Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/2-LLDF-Ch08

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 135-140).



CHAPITRE VIII


SUITE DU PRÉCÉDENT


Argument : Plaintes du roi. Discours de Vyâsa. Il explique que ce qui est arrivé est le résultat d’un décret des dieux, et il exhorte Dhritarâshtra à la patience. Réponse de Dhritarâsytra, qui déclare qu’il supportera la vie.


193. Vaiçampâyana dit : Après avoir entendu ces paroles de Vidoura, le plus excellent des Kourouides, dévoré de chagrin, à cause (de la mort) de ses fils, tomba à terre, évanoui.

194. En le voyant tomber à terre, sans connaissance, ses parents, ainsi que Krishnadvaipâyana et le kshattar Vidoura,

195, 196. Sañjaya et ses autres amis, ceux qui se tenaient aux portes et ceux qu’il honorait (de sa confiance, l’aspergèrent) d’eau fraiche, lui (donnèrent de l’air) avec des éventails) et lui frictionnèrent vivement le corps (avec leurs mains). Après qu’ils eurent (essayé de) consoler, pendant un temps (assez long), Dhritarâshtra tombé dans cet état,

197. Et plongé dans la douleur que lui causait (la mort de) ses fils, le roi, après être resté longtemps sans reprendre connaissance, se lamenta ensuite longuement (en ces termes) :

198. « En vérité, fi sur l’état d’homme et sur tout ce qui s’y rapporte ! C’est la source de peines qui se réitèrent incessamment.

199. Ô Puissant, très grande et comparable à (celles que causent) le poison et le fer, est la douleur produite par la perte des parents et des amis, ainsi que par la ruine de son royaume.

200. Elle brûle les corps, anéantit les intelligences. L’homme atteint par elle songe vivement à la mort.

201. Tel est le malheur dans lequel je suis tombé, et qui a succédé à la félicité (dont j’avais joui jadis). Je n’en trouverai la fin qu’en me délivrant de la vie.

202. Ô le plus excellent des brahmanes, c’est ce que je vais faire aujourd’hui même. » Après avoir ainsi parlé à (son) magnanime père, très versé dans la science sacrée,

203. Dhritarâshtra, envahi par le plus extrême chagrin, devint (comme) stupide, et ce roi se plongea dans une méditation silencieuse, ô maître de la terre.

204. Après avoir entendu les paroles qu’il (venait de prononcer), le puissant Krishnadvaipâyana adressa ces mots à son fils, tourmenté de la douleur (que lui causait la mort) de ses enfants.

205. Vyâsa dit : Ô Dhritarâshtra aux puissants bras, écoute ce que je vais te dire : Tu es, ô roi, intelligent, et instruit en ce qui concerne l’honnête et l’utile ;

206. Ô tourmenteur des ennemis, on n’a négligé de t’apprendre rien de ce qui devait être enseigné. Tu sais, sans aucun doute, que les hommes ne sont pas éternels.

207. Que le monde vivant est périssable, mais qu’il y a un lieu de séjour sans fin, et que la vie a la mort pour terme. Pourquoi pleures-tu (donc), ô Bharatide ?

208. Ô Indra des rois, l’origine de cette guerre est (présente) devant tes yeux. Elle a été préparée par le destin, qui s’est servi de ton fils comme de cause.

209. Ô roi, puisque la destruction des Kourouides devait nécessairement arriver, pourquoi pleurer ces héros, qui ont atteint le refuge suprême ?

210. Ô guerrier aux puissants bras, le magnanime Vidoura, qui savait (tout ce qui devait arriver), s’est efforcé (d’amener) l’apaisement (de la querelle), ô maître des hommes.

211. J’estime que nul être, même en y appliquant longtemps ses efforts, ne peut diriger (d’un autre côté) la voie tracée par le destin.

212. J’ai entendu de mes propres oreilles, ce que les dieux (avaient résolu) de faire. Je vais te le raconter, pour affermir ton esprit.

213. Je me dirigeai jadis, dans une course rapide et sans fatigue, vers la cour d’Indra ; j’y vis alors les habitants du ciel qui y étaient rassemblés.

214. Ô homme sans péché, j’y vis tous les devarshis ayant Nârada à leur tête. La Terre y était aussi, ô maître de la terre,

215. Comme si elle y fût venue dans un but déterminé. Alors, la Terre, s’étant approchée des dieux, dit aux immortels assemblés :

216. « Ô Bienheureux, que ce qui doit être fait pour moi, et ce à quoi vous avez consenti dans le séjour de Brahma, s’exécute rapidement. »

217. Après avoir entendu ces paroles, Vishnou, à qui les mondes rendent hommage, parla (ainsi) à la Terre, dans l’assemblée des dieux :

218. « L’aîné des cent fils de Dhritarâshtra, appelé Douryodhana, accomplira ce qui doit être fait pour toi.

