpents à deux langues, surexhaussée de tours voisines les unes des autres, elle brillait sous la garde de vaillants guerriers.

Cette immense ville rayonnait, parée de crocs aigus, de çataghnis, de grands disques en fer et par des multitudes de machines propres à la guerre. 7577-7578.

Ville aux grandes rues bien distribuées, favorisée de la protection des Dieux, elle réverbérait l’éclat de ses magnifiques et différents palais blancs. 7579.

Indraprastha édatait, semblable au ciel d’Indra et telle que dans l’atmosphère une masse de nuages, environnée par les flèches de l’éclair. 7580.

Là, dans un site délicieux et fortuné, resplendissait, pleine de richesses et pareille au palais de Kouvéra, l’habitation du prince enfant de Kourou. 7681.

L’envie du gain conduisit là, de mainte et mainte contrée, sire, des brahmes, les plus instruits de tous ceux, qui savent le Véda ; et, possédant toute la science des paroles, ils se faisaient donner gracieusement une maison.

De tous les côtés dans la ville s’élevaient des jardins royaux, plantés de manguiers, de spondias, de nîpas, d’açokas et de tchampakas, 7582-7583.

De rottleries, de nâgapoushpas, de barahals, d’arbres-à-pain, de shorées, de palmiers flabelliformes, de xanthocymes, de vakoulas, de pandanes les plus odorantes,

Arbres suaves, aux belles fleurs, aux branches courbéei sous le poids des fruits, de cissampelos, de myrobolans erablics, de loghras, d’alangiums à six pétales, gracieusement fleuris, 7584-7585.

De jambousiers, de bignones au doux parfum, de trapas bispineuses, de lauriers-rose odorants, de gærtners racémeuses, d’arbres au corail, et d’autres de mainte espèce.

Doués en toute saison de fruits et de fleurs, hantés par des troupes d’oiseaux en toutes les variétés, jamais abandonnés des kokilas joyeux, toujours répétant le cri des paons ivres d’amour ; 7586-7587.

Lieux, où s’élevaient des maisons à la surface pure comme le miroir, des berceaux de lianes ravissants et variés, des salles affectées aux tableaux, et des montagnes, où se promenaient l’amour ; 7588.

Lieux, embellis par différents viviers remplis d’une onde limpide, par de charmants lacs, tapissés de lotus et de nélumbos, 7589.

Par des étangs vastes, nombreux, admirables, où nageaient des oies rouges, des canards et des cygnes ; lieux séduisants par des champs de lotus variés, enchanteurs, encadrés de forêts ! 7590.

La joie des fils de Pândou, puissant monarque, alla toujours en croissant depuis qu’ils eurent obtenu ce vaste royaume. 7591.

Là, ayant reçu de Bhishma et du roi le diplôme d’investiture, les rejetons de Pândou furent installés habitants du Khândava-Prastha. 7592.

Cette immense ville, résidence des cinq héros, semblables à Indra, recevait d’eux autant de splendeur que les Nâgas en répandent sur Bhogavati. 7593.

Après qu’il eut établi les Pândouides en ces lieux, l’héroïque Kéçava, sire, accompagné de son frère, s’en revint avec leur congé à Dwâravati. 7694.

Djanamédjaya dit :

« Devenus maîtres du royaume, dont indraprastha est la capitale, que firent à la suite ces magnanimes enfants de Pândou ? 7595.

» Tous ces héros furent mes grands aïeux. Comment Draâupadi leur obéit-elle en épouse légitime ? 7596.

» Comment la possession de Krishna, leur unique épouse, ne mit-elle pas de division entre les cinq fortunés monarques des hommes ? 7597.

» Je désire entendre avec étendue, anachorète opulent de pénitence, toute l’histoire des cinq époux de Krishnâ. » 7598.

Vaîçampâyana répondit :

« Après que Dhritarâshtra leur eut donné congé, les héroïques fils de Pândou, maîtres d’un royaume, se divertirent avec leur épouse dans le Khândava-Prastha. 7699.

Quand il eut ceint la couronne, Youddhishthira à la grande splendeur, ferme dans la vérité, secondé par ses frères, gouverna la terre avec justice. 7600.

Vainqueurs des ennemis, doués d’une grande science, dévoués au devoir de la vérité, les fils de Pândou habitèrent là, savourant une félicité suprême. 7601.

