Le Magasin d’antiquités/Tome 1/23

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 189-199).



CHAPITRE XXIII.


En quittant le Désert pour retourner à son logis, — le Désert était le nom très-convenable, du reste, donné à la retraite favorite de Quilp, — M. Richard Swiveller décrivait en zigzag la sinueuse spirale d’un tire-bouchon ; il s’arrêtait tout à coup et regardait devant lui ; puis tout à coup il s’élançait, faisait quelques pas, et ensuite s’arrêtait de nouveau et branlait la tête. Tout cela, par saccade involontaire, et sans se rendre compte de ses mouvements. Or, tandis qu’il retournait chez lui, au milieu de toutes ces évolutions que les mauvaises langues considèrent comme un symbole d’enivrement et non comme cet état de profonde sagesse et de réflexion où le personnage est censé se connaître et se posséder, M. Richard Swiveller commença à penser qu’il avait pu mal placer sa confiance, et que le nain n’était pas précisément la personne à qui il convint de communiquer un secret si délicat et si important. Plongé par ces idées pénibles dans une situation que les mauvaises langues appelleraient l’état stupide ou l’hébétement de l’ivresse, il lança son chapeau à terre et se mit à gémir, criant très-haut qu’il était un malheureux orphelin, et que s’il n’eût pas été un malheureux orphelin, les choses n’eussent point tourné ainsi.

« Privé de mes parents dès mon bas âge, disait Richard se lamentant sur sa disgrâce, rebuté dans le monde durant mes plus tendres années, et livré à la merci d’un nain trompeur, qui pourrait s’étonner de ma faiblesse ? … Vous avez devant les yeux un malheureux orphelin. Oui, continua M. Swiveller, élevant sa voix sur un ton criard, et promenant autour de lui un regard somnolent, vous voyez ici un malheureux orphelin ! …

— Alors, dit quelqu’un derrière lui, permettez-moi de vous servir de père. »

M. Swiveller oscilla à droite et à gauche, et s’efforçant de conserver son équilibre et de voir à travers une sorte de vapeur ténébreuse qui semblait l’envelopper, il aperçut enfin deux yeux dont l’éclat perçait l’obscurité du nuage, et bientôt il reconnut que ces yeux étaient voisins d’un nez et d’une bouche. Portant son regard vers l’endroit où, eu égard à une face humaine, on est habitué à trouver des jambes, il remarqua qu’un corps était attaché à cette face ; et enfin un examen plus approfondi lui fit découvrir que l’individu était M. Quilp, qui sans doute ne l’avait pas quitté depuis leur sortie du cabaret, quoiqu’il eût une idée vague de l’avoir laissé derrière lui, à une distance d’un ou deux milles.

« Monsieur, dit solennellement Dick, vous avez trompé un orphelin.

— Moi ! … répliqua Quilp. Je suis un second père pour vous.

— Vous mon père ! … Je n’ai besoin de personne, monsieur, je désire être seul, je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse seul, à l’instant même.

— Quel drôle de garçon vous êtes ! s’écria Quilp.

— Allez, monsieur, dit Richard, s’appuyant contre un poteau et agitant sa main. Allez, enjôleur, allez ; quelque jour, peut-être, monsieur, serez-vous tiré de vos rêves de plaisirs pour connaître aussi les peines des orphelins abandonnés. Voulez-vous vous en aller, monsieur ? »

Comme le nain ne tenait aucun compte de cette adjuration, M. Swiveller s’avança contre lui avec l’intention de lui infliger un châtiment proportionné au méfait. Mais oubliant tout à coup son dessein ou changeant d’idée avant d’arriver jusqu’à Quilp, il lui prit la main et lui jura une éternelle amitié, déclarant avec une agréable franchise qu’à partir de ce jour ils étaient frères, sauf la ressemblance. Alors il confia au nain son secret tout entier, en trouvant moyen d’être pathétique au sujet de miss Wackles. Cette jeune personne, donna-t-il à entendre à M. Quilp, cause le léger embarras que mon langage trahit en ce moment ; ce trouble ne doit être attribué qu’à la force de l’affection et non au vin rosé, ou à toute autre liqueur fermentée.

