Le Magasin d’antiquités/Tome 2/43

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 43-50).



CHAPITRE VI.


Cette faiblesse momentanée une fois passée, l’enfant évoqua de nouveau la résolution qui l’avait soutenue jusqu’alors ; et ne perdant pas de vue cette idée salutaire, que c’était le crime des hommes qui précipitait sa fuite, que de sa seule fermeté dépendait le salut de son grand-père, sans qu’elle eût pour s’aider l’appui d’un bon conseil ou d’une main secourable, elle pressa le pas de son compagnon et s’interdit de regarder désormais en arrière.

Tandis que le vieillard, soumis et abattu, semblait se courber devant elle, se faire humble et petit comme s’il était en présence de quelque être supérieur, l’enfant éprouvait en elle-même un sentiment nouveau qui élevait sa nature et lui inspirait une énergie et une confiance qu’elle ne s’était jamais connues. Maintenant la responsabilité ne se divisait plus : le poids tout entier de leurs deux existences retombait sur Nelly, et désormais c’était elle qui devait penser et agir pour deux.

« C’est moi qui l’ai sauvé, pensait-elle. Dans tous les dangers, dans toutes les épreuves, je saurai m’en souvenir. »

En tout autre temps, l’idée d’avoir abandonné sans un mot d’explication l’amie qui leur avait montré une bienveillance si franche, l’idée qu’elle et son grand-père seraient coupables, au moins en apparence, de trahison et d’ingratitude ; joint à cela, le regret d’avoir dû s’éloigner des deux sœurs, l’eussent remplie de chagrin. Mais maintenant toute autre considération s’effaçait devant les incertitudes, les anxiétés de leur vie sauvage et errante ; et dans le désespoir même de leur situation Nelly puisait plus d’élévation et de force.

Aux pâles lueurs du clair de lune qui ajoutaient à la blancheur mate de son teint, ce visage délicat sur lequel la pensée soucieuse s’unissait à la grâce charmante et à la douceur de la jeunesse, ces yeux brillants, cette tête tout intellectuelle, ces lèvres qui se pressaient avec tant de résolution et de courage, ces contours fins, ce mélange de tant d’énergie et de tant de faiblesse, tout cela disait dans un silence éloquent l’histoire de Nelly et de son grand-père : mais cette histoire, elle n’était recueillie que par le vent qui l’emportait pour jeter peut-être au chevet de quelque mère le rêve pénible d’une enfant se fanant dans sa fleur et s’endormant de ce sommeil qui ne connaît point de réveil.

La nuit commença à disparaître, la lune à s’effacer, les étoiles à pâlir et à s’obscurcir : le matin, froid comme ces astres sans lumière, se montra lentement. Alors de derrière une colline le soleil se leva majestueux, poussant devant lui les brouillards comme de noirs fantômes, et purgeant la terre de ces ombres sépulcrales jusqu’à ce que les ténèbres fussent dissipées. Quand il eut monté plus haut sur l’horizon, et que ses rayons bienfaisants eurent repris leur chaleur, l’enfant et le vieillard se couchèrent pour dormir sur une berge, tout près d’un cours d’eau.

Cependant Nelly laissa sa main posée sur le bras du vieillard ; et longtemps après qu’il se fut endormi profondément, elle le contemplait encore d’un œil fixe. Enfin, la lassitude s’empara d’elle ; sa main se détendit, se roidit de nouveau, se détendit encore, et les deux compagnons sommeillèrent l’un auprès du l’autre.

Un bruit confus de voix, mêlé à ses rêves, éveilla Nelly. Vers elle et le vieillard, était penché un homme à l’extérieur rude et grossier ; deux de ses compagnons regardaient également, du haut d’un grand bateau pesamment chargé qui avait été amarré à la berge, tandis que nos voyageurs dormaient. Le bateau n’avait ni rames, ni voiles ; mais il était tiré par une couple de chevaux qui, en ce moment, stationnaient sur le chemin de halage, pendant que la corde qui les retenait était détendue et traînait dans l’eau.