Pour décider toutes les affaires des citadins, ces personnes éminentes s’asseyaient sur les plus riches des trônes. 7602.

Un jour que tous ces magnanimes occupaient leurs sièges, Nârada le Dévarshi vint spontanément les trouver ; Youddhishthira lui offrit son propre siège éclatant de splendeur. 7603.

Le sage monarque présenta de sa main au Dieu anachorète assis un arghya suivant l’étiquette et lui offrit son royaume. 7604.

Le saint hermite d’une âme joyeuse reçut l’hommage, combla ce prince de bénédictions et dit : « Emportez ! »

L’auguste Youddhishthira s’assit avec la permission de son hôte et fit savoir à Krishnâ l’arrivée de l’adorable saint. 7605-7606.

À cette nouvelle, Draâupadî se purifie et, d’une âme recueillie, elle se rend à la salle, où Nârada était assis avec les fils de Pândou. 7607.

La fille de Droupada, attentive à marcher sur les pas du devoir, embrassa les pieds du rishi divin et se tint devant lui, bien couverte et les paumes de ses mains réunies au front. 7608.

Le vénérable Nârada, le plus vertueux des saints, de qui la voix était celle de la vérité et l’âme celle de la justice, répandit sur la fille irréprochable des rois ses bénédictions et lui dit : « Retire-toi ! » 7609.

Krishna s’étant éloignée, l’auguste rishi tint ce langage en particulier à tous les fils de Pândou, Youddhishthira à leur tête : 7610.

« L’illustre Pântchâli, est l’unique et légitime épouse de vos excellences : suivez une ligne de conduite telle que la division ne puisse naître ici entre vous. 7611.

» En effet, jadis vivaient ensemble deux frères, Sounda et Oupasounda, célèbres dans les trois mondes : aucun être qu’eux-mêmes ne pouvait leur donner la mort. 7612.

» Ils possédaient en commun un seul royaume, un seul palais, une seule couche, un siège unique, un seul festin ; et cependant ils s’arrachèrent mutuellement la vie à cause de Tilauttamâ. 7613.

» Conservez donc cette amitié, qui est pour vous la source d’une félicité réciproque. Agis de manière que la désunion, Youddhishthira, ne se glisse point au milieu de vous, » 7614.

« De qui étaient fils, grand anachorète, les deux Asouras, Sonnda et Oupasounda, lui répondit Youddhishthira ? Comment naquit leur division et comment se donnèrent-ils la mort l’un à l’autre ? 7615.

» De quel Dieu était fille cette nymphe Tilauttamâ, pour laquelle, enivrés d’amour, ils s’arrachèrent mutuellement la vie ? 7616.

» Nous désirons entendre, brahme opulent de pénitence, toute cette histoire avec étendue ; car notre curiosité est extrême. » 7617.

« Youddhishthira, fils de Prithâ, reprit Nârada, écoute de ma bouche, en compagnie de tes frères, cette ancienne histoire exactement racontée. 7618.

» Jadis vécut dans la race du grand Asoura Hiranyakaçipou un vigoureux et splendide roi des Daltyas, appelé Nikoumbha. 7619.

» Deux fils à la grande vigueur, à l’effrayant courage naquirent de lui, Sounda et Oupasounda, épouvantables rois des Daîtyas à l’âme impitoyable. 7620.

» Ils n’avaient qu’une même pensée ; ils n’avaient dans leur opinion qu’une seule et même chose à faire ; ils s’y mettaient ensemble : le plaisir et la peine leur étaient communs. 7621.

» Ils ne mangeaient pas l’un sans l’autre ; celui-ci ne marchait pas sans être accompagné de celui-là ; ils se rendaient mutuellement des services, ils s’adressaient l’un à l’autre des paroles aimables. 7622.

» Doués du même caractère, ayant des mœurs toutes pareilles, ils semblaient une seule âme mise en deux corps. Devenus grands, ces vigoureux Daîtyas n’avaient dans les affaires qu’une même décision. 7623.

» S’étant résolus d’une même pensée à conquérir les trois mondes, ils se rendirent sur le mont Vindhya, où, après les sacrifices initiatoires, ils se mirent à cultiver une effroyable pénitence. 7624.

» Revêtus d’un valkala et les cheveux liés en gerbe. harassés de faim et de soif, ils s’attelaient, dès l’aube du jour, à la pénitence. 7625.