219. Quand tu l’auras obtenu pour roi, tes desseins seront accomplis. Les (rois) protecteurs de la terre, réunis à Kouroukshetra dans l’intérêt de Douryodhana,

220. Se détruiront les uns les autres, en se frappant avec des armes puissantes. Sache, ô déesse, que, dans ce combat, tu seras déchargée du fardeau (que tu as à porter).

221, 222. Hâte-toi de retourner à ta place. Supporte le monde, ô belle. » Ô roi, ce prince (qui était) ton fils, né du sein de Gândhârî pour la destruction du monde, était une portion de Kali (déesse de la discorde). Il était impatient, insatiable, colère, et d’un commerce difficile.

223. Le destin lui donna des frères semblables à lui, et, pour principaux amis, Çakouni son oncle maternel, et Karna.

224. Des rois nés pour la destruction furent réunis sur la terre. Tel est le roi, tel devient son peuple.

225. L’injustice se transforme en justice, si le maître est juste. Il n’y a aucun doute que les serviteurs n’aient les qualités et les défauts du maître.

226. Ô roi, tes fils sont morts pour s’être approchés d’un roi pervers. Ô guerrier aux grands bras, Nârada qui est au fait de la vérité, connut bien cette affaire.

227. Ô maître de la terre, tes fils ont péri en (expiation) de leurs propres fautes. Ô Indra des rois, ne les pleure pas, car il n’y a pas (en cela) de motifs de chagrin.

228. Les fils de Pândou ne t’ont, en vérité, pas causé le plus petit dommage. Tes fils, destructeurs de cette terre, étaient des méchants,

229. Et, s’il te plaît, il n’est pas douteux que, dans l’assemblée lors du sacre de Youdishthira, (Nârada) n’ait prédit jadis (ce qui devait arriver).

230. « Ô fils de Kountî » (dit-il), « tous les Pândouides et les Kourouides s’attaqueront les uns les autres et cesseront (ensuite) d’exister. Fais ce que tu dois faire. »

231. En entendant cette parole de Nârada, les Pândouides furent affligés. L’éternel secret des dieux t’est ainsi dévoilé.

232. (Je t’ai fait voir) comment ton chagrin peut disparaître, (comment tu dois) endurer la vie et (prendre) de l’affection pour les fils de Pândou, en reconnaissant que (ce qui est arrivé) était un décret de la destinée.

233. Ô guerrier aux grands bras, cette révélation, faite lors du sacrifice suprême du râjasoûya (sacre) de Dharmarâja, avait été entendue par moi.

234. Quand je lui eus fait connaître ce décret, Dharmapoutra s’efforça d’éviter la guerre avec les Kourouides, mais le destin est plus puissant (que tous les efforts des hommes).

235. Les décrets de la fatalité, ô roi, ne sauraient en aucune façon être évités, ni par les êtres mobiles, ni par les êtres immobiles.

236. Toi qui mets le devoir au-dessus de tout, ce qui (prouve) que ta sagesse est supérieure, tu es égaré, (même) après avoir connu la voie que les êtres vivants doivent suivre, et celle qu’ils doivent éviter.

237. Si le roi Youdhishthira savait que tu es accablé par le chagrin, et que tu as constamment l’esprit troublé, il renoncerait lui-même à la vie.

238. Il est toujours sensible et compatissant, même pour les petits des animaux. Comment, ô Indra des rois, n’aurait-il pas compassion de toi ?

239. Ô Bharatide, supporte (le fardeau de) la vie, tant pour m’obéir, que parce que l’ordre des choses ne peut changer son cours, et aussi par affection pour les fils de Pândou.

240. Si tu te conduis ainsi, ta renommée s’étendra dans le monde (entier). Ô mon ami, le profit que l’on retire du devoir est très grand, et tu pourras pratiquer longtemps l’ascétisme.

241. Éteins toujours avec l’eau de la sagesse, dont je viens de te rappeler les règles, le chagrin (que te cause la mort) de tes fils, comme (tu éteindrais) un feu allumé (et flambant).

242. Vaiçampâyana dit : Après avoir entendu ce discours de Vyâsa à l’éclat incommensurable, et réfléchi un instant, Dhritarâshtra dit :

243. « Ô le plus grand des brahmanes, je suis assailli par une multitude de chagrins ; mon esprit est constamment en proie à l’égarement, et je ne me reconnais pas moi-même.

244. Mais après t’avoir entendu m’exposer ce qui est ordonné par le destin, je supporterai l’existence et je m’efforcerai d’échapper au désespoir. »

245. Ô Indra des rois, quand il eut entendu ces paroles de Dhritarâshtra, Vyâsa, fils de Satyavatî, disparut de ce lieu.