Le Magasin d’antiquités/Tome 2/42

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 33-43).



CHAPITRE V.


Il convient maintenant que nous laissions pendant quelque temps Kit pensif, et plein d’impatience, pour suivre les aventures de la petite Nelly ; nous allons reprendre le fil de notre récit là où nous l’avons quitté à plusieurs chapitres d’intervalle.

Dans une de ses promenades du soir, tandis que Nelly, suivant les deux sœurs à distance respectueuse, trouvait dans sa sympathie pour elles, et dans la contemplation de leurs peines qui offraient une ressemblance fraternelle avec son propre isolement, une sorte de soulagement et de calme remplis d’un bonheur momentané, mais profond, bien que ce doux plaisir qu’elle avait à les voir fût de ceux qui naissent et s’éteignent dans les larmes ; dans une de ses promenades, disons-nous, à l’heure paisible du crépuscule, lorsque le ciel, la terre, l’air, l’eau courante, le son des cloches éloignées, tout était en harmonie avec les émotions de l’enfant solitaire, et faisait naître en elle des pensées consolantes, mais qui n’appartenaient pas au monde où vivent les enfants, ni à ses joies faciles ; dans une de ces excursions qui étaient devenues son unique satisfaction, sa seule consolation, la lumière du jour s’était éteinte sous l’ombre du soir qui s’avançait de plus en plus vers la nuit, et cependant la jeune créature continuait d’errer dans les ténèbres : elle trouvait une compagnie dans cette nature si sereine, si paisible, tandis qu’au contraire le bruit des paroles et l’éclat des lumières éblouissantes eussent été pour elle la solitude.

Les deux sœurs étaient retournées à leur logis, et Nelly était seule. Elle leva ses yeux vers les brillantes étoiles qui projètent une si douce clarté du haut des vastes espaces du ciel ; à mesure qu’elle les contemplait, de nouvelles étoiles lui apparaissaient, puis d’autres au delà, puis d’autres encore, jusqu’à ce que toute l’étendue fût diamantée d’astres rayonnants de plus en plus élevés dans l’incommensurable infini, éternels dans leur multiplicité comme dans leur ordre immuable et indestructible. Nelly se pencha vers la rivière calme et limpide, et là elle vit les étoiles reluire dans leur même ordre, telles qu’au temps du déluge la colombe les vit se refléter dans les eaux débordées et profondes d’un million de lieues, bien au-dessus du sommet des montagnes, au-dessus du genre humain qui avait péri presque tout entier.

L’enfant s’assit en silence sous un arbre : la beauté de la nuit et toutes les merveilles qu’elle étale la frappaient d’une admiration muette. L’heure, le lieu éveillèrent ses réflexions : avec une espérance douce, moins d’espérance peut-être que de résignation, elle évoqua le passé, le présent et ce que l’avenir lui gardait en réserve. Entre elle et le vieillard il s’était opéré par degrés une séparation plus pénible à supporter qu’aucun des chagrins d’autrefois. Chaque soir, souvent même dans le jour, il s’absentait, il s’en allait seul ; et bien que Nelly sût où il allait et pourquoi il s’absentait, car les yeux hagards de son grand-père et les appels constants qu’il faisait à sa pauvre bourse épuisée étaient de trop sûrs indices, cependant le vieillard évitait toute question, se renfermait dans une réserve entière et fuyait même la présence de sa petite-fille.

Nelly, assise à l’écart, méditait donc sur ce changement avec une tristesse empreinte de la teinte mélancolique que la nuit répandait autour d’elle, lorsqu’au loin l’horloge d’une église sonna neuf heures. Nelly se leva, se remit à marcher et se dirigea pensive vers la ville.

Elle avait atteint un petit pont de bois jeté au-dessus du courant, quand elle aperçût tout à coup, sur la prairie qu’elle devait prendre, une lumière rouge, et, regardant avec plus d’attention, reconnut qu’elle partait, selon toute apparence, d’un camp de bohémiens qui avaient allumé un feu à une petite distance du chemin, et s’étaient assis ou couchés tout autour. Trop pauvre pour avoir rien à craindre d’eux, Nelly continua son chemin. Il lui eût fallu d’ailleurs, pour en prendre un autre, allonger considérablement sa route ; seulement elle ralentit son pas.

