Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap62

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 405-412).


CHAPITRE LXII


COLLOQUE DE KRISHNA ET DES FILS DE PÂNDOU


Argument : Joie des Pândouides en constatant la mort de Douryodhana, Louanges données à Bhîma. Discours de Krishna. Douryodhana fait un effort pour se relever et répond à Krishna, qu’il accuse de tous ses maux. Réponse de Krishna. Nouveau discours de Douryodhana. Il se produit des prodiges qui humilient et effraient l’armée Pândouide. Discours de Krishna pour rassurer cette armée. Les Pândouides rentrent dans leurs tentes pour se reposer.


3388. Dhritarâshtra dit : Ô Sañjaya, que firent les Pândouides et les Sriñjayas, quand ils eurent vu Douryodhana frappé dans la bataille par Bhîmasena ?

3389. Sañjaya dit : Quand ils virent Douryodhana frappé dans le combat par Bhîmasena, comme un éléphant sauvage est tué par un lion, ô grand roi,

3390. Les Pândouides, avec Krishna, furent remplis de joie. Quand le descendant de Kourou eut été tué, les Pâñcâlas et les Sriñjayas

3391. Lancèrent leurs vêtements en l’air et poussèrent des rugissements. La terre (semblait à peine) pouvoir les porter, (tant leur joie débordait).

3392. Les uns déchargeaient leurs arcs, les autres en faisaient vibrer la corde, d’autres soufflaient dans leurs grandes conques, d’autres (encore) battaient des tambours doundoubhis.

3393. D’autres aussi, de tes ennemis, raillaient et riaient. Les héros adressèrent, à plusieurs reprises, ces paroles à Bhîmasena :

3394. Tu as accompli aujourd’hui, dans le combat, un exploit très difficile, en tuant avec ta massue l’Indra des Kourouides, très expert dans les exercices militaires.

3395. Car tous les hommes considéraient la mort de ton ennemi, comme aussi difficile à donner que celle que, dans un combat suprême, Indra donna à Vritra.

3396. Quel autre que Vrikodara eût pu tuer Douryodhana, se livrant à toutes sortes d’évolutions, (dans lesquelles il décrivait) des cercles (d’escrime).

3397. Tu es venu à bout de cette hostilité, qu’un autre eût très difficilement pu terminer ; nul autre que toi n’eût pu accomplir un tel exploit.

3398. Grâce au ciel, ô héros, tu as écrasé du pied, sur le champ de bataille, la tête de Douryodhana, comme (eût pu le faire) un éléphant furieux.

3399. Grâce au ciel, ô homme sans péché, après un combat merveilleux, semblable à celui d’un buffle contre un lion, tu as bu le sang* de Dousçâsana.

3400. Par tes exploits, tu as foulé aux pieds la tête de ceux qui firent injure au vertueux Youdhishthira.

3401. Par suite de ta supériorité sur les ennemis, et du meurtre de Douryodhana, ô Bhîma, grâce au ciel, ta gloire s’est répandue sur la terre.

3402. De même que les poètes louent Çakra d’avoir tué Vritra, de même, ô Bharatide, nous te félicitons d’avoir tué ton ennemi.

3403. Sache, ô Bharatide, que nos poils, (que la joie de voir) Douryodhana tué, avait hérissés, n’ont pas (encore) repris leur position naturelle.

3404-3406. Telles étaient les louanges adressées à Bhîmasena. En entendant parler (ainsi), les Pâncâlas et les Pândouides, ces tigres des hommes, le meurtrier de Madhou leur tint un autre langage. « Ô maîtres suprêmes des hommes, (leur dit-il), il n’est pas convenable de continuer de tourmenter, par des paroles cruelles, un homme abattu. Ce sot est tué. Il a péri, ce méchant, rempli d’impudence,

3407, 3408. Avare, ami infidèle, foulant aux pieds les contrats écrits. (Quoi qu’il en fût) souvent requis par Vidoura, Kripa, Drona, le fils de la Gangâ et par les Sriñjayas, il ne (voulut jamais consentir à) rendre leur héritage paternel aux fils de Pândou. Maintenant ce (prince), le plus vil des hommes, n’est plus capable (d’être considéré comme) un ami ou un ennemi 32

3409. À quoi bon, invectiver cet (homme devenu) semblable à un morceau de bois entièrement brisé ? Ô rois de la terre, hâtez-vous de monter sur vos chars. Nous nous en allons.

