Le Maître du drapeau bleu/p2/ch9

Éditions Jules Tallandier (p. 392-405).

IX

LES DEUX MAÎTRES DU DRAPEAU BLEU !



— Ah çà ! mais je suis enfermé !

Comme Lucien, le Maître du Drapeau Bleu avait perdu connaissance au milieu du cercle de flammes. Il revenait à lui dans une salle figurant presque un cube parfait, mesurant quatre mètres dans tous les sens.

Puis brusquement, sur sa mémoire un rideau fut tiré… Il se souvint.

— Je suis prisonnier… Log nous a repris.

Et avec une douleur poignante :

— Nous… Moi, ce n’est rien, mais elle, Mona… Où l’ont-ils emprisonnée ?… À quelle torture la réservent-ils ?

Il appela. Rien ne répondit… Mais une étrange sensation lui vint… Il ne reconnaissait pas sa voix. Le timbre en semblait altéré, assourdi, voilé.

Dans un geste inconscient, sa main frappa la muraille, et soudain il comprit. Son poing fut repoussé par une surface élastique analogue à celle d’un sommier… La chambre était capitonnée, de là l’explication du son qui l’avait surpris. Mais son mouvement devait avoir un résultat inattendu.

Un bruissement se produisit. Un panneau du mur tourna sur un axe invisible, amenant à l’intérieur une planchette affleurant le sol, et sur cette planchette, debout, immobile, tel un géant de pierre, San se tenait ricanant.

Le Turkmène n’attendait pas cette apparition. Il demeura muet.

Mais l’athlétique serviteur de Log grommela :

— Il vous suffit de toucher un point quelconque du mur ou du plancher pour que l’on réponde à votre appel… Que voulez-vous ?

— Ah ! ma prison est donc machinée à ce point ?

— Depuis notre arrivée au Tonkin, le Maître avait décidé que vous l’habiteriez. Il l’a fait disposer en conséquence.

Dodekhan avait repris son empire sur lui-même. Il haussa dédaigneusement les épaules.

— Trêve de charlatanisme.

— Il n’y en a point. Le Maître est si fort qu’il n’a pas besoin de se vanter. En voulez-vous la preuve ? C’est lui qui vous a empêché de prendre passage à Haïphong sur l’un des paquebots à destination de l’Europe.

— Cela, je l’avais compris.

— Bien… mais il y a une autre chose que, malgré votre finesse, vous n’avez pas devinée ; le Maître avait envoyé le Maharatsu en rade de Hon-Dau, afin que vous vous en empariez…

— J’en ai eu l’impression plus tard.

— Plus tard, trop tard, fit le géant avec un rire insolent.

Puis avec une admiration cynique et naïve de l’esprit de ruse nul avait ourdi la trame :

— À Haïphong, à Hon-Dau, le pilote, le boy de l’hôtel, tous obéissaient au Maître. On vous a poussé vers le Maharatsu, car il fallait empêcher à tout prix que vous quittiez le sol de l’Asie sur un navire des Européens, que Bouddha confonde !

Comme irrité par le calme de son interlocuteur, San poursuivit :

— une fois en mer, vous vous croyiez sauvé… Mais le Maître, à deux mille lieues de vous, veillait sur tous vos mouvements.

— C’est lui qui m’a dénoncé comme pirate à l’administration anglaise ?

— Oui.

— Lui qui a fait sauter le Maharatsu au moyen du sans-fil.

Une légère surprise se peignit sur la face safranée du géant.

— Tiens, vous aviez pensé cela. Seulement vous ignorez comment il a réalisé sa volonté, juste à l’heure où vous deviez en souffrir le plus.

— Je le reconnais… Mais qu’importe, le résultat seul…

San l’interrompit violemment.

— Non, il importe encore que vous sachiez combien grand est celui contre qui vous avez eu l’audace de lutter.

— L’audace est joli comme euphémisme. Il m’a trahi, volé le pouvoir.

— Pour mieux servir la cause des Asiates.

— Mieux… cela dépend de la façon de voir.