Quand elle fut proche du feu du bivouac, un mouvement de curiosité timide la poussa à y jeter un regard. Entre elle et le foyer il y avait une figure dont le contour se dessinait en courbe marquée vers le feu. À cette vue, Nelly s’arrêta brusquement ; mais après avoir réfléchi et s’être dit, ou même s’être assurée, à ce qu’elle croyait, que ce n’était ni ne pouvait être la personne qu’elle avait supposée, elle passa outre.

Cependant l’entretien qui avait été entamé devant le feu des bohémiens reprit son cours ; et Nelly, bien qu’elle ne pût distinguer les paroles, fut alors frappée du son de voix de celui qui parlait, une voix qui lui était aussi familière que la sienne même.

Elle se retourna et regarda derrière elle. La personne que cherchaient ses yeux venait de se lever, et, debout, le corps un peu incliné, elle s’appuyait sur un bâton qu’elle tenait à deux mains. Cette attitude n’était pas moins connue de Nelly que le son de la voix.

C’était son grand-père.

Le premier mouvement de l’enfant fut d’appeler le vieillard ; le second, de se demander quels pouvaient être ses compagnons et dans quelle intention ils se trouvaient là réunis, une crainte vague d’abord, puis le désir violent d’éclaircir ses doutes, rapprocha Nelly du groupe présent à ses yeux : toutefois elle eut soin de dissimuler ses pas, et de se glisser le long d’une haie.

Elle put de là arriver jusqu’à quelques pieds seulement du bivouac, et, cachée entre de jeunes arbres, voir et entendre à la fois sans craindre d’être aperçue.

Là il n’y avait ni femmes ni enfants, comme elle en avait remarqué dans d’autres camps de bohémiens devant lesquels elle avait passé avec son grand-père durant leur vie errante : ce qu’elle vit seulement, ce fut un gipsy d’une taille athlétique, qui se tenait à peu de distance les bras croisés, appuyé contre un arbre, et tantôt regardait le feu, tantôt fixait ses noires prunelles sur trois autres hommes qui entouraient le foyer et dont il suivait la conversation avec un intérêt constant mais déguisé. Parmi ces trois hommes était son grand-père : dans les deux autres, Kelly reconnut les joueurs de cartes qu’elle avait vus dans l’auberge pendant la trop mémorable nuit d’orage, celui qu’on appelait Isaac List, et son sinistre compagnon. Une de ces tentes basses et cintrées en usage chez les bohémiens était fixée non loin de là, mais elle était, ou du moins elle paraissait vide.

« Eh bien, partez-vous ? dit le gros homme, levant son regard de la place où il était étendu à l’aise, pour le fixer sur le visage du vieillard. Il n’y a qu’une minute, vous étiez si pressé ! Partez, si cela vous plaît. Vous en êtes bien maître, il me semble.

— Ne le tourmentez pas, répliqua Isaac List, qui était accroupi comme une grenouille de l’autre côté du feu, avec un regard louche et faux. Cet homme ne voulait pas vous insulter.

— Vous me ruinez, vous me dépouillez, et après cela vous vous faites un jeu de me railler, dit le vieillard s’adressant tour à tour à l’un et à l’autre. Vous voulez donc me rendre fou ? »

Le contraste qu’il y avait entre la prostration complète et la faiblesse d’esprit de cet enfant à tête grise, et les regards astucieux et pervers des hommes aux mains desquels il était tombé, frappa le cœur de la jeune créature qui était là aux écoutes. Mais elle se contint pour veiller à tout ce qui se passait sans perdre un regard, une parole.