Quilp et Richard s’en allèrent, bras dessus, bras dessous, comme une véritable paire d’amis.

« Je suis, dit Quilp en le quittant, aussi pénétrant qu’un furet et aussi fin qu’une belette. Amenez-moi Trent ; assurez-le que je suis son ami, quoique j’aie lieu de craindre qu’il ne se méfie un peu de moi, — j’ignore pourquoi ; je sais seulement que je n’ai rien fait pour cela, — et votre fortune à tous deux est faite… en perspective.

— Voilà le diable, répliqua Dick. Ces fortunes en perspective ont toujours l’air d’être si loin !

— Oui, mais aussi elles paraissent de loin plus petites qu’elles ne le sont réellement, répliqua Quilp en pressant le bras de son compagnon. Vous ne sauriez vous faire une idée de la valeur de votre prise avant de l’avoir entre les mains, voyez-vous.

— Vous croyez cela ?

— Si je le crois ! dites que j’en suis certain. Amenez-moi Trent. Dites-lui que je suis son ami, le vôtre ; comment ne le serais-je pas ?

— Il n’y a pas de raison, certainement, pour que vous ne le soyez pas, répondit Richard, et peut-être, au contraire, y en a-t-il beaucoup pour que vous le soyez. Du moins, il n’y aurait rien d’étrange dans votre désir d’être mon ami si vous étiez un esprit distingué, mais vous savez bien vous-même que vous n’êtes point un esprit distingué.

— Je ne suis pas un esprit distingué ! s’écria le nain.

— Du diable si vous l’êtes ! répliqua Richard. Un homme de votre tournure ne peut pas l’être. En fait d’esprit, mon cher monsieur, vous ne pouvez être qu’un esprit malin. Les esprits distingués, ajouta-t-il en se frappant la poitrine, ont un tout autre air, croyez-moi, j’en sais quelque chose. »

Quilp lança à son trop franc ami un regard mêlé de finesse et de mécontentement, et lui serrant la main avec force, il lui dit :

« Vous êtes un drôle de corps, mais c’est égal, comptez sur mon estime. »

Après cela ils se séparèrent, M. Swiveller pour retourner chez lui le mieux possible et se remettre de son excès par le sommeil, et Quilp pour réfléchir à la découverte qu’il avait faite, et se réjouir de la magnifique perspective de satisfaction et de représailles qu’elle lui ouvrait.

Ce ne fut pas sans de grandes répugnances et des soupçons fâcheux que, le lendemain matin, M. Swiveller, la tête encore lourde des fumées du fameux schiedam, se rendit chez son ami Trent — sous le toit d’une vieille maison garnie qui avait l’air d’un repaire de revenants — et lui raconta, avec ménagements toutefois, ce qui s’était passé la veille entre Quilp et lui. Ce ne fut pas non plus sans une vive surprise, sans se demander quels motifs avaient pu dicter la conduite de Quilp, ni sans amèrement blâmer la folie de Dick Swiveller que son ami entendit ce récit.

« Je ne chercherai pas à m’excuser, dit Richard d’un ton contrit, mais ce drôle a des façons si originales, c’est un chien si adroit, qu’il m’a amené d’abord à me demander quel mal cela pouvait faire de lui parler à cœur ouvert, et j’en étais encore à y songer que déjà il m’avait arraché mon secret. Si vous l’aviez vu boire et fumer, comme je l’ai vu, vous auriez fait comme moi, vous lui auriez tout dit. C’est une salamandre, vous le savez, pas autre chose. »

