Le Magasin d’antiquités/Tome 1/22

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 184-189).



CHAPITRE XXII.


Le reste de la journée et tout le lendemain furent très-remplis pour la famille Nubbles ; les préparatifs de l’équipement et du départ du Kit n’étaient pas un moins grand sujet de préoccupation que si le jeune homme s’était mis en route pour pénétrer au cœur de l’Afrique ou pour entreprendre le tour du monde. Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de boîte qui se soit aussi souvent ouverte et fermée en l’espace de vingt-quatre heures, que la petite caisse qui contenait sa garde-robe et ses effets ; ce qu’il y a de sûr, c’est que jamais deux petits yeux n’eurent à contempler un ensemble d’habillements semblable à ce que cette caisse merveilleuse offrit aux regards stupéfaits de Jacob, avec ses trois chemises et un nombre proportionné de paires de bas et de mouchoirs de poche. Enfin on se décida à porter la boîte au voiturier chez lequel Kit devait la retrouver, à Finchley. Cette besogne accomplie, il restait deux questions graves : d’abord, le voiturier ne pourrait-il pas perdre ou feindre d’avoir perdu la boîte ; et ensuite, la mère de Kit saurait-elle bien se soigner en l’absence de son fils ?

Quant au premier point, Mme Nubbles dit avec appréhension :

« Je ne pense pas qu’il y ait réellement lieu de craindre que la boîte ne se perde ; quoique les voituriers soient toujours bien tentés d’affirmer qu’ils ont perdu les choses.

— Assurément, dit Kit d’un air sérieux ; sur ma parole, chère mère, je crois que nous avons eu tort de la lui confier. Il aurait fallu que quelqu’un l’accompagnât ; plus j’y pense, et moins je suis rassuré.

— Nous n’y pouvons plus remédier maintenant, mais nous avons fait là une grande imprudence ; nous avons eu tort. Il ne faut pas tenter les gens. »

Kit résolut intérieurement de ne plus jamais induire en tentation un voiturier, sauf à risquer pourtant une malle vide ; et ayant bien arrêté dans son esprit cette résolution chrétienne il passa au second point :

« Vous savez, ma mère, qu’il faut prendre du courage et ne pas rester solitaire à la maison parce que je n’y serai plus. Je pourrai souvent donner un coup de pied jusqu’ici, quand je viendrai en ville ; de temps en temps je vous écrirai une lettre ; à chaque trimestre, j’espère obtenir un jour de congé, et alors nous verrons si nous n’emmènerons pas notre petit Jacob à la comédie et si nous ne lui ferons pas savoir ce que c’est que des huîtres.

— Vos comédies, je l’espère, ne seront pas œuvres de péché ; mais je ne suis pas bien rassurée là-dessus.

— Je sais, répliqua Kit d’un ton chagrin, qui vous a mis toutes ces idées en tête. C’est encore la congrégation du Petit Béthel. Je vous en prie, ma mère, n’allez pas trop souvent par là. Si je devais voir votre visage dont la bonne humeur a toujours fait la joie de la maison, devenir chagrin ; si je voyais le petit élevé dans la même tristesse ; si je l’entendais s’appeler lui-même un petit pécheur (est-il possible ?) et enfant du diable, ce qui est une insulte au pauvre père défunt, s’il me fallait voir tout cela, et voir aussi notre Jacob avoir un air triste de petit Béthel, comme tout le monde, je prendrais tellement la chose à cœur que j’irais sûrement m’enrôler comme soldat et me faire casser la tête par le premier boulet de canon que je rencontrerais sur mon chemin !

— Ô Kit, ne parlez pas ainsi ! …

— Je le ferais, ma mère ; et tenez, si vous ne voulez pas me rendre malheureux, vous laisserez sur votre chapeau ce nœud que vous vouliez absolument en retirer la semaine dernière. Pouvez-vous supposer qu’il y ait aucun mal à paraître et à être aussi joyeux que le permet notre humble position ? Y a-t-il rien dans la tournure de mon caractère qui doive faire de moi un pleurnicheur, un tartufe avec de grands airs, pleurant tout bas, humblement, se glissant modestement, sans se laisser voir, comme si je ne pouvais pas marcher sans ramper, ni m’exprimer sans parler du nez. Au contraire, est-ce qu’il n’y a pas toutes les raisons du monde pour que je ne sois pas comme cela ? Ma foi ! tenez ! j’aime mieux rire tout franchement ! Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel que de marcher et aussi salutaire pour la santé ? Ah ! ah ! ah ! N’est-ce pas aussi naturel qu’au mouton de bêler, ou au cochon de grogner, ou au cheval de hennir, ou à l’oiseau de chanter ? Ah ! ah ! ah ! n’est-il pas vrai, mère ? »