« Holà ! dit brusquement l’homme ; qu’est-ce que c’est, hein ? …

— Nous étions simplement endormis, monsieur, répondit Nelly. Nous avons marché toute la nuit…

— Voilà deux étranges voyageurs pour marcher toute la nuit, fit observer l’homme qui les avait accostés d’abord. L’un de vous est un bonhomme trop vieux pour cette sorte de besogne, et l’autre estune petite créature trop jeune. Où allez-vous ? »

Nell hésita, et à tout hasard elle montra l’ouest. Là-dessus, l’homme lui demanda si elle voulait désigner certaine ville qu’il nomma. Pour éviter de nouvelles questions, Nell répondit :

« Oui, c’est cela.

— D’où venez-vous ? » demanda-t-il ensuite ; et comme il était plus facile de répondre à cette question qu’à la précédente, Nell prononça le nom du village qu’habitait leur ami le maître d’école, pensant bien que ces hommes ne le connaîtraient pas et renonceraient à pousser plus loin leurs questions.

« Je croyais d’abord qu’on pouvait vous avoir volée ou maltraitée, reprit l’homme. C’est tout. Bonjour. »

Lui ayant rendu son salut et grandement soulagée en le voyant s’éloigner, Nell le suivit de l’œil tandis qu’il montait sur un des chevaux et que le bateau s’éloignait. L’équipage n’avait pas fait encore grand chemin, quand il s’arrêta de nouveau ; l’enfant vit l’homme lui adresser des signes.

« Est-ce que vous m’appelez ? dit Nell se dirigeant vers les bateliers.

— Vous pouvez venir avec nous si cela vous convient, répliqua l’un d’eux. Nous allons au même endroit que vous. »

L’enfant hésita un moment. Mais elle pensa, comme elle l’avait fait déjà plus d’une fois avec terreur, que les misérables qu’elle avait surpris avec son grand-père pourraient, dans leur ardeur pour le gain, suivre les traces des fugitifs, ressaisir leur influence sur le vieillard et mettre la sienne à néant ; elle se dit qu’au contraire s’en aller avec ces bateliers c’était supprimer tout indice de leur itinéraire. En conséquence, elle se décida à accepter l’offre. Le bateau se rapprocha de la rive ; et, avant que Nelly eût eu le temps de se livrer à un examen plus approfondi de la question, son grand-père et elle étaient à bord et glissaient doucement sur le canal.

Le soleil dardait ses feux brillants sur le miroir de l’eau qu’ombrageaient de temps en temps des arbres, ou qui parfois se développait sur la large étendue d’une campagne coupée de ruisseaux d’eau vive, et où l’on pouvait admirer un riche ensemble de collines boisées, de terres cultivées et de fermes bien encadrées de verdure. Çà et là, un village, avec la modeste flèche de son église, avec ses toits de chaume et ses pignons, sortait du sein des arbres ; plus d’une fois apparaissait une ville éloignée, avec le mirage des grandes tours de ses églises se détachant dans une atmosphère de fumée, avec ses hautes fabriques qui sortaient du pêle-mêle des maisons confuses. Ils avaient le temps de les considérer d’avance, car ils marchaient lentement. Le plus souvent ils côtoyaient des prairies basses et des plaines tout ouvertes : et à part ces paysages placés à une certaine distance, à part quelques hommes qui travaillaient aux champs ou s’arrêtaient sur les ponts au-dessous desquels passait le bateau, afin de le suivre du regard dans sa marche, rien ne venait rompre la monotonie et l’isolement de ce voyage.

À une heure assez avancée de l’après-midi on s’arrêta à une espèce de débarcadère. Nell apprit avec découragement, par un des bateliers, que ceux-ci ne comptaient pas atteindre le but de leur course avant le lendemain, et que, si elle n’avait pas de provisions, elle ferait bien de s’en procurer en cet endroit. Elle ne possédait que quelques sous, sur lesquels elle avait dû déjà acheter du pain : il lui fallait ménager précieusement ce petit pécule, au moment où elle se dirigeait avec son grand-père vers une ville entièrement inconnue pour eux, et qui ne leur offrirait aucune ressource. Un peu de pain, un morceau de fromage, ce furent là toutes ses emplettes. Munie de ces provisions modestes, elle remonta dans le bateau. Au bout d’une demi-heure de halte employée par les mariniers à boire au cabaret, on se mit en marche.