Sans examiner si les salamandres sont de leur nature de très-bons confidents à prendre dans les affaires délicates, ou si un homme à l’épreuve du feu comme l’amateur de schiedam était par là digne de toute confiance, Frédéric Trent se jeta sur un siège et, plongeant sa tête entre ses mains, il s’efforça de sonder les motifs qui avaient pu conduire Quilp à s’insinuer dans les secrets de Richard Swiveller : car c’était lui qui avait cherché à tirer les vers du nez de Dick, et non pas l’autre qui avait été entraîné à lui révéler tout par une confiance spontanée : d’ailleurs, Frédéric en pouvait douter moins que jamais, en voyant que le nain tâchait de l’amorcer lui-même, et recherchait sa société. Le nain l’avait rencontré deux fois, à la poursuite de renseignements sur les fugitifs, et, comme il n’avait pas montré jusque-là qu’il prît un grand intérêt à leur sort, cet empressement subit avait suffi pour éveiller des soupçons dans le cœur d’une créature naturellement ombrageuse et défiante, sans parler de sa curiosité instinctive si heureusement secondée par les manières ingénues de M. Dick. Mais comment se faisait-il que Quilp, informé du plan qu’ils avaient tramé, se fût offert pour le seconder ? C’était là une question plus difficile à résoudre : cependant, comme généralement les frisons s’abusent eux-mêmes en imputant à d’autres leurs propres desseins, Frédéric pensa aussitôt que certaine mésintelligence avait pu s’élever entre Quilp et le vieillard, par suite de leurs relations secrètes, et peut-être même n’être pas étrangère à la disparition soudaine du marchand de curiosités, et que ce motif avait inspiré au nain le désir de se venger en arrachant au vieillard l’unique objet de son amour et de son anxiété, pour le faire passer entre les mains d’un homme, l’objet de sa terreur et de sa haine. Comme Frédéric Trent lui-même, sans seulement songer aux intérêts de sa sœur, avait à cœur de voir réussir ce projet, qui satisfaisait également sa haine et sa cupidité, il n’en fut que mieux disposé à croire que c’était là aussi le principe de la conduite de Quilp. Une fois que le nain, selon lui, avait son avantage personnel à les aider dans leur projet, il devenait aisé de croire à sa sincérité et à la chaleur de son zèle dans une cause qui leur était commune ; et comme il ne pouvait douter que ce ne fût un utile et puissant auxiliaire, Trent se détermina à accepter l’invitation qu’il lui avait faite et à se rendre chez lui le soir même ; et là, s’il était confirmé dans ses idées parce que dirait ou ferait le nain, il l’admettrait à partager les peines de l’exécution, mais non pas le profit.

Tout cela bien médité et bien arrêté dans son esprit, il communiqua à M. Swiveller — qui se fût contenté de moins encore — une petite partie de ses idées, et, lui laissant toute la journée pour se remettre des étreintes bachiques de la salamandre, il l’accompagna le soir chez M. Quilp.

M. Quilp fut enchanté de les voir, ou fit semblant de l’être, et il se montra même terriblement poli envers Mme Quilp et Mme Jiniwin. Pourtant il ne manqua point de lancer un regard scrutateur sur sa femme pour observer l’effet que produirait en elle la visite du jeune Trent.

Mme Quilp n’éprouva pas plus d’émotion que n’en ressentît sa mère, en reconnaissant Frédéric Trent ; mais comme le regard de son mari la remplissait d’embarras et de confusion, et qu’elle ne savait ni ce qu’il fallait faire ni ce que M. Quilp exigeait d’elle, le nain ne manqua point d’assigner à son embarras la cause qu’il avait dans l’esprit ; et tout en riant sous cape pour s’applaudir de sa pénétration, il était secrètement exaspéré par la jalousie.

Cependant il n’en laissa rien percer. Au contraire, il fut tout sucre et tout miel, et présida avec l’empressement le plus cordial à la distribution du rhum.

« Voyons, dit Quilp, savez-vous qu’il doit bien y avoir près de deux ans que nous nous connaissons ?

— Près de trois, je pense, dit Trent.

— Près de trois ! s’écria Quilp. Comme le temps passe ! Est-ce qu’il vous semble qu’il y ait si longtemps que cela, madame Quilp ?

— Oui, Quilp, répondit la jeune femme avec une exactitude de mémoire malheureuse, je crois qu’il y a trois ans accomplis.

