Le Magasin d’antiquités/Tome 1/24

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 199-206).



CHAPITRE XXIV.


Ce ne fut que lorsqu’ils se sentirent épuisés de fatigue et hors d’état de continuer à marcher comme ils l’avaient fait depuis le champ de courses, que le vieillard et l’enfant se hasardèrent à s’arrêter et à s’asseoir sur la limite d’un petit bois. Là, bien que l’arène fût cachée à leur vue, ils pouvaient percevoir encore le bruit affaibli des cris éloignés, le brouhaha des voix et le roulement des tambours. Gravissant l’éminence qui les séparait de ces lieux, l’enfant put reconnaître les drapeaux flottants et les blancs pavillons des baraques ; mais personne ne venait de leur côté, et l’endroit où ils se reposaient était solitaire et paisible.

Il se passa quelque temps avant que Nelly pût rassurer son compagnon craintif et lui rendre le calme nécessaire. L’imagination désordonnée du vieillard lui représentait une foule de gens se glissant jusqu’à lui et sa petite-fille dans l’ombre des buissons, s’embusquant dans chaque fossé et les épiant derrière chaque branche des arbres agités. Il était obsédé de la crainte d’être jeté dans quelque cabanon obscur où on l’enchaînerait et le fouetterait ; pis que cela, où Nelly ne serait jamais admise à le voir, sinon à travers des barreaux de fer et des grilles scellées à la muraille. Ses terreurs gagnaient l’enfant. Être séparée de son grand-père, c’était le plus cruel supplice qu’elle put redouter ; et pensant que dans l’avenir, partout où ils iraient, ils étaient exposés à être ainsi traqués et poursuivis sans pouvoir espérer de salut qu’à la condition de rester cachés, elle sentit son cœur se briser et son courage faiblir.

Cet accablement d’esprit n’avait rien de surprenant chez un être si jeune et si peu habitué aux scènes parmi lesquelles il lui avait fallu vivre depuis quelque temps. Mais souvent la nature place de nobles et généreux cœurs dans de faibles poitrines, — très-souvent, Dieu merci ! dans des poitrines de femme ; — et quand l’enfant, attachant sur le vieillard ses yeux mouillés de larmes, se rappela combien il était débile, et combien il serait abandonné et sans ressources si elle venait à lui manquer, son cœur se ranima et se trouva rempli d’une force et d’une constance nouvelles.

« Nous voici à l’abri de tout danger et nous n’avons plus rien à craindre, mon cher grand-papa, dit-elle.

— Rien à craindre ! … répéta le vieillard. Rien à craindre, et s’ils m’arrachaient d’auprès de toi ! Rien à craindre, et s’ils nous séparaient ! Je ne crois plus personne : pas même Nell !

— Oh ! ne parlez pas ainsi ! répliqua l’enfant. Car si jamais quelqu’un vous fut fidèle et dévoué, c’est moi. Et je sais bien que vous n’en doutez pas.

— Comment alors, dit le vieillard, regardant d’un air craintif autour de lui, pouvez-vous avoir le cœur de me dire que nous sommes en sûreté lorsqu’on me cherche de tous côtés, lorsqu’on peut venir ici, se glisser vers nous, au moment même où nous parlons !

— Parce que je suis bien sûre que nous n’avons pas été suivis. Jugez-en par vous-même, cher grand-papa ; regardez autour de vous, et voyez combien tout est calme. Nous sommes seuls ensemble, et libres d’aller où il nous plaira. Vous dites que vous n’êtes pas en sûreté ! Pourrais-je donc être si tranquille, et le serais-je si vous aviez à craindre quelque danger ?

— Oh ! oui ! oh ! oui ! dit-il en lui pressant la main, mais sans cesser de regarder au loin avec anxiété. — Quel est ce bruit ?