Ces hommes avaient emporté à bord de la bière et de l’eau-de-vie ; et grâce aux larges libations qu’ils avaient faites précédemment ou qu’ils firent ensuite, ils furent bientôt en bon train de devenir ivres et querelleurs. Nell, évitant de se tenir dans la petite cabine qui était aussi obscure que malpropre, et résistant aux offres réitérées et pressantes que les hommes leur faisaient à ce sujet, alla s’asseoir à l’air libre avec le vieillard à côté d’elle. Elle entendait, le cœur palpitant, les discussions violentes de ces êtres grossiers. Ah ! combien elle eût préféré pouvoir mettre pied à terre, lui fallût-il marcher toute la nuit !

Les bateliers étaient bien, en effet, des hommes rudes, bruyants, et qui se traitaient l’un l’autre avec une extrême brutalité, bien qu’ils fussent assez polis à l’égard de leurs deux passagers. Une querelle s’éleva dans la cabine entre le marinier chargé de tenir la barre du gouvernail et son camarade, sur la question de savoir lequel des deux avait le premier émis l’avis d’offrir de la bière à Nell ; cette querelle dégénéra en un combat à coups de poing qui fut ardemment engagé et soutenu des deux côtés à l’inexprimable terreur de l’enfant : cependant, ni l’un ni l’autre des combattants n’eut l’idée de faire retomber sa colère sur elle, mais chacun d’eux se contenta de la décharger sur son adversaire auquel, outre les coups, il prodigua une variété de compliments qui, par bonheur, étaient débités en une langue entièrement inintelligible pour Nell. À la fin la lutte se termina, quand l’homme qui s’était élancé hors de la cabine y eut jeté l’autre la tête la première ; après quoi, il s’empara de la barre sans laisser voir la moindre trace d’émotion, pas plus qu’il n’y en avait sur le visage du camarade qui, doué d’une constitution robuste et parfaitement endurci à ces petites bagatelles, se mit aussitôt à dormir dans la position même où il était tombé, les pieds en l’air, la tête en bas, et au bout de deux minutes ronflait tout à l’aise.

Cependant, la nuit était venue tout à fait. Bien que l’enfant ressentit l’impression du froid, pauvrement vêtue comme elle l’était, elle détournait cependant ses pénibles pensées de sa propre souffrance, de ses propres privations, et les portait tout entières sur les moyens à trouver pour assurer leur existence. Le même esprit qui l’avait soutenue durant la nuit précédente la soutenait encore en ce moment. Elle voyait son grand-père endormi tranquillement auprès d’elle et pur du crime auquel il avait été poussé par la folie. C’était une grande consolation pour Nelly.

Comme toutes les aventures de sa vie, si courte encore et pourtant déjà si pleine, traversaient son esprit tandis qu’elle poursuivait son voyage ! Des incidents sans importance en apparence, auxquels elle n’avait pas songé, et que jusqu’alors elle ne se rappelait pas ; des figures entrevues et oubliées depuis ; des paroles qu’elle avait alors entendues, sans y faire aucune attention ; des épisodes d’un an de date et d’autres de la veille, se mêlant, s’enchaînant les uns aux autres ; des endroits connus paraissant dans l’ombre se détacher à mesure que les voyageurs avançaient, des choses même qui y étaient le plus opposées, le plus étrangères ; parfois une confusion bizarre qui s’établissait dans l’esprit de Nelly, quand elle se demandait comment elle était là, où elle allait, avec quels gens elle se trouvait. Son imagination lui suggérait des remarques et des questions si présentes à ses oreilles, que Nelly tressaillait et se retournait, comme tentée de répondre : en un mot, toutes les fantaisies, toutes les contradictions si communes dans l’état de veille, d’excitation et de continuel changement de place, assiégeaient l’enfant.

Pendant qu’elle s’abandonnait ainsi à ses pensées, il arriva qu’elle rencontrât le regard de l’homme qui était sur le pont. Chez celui-ci, la phase sentimentale de l’ivresse avait succédé à la phase de violence ; aussi notre homme, ôtant de sa bouche une courte pipe soigneusement recouverte de ficelle pour la garantir de tout accident, pria-t-il Nelly de vouloir bien le gratifier d’une chanson.

« Vous possédez, dit ce gentleman, une très-jolie voix, un œil très-doux et une excellente mémoire. Quant à la voix et à l’œil, c’est évident ; pour la mémoire, c’est une idée que j’ai. Je ne me trompe jamais. Permettez-moi de vous entendre à l’instant même.

