Le Magasin d’antiquités/Tome 2/41

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 25-33).



CHAPITRE IV.


Kit se fraya un chemin à travers la foule qui encombrait les rues, divisant ce courant de flots humains, s’engageant d’un pas rapide le long des trottoirs, passant au travers des allées et des ruelles, et ne s’arrêtant ni ne se détournant de sa route jusqu’à ce qu’il fût arrivé près de la boutique d’antiquités : là il fit une pause, moitié par habitude, moitié pour reprendre haleine.

C’était par une sombre soirée d’automne, et jamais ce lieu ne lui avait paru plus triste que dans l’ombre lugubre du crépuscule. Les fenêtres brisées, les châssis détraqués craquant dans leurs cadres, cette maison déserte qui formait une sorte d’interruption sinistre dans la lumière et le mouvement de la rue qu’elle coupait en deux longues lignes séparées, au milieu desquelles elle s’élevait froide, ténébreuse et vide, tout cela présentait un tableau de désolation qui traversait péniblement les rêves brillants que le jeune homme avait conçus pour les derniers habitants de cette maison ; il ne voyait partout que désenchantement et malheur. Ah ! qu’il eût aimé à voir un bon feu ronfler dans les cheminées glacées, des flambeaux illuminer les croisées, des figures aller et venir derrière les vitres, à entendre le bruit d’une conversation animée, quelque chose enfin qui fût à l’unisson des espérances nouvelles qu’il avait senties s’agiter dans son cœur ! Il ne s’était pas attendu à trouver à la maison un aspect différent, car il savait bien que c’était impossible ; mais ce spectacle de deuil tombant au milieu de ses pensées ardentes et de ses souhaits impatients, en arrêtait brusquement le cours pour y jeter une ombre pleine de deuil et de tristesse.

Cependant, bien heureusement pour lui, il n’avait ni assez de savoir, ni assez de poésie contemplative dans l’esprit pour en concevoir de fâcheux présages d’avenir, et grâce à ce qu’il lui manquait ces lunettes mentales pour éclaircir sa vision, il ne vit rien autre chose qu’une maison en ruine qui formait un fâcheux désaccord avec ses pensées précédentes. Ainsi, tout en regrettant d’être obligé de passer outre sans se rendre compte de son impression, il reprit sa course et redoubla de célérité pour regagner les quelques moments qu’il avait perdus.

« Et maintenant, se dit-il, à mesure qu’il approchait du pauvre logis de sa mère, si elle était sortie, si je ne pouvais pas la trouver, cet impatient gentleman me recevrait joliment ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vois pas de lumière et que la porte est fermée. Dieu me pardonne, s’il y a là dedans du Petit-Béthel, je voudrais que le Petit-Béthel fût au… fût bien loin d’ici ! » dit Kit, corrigeant à temps sa malédiction contre le Petit-Béthel, et frappant à la porte.

Il frappa une seconde fois sans obtenir de réponse ; mais une voisine sortit de chez elle, au bruit qu’il faisait :

« Qui est-ce qui demande mistress Nubbles ? dit-elle.

— C’est moi, dit Kit. Elle est au… au Petit-Béthel, je suppose ? »

Il prononça avec quelque répugnance le nom de ce conventicule qui lui déplaisait, et appuya sur les mots avec une emphase dédaigneuse.

La voisine fit un signe de tête affirmatif.

« Eh bien, je vous prie, dites-moi où c’est, car je suis venu pour affaire pressée, et il faut que j’emmène ma mère sur-le-champ quand bien même elle serait dans la chaire. »

Ce n’était pas chose aisée que d’obtenir des renseignements sur le bercail en question ; en effet, aucun des voisins n’appartenait au troupeau qui le fréquentait ; et la plupart d’entre eux ne le connaissaient que de nom. Enfin, une commère qui avait accompagné mistress Nubbles à la chapelle une ou deux fois, aux jours solennels, les jours où une bonne tasse de thé devait précéder les exercices de dévotion, fournit à Kit les informations nécessaires. Il ne les eut pas plutôt obtenues, qu’il partit comme un trait.

Si le Petit-Béthel avait été plus près, si l’on avait pu s’y rendre par un chemin plus direct, le révérend gentleman qui présidait la congrégation eût perdu son allusion favorite aux rues tortueuses qui y conduisaient, et qui lui permettaient de le comparer au paradis même, en opposition aux églises de paroisse et aux larges rues qui y mènent. Enfin, et non sans peine, Kit réussit à le découvrir ; il s’arrêta un moment à la porte pour respirer et se présenter décemment, puis il entra dans la chapelle.