— Un oiseau, dit l’enfant ; un oiseau qui voltige à travers le bois et nous indique le chemin que nous avons à suivre. Vous vous rappelez quand nous disions que nous irions par les bois et les champs et le long du bord des rivières, et que nous serions bien heureux… Vous vous le rappelez ? … Mais ici, tandis que le soleil brille au-dessus de nos têtes, et que tout est lumière et bonheur, nous restons tristement assis, à perdre notre temps ! — Voyez, quel joli sentier ! l’oiseau nous y mène, — le même oiseau ; — le voilà qui se pose sur un autre arbre et qui s’arrête pour chanter. Venez ! »

Lorsqu’ils se levèrent et prirent l’allée ombreuse qui devait les conduire à travers les bois, Nelly s’élança en avant ; imprimant ses petits pieds sur la mousse qui se relevait après, souple et élastique sous ces pieds légers, gardant pourtant l’empreinte de ses pieds mignons comme une glace fidèle. Puis alors elle appela le vieillard de ce côté, tant du regard que de son geste gai et pressant. Elle lui montrait d’un signe furtif quelque oiseau solitaire se balançant et gazouillant sur une branche qui s’égarait au-dessus de l’allée ; ou bien, elle s’arrêtait pour écouter les chants qui rompaient l’heureux silence ; ou bien elle contemplait le rayon de soleil qui tremblait parmi les feuilles, et, se glissant le long des troncs énormes des vieux chênes couverts de lierre, projetait au loin des traits lumineux. Comme ils cheminaient en avant, écartant les buissons qui bordaient l’allée, la sérénité que Nelly avait feint d’éprouver d’abord pénétra véritablement dans son cœur ; le vieillard cessa de jeter derrière lui des regards d’effroi, il montra même plus d’assurance et de gaieté : car plus ils s’enfonçaient dans le sein de l’ombre verte, plus ils sentaient que l’esprit de Dieu était là et répandait la paix sur eux.

Enfin le sentier devint plus clair ; la marche, plus libre ; ils atteignirent la limite du bois et se trouvèrent sur une grande route. Ils la suivirent quelque temps et entrèrent bientôt dans une ruelle ombragée par deux rangées d’arbres si serrés et si touffus que leurs cimes se rejoignaient en berceau et formaient une arcade au-dessus de l’étroit sentier. Un poteau mutilé indiquait que cette ruelle menait à un village situé à trois milles, et ce fut là que les voyageurs résolurent de diriger leurs pas.

Le trajet leur parut si long qu’ils crurent parfois s’être égarés. Mais enfin, à leur grande joie, le chemin aboutit à une descente rapide avec une double chaussée sur laquelle étaient pratiqués des trottoirs ; et les maisons du village leur apparurent groupées et étagées du fond de leur ceinture boisée.

C’était un lieu modeste. Les hommes et les enfants s’amusaient à jouer au cricket[1] sur le gazon. Les regards s’attachèrent sur Nelly et le vieillard qui erraient en se demandant où ils chercheraient un humble asile. Dans un petit jardin, devant sa chaumière, se trouvait tout seul un homme âgé. Les voyageurs éprouvaient un certain embarras à l’aborder, car c’était le maître d’école, et au-dessus de sa fenêtre le mot École était tracé en lettres noires sur un écriteau blanc. C’était un homme pâle, d’un extérieur simple ; il portait un habit usé et étriqué, et se tenait assis parmi ses fleurs et ses ruches, fumant sa pipe, sous le petit portique devant sa porte. « Parle-lui, ma chère, dit tout bas le vieillard.

— J’ai peur de le déranger, dit timidement l’enfant : il n’a pas l’air de nous apercevoir. Peut-être, si nous attendons un peu, regardera-t-il de notre côté. »

Ils attendirent, mais le maître d’école ne regardait pas de leur côté et restait sous son petit portique, pensif et silencieux. Il paraissait bon. Son habillement, tout noir, faisait ressortir encore son teint pâle et sa maigreur. Ils trouvèrent aussi à sa personne, à sa maison, un air de solitude et d’isolement qui venait peut-être de ce que les autres étaient réunis sur la pelouse à se donner du plaisir. Il n’y avait que lui qui fût resté seul dans tout le village.