« Que le diable vous emporte ! Qu’est-ce que vous entendez par là ? dit le gros homme, se soulevant un peu et s’appuyant sur un de ses coudes. On vous ruine ! vous nous ruineriez si vous le pouviez, n’est-il pas vrai ? Voilà ce que c’est que d’avoir affaire à de méchants petits joueurs qui ne savent que pleurnicher. Si vous perdez, vous êtes des martyrs ; mais quand vous gagnez, c’est différent. On vous dépouille ! … ajouta-t-il en haussant la voix. Dieu me damne ! Qu’est-ce que vous entendez par ce mot de « dépouiller, » si peu convenable entre gentlemen, hein ? »

L’orateur se laissa tomber tout de son long par terre et appliqua vivement et violemment un ou deux coups de talon comme pour achever de témoigner de son honnête indignation. Il était évident qu’ils agissaient, lui en matamore, et son ami en conciliateur, dans quelque dessein particulier : il n’y avait que le faible vieillard qui pût s’y méprendre ; car ils échangeaient presque ouvertement des clins d’œil tantôt de l’un à l’autre, tantôt avec le camarade accroupi, qui, en découvrant ses dents blanches, faisait une grimace d’approbation.

Le vieillard resta quelque temps tout abattu au milieu d’eux, puis il dit en se tournant vers celui qui l’avait maltraité :

« Vous-même, vous parliez de jeux où l’on dépouille les gens, vous le savez bien. Ne soyez donc pas si violent avec moi. N’avez-vous pas dit cela ?

— Je n’ai pas dit que ce fût dans cette compagnie ! C’est l’honneur… l’honneur qui fait tout entre gentlemen, monsieur ! répliqua le gros homme qui sembla se retenir pour ne pas donner à sa phrase une conclusion plus rude.

— Jowl, ne le traitez pas trop durement, dit Isaac List. Il regrette, j’en suis sûr, de nous avoir offensés. Allons, brave homme, continuez ce que vous disiez, continuez.

— Il faut que je sois bête et doux comme un agneau, s’écria M. Jowl, de perdre le temps, à mon âge, à donner des conseils quand je sais qu’ils seront mal reçus, et que je n’en retirerai que des injures pour la peine. Mais je n’en fais pas d’autres depuis que je suis au monde. L’expérience aurait pourtant bien dû refroidir ces élans de mon bon cœur.

— Je vous répète, dit Isaac List, qu’il regrette ce qui s’est passé et qu’il désire que vous continuiez.

— Est-ce bien vrai ? demanda l’autre.

— Oui, grommela le vieillard en s’asseyant et se balançant à droite et à gauche, continuez, continuez ! à quoi servirait-il de vous contrarier là-dessus ? Continuez.

— Je reprends donc, dit Jowl, où j’en étais quand vous vous êtes levé si brusquement. Si vous êtes persuadé que le temps est venu où la chance doit tourner, et ce n’est que trop sûr ; et si vous trouvez que vous ne possédez pas les moyens suffisants pour la tenter, au moins pour un coup, car vous savez bien que vous n’aurez jamais les fonds nécessaires pour tenir toute une soirée, que n’acceptez-vous l’occasion qui semble tout exprès s’offrir à vous ? Empruntez, je vous dis, et vous rendrez quand vous le pourrez.

— Certainement, ajouta Isaac List avec une intention marquée ; si cette bonne dame qui montre les figures de cire a de l’argent et qu’elle le mette dans une boite d’étain quand elle va se coucher, sans fermer sa porte à clef, de peur du feu, il me semble que la chose serait facile. Je dirais presque que c’est un coup de la Providence si je n’avais pas été élevé dans des principes religieux.

— Vous comprenez, Isaac, dit son ami d’un ton plus animé et en se rapprochant du vieillard, tandis qu’il faisait signe au bohémien de ne point intervenir ; vous comprenez, Isaac ; à toute heure il y a des étrangers qui vont et viennent par là ; eh bien ! un de ces étrangers aura pu se glisser sous le lit de la bonne dame ou se fourrer dans l’armoire, rien de plus vraisemblable ; les soupçons auront le champ large, et il n’y a pas de danger qu’on se doute de la vérité… Moi, je lui donnerais sa revanche jusqu’au dernier farthing qu’il apporterait, quel que fût le montant de la somme.

— Mais le pourriez-vous ? demanda Isaac List. Votre banque est-elle assez forte pour cela ?