3410. Grâce au ciel, ce (roi) à l’âme mauvaise est tué, avec ses ministres, ses parents et ses partisans. Mais, en entendant ces outrages (qui lui étaient adressés par) Krishna, le roi Douryodhana,

3411. Saisi d’une impatiente colère, ô maître des hommes, (essaya de) se lever, reposant sur ses fesses et s’appuyant sur ses deux bras.

3412. Fronçant les sourcils, il lança au Vasoudevide un regard (terrible). Le roi, à demi dressé, ressemblait ainsi à un

3413. Serpent qui a la queue coupée, ô Bharatide ; sans songer à l’agonie terrible qui abrégeait sa vie,

3414. Douryodhana piqua le Vasoudevide par de cruelles paroles. « Ô ironique esclave de Kamsa, dit-il, tu es sans pudeur.

3415. Si j’ai été irrégulièrement abattu dans le combat à la massue, (c’est) toi (qui en as été) la cause), en rappelant les souvenirs de Bhîmasena et en lui disant : « Brise-lui les deux cuisses. »

3416, 3417. Pourquoi n’ai-je pas entendu ce que tu as dit à Arjouna ? Après que, par divers moyens déloyaux, tu as fait tuer des milliers de rois qui combattaient loyalement, tu ne manifestes aucune honte, (pas plus que) tu ne montres de compassion, après avoir causé la destruction d’un grand nombre de héros.

3418. Notre grand-oncle Bhîshma a péri sous tes coups. (Il est vrai que) tu avais mis en avant Çikhandin (pour le tuer). Après que tu as eu tué l’éléphant qui avait le même nom qu’Açvatthâman,

3419-3421. Le précepteur (Drona) a déposé les armes. Pourquoi ne m’en suis-je pas aperçu ? Tu as vu cet homme héroïque, quand il était abattu par le méchant Dhrishtadyoumna, et tu ne l’as pas secouru ! Qui a fait plus de mal que toi, qui as fait tomber sur Ghatolkaca (fils de Bhîma et d’une rakshasâ), la lance même (que Karna avait demandée à Indra), pour tuer le fils de Pândou (Arjouna) ? Le fort Bhoûriçravas, presque mort, ayant les mains coupées,

3422. A été tué par toi, par (l’intermédiaire) du magnanime petit-fils de Çini. Karna avait accompli de grands exploits, (poussé) par le désir de vaincre le fils de Prithâ.

3423. Mais, aussi malheureux qu’Açvasena, fils du roi des serpents, il a été vaincu, quand sa roue est tombée (dans l’ornière).

3424-3426. Karna, qui ne songeait qu’à remettre sa roue (en état), ce (héros), le premier des hommes, a été abattu dans la bataille. Si tu avais loyalement combattu Karna, Bhîshma et Drona, (tandis qu’ils) se tenaient sur leurs gardes, certainement tu ne les aurais pas vaincus. Mais, nous et d’autres princes, qui obéissions à nos devoirs, nous nous sommes fait tuer par toi, par trahison et sans noblesse.

3427. Le Vasoudevide dit : Ô fils de Gândhâri, tu as été tué avec tes frères, tes fils, tes partisans, tes troupes et tes amis, parce que vous aviez suivi une mauvaise voie.

3428. Ce sont tes mauvaises actions qui ont fait abattre les deux héros Bhîshma et Drona, et Karna a péri dans la bataille pour avoir imité ta méchante conduite.

3429. Ô fou, (quand tu as été) imploré par moi, ta cupidité, encouragée par Çakouni, (t’a empêché) de rendre aux fils de Pândou la part de royauté (qui leur venait de) leur père.

3430. C’est toi qui as fait donner du poison à Bhîmasena. Tu as fait incendier tous les fils de Pândou avec leur mère, dans la maison de laque, ô insensé.

3431. (À l’occasion du) jeu de dés, la Yajnasenienne (Draupadî), qui se trouvait au moment critique de son mois, a été tourmentée (par tes ordres). Ô impudent à l’âme souillée, tu devais être tué.

3432. Tu as été tué dans le combat parce que, (guidé) par le Soubalide qui connaissait les dés, tu as vaincu celui qui n’était pas au fait de ce jeu, (mais) qui connaissait les devoirs.

3433. Parce que Krishna (Draupadî) a été tourmentée dans le bois par le méchant Jayadratha, près de l’ermitage de Trinavindou, alors que (ses époux) étaient à la chasse ;

3434. Et parce que le jeune Abhimanyou, qui était seul, a été tué dans le combat par plusieurs (guerriers), à ton instigation, ô méchant, (à ton tour) tu as été tué dans la bataille .