Cependant le vieillard et sa compagne étaient bien las. Nelly se serait peut-être senti le courage de s’adresser même à un maître d’école ; mais elle hésitait, parce que la physionomie de cet homme révélait la tristesse ou le malheur.

Tandis qu’ils étaient là, incertains, à peu de distance, ils le virent de temps en temps demeurer plongé chaque fois dans une sombre méditation, puis poser sa pipe de côté et faire deux ou trois tours dans son jardin ; s’approcher ensuite de la porte et regarder du côté de la pelouse, puis reprendre sa pipe en soupirant et s’asseoir de nouveau dans la même attitude pensive.

Comme aucune autre personne ne paraissait et que la nuit commençait à tomber, Nelly s’arma enfin de résolution ; et lorsque le maître d’école eut repris sa pipe et son siège, elle s’aventura à s’approcher en tenant son grand-père par la main. Le bruit qu’ils firent en levant le loquet de la porte, attira l’attention du maître d’école. Il les considéra avec bienveillance, mais cependant comme un homme désappointé, et agita doucement la tête.

Nelly fit une révérence et lui dit qu’ils étaient de pauvres voyageurs qui cherchaient pour la nuit un abri qu’ils payeraient volontiers, selon leurs faibles moyens. Le maître d’école la regarda avec attention pendant qu’elle parlait ; il mit sa pipe de côté et se leva aussitôt.

« Si vous pouviez nous indiquer un endroit, dit l’enfant, nous vous en serions bien reconnaissants.

— Vous venez de faire un long chemin ? dit le maître d’école.

— Très-long, répéta Nelly.

— Vous commencez de bonne heure à voyager, mon enfant, dit-il en posant amicalement la main sur la tête de Nelly. C’est votre petite-fille, mon brave homme ?

— Oui, monsieur, s’écria le vieillard ; c’est l’appui et la consolation de ma vie.

— Entrez ici, » dit le maître d’école.

Sans autres préliminaires, il les mena dans une petite classe qui servait indifféremment de salle à manger et de cuisine, en leur disant qu’ils étaient les bienvenus et pourraient rester chez lui jusqu’au lendemain matin. Avant même qu’ils l’eussent remercié, il étendit sur la table une grosse nappe bien blanche, y posa des couteaux et des assiettes ; et mettant sur la table du pain, de la viande froide et un pot de bière, il les invita à manger et à boire.

L’enfant jeta un regard autour d’elle tout en s’asseyant. Il y avait deux bancs entaillés et tout tachés d’encre ; une petite chaire perchée sur ses quatre pieds, où sans doute le maître était assis pendant la classe ; quelques livres rangés sur une tablette haute, avec des coins au haut des pages ; en outre, une collection bigarrée de toupies, de balles, de cerfs-volants, de lignes à pêcher, de billes, de trognons de pommes et autres objets confisqués aux paresseux de l’école. Accrochés à la muraille, on voyait se carrer dans toute leur majesté terrifique, sur deux supports, la canne et le martinet ; et près de là, sur une petite planchette ad hoc le bonnet d’âne, fait de vieux journaux et décoré d’une quantité de pains à cacheter des plus larges et des plus apparents. Mais le principal ornement des murs consistait en des sentences morales parfaitement transcrites en belle écriture ronde, en un certain nombre d’additions et de multiplications fort bien chiffrées : tout cela venait évidemment de la même main, et ces tableaux se trouvaient disposés tout autour de la salle dans le double but, très-évident, d’offrir un témoignage de l’excellent enseignement de l’école et d’exciter l’émulation dans le cœur des écoliers.

« Eh bien ! dit le vieux maître d’école, remarquant que l’attention de Nelly était absorbée par ces spécimens, voilà une belle écriture ! n’est-ce pas, ma chère petite ?

— Très-belle, monsieur, répondit-elle modestement. Est-ce la vôtre ?