— Je ne crois pas savoir une seule chanson, monsieur, répondit Nell.

— Vous en savez quarante-sept, dit l’homme avec un aplomb qui ne permettait pas de réplique. Oui, quarante-sept ni plus ni moins. Faites-m’en entendre une, la meilleure. Allons, une chanson à l’instant. »

Craignant les conséquences d’un refus, qui irriterait son ami, et tremblante à cette idée, la pauvre Nell lui dit une chansonnette qu’elle avait apprise dans un temps plus heureux. L’homme en fut tellement charmé, qu’à la fin de la chansonnette il demanda de la même façon péremptoire la faveur d’en entendre une autre, qu’il voulut bien accompagner en chœur d’un hurlement sans paroles et sans mesure, mais dans lequel et mesure et paroles étaient largement compensées par une prodigieuse énergie. Le bruit de cet intermède musical éveilla l’autre homme qui, venant sur le pont et secouant la main de son adversaire, jura que le chant était sa passion, sa joie, sa plus grande jouissance, et qu’il n’aimait rien tant que ce délassement. Un nouvel appel, plus impérieux encore que les deux autres, obligea Nelly d’obéir, et en même temps le chœur fut exécuté, non-seulement par les deux mariniers, mais aussi par le troisième compagnon, monté sur son cheval de halage. Ce dernier, à qui sa position ne permettait guère de participer directement aux plaisirs de la nuit, hurlait à l’unisson de ses compagnons et estropiait l’air. C’est ainsi, presque sans relâche et en répétant successivement les mêmes chansons, que l’enfant, épuisée et hors d’haleine, réussit à les tenir de bonne humeur toute la nuit ; et plus d’un habitant de la campagne, tiré de son plus profond sommeil par le chœur discordant que lui apportait le vent, s’enfonça la tête sous ses couvertures, tout tremblant d’un tel tintamarre.

Enfin, le matin parut. Il ne fit pas plutôt clair, qu’une forte pluie commença à tomber. Comme Nelly ne pouvait supporter l’odeur malsaine de la cabine, les mariniers, pour la récompenser de ses chants, la couvrirent avec quelques morceaux de toile à voile et des bouts de prélart, ce qui suffit pour la tenir à peu près à sec et abriter même le grand-père. À mesure que le jour avançait, la pluie redoublait de violence. Vers midi, elle prit un caractère d’intensité qui ne permettait pas d’espérer qu’elle pût cesser ou diminuer de toute la journée.

Peu à peu le bateau approchait du lieu de sa destination. L’eau devenait plus profonde et plus trouble ; d’autres bateaux venant de la ville se rencontraient souvent avec nos voyageurs. Les chemins couverts de cendre de charbon et les baraques de brique éclatante indiquaient le voisinage d’une grande ville manufacturière ; il était facile de voir qu’on était déjà dans les faubourgs, à en juger par les rues et les maisons semées çà et là, et par la fumée qui s’échappait des fourneaux lointains. Puis les toits amoncelés, les masses de bâtiments tremblant sous l’effort laborieux des machines, dont les craquements retentissaient à l’intérieur avec un grand bruit ; les hautes cheminées vomissant une noire vapeur qui se condensait en un épais nuage suspendu au-dessus des maisons et remplissant l’air d’obscurité ; le cliquetis des marteaux tombant sur le fer ; le tumulte des rues et le bruit de mille gens affairés augmentant par degrés jusqu’au moment où tous les sons, tous les bruits, toutes les clameurs se confondirent sans qu’il fût possible de distinguer rien de particulier dans cet ensemble, tels étaient les signes certains qui annonçaient la fin du voyage.

Le bateau fut amarré dans la partie du port à laquelle il était destiné. Les mariniers étaient fort occupés. L’enfant et son grand-père, après avoir inutilement attendu pour les remercier ou pour leur demander quelques renseignements sur le chemin à prendre, allèrent par une ruelle sombre jusqu’à une rue pleine de monde ; là ils restèrent au milieu du bruit et de l’agitation sous des flots de pluie, aussi étranges dans leur attitude, aussi étourdis, aussi embarrassés que s’ils eussent vécu cent ans auparavant et que, tirés du sein des morts, ils eussent été amenés là par un miracle de résurrection.