— C’est notre façon de voir, à nous, les fils de la race jaune. Je reviens au Maharatsu. Dans les profondeurs de la cale, où le Maître avait prévu que vous ne descendriez pas, une mine était disposée. Auprès de cette mine, un Graveur de Prières, de la tribu des Mad, veillait.

— Un homme ?

— Oui. Il avait des vivres, et était en communication avec le sans-fil, par une ingénieuse disposition de l’antenne formée par le grand mât.

Le jeune homme ne put se défendre de pâlir.

Vraiment, à cette heure Log lui inspirait une sorte de terreur superstitieuse… Log était donc le génie du mal, pour avoir d’aussi prodigieuses ressources d’imagination au service de sa puissance illimitée.

Sans cesse l’imprévu des moyens employés déroutait ses adversaires.

— Ah ! ah ! plaisanta le géant dont toute la personne exprimait le triomphe. Vous y êtes à présent. L’homme a signalé votre transport sur le Majestic et le Maître a déterminé l’explosion.

Dodekhan tenta de cacher son trouble sous une raillerie :

— Complication inutile. L’homme pouvait mettre le feu…

Il n’acheva pas… San rugissait :

— Voilà la supériorité du Maître. Il sait qu’un homme peut faiblir… L’homme ne savait pas que le navire pouvait sauter. Il croyait seulement renseigner le Maître chaque jour, et recevoir au retour une superbe récompense… Voilà comme on transforme la cupidité en dévouement. On se sert de ces gens-là et on les supprime lorsqu’ils ont cessé d’être utiles.

Pendant un instant les deux hommes se considérèrent sans prononcer un mot. Dans l’âme de Dodekhan, il y avait une souffrance généreuse.

Il s’oubliait lui-même pour songer seulement aux maux effroyables qui allaient s’abattre sur l’Asie commandée par Log, dont le sinistre génie lui était révélé par ce San, brute admirante entièrement dévouée à son chef.

Ce fut ce dernier qui renoua l’entretien.

— Le directeur de la prison de la Haute Ville obéissait également au Maître, vous avez pu vous en rendre compte, seigneur Douze ?

Le jeune homme approuva d’un geste vague, attristé.

— Et aussi, continua le géant avec une cruelle insistance, les sikhs qui vous gardaient, les magistrats, les officiers.

Et le Turkmène secouant la tête pour nier :

— Oui, je vous entends, juges et lieutenant obéissaient sans le savoir, trompés par des rapports fantaisistes… Cela est possible… Mais que fait la cause de la soumission, pourvu que la soumission existe ?

Et, railleur :

— Tout obéit au Maître du Drapeau Bleu… Les fugitifs qui ne peuvent suivre d’autre route que celle qu’il a tracée ; les ponts qui sont coupés quand il le souhaite, les boules aux ardillons aigus qui arrêtent leur marche au point fixé par son désir.

La voix s’enflait, assourdie par le capitonnage, mais néanmoins triomphante, insultante pour le vaincu.

— Tout obéit, tout, poursuivi San avec exaltation… Les najas assiégeant les ennemis du Maître dans leur cachette feuillue… Tout ! Tout !… jusqu’au feu dont ils s’abritent contre les reptiles et qui les livre au chef redouté de la race jaune.

Dodekhan fut secoué par un tressaillement dont vibra tout son être.

Oui, les mots de son interlocuteur lui rappelaient la forêt, le gommier isolé, le cercle de flammes, ces Hindous aux attitudes énigmatiques… Comme malgré lui, il murmura :

— Que voulez-vous dire ?

San eut un ricanement féroce, tel le rauquement d’un fauve :

— Je veux dire que la flamme vous a apporté le sommeil, l’anesthésie, comme l’appelle le Maître.

— Mais comment ? comment ?

Le géant rit plus fort. Sa face jaune exprimait une satisfaction bestiale :

— Eh ! eh ! la petite duchesse l’a exprimé un jour. Le Maître sait les secrets qui engourdissent les muscles et les volontés, qui lui livrent sans combat ses ennemis. Il avait employé l’opium, la belladone… Vous vous seriez défié de ses sucs… Il a cette fois utilisé un sel chimique, connu seulement des savants… dont l’effet a été admirable.