» Tous les membres souillés d’impuretés, n’ayant pour festin que le vent, se sacrifiant eux-mêmes dans leur chair, se tenant sur l’orteil d’un seul pied, les bras levés en l’air et sans cligner les yeux, ils soutinrent, fermes dans leurs vœux, ces mortifications un long espace de temps. 7626-7627.

» Brûlé un temps fort long par la toute-puissance de leurs macérations, le mont Vindhya en vomit de la fumée : ce qui sembla un prodige. 7628.

» À la vue de leur effrayante pénitence, les Dieux tombèrent dans la crainte, et ces Dieux jetèrent devant eux des obstacles pour anéantir leur pénitence. 7629.

» Ils cherchèrent mainte et mainte fois à les tenter par des joyaux et des femmes ; mais cela ne lit pas rompre leur vœu à ces terribles ascètes. 7630.

» Les Dieux firent de nouveau par la magie des fantômes, qui offraient aux yeux les apparences des concubines, des épouses, des mères et des fils mêmes de ces magnanimes. 7631.

» Fuyant éperdus, maltraités, les cheveux et les ornements détachés, les robes et les parures tombées, devant un Rakshasa, le trident à la main, 7632.

» Ils criaient, s’adressant aux deux frères ; « Sauvez-nous ! » mais cela ne fit pas même rompre leur vœu à ces terribles ascètes. 7633.

» Cet artifice n’ayant pu exciter chez les pénitents, ni la sensibilité, ni la crainte, les femmes et toute cette fantasmagorie de s’évanouir. 7634.

» Ensuite l’aïeul suprême des créatures, bon pour tous les mondes, l’auguste Brahma vint en personne trouver ces grands ascètes, et leur accorda une grâce. 7636.

À peine eurent-ils vu le divin ancêtre de l’univers, les deux frères au courage invincible, Sounda et Oupasounda, se tinrent devant lui, joignant au front les paumes de leurs mains. 7636.

» Ils dirent alors de concert à l’auguste Dieu : « Si Pitâmaha est satisfait par cette pénitence de nous, 7687.

» S’il étend sur nous sa faveur, puissions-nous être consommés dans la magie, consommés dans les astras, vigoureux, changeant de forme à volonté, à l’abri même de la mort ! » 7638.

« Tout ce que vous avez dit, répondit Brahma, vous est accordé, à l’exception de l’immortalité : choisissez autre chose ; car la loi de la mort pèse également sur les Dieux. 7639.

« Nous l’emporterons, dites-vous, car nous avons soutenu une grande pénitence. » Oui ! mais de cette cause ne peut venir l’immortalité pour vous. 7640.

» Vos grandeurs ont affronté cette pénitence dans le but de conquérir les trois mondes : par conséquent, rois des Daîtyas, je n’accomplirai pas votre désir. » 7641.

« Puisse aucun danger ne tomber sur nous d’aucun être, immobile et mobile, quel qu’il soit au monde, reprirent Sounda et Oupasounda, excepté mutuellement de nous-mêmes, aïeul suprême des créatures ! » 764 ?.

» Brahma dit :

« Je ne résiste plus ; je vous accorde cette grâce dans les termes de la demande : telle exactement sera pour vous cette exemption de la mort ! » 7643.

» Ensuite, reprit Nârada, quand l’aïeul suprême des créatures les eut enrichis de cette faveur et les eut retirés de la pénitence, il s’en revint au monde de Brahma.

» Les deux frères, monarques des Daîtyas, de s’en retourner eux-mêmes à leurs palais, maîtres de cette grâce et devenus immortels pour le monde entier. 7644-7645.

» Voyant ces fiers Démons élevés au comble de leurs vœux, en possession des grâces, toute la multitude de leurs amis en fut remplie de joie. 7646,

» Alors ils suppriment leur djatâ d’anachorètes, ils se coiffent de tiares, ils se revêtent de robes immaculées et se parent des plus riches ornements. 7647.

» Pour se plonger dans les plaisirs d’une fête, ils n’en attendirent point la saison ; ils firent de toutes les saisons une fête continuelle, et la foule de leurs amis goûta avec eux une joie sans fin. 7648,

» Dans chaque maison, ce n’était que bruit éternel de ces ordres, là : « Qu’on mange ! qu’on se régale ! faites l’aumône sans relâche ! qu’on s’amuse bien ! » Ici : « Chantez ! buvez ! » 7649.