— La mienne ! s’écria-t-il, tirant ses lunettes et les mettant sur son nez pour jouir mieux d’un triomphe toujours cher à son cœur. Oh ! non, je ne pourrais pas écrire aujourd’hui comme cela. Non ! tous ces tableaux sont de la même main, une petite main, plus jeune que la vôtre, mais pourtant très-habile. »

En parlant ainsi, le maître d’école s’aperçut qu’une légère tache d’encre avait été jetée sur un des tableaux. Il tira de sa poche un canif, et, s’approchant du mur, il gratta soigneusement la tache. Cette besogne achevée, il alla lentement à reculons contempler l’exemple d’écriture avec admiration, comme on pourrait contempler la plus belle peinture. Mais, dans sa voix, dans son geste, il y avait quelque chose de triste qui émut profondément Nelly, bien qu’elle en ignorât la cause.

« Oh ! oui, une petite main ! … dit le pauvre maître d’école. Un enfant bien supérieur à tous ses camarades, à l’étude comme au jeu. Comment se fait-il qu’il se soit tant attaché à moi ? Que je l’aime, il n’y a rien d’étonnant à cela ; mais qu’il m’aime ainsi, lui ! … »

Ici, le maître d’école s’arrêta ; il retira ses lunettes pour les essuyer, car les verres s’en étaient obscurcis.

« J’espère que vous n’avez aucun motif d’être inquiet pour lui, monsieur, dit Nelly avec anxiété.

— Non, pas précisément, ma chère. Je comptais le voir ce soir sur la pelouse. Il était toujours le premier à prendre sa part du cricket. Mais il y sera sans doute demain.

— Est-ce qu’il a été malade ? demanda l’enfant avec la sympathie de son âge.

— Malade ! oui, un peu indisposé. On dit qu’il a eu du délire hier, ce cher enfant, et aussi la veille ; mais c’est inévitable avec ce genre de maladie : ce n’est pas un mauvais symptôme ; il n’y a pas là de mauvais symptôme. »

L’enfant se tut. Le maître d’école alla à la porte et regarda attentivement dehors. Les ombres de la nuit s’épaississaient, et tout était tranquille.

« S’il pouvait trouver quelqu’un pour lui donner le bras, il viendrait ici, bien sûr, dit-il en rentrant dans la chambre. Il ne manque jamais de venir au jardin me souhaiter le bonsoir. Mais peut-être sa maladie ne fait-elle que de prendre meilleure tournure, et il est sans doute trop tard pour qu’il vienne ; car il y a beaucoup d’humidité, et la rosée est très-abondante. Il vaut mieux qu’il ne vienne pas ce soir. »

Le maître d’école alluma une chandelle, assujettit le contrevent de la croisée et ferma la porte. Mais, après avoir pris ces soins et s’être assis en silence, au bout de quelques instants il décrocha son chapeau et dit à Nelly qu’il avait besoin de sortir pour aller aux nouvelles, qu’elle l’obligerait si elle voulait bien rester là jusqu’à ce qu’il fût de retour. L’enfant le lui promit, et le brave homme sortit.

Nelly resta assise et immobile durant une demi-heure et même davantage, toute seule, toute seule ; car elle avait déterminé son grand-père à aller se coucher, et elle n’entendait que le tic tac d’une vieille horloge et le sifflement du vent à travers les arbres.

Lorsque le maître d’école revint, il reprit sa place au coin de la cheminée, mais demeura silencieux pendant longtemps. Enfin il se tourna vers Nelly, et, d’une voix douce, il l’invita à vouloir bien, cette nuit, faire une prière pour un enfant malade.

« Mon élève favori ! dit le pauvre maître d’école, fumant sa pipe qu’il avait oublié d’allumer, et, regardant tristement les exemples collés sur les murs oui c’est sa petite main qui a fait tout cela… et tout amaigrie par la maladie ! Pauvre petite, petite main !… »




  1. Jeu de balle, en grand honneur dans toute l’Angleterre