— Et ce sel ?

— L’azotate d’ammoniaque qui, se décomposant à la chaleur du brasier allumé par vous, a produit du protoxyde d’azote ou gaz hilarant, lequel vous a jeté du rire dans l’insensibilité.

Dodekhan demeura sans voix. Les sacs de cotonnade des Hindous, leurs gestes, tout s’expliquait avec une affreuse clarté.

Le protoxyde d’azote ! Qui eût songé à cela au milieu des bois, dans la jungle du Bengale !

Décidément la lutte était inégale. Log prenait les proportions d’un démon.

Et le jeune homme se souvenait… Cette saveur légèrement sucrée à ses lèvres, la sensation d’oppression, le rire invincible.

Il courba la tête, humilié de son impuissance, écrasé par les ressources inventives de son adversaire.

Un instant, San contempla son interlocuteur avec une insultante pitié, puis il revint à la planchette du « tour » qui donnait accès dans la cellule.

— Le Maître vous recevra tantôt, seigneur Douze.

Le Turkmène le regarda, interrogeant des yeux :

— Tantôt… pourquoi ?

— Pour vous dicter ses volontés.

Le ton sonnait si acerbe que Dodekhan fronça les sourcils.

— Oh ! ricana le géant, inutile de vous irriter. Vous avez perdu la partie, exécutez-vous de bonne grâce.

Il baissa la voix pour ajouter :

— Le Maître est rempli de bienveillance à votre égard… Vous serez son lieutenant, s’il vous plaît…

— Moi, obéir à celui qui m’a menti, trahi, volé !

— Vous ferez ainsi qu’il vous conviendra, le Maître d’ailleurs ne doute pas de votre bonne volonté, il sait comment vous prendre.

Le cœur du jeune homme tressauta sous le choc.

Mona ! captive comme lui… C’était par elle que Log comptait venir à bout de sa volonté. Tout à l’écroulement de l’œuvre rêvée par son père, par lui-même, il l’avait oubliée.

Quand il releva les paupières, il était seul dans la salle, San avait disparu. Des coussins se voyaient amoncelés dans un angle. Dodekhan s’y laissa tomber.

Il eut un amer sourire à la ronde. Pas un meuble, pas un siège n’ornaient sa prison capitonnée. Des coussins, voilà tout. Son ennemi avait pris toutes les précautions pour l’empêcher d’attenter à ses jours.

Gladiateur vaincu, il lui manquait la suprême ressource de fuir la défaite dans la mort.

Un bruit le tira de ses réflexions. Deux Hindous se tenaient en face de lui, portant une petite table toute dressée.

Ils la déposèrent auprès de la pile de coussins, et prêts à se plier aux ordres du prisonnier, ils dirent ensemble, du ton obséquieux et soumis particulier aux serviteurs de la grande péninsule gangétique :

— Mangez, Sahib !

Le premier mouvement du Turkmène fut de refuser. Mais il se ravisa. San lui avait annoncé sa prochaine comparution devant Log. Un duel de volontés s’engagerait entre les deux hommes, dont l’un possédait déjà tant d’avantages sur l’autre.

Il importait d’être fort, pour supporter dignement la lutte. Dodekhan se contraignit donc à faire honneur au repas.

La chère, du reste, lui parut exquise. Il n’entrait pas dans les desseins de son ennemi de le condamner aux ennuis d’une table médiocre.

Et quand le jeune homme eut terminé son repas. San reparut.

— Voulez-vous voir le Maître ? demanda-t-il.

— Oui, certes, répliqua Dodekhan, sons hésiter.

— En ce cas, veuillez vous laisser attacher les mains.

Avec une insouciance dédaigneuse, le jeune homme haussa les épaules.

— Faites ainsi qu’il vous plaira.

Il tendait les poignets.

Sur un signe du géant jaune, les Hindous les emprisonnèrent étroitement dans un lacis de cordelettes, puis San ordonna :

— À la salle d’audience !