— En vérité, madame !… pensa Quilp, on voit que le temps vous a paru long : vous avez bien compté ! très-bien, madame ! »

Et il ajouta, s’adressant à Frédéric :

« Il me semble que c’est hier que vous êtes parti pour Demerari sur le Mary-Anne… pas plus tard qu’hier, je vous jure. Eh bien ! moi, j’aime cela, qu’un jeune homme s’amuse un peu Moi-même j’ai fait mes farces comme un autre. »

M. Quilp accompagna cette déclaration de si terribles clignements d’yeux attestant ses anciens déportements, que mistress Jiniwin se sentit pénétrée d’indignation et ne put s’empêcher de remarquer à voix basse qu’il pourrait bien au moins remettre le chapitre de ses confessions au moment où sa femme serait absente. M. Quilp répondit à cet acte de hardiesse et d’insubordination par un regard qui fit perdre contenance à Mme Jiniwin, puis il but cérémonieusement à la santé de sa belle-mère.

« J’avais bien pensé, dit-il en posant son verre, que vous reviendriez tout de suite, mon cher Fred. Je l’avais toujours dit. Et quand le Mary-Anne vous ramena à son bord, au lieu d’apporter une lettre qui annonçât votre repentir et le bonheur que vous goûtiez dans la position qu’on vous avait procurée, cela me divertit, — mais me divertit plus que vous ne sauriez croire. Ah ! ah ! ah ! »

Le jeune homme sourit, mais non pas tout à fait comme si le thème était le plus agréable qu’on pût choisir pour l’amuser ; aussi Quilp, qui s’en aperçut, jugea-t-il à propos de continuer en ces termes :

« Je dirai toujours que si un riche parent, ayant deux jeunes rejetons — sœur ou frère, ou frère et sœur — dépendants de lui, s’attache exclusivement à l’un d’eux et chasse l’autre, il a tort. »

Frédéric fit un mouvement d’impatience ; mais Quilp poursuivit avec autant de calme que s’il discutait quelque question abstraite dans laquelle aucun assistant n’eût eu le moindre intérêt personnel.

« Il est très-vrai, dit-il, que votre grand-père vous accusa maintes fois d’oubli, d’ingratitude, de légèreté, d’extravagance, etc. ; mais comme je le lui ai souvent répété,« ce sont là des peccadilles ordinaires. — Mais c’est un drôle ! disait-il. — Je vous l’accorde, lui répondais-je (pour faire triompher mon raisonnement, bien entendu), que de jeunes nobles, que de jeunes gentlemen sont aussi des drôles ! » Mais il ne voulait pas se rendre à l’évidence.

— Cela m’étonne, monsieur, dit le jeune homme d’un air railleur.

— Oui, voilà ce que je lui disais dans le temps, reprit Quilp ; mais le vieux était obstiné. Sans doute c’était un de mes amis, mais cela ne l’empêchait pas d’être obstiné et mauvaise tête La petite Nelly est une bonne, une charmante jeune fille ; mais vous êtes son frère, Frédéric. Vous êtes son frère après tout, comme vous le dîtes au vieux la dernière fois que vous vîntes chez lui. Il ne peut pas empêcher cela.

— Il le ferait s’il le pouvait, dit le jeune homme avec impatience. C’est à ajouter au chapitre de sa tendresse à mon égard Mais il n’y a rien de neuf à apprendre sur ce sujet ; finissons en, au nom du diable !

— D’accord, répliqua Quilp ; je ne demande pas mieux. Pourquoi y faisais-je allusion ? Précisément pour vous montrer, mon cher Frédéric, que j’ai toujours été votre ami. Vous ne saviez pas mettre de différence entre votre ami et votre ennemi ; en mettez-vous maintenant ? Vous vous étiez imaginé que j’étais contre vous, et partant, il y avait entre nous de la froideur ; mais ce n’était que de votre côté, entièrement de votre côté. Une poignée de main, Frédéric. »

Avec sa tête enfoncée entre ses épaules et un hideux sourire sur la lèvre, le nain se dressa et étendit à travers la table son bras exigu. Après un moment d’hésitation, le jeune homme présenta sa main : Quilp lui serra les doigts d’une telle force, que le cours du sang y fut arrêté un moment ; puis portant à sa bouche son autre main d’un air discret, et lançant un regard de travers à Swiveller qui ne s’en doutait guère, il lâcha les doigts meurtris de Frédéric et se rassit.