— Assez forte ! répondit l’autre avec un dédain simulé. Monsieur, voulez-vous bien me tirer cette boite de la paille ? »

Cette invitation s’adressait au bohémien, qui se glissa à quatre pattes dans sa tente basse et étroite, et après quelques recherches, quelques fouilles en apparence laborieuses, revint avec une cassette que Jowl ouvrit au moyen d’une clef qu’il portait sur lui.

« Voyez-vous ceci ? dit-il ramassant l’argent dans sa main et le laissant retomber en pluie à travers ses doigts. Entendez-vous ceci ? Connaissez-vous le son de l’or ? Tenez, emportez cette cassette. Et vous, Isaac, ne parlez plus des banques que lorsque vous en aurez gagné une. »

Isaac List, avec une grande apparence d’humilité, affirma qu’il n’avait jamais mis en doute la parole d’un gentleman aussi honorablement connu pour sa loyauté que M. Jowl, et que s’il avait laissé exhiber la cassette, ce n’était pas pour éclaircir ses doutes, car il n’en avait aucun, mais pour se régaler de la vue de tant de richesses, ce qui pouvait paraître à d’autres une jouissance vaine et purement imaginaire, mais n’en était pas moins pour lui une source de plaisir infini, le plus grand de tous les plaisirs, après celui d’avoir à soi cet argent dans sa propre poche.

Bien que M. List et M. Jowl eussent l’air de s’adresser mutuellement l’un à l’autre, il était à remarquer qu’ils épiaient le vieillard qui, les yeux fixés sur le feu, se tenait assis dans l’attitude de la méditation. On pouvait juger de l’intérêt qu’il prenait à leur conversation par un certain mouvement de tête involontaire, ou par une contraction de ses traits à chaque mot qui sortait de leur bouche.

« Le conseil que je lui donne là, dit Jowl en se recouchant à plat ventre, est bien simple… un vrai conseil d’ami. Pourquoi donc procurerais-je à un individu le moyen de me gagner peut-être tout ce que je possède, si ce n’est parce que je le considère comme mon ami ? C’est une folie de se donner tant de mal pour les autres, bien sûr, mais c’est mon caractère, et je ne puis pas m’en empêcher ; ainsi il ne faut pas m’en vouloir, mon cher Isaac List.

— Moi, vous en vouloir ! répliqua Isaac ; je ne vous en veux pas le moins du monde, monsieur Jowl. Je voudrais bien être à même de me montrer aussi généreux que vous ! et, d’ailleurs, comme vous dites, il rendra, s’il gagne ; mais s’il perd…

— Ça, c’est la moindre des choses, dit Jowl. Car, enfin, supposez qu’il perde, et rien n’est moins vraisemblable d’après ce que je connais des chances du sort, eh bien ! il vaut toujours mieux, il me semble, perdre l’argent des autres que le sien.

— Ah ! s’écria vivement Isaac List, quel plaisir de gagner ! Quel plaisir de ramasser de l’argent, de brillants, de beaux petits jaunets, et de les plonger dans sa poche ! Quel délice de triompher à la fin, de penser qu’on n’a pas été obligé de s’arrêter tout court et de tourner le dos à la fortune ! qu’on a fait, au contraire, bravement la moitié du chemin pour la rencontrer ! Mais vous ne partez pas, mon vieux monsieur ?

— Pardon, il faut que je parte, dit le vieillard qui s’était levé et qui avait fait déjà deux ou trois pas à la hâte, lorsqu’il revint non moins précipitamment : « J’aurai l’argent, tout, jusqu’au dernier sou.

— À la bonne heure, c’est bien, ça ! s’écria Isaac en sautant et le frappant sur l’épaule ; j’estime en vous ce reste de jeune sang. Ah ! ah ! ah ! Joe Jowl regrette presque de vous avoir donné des conseils. Comme nous allons rire à ses dépens ! Ah ! ah ! ah !

— Il m’a promis ma revanche, vous savez, dit le vieillard montrant Jowl avec un mouvement violent de sa main ridée ; vous savez, il m’a promis écu pour écu, jusqu’au fond de la bourse, qu’il y ait beaucoup ou qu’il y ait peu. Rappelez-vous ça.