Le premier, il prit place sur le tour, qui évolua avec un froufroutement léger.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Des cris étouffés disent la joie douloureuse de se revoir.

— Dodekhan !

— Mona !

— Sara !

— Lucien !

Les quatre prisonniers garrottés sont l’un près de l’autre dans une salle spacieuse, au plafond orné de figures de la légende brahmanique, aux murailles partagées en panneaux par de graciles colonnettes, entre lesquelles se tendent ainsi que des banderoles des arabesques précieuses.

De larges baies, protégées par des stores de pourpre à demi relevés, permettent aux regards de se reposer sur un jardin ombreux, où gazouillent des eaux courantes.

Un instant, ils oublient tout, leurs angoisses passées. Puis, Mona parle doucement :

— Comment sommes-nous ici… Le savez-vous ?

Le Turkmène tressaille. Oui, il le sait… Il dit ce qu’il a appris… et son désespoir et son découragement. Comment lutter maintenant ?

Sara proteste. Elle n’est plus la Parisienne jetée par le hasard d’un gracieux voyage de noces dans une farouche aventure de races. Non, peu à peu les émotions, les incidents subis pour une cause qui n’était point sienne autrefois, ont fait naître en elle une conviction, un désir invincible de vaincre celui dont proviennent tous ses maux.

Elle ne veut pas que le Turkmène accepte la défaite… Elle ne se souvient plus que sa résistance entraînera sûrement la tristesse pour Mona.

— Ah ! gronde-t-elle, ce misérable Log peut nous supprimer, il ne doit pas nous faire courber la tête.

Et Lucien la regarde, surpris, émerveillé. C’est elle, à présent, qui a la superbe orgueilleuse des ducs, ses ancêtres, et lui, lui, il a peur pour elle…

Mais il n’exprime pas sa pensée. Une voix ironique, mordante, interrompt les causeurs, leur cause à tous un petit frémissement :

— Je suis heureux de connaître la volonté de Mme  la duchesse de la Roche-Sonnaille.

Tous ont reconnu l’organe abhorré de Log. Ils se tournent du côté où il a retenti, prêt à le braver du regard.

Et ils demeurent stupides devant le tableau qui s’offre à leurs yeux.

C’est bien Log, mais combien différent de celui qu’ils s’attendaient à voir ! Un instant, ils se demandent quelle est la sinistre apparition, qui semble le produit hybride, déconcertant de l’hallucination.

Puis, ils distinguent mieux. San est devant eux. Il porte autour du col une planchette analogue a la cangue.

Puis, sur cette planche est attaché un être, ou plutôt un débris d’être, à la fois grotesque et terrifiant.

Un torse humain se dresse au-dessus de la tête de l’athlétique serviteur, un torse privé de jambes, un torse auquel s’attache un seul bras, et que domine une tête couturée, grimaçante, où brillent comme des tisons ardents, des yeux injectés, féroces, affolés de haine.

Et cette tête dont l’expression n’a rien d’humain, cette tête parle :

— Regardez-moi… regardez-moi bien… Voilà ce qu’a fait de moi la mine dont Mme  de la Roche-Sonnaille a provoqué l’explosion dans la passe de Ki-Lua.

Personne n’a la force de répondre.

Une sorte de terreur superstitieuse jugule la voix des assistants. Une horreur physique les étreint devant ce tronçon humain, devant cette forme horrible survivant à l’effroyable catastrophe.

Log ricane. Sa face couturée se crispe horriblement.

— J’étais fort, jeune, beau… Voilà ce que vous avez fait de moi !

Et, avec un rire grelottant :

— Ma parole, je crois que vous avez presque pitié ! Inutile ! la pitié est un sentiment qui n’a plus de raison d’être… C’est un anachronisme en Asie. Il ne doit plus y avoir que haine et que sang.

D’un ton de volupté cruelle que les carnassiers eussent apprécié :

— Oui, oui, du sang… un fleuve… un océan de sang !