» Les grands bruits éclatant çà et là, les échos répétant le battement des mains frappées en cadence répandaient sur la ville entière un air de fête et de joie. 7650.

» Grâce aux divertissements de ces Daîtyas, qui pouvaient changer de forme à volonté et qui passaient leur vie dans les jeux, des années s’écoulèrent comme un seul jour. 7651.

» Ces fêtes étaient à peine terminées, qu’ambitionnant la conquête des trois mondes, ils se mettent à délibérer et convoquent l’armée sous les drapeaux. 7652.

» Ayant pris congé de leurs amis, Daîtyas comme eux, des anciens et des ministres, ils entrèrent en campagne et s’avancèrent la nuit au dixième astérisme lunaire. 7658.

» Voilà donc nos Démons partis à la tête de la grande armée Daîtya, revêtue de ses cottes de maille et portant à la main des maillets d’armes, des lances, des haches et des massues. 7654.

» Les deux frères s’avançaient, remplis d’une joie suprême et vantés par les bardes, qui les comblaient de louanges, de paroles fortunées et des promesses de la victoire. 7655.

» Ces héros, qui pouvaient aller où ils voulaient, s’élancent dans les airs et, saisis d’une folle ivresse de combats, ils volent au palais même des Immortels. 7666.

» Informés de leur venue et de la grâce, qu’ils avaient obtenue du Seigneur, les Dieux abandonnent le Paradis et se rendent au monde de Brahma. 7657.

» L’empire d’Indra conquis, ces Daîtyas au courage impitoyable d’immoler par troupes les Yakshas, les Rakshasas et tous les êtres, qui hantent les routes de l’air. 7658.

» Victorieux des Nâgas, qui demeurent au fond de la terre, ce couple de héros soumit tous les peuples barbares, qui habitent les îles de la mer. 7659.

» Ensuite ces potentats aux terribles commandements se mettent à conquérir toute la terre et convoquent leurs guerriers, auxquels ils tiennent ce langage bien amer :

« Les brahmes et les Dévarshis par les sacrifices, les oblations et le beurre clarifié augmentent la force, le courage et la fortune des Dieux. 7660-7661.

» Donnez, vous ! de toute votre âme la mort à tous ces ennemis des Asouras, tout augmentés qu’ils soient ainsi de puissance I » 7662.

» Après qu’ils eurent exhorté avec ces mots tous les guerriers sur le rivage oriental de la mer, les deux chefs, nourrissant des pensées cruelles, portèrent leurs pas de tous les côtés. 7663.

» Ces héros puissants marchaient, frappant d’une mort violente tous les brahmes, qu’ils trouvaient dans les sacrifices, comme assistants ou comme officiants. 7664.

» Leurs guerriers enlevaient au milieu des hermitages les feux sacrés des anachorètes contemplatifs et les jetaient sans crainte dans les eaux. 7665.

» Les malédictions, que fulminaient dans leur colère ces magnanimes hermites, opulents de pénitences, tombaient sans porter coup, renvoyées par la grâce, que ces Daîtyas avaient reçue. 7666.

» Leurs malédictions n’ayant pas eu plus d’effet que des flèches lancées contre des rochers, les brahmes s’enfuirent çà et là, désertant leurs pénitences. 7667.

» Des saints, accomplis dans leurs observances, domptés, voués à la quiétude, fuyaient sur la terre, chassés par la crainte de ces deux frères, comme des reptiles devant Garouda ! 7668.

« L’univers entier, sire, avec les ondes répandues de ses aiguières cassées, avec ses hermitages dévastés, était vide de rishis et d’eaux saintes, qu’on n’y voyait nulle

part, comme si la Mort eu personne l’eût ravagé ; car les deux puissants Asouras, qui désiraient la mort des rishis, les persécutaient d’une résolution, qu’ils avaient d’avance bien délibérée. 7669-7670.

» Tantôt cachés sous les apparences d’éléphants ivres de rut et les joues ruisselantes de mada, ils précipitaient les saints dans cette habitation d’Yama située en des lieux, d’où l’on ne peut revenir. 7671.

» Tantôt changés en lions, tantôt prenant les formes des tigres, ces méchants égorgeaient sous tel ou tel déguisement les saints à peine vus. 7672.