À certain égard, ce lieu n’était pas mal nommé, car c’était vraiment un petit Béthel, un Béthel de dimensions exiguës, avec un petit nombre de petits bancs et une petite chaire dans laquelle un petit gentleman cordonnier par état et prophète par vocation, était en train de débiter d’une toute petite voix un tout petit sermon approprié à l’état moral de l’auditoire qui, s’il était petit par le nombre, était moindre encore par l’attention, la majorité étant parfaitement endormie.

Au nombre des derniers, se trouvait la mère de Kit. La pauvre femme, après les fatigues de la nuit précédente, avait bien de la peine à tenir les yeux ouverts ; et comme les arguments du prédicant ne secondaient que trop leur inclination, mistress Nubbles avait fini par céder à la puissance de l’assoupissement et tomber en plein sommeil ; son sommeil n’était pas cependant si profond qu’il l’empêchât d’émettre de temps en temps un léger et presque inintelligible murmure comme un assentiment donné aux doctrines de l’orateur. Le poupon qu’elle tenait dans ses bras s’était endormi aussi vite qu’elle ; quant au petit Jacob, à qui sa jeunesse ne permettait pas de trouver dans cette copieuse nourriture spirituelle la moitié du plaisir que lui avaient causé les huîtres, tour à tour on le voyait dormir tout à fait ou s’éveiller en sursaut, selon qu’il était vaincu par le doux attrait du sommeil ou dominé par la crainte d’une allusion personnelle dans le sermon.

« M’y voici donc ! pensa Kit, se glissant vers le banc vide le plus rapproché en face de celui de sa mère, de l’autre côté de la petite nef ; mais comment faire pour arriver jusqu’à elle ou pour la déterminer à sortir ? Autant vaudrait être à vingt milles d’ici. Jamais elle ne s’éveillera que tout ne soit fini, et l’heure marche pendant ce temps ! Si cet homme pouvait seulement s’arrêter une minute, ou bien s’ils se mettaient tous à chanter ! »

Malheureusement, il n’y avait guère lieu d’espérer l’une ou l’autre chose avant deux heures. Le prédicant venait d’annoncer à ses auditeurs qu’il se proposait de ne pas finir avant de les avoir convaincus, et il était clair que s’il tenait à réaliser seulement la moitié de sa promesse, deux heures ne seraient pas de trop pour une telle entreprise.

Dans son agitation et son désespoir, Kit promenait ses regards tout autour de la chapelle ; les ayant laissés tomber sur un petit siège placé devant la chaire, il eut peine à en croire le témoignage de ses yeux qui lui faisaient voir… Quilp !

Il eut beau se les frotter deux ou trois fois, toujours ils s’obstinaient à lui persuader que Quilp était là. Oui, c’était bien lui assis, les mains appuyées sur ses genoux et son chapeau posé entre ses jambes, sur un petit escabeau ; c’était lui, avec cette grimace habituelle imprimée sur sa laide figure ; son regard était attaché au plafond. Assurément, il n’avait pris garde ni à Kit ni à sa mère, et il ne paraissait pas le moins du monde se douter de leur présence ; cependant, Kit ne put s’empêcher de penser que l’attention du méchant nain était fixée sur eux, et sur eux seulement.

Sous le coup de la stupéfaction qu’il avait éprouvée à cette vue et de la crainte que ce ne fût le signe avant-coureur de quelque échec, de quelque chagrin, il comprit toutefois la nécessité de ne pas bayer aux corneilles et de prendre des mesures énergiques pour emmener sa mère ; car l’ombre du soir descendait et la situation devenait grave. En conséquence, dès que le petit Jacob s’éveilla, Kit s’arrangea de manière à attirer son attention mobile, et cela ne fut pas difficile, un éternuement suffit ; Kit alors lui fit signe d’éveiller leur mère.

Le malheur voulut que précisément en ce moment même le prédicant, dans le développement impétueux d’un des points de son sermon, s’avança tellement par-dessus le bord de sa chaire, que ses jambes seules restèrent au dedans ; tandis qu’appuyé sur sa main gauche il faisait de la droite des gestes véhéments, il regarda fixement ou du moins parut regarder le petit Jacob dans les yeux, le menaçant de l’œil et du geste (l’enfant du moins le crut) de tomber sur lui, littéralement et non au figuré, s’il osait remuer seulement un muscle de sa face. Au milieu de cet effrayant état de choses, distrait par l’apparition soudaine de Kit, et fasciné par les yeux flamboyants du prédicant, le malheureux Jacob était doublement tenu en arrêt, entièrement hors d’état de remuer, fort disposé à pleurer, s’il l’avait osé, et répondant au regard de son pasteur par un regard si flamboyant, que ses yeux écarquillés semblaient près de sortir de leurs orbites.