3435. Par manque complet de vertu, tu as commis les actes dont tu prétends que nous aurions dû nous abstenir.

3436. Tu n’as pas écouté les leçons d’Ouçanas et de Vrihaspati. Tu n’as pas suivi les conseils des vieillards ; une bonne parole n’a jamais été écoutée par toi.

3437. Tu as toujours obéi à ta volonté, (guidé par) ta cupidité et ta grande avarice. Tu as fait ce qui n’était pas à faire : les fruits pervers ont mûri. Supportes-en les conséquences.

3438. Douryodhana dit : J’ai étudié (les Védas) ; j’ai offert des dons suivant les règles ; j’ai gouverné la terre avec les mers ; je me suis placé au-dessus de mes ennemis. Qui donc a été plus heureux que moi ?

3439. Si (la mort dans le combat), cette fin que les Kshatriyas fidèles à leurs devoirs souhaitent, a été obtenue par moi, qui donc me surpasse en bonheur ?

3440. J’ai goûté des jouissances humaines, que les rois obtiennent difficilement. J’ai exercé la suprême souveraineté. Qui donc a été plus heureux que moi ?

3441. impérissable, j’irai au Svarga, avec mes amis et mes frère puînés, tandis que vous pleurerez de voir vos désirs non accomplis.

3442. Sañjaya dit : À la fin de ce discours du sage roi de Kourou, il tomba une très abondante pluie de fleurs qui répandaient un agréable parfum.

3443. Les Gandharvas firent entendre le son d’admirables instruments de musique, et les Apsaras chantèrent tout ce qui faisait l’objet de la gloire du roi.

3444. Les Siddhas, ô Bharatide, prononcèrent ces paroles : « Bien ! bien ! » et un vent parfumé, doux, agréable, à l’excellente odeur, se mit à souffler.

3445. Toutes les régions de l’horizon resplendirent, et le ciel devint (aussi bleu) que le lapis lazuli. Ceux que conduisait le Vasoudevide, en contemplant ces prodiges,

3446. Et envoyant les honneurs rendus à Douryodhana, rougirent de honte. Remplis de douleur, ils pleurèrent en entendant dire que c’était d’une manière déloyale qu’avaient été tués

3447. Bhîshma, Drona, Karna et Bhoûriçravas. Mais, en voyant les Pândouides pensifs et l’esprit abattu,

3448, 3449, Krishna leur dit d’une voix retentissante comme le tonnerre ou le bruit du tambour : « Ce roi, qui possédait des astras très puissants, et tous ces grands guerriers, n’auraient pas pu être tués dans un combat régulier. Ce prince ne pouvait, en aucune façon, succomber dans une lutte loyale,

3450, 3451. (Pas plus que) tous ces grands guerriers, (qui étaient) de grands archers. Désirant votre bien, je les ai tous fait périr dans la bataille, en ayant, à plusieurs reprises, recours à des moyens magiques. Si je ne me fusse pas conduit ainsi dans le combat,

3452. Comment eussiez-vous obtenu la victoire, et à plus forte raison la royauté et la fortune ? Car ces quatre (héros) étaient les plus grands guerriers (qui aient jamais paru) sur la terre.

3453. Ils ne pouvaient pas être tués d’une manière régulière, même par les protecteurs du monde. Et ce fils de Dhritarâshtra, dont la fatigue était dissipée, et qui avait sa massue à la main,

3454. Ne pouvait pas périr (dans une lutte) régulière ici bas, fût-ce (sous les coups de) la mort armée de son bâton. Il ne doit donc pas vous tenir au cœur qu’on ait fait tuer cet ennemi.

3455. (Quand) les adversaires (sont) nombreux et supérieurs (à nous), ils doivent être détruits par des moyens irréguliers, et en ayant recours à la ruse. Cette voie a été suivie par les dieux, les premiers, pour tuer les asouras.

3456. Le chemin parcouru par les bons doit l’être par tous. Nous avons fait, certes, ce qu’il fallait faire. Le soir (est venu). Nous allons prendre plaisir (à nous reposer) dans nos demeures.

3457-3459. Nous tous, les rois des hommes, allons prendre du repos, avec nos chevaux, nos éléphants et nos chars. » Après avoir entendu les paroles du Vasoudevide, les Pâñcâlas et les Pândouides rugirent comme une multitude de lions. À la vue de Douryodhana tué, ils soufflèrent de joie dans leurs conques, et le Madhavide (souffla aussi dans sa conque) Pâñcajanya, ô taureau des hommes.