Mais, brusquement, il se domina, son masque couturé s’immobilisa, plus sinistre encore dans son horreur figée.

— Ce que je montre, ce que j’étale à vos yeux, me dispense de périphrases, de détours oiseux… j’en demande pardon au seigneur Dodekhan, amant convaincu des périodes fleuries ; mais, désormais, j’exprime ma volonté ainsi qu’une balle parcourt sa trajectoire, tout droit, tout net, un sifflement, un coup.

Puis, lentement :

— Je vous hais… Vous le comprenez, n’est-ce pas ?… Je suis entré dans la passe de Ki-Lua vigoureux, défiant le trépas… J’en suis sorti brisé, plus faible que l’enfant, les jambes broyées, un bras arraché… Je vis, je respire, et cependant je suis mort, mort aux joies humaines. Une seule consolation, une seule… le dévouement de San.

Le géant se redresse fièrement sous son vivant fardeau.

— Il m’a dit : « Maître, je serai tes pieds ; Maître, je serai ton bras… » et il m’a redonné l’envie de vivre pour me venger, pour frapper sans cesse, pour semer la ruine, la douleur, l’épouvante parmi ceux qui, orgueilleux de leur stature, de leur force, de leurs Joies, croiraient assez faire en laissant tomber sur le triste déchet que je suis un regard d’inutile et insultante pitié.

Un silence pesant régna dans la salle aux stores empourprés, à la décoration riante et fleurie.

Log semblait se recueillir, et sous son poids, San demeurait immobile, tel un socle de granit supportant l’image de l’un de ces dieux étrangement horrifiques nés de la fantaisie exaltée des statuaires hindous.

Ni Dodekhan ni aucun de ses compagnons ne trouvait une parole.

Ils restaient là, médusés par la nouvelle apparence du Graveur de Prières, hypnotisés en quelque sorte par la vue de ce buste dressé, de cette figure ravagée, hideuse et désolée.

Et soudain, Sara, brusquement consciente de la situation, murmura :

— Nous sommes perdus !

Si bas qu’elle eût parlé, le chuchotement emplit la salle muette.

Un rire sec lui répondit :

— Vous exagérez, madame la Duchesse.

Elle tressaillit… Tous portèrent alternativement les yeux sur elle et sur son interlocuteur.

— Oui, vous exagérez, reprit celui-ci. Oh ! ne croyez pas à un mouvement de bonté. Toute bonté est éteinte en moi, si jamais j’en ai possédé, ce dont je doute. Je vous hais, et il me serait doux de vous torturer longuement, de déchirer votre corps et votre cœur durant des heures, des jours. Chacune de vos plaintes, chacun de vos cris de grâce, serait un baume sur la terrible douleur à laquelle vous m’avez condamné.

— Je me défendais, fit Sara puisant une énergie dans l’excès même de son trouble… Je défendais mon pays, en sacrifiant même celui que j’aime le plus au monde.

Log étendit sa main unique :

— J’ai déjà songé à cela, et voilà le raisonnement qui est né de cette songerie.

Il prit un temps avant de poursuivre :

— Votre mari et vous, madame la Duchesse, êtes des êtres rares, même en Occident ; vous croyez en l’honneur, vous croyez à la beauté du sacrifice… Vous seriez capables de subir la torture avec courage, de me frustrer d’une part du plaisir de vous voir souffrir.

Plus que des menaces, les paroles de Log terrifiaient ses auditeurs.

Il semblait vouloir renoncer à les torturer, mais alors, quelle combinaison diabolique avait pu germer en son tortueux esprit ?

— Oui, reprit âprement le Graveur de Prières, vous seriez braves… Et puis, ma haine serait-elle satisfaite parce que j’aurais jeté votre petit groupe dans la mort, après une interminable agonie ?

Il ponctua la phrase d’un rire strident. Les damnés évoqués par Dante devaient avoir des gémissements aussi démoniaques.