« La terre alors était veuve de ses brahmes et de ses rois tués, de ses sacrifices et de ses fêtes anéanties, de ses oblations de beurre et de ses récitations des Védas interrompues. 7673.

Il Tourmentée par la crainte, poussant de tristes hélas ! hélas ! le commerce était exilé de ses marchés ; et, les cérémonies en l’honneur des Dieux supprimées, elle ne célébrait plus de saints mariages. 7674.

» Ses hermitages et ses villes écroulées, l’agriculture abandonnée, la surveillance des troupeaux désertée, semée d’ossements et de squelettes, elle était affreuse à voir. 7675.

» Revêtu de formes hideuses, le monde, où n’était plus d’offrande aux mânes, où n’était plus d’oblation aux Dieux, offrait un spectacle, que les yeux ne pouvaient supporter. 7676.

» Le soleil et la lune, les planètes, les étoiles, les constellations, les habitants du ciel tombèrent dans la consternation, en vovant ces horribles forfaits de Sounda et d’Oupasounda. 7677.

Après qu’ils eurent ainsi par de sanglants exploits conquis toutes les plages du monde et qu’ils ne se virent plus d’ennemis à vaincre, l’un et l’autre Daîtya mirent leur habitation dans le Kouroukshétra. 7678.

» Ensuite, à la vue de cette immense désolation, tous les Dévarshis, les Siddhas et les saints du plus haut rang furent plongés dans la plus amère douleur. 7679.

» Alors ces êtres, qui avaient triomphé de la colère, dompté leur âme et vaincu les organes des sens, vinrent trouver l’aïeul suprême dans son palais par pitié pour le monde. 7680.

» Ils virent Brahma assis avec les Dieux, environné de tous côtés par les Siddhas et les Dévarshis. 7681.

» Là, était le Dieu Mahâdéva ; là, était Agni avec le Vent ; là, étaient le soleil et la lune, Indra et les rishis, enfants de Paraméshthi. 7682.

» Les anachorètes, les Bâlikhilyas, les Vànaprasthas, les Marîtchipas, les Adjas, les Avimoûthas eux-mêmes, tous les saints ascètes, enfants de la splendeur, s’étaient rendus chez l’aïeul suprême des créatures. 7683.

» Tous les maharshis, s’étant approchés avec tristesse de Brahma, lui exposèrent les cruels exploits de Sounda et d’Oupasounda. 7684.

» Ils racontèrent sans rien omettre et suivant l’ordre au Pitâmaha tout ce que les deux frères avaient enlevé, tout ce qu’ils avaient commis. 7685.

» Alors tous les chœurs des Dieux et les saints du plus haut rang d’exciter l’aïeul suprême à s’occuper de cette affaire, en lui subordonnant toutes les autres. 7686.

» Dès qu’il eut ouï les paroles de ces êtres éminents, celui-ci réfléchit un instant pour décider ce qu’il était bon de faire ; 7687.

» Et, se proposant la mort de ces deux mauvais génies, il fit appeler Viçvakarma. 7688.

» À la vue du céleste ouvrier : « Crée-moi, dit le vénérable Dieu aux grandes pénitences, ime femme, objet de tous les désirs ! » 7689.

» L’artiste adresse au Dieu une adoration, prend à cœur ses paroles ; et, quand il eut mainte et mainte fois médité bon ouvrage, il fit une céleste femme. 7690.

» L’ouvrier en bois, qui possédait l’omniscience, rassembla devant lui chacune des choses, mobiles ou immobiles, qui étaient dans les trois mondes un objet d’admiration. 7691.

» Il employa dans la construction du corps les gemmes par dizaines de millions ; et l’être aux formes divines, qui sortit de ses mains, était le composé d’une multitude de pierreries. 7692.

» Cette nymphe, que modela Viçvakarma avec un art infini, était incomparable en beauté à toutes les femmes dans les trois mondes. 7693.

» Il n’y avait pas si petite chose dans sa personne, où la perfection des formes n’enchaînât le regard jeté par les yeux de ses admirateurs. 7694.

Charmante de formes, enflammant le désir et telle que Lakshmî, revêtue d’un corps, elle entraînait les âmes et les yeux de tous les êtres. 7695.

» Le suprême aïeul des créatures lui donna pour nom Tilauttamâ, parce qu’on l’avait composée de minimes parties rassemblées des pierreries. 7696.