« Ma foi ! s’il faut agir ouvertement, pensa Kit, eh bien ! en avant ! »

Il sortit donc tout doucement de son banc et se glissa jusqu’à celui de sa mère ; et comme M. Swiveller n’eût pas manqué de le dire, s’il eût été là, il « prit au collet » le poupon sans prononcer une seule parole.

— Chut ! ma mère ! murmura-t-il ensuite. Sortez avec moi ; j’ai quelque chose à vous communiquer.

— Où suis-je ? dit mistress Nubbles.

— Dans ce bienheureux Petit-Béthel, répondit son fils avec une certaine amertume.

— Bienheureux, en effet, s’écria mistress Nubbles saisissant le mot. Oh ! Christophe, combien j’ai été édifiée ce soir !

— Oui, oui, je le sais, dit vivement Kit ; mais venez, ma mère, tout le monde nous regarde. Ne faites pas de bruit, emmenez Jacob, c’est bien.

— Arrête, satan, arrête ! cria de nouveau le prédicant. Ne tente point la femme qui te prête l’oreille, mais écoute la voix de celui qui te parle. Il emporte un agneau du troupeau, ajouta-t-il, en élevant de plus en plus sa voix perçante, et désignant le poupon, il emporte un agneau, un précieux agneau ! Il rôde ici comme un loup aux heures de la nuit pour enlever les tendres agneaux ! »

Kit était bien le garçon le plus modéré qu’il y eût au monde ; mais ce langage violent, ainsi que les circonstances critiques où il se trouvait, le mirent hors de lui ; il fit face à la chaire avec le poupon dans les bras et répondit à haute voix :

« Pas du tout : c’est mon frère.

— C’est le mien, c’est mon frère à moi ! cria le prédicant.

— Ce n’est pas vrai ! répliqua Kit avec indignation. Pouvez-vous bien dire chose pareille ?… Et surtout pas de sottises, s’il vous plaît. Quel mal ai-je fait ? Je ne serais certainement pas venu ici pour les emmener si je n’y avais été forcé, vous pouvez en être sûr ; je voulais le faire sans bruit, mais vous, vous en voulez. Maintenant ayez la bonté de garder vos injures pour Satan et compagnie si cela vous convient, monsieur, mais laissez-moi tranquille, s’il vous plaît. »

En même temps, Kit sortit de la chapelle, suivi de sa mère et du petit Jacob, et se trouva en plein air avec un vague souvenir d’avoir vu l’auditoire s’éveiller et le regarder tout surpris ; il se rappelait également que Quilp, durant cette scène d’interruption, avait gardé la même attitude sans détacher ses yeux du plafond ni paraître prendre le moindre intérêt à ce qui se passait.

« O Kit ! dit la mère en portant son mouchoir à ses yeux, qu’avez-vous fait ! Jamais je ne pourrai plus revenir ici, jamais !

— J’en suis enchanté, ma mère. Vous aviez donc bien du repentir de la petite part de plaisir que vous avez prise la nuit dernière, que vous avez cru devoir en faire pénitence ce soir ? Voilà pourtant comme vous faites toujours ! s’il vous arrive d’avoir un moment de bonheur ou de gaieté, vous venez ici, devant cet homme-là, dire que vous en êtes bien fâchée. Vraiment, ma mère, si vous n’étiez pas ma mère, je vous en ferais honte.

— Silence ! mon cher enfant, s’écria mistress Nubbles, je sais bien que vous ne pensez pas ce que vous dites ; mais c’est égal, vous parlez là comme un pécheur.

— Je ne pense pas ce que je dis ! repartit Kit. Certainement que je le pense ! Je ne puis croire, ma mère, que l’innocente gaieté et que la bonne humeur soient considérées dans le ciel comme de plus grands péchés que des cols de chemise, et ces gens-là ne montrent ni raison ni bon sens en voulant supprimer les derniers, ou en interdisant le reste ; certainement si, je le pense. Mais, je n’ajouterai pas un mot de plus sur ce sujet, si vous me promettez de ne plus pleurer ; ce sera tout. Prenez le poupon, qui est plus léger, et donnez-moi le petit Jacob. Tout en marchant, et tâchons que ce soit le plus vite possible, je vous communiquerai les nouvelles que j’apporte et qui vous surprendront un peu, je vous en avertis. Là, c’est bien. Maintenant, vous voilà comme si vous n’aviez vu de toute votre vie le Petit-Béthel, et j’espère bien que vous ne le reverrez plus. Voilà aussi le poupon, très-bien. Petit Jacob, montez sur mon dos à califourchon et tenez mon cou bien serré ; et si par hasard le ministre du Petit-Béthel vous appelle un précieux agneau, vous ou votre frère, vous pourrez bien dire que c’est la plus grande vérité qui lui soit sortie de la bouche depuis un an, et que s’il voulait bien ne pas assaisonner son agneau à la sauce au poivre, il n’en vaudrait que mieux, pour être moins piquant et moins aigre. Jacob, vous pouvez lui dire ça de ma part. »

