Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap60

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 395-398).


CHAPITRE LX


LAMENTATIONS DE YOUDHISHTHIRA


Argument : Bhîma insulte Douryodhana. Paroles qu’il adresse aux Pândouides. Chagrin de l’armée. Réponse de Youdhishthira, qui cherche ensuite à calmer la colère de Douryodhana.


3309. Sañjaya dit : En le voyant abattu, tous les Pândouides le contemplèrent, comme (ils eussent regardé) un grand Çâla (vâtica robusta) arraché, (et furent) joyeux.

3310. Et tous les Somakas, le poil hérissé (de joie), le virent, pareil à un éléphant terrassé par un lion.

3311. Puis le majestueux Bhîmasena, après avoir frappé Douryodhana, s’approcha de cet Indra des Kourouides et dit :

3312. Vache, vache. » Ainsi (disais-tu) jadis, ô homme vil, à Draupadî qui n’était couverte que d’un seul vêtement. Ô Insensé, (voilà) ce que tu as dis dans l’assemblée, en te moquant de nous.

3313. Aujourd’hui, reçois le fruit de cette raillerie. Ayant ainsi parlé, il lui toucha la tête du pied gauche.

3314. Rouge de colère, Bhîma, tourmenteur des ennemis, fit ainsi, avec le pied, mouvoir la tête du lion des rois.

3315, 3316. Écoute, ô maître des hommes, les paroles qu’il dit (encore) : « Nous nous moquons (maintenant) des fous qui raillaient jadis en disant : « Vache, vache », et nous leur disons (à notre tour) : « Vache, vache ». Chez nous, pas d’appétits déshonnêtes, pas de jeu de dés, pas de tromperie.

3317. Nous tuons nos ennemis en n’en appelant qu’à la force de nos bras. »

3318. Vrikodara, qui venait de terminer la guerre, dit doucement en riant à Youdhishthira, à Keçava, aux Sriñjayas, à Dhañjaya et aux deux fils de Mâdravati :

3319. Voyez, tués dans les combats par les Pândouides, grâce à l’ascétisme de la Yajñasènienne (Draupadî), ces Dhritarâshtrides qui, alors qu’elle était au moment critique de son mois, la traînaient et la déshabillaient dans l’assemblée.

3320. Nous avons tué, en même temps que leurs troupes et leurs partisans, ces cruels Dhritarâshtrides qui nous appelaient jadis : « Canaille inutile ». Nous allons volontiers (ainsi) soit au Svarga, soit à l’enfer. »

3321. (Bhîma) ayant foulé aux pieds la massue placée sur l’épaule du roi tombé, ayant touché du pied gauche la tête (de ce prince), répéta au perfide Douryodhana (ce qu’il venait de lui dire).

3322. Les vertueux chefs des Somakas ne furent pas satisfaits de voir Bhimasena, à l’âme mauvaise, se plaire à mettre le pied sur la tête du plus grand des Kourouides.

3323. Pendant que Vrikodara, qui avait tué ton fils, dansait (de joie), en ne cessant de se vanter, Dharmarâja lui dit :

3324. Tu as payé (à Douryodhana) l’hostilité (qu’il nous a témoignée). Tu as accompli ta promesse, au moyen d’une action bonne ou mauvaise. Maintenant, arrête-toi.

3325. N’écrase pas sa tête du pied. Que ta vertu ne disparaisse pas complètement. Ce que (tu veux faire) n’est pas convenable, ô homme sans péché.

3326. Ô Bhîma, ne touche pas du pied un roi et un parent, maître de onze armées, et (surtout) le roi des Kourouides,

3327. Dont les parents sont tués, dont les ministres sont tués, dont l’armée est détruite, et qui, (lui-même), a succombé dans le combat. Il est digne de pitié à tous égards. Ce roi ne se dresse plus (devant nous) dans la bataille.

3328. Il est tombé, ses ministres, ses frères et ses sujets sont tués ; son armée est anéantie. C’était notre frère. Le traitement (que tu veux lui faire subir) n’est pas convenable.

3329. On disait jadis : « Bhîmasena est un homme de bien. » Comment, toi (qui avais) ces (qualités), (oses-tu) te placer au-dessus d’un roi ?

3330. Ayant ainsi parlé à Bhîmasena, Youdhisthira, triste, ayant des larmes dans la voix, s’approcha de Douryodhana, dompteur des ennemis, et lui dit :

3331. Ô mon ami, tu ne dois pas t’abandonner à la colère, ni te plaindre de ton sort. Certes, ce que tu as fais jadis a eu des résultats terribles.

3332. Sans doute, c’est la volonté du créateur du monde, qui a donné (à tes actes) cette étrange et impure conséquence, que nous avons voulu te tuer et que tu voulais nous détruire. Ô le plus grand des Kourouides,

3333. Certainement, c’est par ta propre faute que tu es tombé dans cette grande adversité, (qui a été causée) par ta cupidité, ton orgueil et ta sottise, ô Bharatide,

3334. Après avoir fait tuer amis, frères, parents, fils, petits-fils et beaucoup d’autres, tu as enfin trouvé la mort.

3335. Par ta faute, tes frères (ont été) abattus et tes parents (ont été) tués par nous. (Les décrets du) destin me paraissent insondables.

3336. Ta personne ne doit pas être pleurée. Ta mort ne doit pas inspirer de regrets. Nous seulement, ô Kourouide, (serons) dignes de compassion dans toutes les situations (où nous nous trouverons).

3337. Privés de ces chers parents, nous inspirerons la pitié, et (nous serons) tourmentés (par le chagrin) de la perte de (nos) frères et des brahmanes (qui ne sont plus).

3338. Que dire à (vos) épouses (devenues) veuves, plongées dans la douleur ? Toi seul, tu es parti (pour le ciel). Ton séjour dans le svarga est assuré.

3339, 3340. Nous, considérés comme voués à l’enfer, nous subirons un malheur cruel. Les brus et les femmes des petits-fils de Dhritarâshtra, (ces) veuves éplorées, dévorées par le chagrin, nous maudiront assurément. »

3341. Sañjaya dit : Après avoir ainsi parlé, ce prince affligé, Youdhishthira Dharmapoutra (fils de Dharma), soupira et se lamenta pendant longtemps.