» Elle fit son adoration à Brahma et, se posant devant lui, ses mains jointes, lui tint ce langage : « Quel besoin a-t-on de moi, seigneur des créatures, pour qu’on m’ait créée ici en ce jour ? » 7697.


« Va, lui répondit l’aïeul suprême, vers les deux Asouras, Sounda et Oupasounda : tente-les, fortunée Tilauttamâ, par cette beauté, qui allume le désir. 7698.

» Agis de telle sorte qu’ils deviennent à cause de toi l’un pour l’autre un rival à ta seule vue et par l’amour de cette grâce parfaite de tes formes. » 7699.

« Soit ! » promit-elle. Ensuite, elle répéta son adoration au Pitâmaha et décrivit un pradakshina autour du cercle des Immortels. 7700.

» Bhagavat était assis, la face tournée à l’orient, Mahéçvàra au midi ; les Dieux étaient au septentrion et les rishis de tous les côtés. 7701.

» Tandis que la nymphe décrivait son pradakshina autour de la divine assemblée, Indra et l’adorable Sthànou seuls de garder l’immobilité. 7702.

» La jeune fille allait-elle au sud, la tête tournée au midi sur les épaules de ce Dieu, insatiable de la voir, ouvrait aussitôt ses beaux yeux de lotus. 7703.

» Tournait-elle au couchant, la tête d’occident regardait ; passait-elle au septentrion, la tête du nord contemplait à son tour. 7704.

» Mais le millier de grands yeux aux angles rouges de Mahéndra était disséminé partout, devant, derrière, sur les côtés. 7705.

» Car tel qu’Indra, le meurtrier de Bala, possède mille yeux, tel jadis Sthânou le Grand-Dieu était à quatre têtes. 7706.

» Au contraire, les chœurs des Dieux et les maharshis tournaient de tous côtés la tête pour suivre Tilauttamâ dans ses évolutions. 7707.

» La vue de tous ces magnanimes, tombée sur le corps de cette belle, s’y trouvait liée fortement, excepté les regards du Dieu Pitâmaha. 7708.

« Aussitôt cette nymphe à la beauté si parfaite arrivée chez les Daîtyas, la victoire est gagnée ! » estimèrent tous les Dieux et les saints du plus haut rang. 7709.

Au moment où Tilauttamâ s’en allait, le créateur des mondes donna congé à tous les Immortels et aux troupes des rishis. 7710.

» Victorieux de la terre, sans ennemis, libres d’inquiétude, les Daîtyas, qui avaient mis le trouble dans les trois mondes, étaient donc arrivés au comble de leurs vœux ; 7711.

» Et, maîtres de toutes les pierreries, dont ils avaient dépouillé les Rakshasas, les rois des Nâgas, les Yakshas, les Gandharvas et les Dieux, ils jouissaient d’un contentement suprême. 7712.

» Débarrassés des travaux maintenant qu’il n’existait plus sur terre un seul être, qui mît obstacle à leur puissance, ils se divertissaient comme les Immortels, 7713.

» Et goûtaient la volupté sans pareille des breuvages exquis et variés, des mets, des festins les plus savoureux, des parfums, des bouquets et des femmes. 7714.

» Ils s’amusaient comme des Immortels dans chaque lieu, où les invitait leur fantaisie, dans les bois, sur les montagnes, dans le jardin public ou le bosquet du gynœcée. 7715.

» Un jour, sur un plateau du mont Vindhya aux roches de surface unie, ils étaient allés se promener en des salles de verdure à la cîme fleurie. 7716.

» Les deux frères, ivres de joie, s’assirent avec leurs femmes sur de riches trônes dans ces lieux, où étaient rassemblés tous les objets des célestes désirs. 7717.

» Leurs femmes les récréaient avec le concert des instruments et la danse ; elles s’approchaient d’eux avec amour, mêlant des louanges à leurs chansons. 7718.

» Tilauttamâ dans ce bois était couverte seulement de la partie inférieure de son vêtement écarlate ; car elle s’était dépouillée de la partie supérieure, qu’elle tenait en guise de corbeille pour y mettre des fleurs. 7719.

» Cueillant des karnikâras nés sur les bords de la rivière, elle s’approchait à pas lents du lieu, où étaient assis les deux grands Asouras. 7720.

