Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap4

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 33-38).


CHAPITRE IV


KRIPA SOLLICITE DOURYODHANA


Argument : Discours de Kripa. Il propose de faire la paix.


187. Sanjaya dit : Ayant vu abattus les chars et les caisses des chars des magnanimes, les éléphants et les bataillons tués dans le combat, ô vénérable,

188. Le champ de bataille (aussi) affreux que le jardin de Roudra, et la disparition, par centaines de mille, des rois (qui y étaient) venus,

189. 190. Ton fils s’étant détourné, l’esprit dévoré de chagrin, les armées étant extrêmement épouvantées à la vue de la force des Prithides, et réfléchissant à leurs malheurs, en entendant le cri suprême des troupes battues, ô Bhâratide,

191. Ayant vu la mémoire des Indras (rois) des rois ternie dans le combat (par leur défaite), le vertueux et vieux Kripa, atteint de compassion, ô roi,

192. Énergique, parlant bien, s’étant approché de Douryadhana, maître suprême des hommes, lui dis avec colère :

193. Douryadhana, descendant de Bharata, écoute ce que je vais te dire. Quand tu l’auras entendu, tu agiras en conséquence, si cela te convient, ô (mortel) sans péché.

194. Ô Indra des rois, certes aucune voie ne semble meilleure que celle des mérites guerriers. Les Kshatriyas qui s’y sont engagés se livrent aux combats, ô le meilleur des Kshatriyas.

195. Père, mère, fils ; fils de la sœur, oncles maternels, et même les parents des parents doivent être combattus par celui qui vit en Kshatriya.

196. Dans la mort (reçue en combattant), réside le mérite suprême. La fuite est ignominieuse. Aussi, ceux (de cette caste) qui tiennent à leur vie, ont une existence terrible.

197. Je vais te dire des paroles qui peuvent être utiles. Bhîshma, Drona et le grand guerrier Karna étant tués.

198. Ainsi que Jayadratha, tes frères et ton fils Lakshamana, ô (mortel) sans péché, que nous reste-t-il à faire ?

199. Ces héros, à qui nous songions pour leur confier le fardeau de la royauté, ont abandonné leurs corps et sont allés vers le refuge de ceux qui connaissent Brahma.

200. Privés de ces grands guerriers remplis de qualités, nous passerons notre vie dans l’affliction, ayant causé la mort de nombreux rois.

201. (Arjouna) Bîbhâtsou n’a pu être vaincu, (même) quand (eux) tous étaient vivants. Le guerrier aux grands bras (voyant par) les yeux de Krishna serait invincible, même pour les dieux.

202. La grande armée a tremblé à la vue du drapeau (orné) d’un singe, élevé comme l’étendard d’Indra, semblable en éclat à l’arc et à la foudre du roi des dieux.

203. Nos cœurs frissonnent (en entendant) le rugissement de Bhîma, le son de la conque de Krishna et le bruit de Gândiva.

204. Gândîva paraît comme un grand éclair qui, dans son mouvement, dérobe la lumière des yeux (éblouis), et comme un grand tison agité.

205. Mis en mouvement, le grand arc bariolé d’or se voit dans toutes les directions, comme l’éclair au milieu des nuages du ciel.

206. Les chevaux attelés au char, sont des chevaux blancs, aussi éclatants que la lune ou que l’herbe Kâça, buvant pour ainsi dire l’éther (tant ils sont) rapides,

207. Conduits par Krishnas, comme les nuages le sont par le vent, ayant le corps couvert d’or, ils portent Arjouna au combat.

208. Ô roi, Arjouna, le meilleur de ceux qui connaissent les astras, consume ton armée, comme un feu allumé dans le camp (consume) une broussaille épaisse.

209. Ô grand roi, quand il entrait dans les armées, Dhanañjaya, ayant un éclat pareil à celui du grand Indra, nous paraissait (terrible) comme un éléphant à quatre défenses.

210. Nous voyions Dhanañjaya mettant tes troupes en désordre et faisant trembler les princes, comme un éléphant trouble un étang à lotus,

211. Nous le voyions faisant trembler les guerriers Pandouides mêmes, par le frémissement de son arc. comme les troupes de gazelles voient un lion (qui les remplit de terreur).