— Je suis votre témoin, répondit Isaac, et j’aurai soin que tout s’exécute loyalement.

— J’ai engagé ma parole, dit Jowl avec une feinte répugnance, et je la tiendrai. Quand aura lieu cette joute ? Je souhaite que ce soit le plus tôt possible. Sera-ce cette nuit ?

— Il faut d’abord que j’aie l’argent, dit le vieillard ; je l’aurai demain…

— Pourquoi pas cette nuit ? dit Jowl en insistant.

— Il est tard ; je serais obligé de trop me presser. Il faut agir avec prudence. Non, non, ce sera pour demain soir.

— Demain, soit ! dit Jowl. Buvons une goutte de réconfort. Bonne chance au plus vaillant ! Remplissez les verres. »

Le bohémien apporta trois gobelets d’étain qu’il remplit d’eau-de-vie jusqu’au bord. Le vieillard se détourna en se disant à lui-même quelques mots avant de boire. Celle qui l’écoutait entendit prononcer son propre nom, joint à des souhaits si fervents, qu’ils semblaient adressés au ciel comme une prière pleine d’angoisses.

« Que Dieu ait pitié de nous ! s’écria en elle-même la pauvre enfant. Que Dieu nous assiste à cette heure d’épreuve ! … Oh ! que faire pour le sauver ? … »

Le reste de la conversation s’acheva assez brièvement sur un ton plus bas ; c’étaient de bons avis sur l’exécution du projet et sur les précautions à prendre pour écarter les soupçons. Alors le vieillard échangea une poignée de main avec ses tentateurs, puis il se retira.

Ils le suivirent des yeux tandis qu’il marchait lentement, incliné et le dos voûté ; et chaque fois que le vieillard tournait la tête pour regarder en arrière, ce qui lui arrivait souvent, ils agitaient la main ou lui jetaient de loin un cri d’encouragement. Ce ne fut qu’après l’avoir vu graduellement diminuer et se perdre comme un point dans le lointain, qu’ils se retournèrent l’un vers l’autre et se hasardèrent à pousser de grands éclats de rire.

« Ainsi, dit Jowl chauffant ses mains au feu, voilà qui est fait, enfin. Il a fallu, pour le convaincre, plus d’efforts que je ne l’aurais cru. Savez-vous qu’il n’y a pas moins de trois semaines que nous avons commencé à chauffer ça. Qu’est-ce qu’il apportera, à votre idée ?

— Quoi qu’il apporte, part à deux, » répondit Isaac List.

L’autre secoua la tête et dit :

« Il faudra aller vite en besogne et lui brûler la politesse ; autrement, nous serions soupçonnés, et ce n’est pas une plaisanterie. »

List et le bohémien donnèrent leur assentiment à ces paroles. Après s’être divertis quelque temps aux dépens de la crédulité de leur victime, les trois hommes laissèrent là ce sujet comme épuisé, et se mirent à causer dans un argot que l’enfant ne pouvait comprendre. Cependant, comme ils paraissaient s’entretenir de choses qui les intéressaient vivement, Nelly jugea que le moment était opportun pour s’enfuir sans être aperçue ; elle se glissa d’un pas lent et discret, suivant l’ombre des haies et franchissant les fossés jusqu’à ce qu’elle eût gagné la route et fût assez loin d’eux pour se croire en sûreté. Alors elle courut de toutes ses forces vers le logis, déchirée et ensanglantée par les ronces et les épines, mais le cœur bien autrement meurtri ; enfin elle se jeta tout accablée sur son lit.