— Deux, trois, quatre victimes… qu’est cela pour la grandeur de ma haine ?… Non, ce n’est point là ce que je rêve, ce que je veux… Je veux lancer des foules contre des foules, des armées d’êtres bien portants, valides, doués de tous les dons de la beauté, de la santé. Je veux qu’ils se frappent, qu’ils s’acharnent à se massacrer… Je veux marcher dans le sang ! Je veux la plaine immense tapissée de cadavres sous le ciel rougeoyant d’incendies. Meurent les gracieux éphèbes, espoirs de l’avenir ! qu’elles meurent les jeunes filles aux voix de cristal ! Mort… mort à tout ce qui est ! Et que sur la terre ravagée, ruinée par le fer, par le feu, seul je dresse ma hideur, seul je triomphe, foulant aux pieds de mon porteur tous les bonheurs changés en pleurs, tous les rires agonisants !…

Les assistants courbèrent la tête.

Ils se sentaient écrasés par la puissance de haine de cette loque humaine, dont le verbe sonnait, lugubre ainsi qu’un glas, annonçant les terribles massacres d’hommes.

Ces idées de folie furieuse, exprimées par le Graveur de Prières, prenaient un caractère de grandeur satanique. Cet être monstrueux, dégradé, conservant un cerveau puissant, capable de réaliser ses conceptions sanguinaires, ne leur apparaissait plus un humain.

Il était un monstre, vomi par les enfers brahmaniques, une conception monstrueuse et hétéroclite du destin, évadée des stances mystérieuses des Védas.

Et, cependant, la petite duchesse, avec ce courage inconscient de la femme de France, qui pousse à attaquer plus qu’à se défendre, persifla :

— Voilà un joli rêve… les garçons des abattoirs doivent en avoir de semblables.

Il l’interrompit rudement :

— Taisez-vous ?

Elle demeura interloquée par la violence de l’ordre. Lui reprit :

— Je vous ai montré à nu ma pensée… D’abord, parce qu’il m’importe peu désormais qu’elle vous soit connue, que vous l’ébruitiez même si vous en avez l’occasion ; ensuite, afin de vous persuader que s’accomplira ce que j’ai décidé, que rien ne pourra entraver la marche des événements… que vous devez subir ma volonté.

Sara essaya encore de marquer une résistance :

— Nous ne la connaissons que bien vaguement.

— Sara ! supplia doucement Lucien, angoissé.

Mais Log plaisanta :

— Vous craignez pour elle, monsieur le Duc ? Cela est gentil de la part d’un bon époux qui a failli connaître, à Ki-Lua, un sort semblable au mien… Il est vrai que vous vous en êtes tiré sans blessure… et puis, l’hymen rend stupide, votre ami Dodekhan vous l’affirmera… Enfin, cela vous regarde… je ne prétends pas vous imputer à crime votre cerveau faible, et je le prouve…

— Vous le prouvez ?

— En vous rassurant au sujet de cette chère duchesse. Je ne m’irrite pas de ses interruptions cavalières… et si je ne m’irrite pas, c’est qu’elle a parlé fort justement. Jusqu’à cet instant, vous ne savez mes projets que d’une façon un peu générale.

Il marqua une pause et d’un accent dont ses auditeurs se sentirent cinglés :

— Je vais faire connaître ma volonté, autant du moins qu’il est utile à la réalisation de mes desseins.

Puis, froidement, comme s’il émettait une proposition indifférente :

M. Dodekhan, votre ami, a une occasion unique de vous démontrer son amitié.

— Moi ? s’écria le jeune homme, d’une voix étranglée.

— Vous-même… et l’angoisse que trahit votre organe me fait voir que nous ne sommes pas éloignés de nous comprendre.

Tous écoutaient, le cœur palpitant. Ils devinaient que l’instant grave allait sonner : que les paroles qui seraient prononcées maintenant décideraient de leur sort.

Tendant ses nerfs, le Turkmène parvint à refouler toute trace extérieure de faiblesse. Son beau visage se figea en une immobilité marmoréenne. Dans ses yeux brilla la flamme du dédain :

— J’écoute ce qu’un traître a à dire.