» Eux, qui avaient bu les plus riches liqueurs et de qui l’ivresse avait rougi les angles des yeux, à peine eurent-ils vu cette nymphe à la jolie taille que leur âme en fut troublée au même instant. 7721.

» Ils se lèvent, ils abandonnent leurs sièges, ils s’avancent là où se tient la jeune fille, et tous deux la sollicitent, tous deux enivrés d’amour. 7722.

» Sounda prit dans sa main la main di’oite de la nymphe aux charmants sourcils ; Oupasounda prit Tilauttamâ par la main gauche. 7728.

» Enivrés de leur force naturelle, enivrés de la grâce obtenue, enivrés de posséder tant de richesses et de pierreries, enivrés de sourâ bue, surexcités par toutes ces ivresses, ils se regardent mutuellement avec des yeux aux sourcils contractés et, tout brûlants d’ivresse et d’amour, ils s’adressent l’un à l’autre ces paroles : 7724-7725.

« Elle sera ma femme ! car je suis ton aîné, » dit Sounda.

« En ce cas, elle sera ta belle-fille, répliqua Oupasounda ; car elle sera ma femme ! » 7726.

« Non la tienne, mais la mienne ! » se renvoyaient-ils. La colère déjà leur avait saisi le cœur ; et, fascinés par sa beauté, ils avaient perdu tout sentiment d’amour fraternel et d’amitié. 7727.

» À cause d’elle, ils s’étaient armés de massues épouvantables ; égarés par l’amour, que cette nymphe leur avait inspiré, ils lèvent à la fois ces deux terribles massues.

« À moi, le premier coup ! » s’écrie l’un ; « À moi, le premier coup ! » dit l’autre. Ils se frappent mutuellement ; et les deux effroyables Asouras tombent sur le sol de la terre, assommés l’un par la massue de l’autre, 7728-7729.

» Et les membres inondés de sang, comme deux soleils tombés du ciel. Ensuite leurs femmes de s’enfuir çà et là ; puis, la tribu entière des Daîtyas, agitée par le trouble et la peur, descendit au Pâtâla. 7730-7731.

» Alors, accompagné des maharshis et des Dieux, le suprême aïeul des créatures se rendit là, et, d’une âme pure, honorant Tilauttamâ, voulut répandre sur elle sa faveur et dans l’instant, où il accordait sa grâce, lui tint joyeux ce langage : 7732-7733.

« Tu promèneras tes pas, noble femme, dans ces plages, que parcourt le soleil, et qui que ce soit ne te ravira jamais ta virginité, ô toi, de qui la vue charme les yeux ! »

» Quand il eut ainsi gratifié la nymphe de cette faveur, l’auguste créateur de tous les mondes, ayant mis les trois mondes sous le sceptre d’Indra, s’en revint au monde de Brahma. 7734-7735.

» Voilà de quelle manière, enflammés simultanément d’un amour soudain pour Tilauttamâ, ces deux frères, qui jamais en toutes les affaires n’avaient eu qu’une même pensée, se donnèrent la mort l’un à l’autre dans un mouvement de colère. 7736.

» Aussi mon amitié m’engage-t-elle à vous dire, ô les plus vertueux des Bharatides, à vous tous : « Voulez-vous faire une chose, qui me soit agréable, adoptez, si vous souffrez que je le dise, un genre de vie tel que jamais la désunion ne vienne ici vous diviser tous à cause de Draâupadî. » 7737-7738.

À ces mots du maharshi Nârada, ces magnanimes, reprit Vaîçampâyana, s’engagent sous la puissance les uns des autres et jurent cette convention, sire, en la présence du céleste anachorète à la splendeur infinie : « Quiconque de nous aura soulevé le rideau sur nos mutuelles relations avec Draâupadî, qu’il vive douze années au sein des bois, solitaire et voué à la continence ! » Une fois cet arrangement conclu entre les Pândouides, qui marchaient dans le sentier du devoir, Nârada, le grand anachorète, s’en alla joyeux au pays, où l’appelait son désir. 7739-7740-7741.

C’est ainsi qu’ils furent amenés par le conseil de Nârada, puissant Bharatide, à se lier de cette convention, grâce à laquelle jamais la désunion ne put se glisser parmi eux. » 7742.




  1. Nirviddhari, mot, qui manque à tous les Dictionnaires.