Ce mouvement ne fut pas perdu pour Trent qui, sachant bien que Richard était un simple instrument entre ses mains et qu’il ne connaissait de ses projets que ce qu’il daignait lui en communiquer, comprit que le nain était parfaitement au courant de leur position respective et du caractère de son ami. C’est déjà quelque chose que de se sentir apprécié à sa valeur, même en fait de coquinerie. L’hommage silencieux rendu par le nain à sa supériorité, et l’opinion qu’il s’était faite, avec son esprit vif et pénétrant, de l’ascendant exercé par Frédéric sur son ami, décidèrent Trent à s’appuyer sur ce hideux auxiliaire et à profiter de son aide.

M. Quilp, jugeant à propos de couper court au sujet de la conversation, de peur que Richard Swiveller ne révélât dans son étourderie quelque chose que les femmes ne dussent point connaître, proposa une partie de piquet à quatre ; les cartes décidèrent le sort : Mme Quilp échut comme partenaire à Frédéric Trent, et Dick à M. Quilp. Mme Jiniwin, qui aimait beaucoup le jeu, en fut par conséquent soigneusement exclue par son gendre qui lui confia le soin de remplir de temps en temps les verres avec les liqueurs contenues dans les flacons. M. Quilp ne la perdait pas de vue, afin qu’elle ne s’avisât pas de prendre un avant-goût de ces breuvages exquis ; et comme les liqueurs ne plaisaient pas moins que les cartes à la vieille dame, M. Quilp trouva ce moyen ingénieux d’infliger à la fois à Mme Jiniwin un double supplice de Tantale.

Mais ce n’était pas à Mme Jiniwin que se bornait l’attention de M. Quilp, et d’autres objets encore exerçaient sa constante vigilance. Parmi ses habitudes excentriques, le nain avait celle de tricher aux cartes : il fallait que non seulement il observât avec soin la marche du jeu et fît en même temps des tours d’escamoteur en comptant les points et en les marquant, mais encore qu’il donnât sans cesse des avertissements à Richard Swiveller par des regards, des froncements de sourcil et des coups de pied par-dessous la table ; car Richard, tout ahuri par la rapidité avec laquelle les cartes étaient appelées et les fiches voyageaient sur le tapis, ne pouvait s’empêcher d’exprimer de temps en temps sa surprise et ses doutes. Mme Quilp, nous l’avons dit, était la partenaire du jeune Trent ; aussi, à chaque regard qu’ils échangeaient, à chaque parole qu’ils prononçaient, à chaque carte qu’ils jetaient, le nain ouvrait les yeux et les oreilles ; ce n’était pas seulement ce qui se passait sur la table qui l’occupait, mais encore les signes d’intelligence qui pouvaient être échangés en dessous, et il employait toutes sortes de ruses pour les surprendre ; par exemple, il appuyait souvent son pied sur celui de sa femme pour voir si elle jetterait un cri ou si elle se tiendrait coite malgré la douleur, parce que, dans ce dernier cas, il lui eût été démontré que Trent lui avait déjà marché sur le pied. Cependant, au plus fort de ses préoccupations, il n’en continuait pas moins de tenir un de ses yeux fixés sur la vieille dame ; et, si à la dérobée elle approchait une cuiller à thé d’un verre voisin, — ce qu’elle faisait fréquemment, — pour attraper une petite goutte du nectar qu’il contenait, la main de Quilp dérangeait ses plans au moment même du triomphe de Mme Jiniwin, et, d’une voix moqueuse, Quilp la suppliait de ménager sa précieuse santé. Et ces soins si multipliés n’empêchaient pas Quilp d’y satisfaire sans relâche et sans faute, depuis le premier jusqu’au dernier.

Enfin, quand ils eurent joué bon nombre de parties liées et largement festoyé les liqueurs, M. Quilp ordonna à sa femme d’aller se coucher ; la douce Betzy obéit et se retira, suivie de sa mère indignée. Swiveller s’était endormi. Le nain, appelant du doigt Frédéric à l’autre extrémité de la chambre, y tint à voix basse avec lui une courte conférence.