L’insulte ne provoqua pas même la gaieté sinistre du Graveur de Prières…

— Les mots ne peuvent rien contre les faits, dit-il d’une voix calme. Le fait, le voici… Tu es en mon pouvoir.

— Je ne le nie pas.

— Si tu étais seul, je sais que tu braverais. Je rends justice à ton courage. Oui, seul, tu appellerais la mort pour sauvegarder le songe creux d’humanité dont t’a bercé ce pauvre fou que tu appelais ton père.

Dodekhan eut un sourire méprisant :

— Le voleur raille l’honnête homme ; le vieillard égoïste, ennuyé et célibataire, se rit du père qui se survit, doucement réchauffé par la jeunesse de ses enfants ; le lâche vilipende le vaillant… Mais leur rire sonne faux et dans leurs yeux on ne lit qu’un sentiment : l’envie !

— Bien parlé, sur ma parole, reprit Log, bien parlé ! Je vois que depuis notre dernière entrevue, tu es resté aussi expert aux joutes oratoires. Appelons donc mon sentiment l’envie, puisque ce vocable parait te plaire : soit, je t’envie… pas pour longtemps, d’ailleurs, car, avant peu, je suis assuré que je ressentirai à ton endroit un sentiment autre, qui se dénomme, celui-là, la pitié.

Un imperceptible tressaillement passa sur les traits du Turkmène. Comme malgré lui, ses yeux lancèrent un furtif regard dans la direction de Mona. Mais ces légères remarques de l’anxiété intérieure s’effacèrent aussitôt.

— Si tu étais seul, continua le Graveur de Prières, tu me résisterais. Je pourrais te supprimer, non te faire plier. Tu vois que j’ai de toi une opinion flatteuse… seulement, voilà… tu n’es pas seul.

Et son unique main pointant un index menaçant vers la fille du général Labianov :

— Mona, ton étoile à la chevelure d’or, est aussi ma prisonnière.

La lutte ancienne allait reprendre. Dans l’accent de Log, tous avaient démêlé sa pensée. Son geste figé, désignant encore Mona Labianov, disait :

— J’ignore encore une part des signes mystérieux auxquels obéissent certaines sociétés de la formidable agglomération façonnée par Dilevnor. Cette ignorance diminue mon pouvoir pour le mal. Je veux qu’elle cesse. Dodekhan m’enseignera ce que je veux savoir, ou bien cette jeune fille qu’il aime subira le supplice ; les secrets ou sa vie !

Un duel atroce s’engageait. Le cœur, l’âme de Dodekhan seraient opposés à son honneur.

Lequel triompherait ? Et Lucien, la petite duchesse baissaient les yeux vers le plancher, étreints par la même faiblesse, le même vacillement de volonté. Et tous se tenant troublés sous le regard arrogant de Log, Mona se redressa de toute sa hauteur :

— Il se taira, parce que je veux qu’il se taise !

Tous avaient fait un mouvement. Log les arrêta du geste :

— Ne craignez rien. Ce n’est point la volonté de cette fillette qui doit plier… C’est celle de qui l’aime.

Et donnant carrière à un rire d’une ironie insultante :

— Et elle pliera, je vous l’affirme… Vous resterez ici. Il faut que vous puissiez vous contempler avant l’heure que j’ai fixée pour…

Il trancha la phrase commencée et sa face exprimant une terrible gaieté :

— Ce soir, alors que la lune aura atteint le plus haut point de sa course, alors vous serez conduits dans l’endroit choisi pour les confidences de Dodekhan, ou pour la fin de celle qui l’a conduit ici… Triste fin… douloureuse et lente… une existence de souffrances, une éternité d’agonie.

Puis il exhala un ricanement inquiétant comme le rauquement d’un fauve en chasse, et frappant le crâne de San de sa main valide :

— Laissons ces esclaves des amollissantes tendresses, mon vieux San.

Et droit sur sa planchette, triomphal d’allure comme le guerrier élevé sur le pavois, il fut emporté par son serviteur San, moteur volontaire et soumis de l’esprit de haine enfermé en ce lambeau d’homme.