Il y avait quelque chose de contagieux dans le rire de Kit ; car sa mère, qui avait paru d’abord sérieuse, commença par sourire, et enfin éclata de si bon cœur, que Kit redoubla de gaieté en répétant que c’était bien naturel. Kit et sa mère, en riant à l’unisson et à voix haute, éveillèrent le petit enfant ; celui-ci remarquant qu’il y avait dans l’air quelque chose de comique et d’animé, ne fut pas plutôt entre les bras de sa mère, qu’il se mit à rire et à gigoter de toutes ses forces. Cette nouvelle victoire, remportée par son argumentation, chatouilla si vivement Kit, qu’il tomba en arrière sur son siège dans un véritable état de fou rire, montrant l’enfant et se tenant les côtes tout en se balançant sur sa chaise. Après deux ou trois autres accès d’hilarité, il s’essuya les yeux et dit le bénédicité. Leur modeste souper fut un repas bien joyeux.

Le lendemain matin de bonne heure, le jeune homme quitta la maison et prit la direction de Finchley, avec plus de baisers, d’étreintes, de larmes échangés dans l’adieu que ne voudraient le croire, s’ils s’abaissaient à de si minces sujets, bien des jeunes gentlemen, qui partent tranquillement pour de longs voyages et laissent derrière eux des maisons bien approvisionnées. Kit était si fier de sa tournure, que son orgueil eût suffi pour attirer sur lui les foudres d’excommunication du Petit Béthel, s’il avait jamais été membre de cette congrégation bigote et lugubre.

Si quelqu’un était curieux de savoir de quelle façon Kit était habillé, nous ferons remarquer sommairement qu’il ne portait pas de livrée, mais qu’il avait un habit poivre et sel mélangés, avec un gilet jaune serin, un pantalon gris de fer ; à ce brillant ajustement se joignaient une paire de bottes neuves, un chapeau roide et lustré, qui résonnait sous les doigts comme un tambour. Ce fut dans cette parure qu’il prit la direction d’Abel-Cottage, s’étonnant seulement de fixer si peu l’attention, mais n’attribuant le fait qu’à la froide insensibilité des gens qu’il rencontrait, sans doute encore engourdis par le sommeil, pour s’être levés si matin.

Sans autre incident de voyage que la rencontre d’un jeune garçon qui portait un chapeau sans bords, exacte antithèse du sien, et à qui il donna la moitié des cinquante centimes qu’il possédait, Kit arriva avec le temps à la maison du voiturier, et là, il faut le dire à l’honneur de l’humanité, il trouva sa malle saine et sauve. La femme de cet intègre voiturier indiqua à Kit la maison de M. Garland, et notre jeune homme, sa malle sur l’épaule, prit aussitôt cette direction.

À coup sûr, c’était un joli petit cottage, avec un toit de chaume et de petites girouettes aux pignons, et à quelques-unes des fenêtres des morceaux de verre colorié, larges comme un porte-monnaie. Sur un côté de la maison se trouvait une écurie juste assez grande pour le poney, avec une chambre au-dessus, juste assez grande pour Kit. On voyait flotter des rideaux blancs ; des oiseaux chantaient aux fenêtres dans leur cage, aussi brillante que si elle était en or ; des plantes étaient disposées le long du sentier qui conduisait à la porte, autour de laquelle on les avait réunies et enlacées en berceau ; le jardin resplendissait de fleurs dans tout leur éclat, qui répandaient une douce senteur et charmaient la vue par leurs couleurs variées et leurs formes élégantes. Soit dans la maison, soit dehors, tout était parfait de soin et de propreté. Dans le jardin, pas une mauvaise herbe ; et, à en juger par de bons outils de jardinage, un panier à bras et une paire de gants qui se trouvaient à terre, dans une des allées, le vieux M. Garland avait, dû s’occuper à jardiner le matin même.

Kit regardait, admirait, regardait encore, et ne pouvait s’arracher à ce spectacle, ni détourner la tête pour sonner la cloche. Il eut encore le temps après de regarder la maison et le jardin, car il sonna deux ou trois fois sans que personne vînt, et finit par prendre le parti de s’asseoir sur sa malle et d’attendre.