La première idée qui se présenta à son esprit, ce fut la fuite, une fuite immédiate ; ce fut d’entraîner le vieillard et de mourir plutôt de faim au bord de la route que de laisser son grand-père en butte à de si terribles tentations. Nelly se souvint alors que le crime ne devait pas être commis avant la nuit suivante : elle avait donc le temps nécessaire pour réfléchir et pour aviser à ce qu’il fallait faire. Mais une horrible crainte s’empara d’elle : si en cet instant même le crime allait être commis ! … Elle tremblait d’entendre des cris inarticulés et des gémissements rompre le silence de la nuit ; elle songeait en frémissant à ce que son grand-père pourrait être conduit à faire, s’il venait à être surpris au milieu du vol, n’ayant à lutter que contre une femme. Supporter une pareille torture, c’était impossible. Nelly se glissa jusqu’à la chambre où se trouvait l’argent ; elle ouvrit la porte et regarda. Dieu soit loué ! le vieillard n’était pas là… et mistress Jarley dormait paisiblement !

L’enfant revint à sa propre chambre pour se mettre au lit. Mais le sommeil était-il possible ? le sommeil ! mais le repos même était-il possible au sein de pareilles terreurs toujours croissantes ? À demi habillée, les cheveux en désordre, elle courut au lit du vieillard, qu’elle saisit par le poignet en l’arrachant au sommeil.

« Qu’est-ce qu’il y a ? s’écria-t-il, tressaillant dans son lit et fixant ses yeux sur cette figure de fantôme.

— J’ai fait un rêve effrayant, dit l’enfant avec une énergie qui ne pouvait naître que de l’excès de sa terreur. Un rêve effrayant, horrible ! Ce n’est pas la première fois. Dans ce rêve il y a des hommes aux cheveux gris comme vous ; ces hommes sont au milieu d’une chambre obscurcie par la nuit, et ils volent l’or de ceux qui dorment. Debout ! debout ! … »

Le vieillard trembla de tous ses membres et joignit les mains dans l’attitude de la prière.

« Si ce n’est pour moi, dit l’enfant, si ce n’est pour moi, au nom du ciel ! debout, pour nous soustraire à de telles extrémités. Ce rêve n’est que trop réel. Je ne puis dormir, je ne puis demeurer ici, je ne puis vous laisser seul dans une maison où il se fait de ces rêves-là. Debout ! il faut fuir ! »

Il la contemplait comme un spectre, et elle en avait toute l’apparence ; elle avait l’air d’une déterrée, et le vieillard éprouvait un tremblement redoublé.

« Il n’y a pas de temps à perdre, dit l’enfant, pas une minute. Debout ! venez avec moi !

— Quoi ! cette nuit ? murmura le vieillard.

— Oui, cette nuit. Demain soir il serait trop tard. Le rêve reviendrait. La fuite seule peut nous sauver. Debout ! »

Le vieillard sortit de son lit, le front humide, couvert d’une froide sueur, la sueur de l’épouvante, et, se courbant devant l’enfant, comme si c’était un ange envoyé en mission pour le conduire à sa volonté, il fut bientôt prêt à la suivre. Elle le prit par la main et l’emmena. Au moment où ils passaient devant la porte de la chambre où le vieillard s’était proposé de commettre le vol, Nelly frissonna et regarda son grand-père en face. Qu’il était pâle ! et quel regard il rencontra dans les yeux de l’enfant !

Elle le conduisit à sa propre chambre, et le tenant toujours par la main, comme si elle craignait de le perdre un instant de vue, elle rassembla son modeste bagage et suspendit son panier à son bras. Le vieillard reçut d’elle son bissac qu’il jeta sur son dos, son bâton qu’elle avait apporté, puis Nelly le fit sortir.

Ils traversèrent des rues resserrées, des ruelles étroites ; leur pas était à la fois timide et rapide. Ils gravirent aussi, toujours courant, la colline escarpée, couronnée par le vieux château noir, sans s’être seulement retournés pour jeter un regard derrière eux.

Mais comme ils approchaient des murs en ruine, la lune se leva dans tout son éclat ; et alors, du pied de ce monument garni de lierre, de mousse et d’herbes grimpantes, l’enfant contempla la ville endormie, couchée dans l’ombre de la vallée ; puis plus loin la rivière avec ses sillages mouvants de lumière, puis encore les collines lointaines ; et pendant ce temps elle pressait moins fortement la main du vieillard, quand tout à coup, fondant en larmes, elle se jeta au cou de son grand-père.