212. Les deux grands archers, les taureaux des porteurs d’arc, les deux Krishnas, la cuirasse lassée, brillaient au milieu du monde (entier).

213. Aujourd’hui, ô Bharatide, il y a dix-sept jours (que dure) la lutte épouvantable des deux partis qui se sont rencontrés pour se combattre.

214. Tes armées dispersées de tous côtés, comme les nuages de l’automne le sont par le vent, disparaissent de toutes parts.

215. L’ambidextre, ô grand roi, fait trembler ton armée, comme un vaisseau tourné sens dessus dessous, et en quelque sorte roulé par le vent dans la mer.

216. Où donc était le fils du cocher, où était Drona avec ses suivants, où donc étais-je, où était le héros Hridikien (Kritavarman) ?

217. Où donc était ton frère Dousçâsana, avec ses frères. Après avoir vu Jayadratha atteint par les flèches (des ennemis),

218. Lui qui avait vaincu ouvertement les parents, les frères, les compagnons, les oncles maternels, et foulé le monde aux pieds,

219. Le roi Jayadratha est tué. Que nous reste-t-il donc à faire ? ou bien quel est le héros qui vaincra le fils de Pândou ?

220. Car les astras divins de ce magnanime sont brandis, et le bruit de Gândîva anéantit nos forces.

221. Cette armée, dont les chefs sont tués, est comme une nuit sans lune, comme une rivière dont les eaux sont basses, et dont les arbres (qui ornaient ses rives) ont été brisés par les éléphants.

222. Le guerrier aux grands bras, aux chevaux blancs, parcourra à sa volonté cette armée dont les conducteurs sont tués, comme un feu flambant (parcourt) des broussailles.

223. L’énergie de ces deux (guerriers), le Satyakide et Bhîmasena, serait capable de briser toutes les montagnes et de dessécher toutes les mers.

224. Ô maître des hommes, la parole que Bhîmasena prononça au milieu de la cour (de ton père) est entièrement accomplie, et il fera encore davantage.

225. Quand Karna lui faisait face, l’armée (ennemie) protégée par les fils de Pândou, était difficile à affronter, et grandement secourue par celui qui a pour arc Gândiva.

226. Vous récoltez les fruits des malhonnêtetés que vous avez accomplies sans motif contre des hommes vertueux.

227. Le monde entier a été péniblement accaparé par toi à ton profit, (ta conquête) est douteuse, toi-même aussi, ô Bharatide (tu es en danger).

228. Protège ta personne même, ô Douryodhana, tout réside en toi. Quand le vase est brisé, son contenu s’enfuit dans toutes les directions.

229. La paix doit être cherchée par celui qui est battu et par celui qui est égal (en force), la guerre, par celui qui est le plus fort ; cette politique est celle de Vrihaspati.

230. Ô roi, nous que voici, nous sommes privés de nos amis par les fils de Pândous, et réduits à nos propres forces ; je pense en conséquence qu’il serait utile de faire la paix avec les Pandouides.

231. Car celui qui ne connaît pas ce qui lui convient le mieux et qui méprise ceux qui sont plus forts que lui, tombe vite (du trône) et ne trouve pas le (sort) le meilleur.

232. Si, en nous inclinant respectueusement devant lui, nous pouvions obtenir du roi (Youdhishthira), de conserver nos royaumes, il vaudrait mieux ne pas marcher follement à la défaite.

233. Youdhishthira est d’un naturel compatissant ; à la requête, du fils de Vicitravîrya, et sur le conseil de Govinda, il pourrait te donner un royaume.

234. Certes, tous feront ce que Hrishikeça dira au roi, à Arjouna et à Bhîmasena victorieux.

235. Krishna ne méprisera pas les paroles de Dhritarâbhtra, roi de Kourou, et je crois que le fils de Pândou ne se refusera pas à (suivre les conseils) de Krishna.

236. Je crois salutaire pour toi de ne pas combattre les fils de Prithâ. Je ne parle ni par compassion ni pour protéger ma vie.

237, 238. Ô roi, mon conseil est bon. Sur le point de mourir tu te rappelleras ce (que je viens de te dire). Le Çaradvatide Kripa, ayant ainsi parlé, exhala un soupir long et profond, et s’évanouit.