Bien des fois encore il tira le cordon de la sonnette ; personne ne venait. Mais à la fin, tandis que, assis sur sa malle, il évoquait dans sa mémoire les châteaux de Géants, les princesses attachées par les cheveux à un clou à crochet, les dragons s’élançant de derrière les portes, et autres incidents de même nature qui, dans les livres de contes, arrivent à tous les jeunes gens d’humble condition, lorsqu’ils se présentent pour la première fois devant des maisons inconnues, la porte s’ouvrit vivement, et une petite servante, très-propre, très-modeste, ce qui ne l’empêchait pas d’être très-jolie, parut sur le seuil.

« Je suppose, monsieur, dit-elle, que vous êtes Christophe ? »

Kit se leva de dessus sa malle et répondit affirmativement.

« J’ai peur que vous n’ayez sonné bien des fois ; mais nous ne pouvions entendre, parce que nous étions en train de rattraper le poney. »

Kit en était à se demander ce que cela signifiait ; mais, comme il ne pouvait rester là à faire des questions, il remit sa malle sur son épaule et suivit la jeune fille dans la cour d’entrée où, par une porte de derrière, il aperçut M. Garland ramenant triomphalement du jardin le poney volontaire qui, durant une heure trois quarts (à ce qu’on lui dit plus tard) s’était amusé à faire courir après lui toute la famille dans un petit enclos situé à l’extrémité de la propriété.

Le vieux monsieur le reçut très-cordialement ; il en fut de même de la vieille dame : la bonne opinion qu’elle avait déjà conçue de lui se fortifia encore lorsqu’elle vit avec quel soin il frottait ses bottes sur le paillasson pour bien ratisser les semelles. On l’introduisit dans le parloir où il passa l’inspection dans son nouveau costume ; après avoir subi à plusieurs reprises cet examen d’une manière que sa bonne tenue rendit tout à fait satisfaisante, il fut conduit à l’écurie, où le poney lui fit un accueil des plus gracieux ; de là, dans la petite chambre très-propre et très-commode qu’il avait déjà remarquée ; de là, dans le jardin, où le vieux gentleman lui dit qu’il aurait de la besogne, énumérant en outre tous les avantages qu’il retirerait de sa position si l’on trouvait qu’il s’en montrât digne. À toutes ces marques de bienveillance, Kit répondit par mille protestations de reconnaissance, et il souleva si souvent son chapeau, que le bord en souffrit considérablement. Quand le vieux gentleman eut épuisé le chapitre des recommandations et des promesses, et Kit celui des remercîments et des protestations, notre garçon fut conduit de nouveau vers Mme Garland qui, appelant sa petite servante nommée Barbe, lui recommanda de mener Kit à la cuisine et de lui donner à manger et à boire pour le reposer de sa course.

Cette cuisine, jamais Kit n’en avait vu de semblable, si ce n’est dans quelque image : tout y était aussi propre, aussi luisant, aussi bien rangé que Barbe elle-même. Kit s’y assit à une table aussi blanche qu’une nappe ; Barbe lui servit de la viande froide et de la petite bière ; mais Kit était bien embarrassé. Il fallait voir avec quelle maladresse il maniait sa fourchette et son couteau, en pensant qu’il y avait là une demoiselle Barbe, une inconnue, qui le regardait et l’observait.

Il n’y a pas lieu cependant de croire que Barbe fût bien terrible ; car cette enfant, qui avait jusque-là mené la vie la plus tranquille, était toute rouge, tout embarrassée, et paraissait ne savoir que dire ou faire, absolument comme Kit. Après être resté assis, un bout de temps, attentif au tic tac de l’horloge de bois, il hasarda un regard curieux sur le buffet. Là, parmi les assiettes et les plats, se trouvaient la petite boîte à ouvrage de Barbe, avec un couvercle à coulisses pour y serrer des pelotes de coton, le livre de prières de Barbe, le livre de psaumes de Barbe, la bible de Barbe. Près de la fenêtre était suspendu au jour le petit miroir de Barbe, et le chapeau de Barbe était accroché à un clou derrière la porte. Ces signes muets, ces témoignages de la présence de Barbe, amenèrent naturellement Kit à regarder Barbe elle-même qui était là sur sa chaise, aussi muette que sa bible, son miroir et son chapeau. Elle écossait des pois dans un plat : et juste au moment où il contemplait ses cils et se demandait, dans la simplicité de son cœur, de quelle couleur étaient les yeux de la jeune fille, il arriva par malheur que Barbe leva un peu la tête pour le regarder. Aussitôt les deux paires d’yeux se baissèrent bien vite, ceux de Kit sur son assiette, ceux de Barbe sur ses cosses de pois, chacun d’eux extrêmement confus d’avoir été surpris par l’autre.