« Nous ferons aussi bien de ne dire, devant votre digne ami, que ce que nous ne pouvons pas taire, dit Quilp en se tournant avec une grimace vers Dick endormi. C’est marché conclu entre nous, Fred. Voyons, lui ferons-nous épouser cette petite rose de Nelly ? y avez aussi votre intérêt, je suppose, répliqua l’autre.

— Oui, j’en ai un naturellement, dit Quilp riant de l’idée que Frédéric ne soupçonnait pas son but réel ; peut-être des représailles à exercer, peut-être une fantaisie. J’ai des moyens, Fred, de seconder ce projet ou de m’y opposer. Quel parti prendrai-je ? Voici une paire de balances, je la ferai pencher du côté que je voudrai.

— Faites-la pencher de mon côté, dit Trent.

— Voilà qui est fait, mon cher Fred, répondit Quilp tendant sa main fermée, puis l’ouvrant comme s’il en laissait tomber quelque objet pesant ; le poids est dans le plateau et il l’entraîne. Faites attention.

— Oui, mais où sont-ils partis, les plateaux ? » demanda Trent.

Quilp secoua la tête et dit que le point restait à découvrir, mais que ce ne serait peut-être pas bien difficile. Une fois la chose faite, ils auraient à concerter leurs démarches préliminaires. Il se chargeait de voir le vieillard, ou bien Richard Swiveller pourrait l’aller voir, lui montrer de la chaleur pour ses intérêts, le presser de se loger dans une maison convenable et, par la reconnaissance qu’il inspirerait à la jeune fille, ferait du progrès dans son estime. Grâce à cette impression, il serait facile de la gagner d’ici à un ou deux ans : car elle supposait que le vieillard était pauvre, celui-ci affectant, par une politique qui n’était pas rare chez les avares, d’étaler les dehors de l’indigence aux yeux de ceux qui l’entouraient.

« Il a bien assez souvent caché son jeu avec moi, dit Trent, et tout dernièrement encore.

— Et avec moi aussi, dit le nain. Ce qui est d’autant plus extraordinaire, que je sais parfaitement combien en réalité il est riche.

— Vous devez le savoir.

— Je crois que je dois le savoir… » dit le nain ; et en cela du moins, avec sa parole à double entente, il ne mentait pas.

Après avoir échangé encore quelques mots à voix basse, ils se remirent à table. Le jeune homme éveilla Richard Swiveller et lui apprit qu’il était temps de partir. Richard, à cette bonne nouvelle, se leva vivement. Le nain et Frédéric se dirent encore deux mots du succès assuré de leur plan, puis on souhaita le bonsoir à Quilp qui grimaça un adieu.

Il grimpa à la fenêtre au moment où les deux amis passaient dans la rue au-dessous de lui et il écouta. Trent faisait à haute voix l’éloge de sa femme, et tous deux se demandaient par quelle fascination elle avait été amenée à épouser ce misérable avorton. Le nain, après avoir vu s’éloigner ces deux ombres en les accompagnant de la plus formidable grimace qu’il eût jamais faite, alla tout doucement gagner son lit.

En formant leur plan, ni Trent ni Quilp n’avaient songé au bonheur ou au malheur de la pauvre innocente Nelly. Il n’eût pas été moins étrange que l’insouciant dissipateur dont ils faisaient leur instrument eût été lui-même occupé d’y penser pour eux ; car la haute opinion qu’il avait de sa personne et de son mérite justifiait, à ses yeux, le projet concerté ; et, quand il eût reçu, par extraordinaire, la visite d’un hôte aussi rarement accueilli à sa porte que la réflexion, adonné comme il l’était à la pleine satisfaction de ses appétits, il eût pleinement rassuré sa conscience avec l’idée qu’il ne songeait ni à maltraiter ni à tuer sa femme, et que, par conséquent, après tout, il serait dans la bonne moyenne des maris très-supportables.