C’est ainsi que moitié gaiement, moitié sérieusement, déterminé à se montrer de bonne humeur, pour en donner aussi à sa mère et aux enfants, Kit les mena d’un bon pas. Chemin faisant, il raconta ce qui s’était passé chez le notaire, et exposa le but pour lequel il était venu se jeter au travers des solennités du Petit-Béthel.

La mère ne fut pas médiocrement effrayée en apprenant le service qu’on attendait d’elle : elle tomba tout d’abord dans un chaos d’idées, où ce qu’elle voyait de plus clair, c’est que de voyager en chaise de poste, ce serait sans doute pour elle un grand honneur, une grande distinction, mais qu’il était moralement impossible de laisser là ses enfants. Et combien d’autres objections à faire encore ! Par exemple, certains articles de toilette étaient au blanchissage, d’autres n’existaient point dans sa garde-robe. Mais Kit, à ces objections diverses, opposait victorieusement une réponse unique, irrésistible, le plaisir de retrouver Nell, la joie de la ramener en triomphe.

« Nous n’avons plus que dix minutes à nous, mère, dit Kit lorsqu’ils eurent atteint le logis. Voici un carton, jetez-y tout ce dont vous aurez besoin, et dépêchez-vous de partir. »

Dire comment Kit entassa dans la boîte toutes sortes de choses qui lui semblaient de l’usage le plus immédiat, et laissa de côté tout ce qu’il jugea le moins utile ; comment une voisine consentit à venir surveiller les enfants ; comment ceux-ci pleurèrent d’abord tristement, puis rirent de bon cœur à la promesse d’une foule de jouets impossibles, imaginaires ; comment la mère de Kit ne pouvait se lasser de les embrasser, ni Kit se résoudre à la gronder de perdre ainsi son temps, tout cela ne nous avancerait guère, ni vous ni moi. Laissant donc de côté ces détails, bornons-nous à dire que, peu de minutes après l’expiration des deux heures fixées, Kit et sa mère arrivaient devant la porte du notaire où une chaise de poste attendait déjà.

« Une voiture à quatre chevaux, ce me semble ! dit Kit stupéfait de ces préparatifs. Vous arrivez juste à temps, ma mère… La voici, monsieur. Voici ma mère. Elle est toute prête, monsieur.

— Fort bien, répondit le gentleman. N’ayez aucune crainte, madame ; on aura grand soin de vous. Où est la boîte avec les vêtements neufs et les nécessaires de voyage ?

— La voici, dit le notaire. Christophe, mettez-la dans la voiture.

— C’est fini, monsieur, dit Kit, tout est prêt, monsieur.

— Alors partons, » dit le gentleman.

Là-dessus, il donna le bras à la mère de Kit, la fit monter dans la voiture aussi poliment que si c’était une grande dame, et prit place à côté d’elle.

Le marchepied est relevé, la portière se ferme avec bruit, les roues commencent à tourner, tandis que la mère de Kit, penchée et comme suspendue hors d’une des vitres, agitait un mouchoir de poche humide de ses larmes et jetait de loin mille recommandations pour le petit Jacob et le poupon, sans que personne pût en entendre un mot.

Kit était resté immobile au milieu de la rue ; il les suivit du regard. Lui aussi il avait les larmes aux yeux, mais ces larmes n’étaient point causées par le départ dont il venait d’être témoin, elles coulaient à l’idée du retour qu’il prévoyait déjà.

« Ils se sont éloignés à pied, pensait-il, et personne n’était là pour leur parler, pour leur adresser un adieu amical : ils reviendront traînés par quatre chevaux, avec ce riche gentleman pour compagnon et pour ami, laissant derrière eux tous leurs soucis ! Elle oubliera peut-être que c’est elle qui m’a appris à écrire… »

Je ne sais pas tout ce que Kit s’avisa de penser là-dessus, mais ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il y mit le temps : en effet, notre garçon resta à contempler les lignes brillantes des réverbères, bien après que la chaise de poste eut disparu ; et quand il rentra enfin dans la maison, le notaire et M. Abel, qui étaient eux-mêmes restés sur le seuil de la porte jusqu’à ce que le bruit des roues se fut complètement éteint dans l’éloignement, s’étaient déjà demandé plusieurs fois avec étonnement quel motif pouvait le retenir encore.