Le Maître du drapeau bleu/p2/ch10

Éditions Jules Tallandier (p. 406-422).

X

OÙ LE DUC DE LA ROCHE-SONNAILLE SEMBLE BIEN DIFFÉRENT DE LUI-MÊME



— Alors, monsieur le Duc, vous estimez ?…

— Qu’ils mourront sans parler.

De la seule main qui lui restât, le Maître des Masques d’Ambre frappa rudement la table placée devant lui. Toujours attaché à sa planchette, il avait été déposé doucement par San, sur un large fauteuil de rotin, sous un champignon de chaume dressant au milieu des jardins son toit conique, ses colonnettes rustiques, enguirlandées de vanilliers en fleurs.

En face de lui, Lucien, mollement renversé sur un siège, lui répondait avec la nonchalance quelque peu impertinente d’un clubman vis-à-vis d’un fournisseur.

Jamais le mince et élégant descendant des la Roche-Sonnaille n’avait paru plus insouciant, plus fin-de-race.

On l’avait enlevé de la salle où il cherchait vainement à consoler Mona, la petite duchesse, qui, rageuses et désolées, maudissaient Log, maudissaient le ciel même les courbant sous la défaite… et quelle défaite !… celle à laquelle on ne connut jamais de lendemain, celle dont la mort place la borne funèbre. On l’avait amené devant le terrible mutilé. Pourquoi ?

— Je suis calme, reprit Log… Tous les bonheurs me sont à présent interdits. Peu importe… Mon ambition s’est nourrie de leurs ruines… Elle a absorbé tous mes regrets. Par ambition, je veux que la confédération asiate n’ait plus de secrets pour moi. Par ambition, j’oublie combien j’ai sujet de vous haïr, je condescends à la clémence.

Et Lucien esquissant un geste de protestation, son interlocuteur poursuivit vivement, comme pour empêcher l’émission de paroles inutiles :

— À quoi bon revenir sur le passé ? Ce n’est pas moi qui vous ai priés, vous et votre jeune femme, de couper votre voyage de noces par une immixtion parfaitement déplacée dans une aventure qui ne vous concernait en rien. Je vous ai punis, oui, en vous employant à des besognes que quiconque de mes satellites eût remplies avec joie… Ai-je été bien cruel en agissant ainsi ?

Le duc fut sur le point de répliquer :

— Vous agissiez par calcul, non par bienveillance… Vous n’avez pas torturé les corps, mais vous avez torturé les cœurs.

Il se ravisa à temps.

Après tout, il pourrait bien dire son mépris à son adversaire… Auparavant, il fallait savoir le fond de sa pensée, savoir pourquoi il avait tenu à se rencontrer encore avec lui, Lucien de la Roche-Sonnaille, personnage secondaire dans la lutte géante des deux Maîtres du Drapeau Bleu. Aussi, laissa-t-il tomber, non sans quelque effort, ces syllabes approbatives :

— C’est vrai !

Un sourire grimaça sur la face du terrible infirme,

— Bien !… Vous êtes raisonnable… Vous comprendrez peut-être.

Et la voix abaissée, comme s’il voulait en adoucir la rudesse :

— Vous et vos compagnons êtes en mon pouvoir… si cruel que vous me supposiez… — je le sais, appuya-t-il, répondant à un geste de dénégation du jeune homme, les mots n’ont d’autre importance que celle qu’on leur prête, ne prenez pas la peine de nier, — si cruel donc que vous me supposiez je n’éprouve aucun désir de commettre le meurtre inutile.

— Tiens ! ne put s’empêcher de murmurer Lucien…

Log ne se formalisa pas de l’exclamation.

— Cela vous surprend, je le vois… Bah ! il est dans la destinée de l’homme de se voir calomnié… Je poursuis donc sans commentaires… Vous tuer, tuer votre femme, tuer la jeune Mona… qu’est-ce que cela me rapporterait ?… Oui, je vois votre pensée : la satisfaction de la vengeance… la punition d’un geste qui a fait d’un athlète les débris hideux que je suis…

Un rire grelottant ponctua la phrase :

— Peuh ! continua Log, ce sont là satisfactions de vulgaire humanité… Un but gigantesque a orienté ma vie. Tout ce qui ne concourt pas à m’en rapprocher, doit être écarté… Tout doit être utilisé à l’avantage de ce seul but… Voilà pourquoi je veux faire grâce si ma clémence, je répète le mot, m’apporte sinon des alliés, du moins des… avocats disposés à défendre mes souhaits.

Maintenant Lucien voyait dans le jeu de son interlocuteur.

Log allait lui proposer d’être son messager auprès de Dodekhan ; un message favorable, gagné à sa cause par l’espoir de sauver son existence, celle plus chère de Sara, de voir finir le cauchemar dont le ménage avait été ballotté depuis des mois.

C’était la reprise, libre et joyeuse, du voyage de noces, si dramatiquement interrompu.

Tout bas, il murmura :

— Pour que Sara soit sauvée, il faut que Dodekhan cède aux exigences de son ennemi. Eh bien ! il faut assurer le salut de ma chère compagne sans entraîner notre ami à des confidences qu’il réprouve.

Un instant, son esprit garda le silence, puis il se confia de nouveau :

— Ce serait donner ma vie.

Un sourire éclaira sa physionomie.

— Vivre, avec le sentiment d’une déchéance d’honneur… ou finir brusquement… certain de n’avoir jeté aucune tache sur le nom légué par les ascendants… Il me semble qu’un la Roche-Sonnaille ne saurait hésiter.

Et, élevant la voix :

— Ma foi, seigneur Log, si je ne m’abuse, vous me faites l’honneur de me convier à défendre vos propositions auprès de Dodekhan ?

— Vous ne vous abusez pas.

— Permettez-moi de vous le dire, cette clémence, ainsi que vous appelez cela, m’apparaît une simple ironie…

— Et la raison, je vous prie ?

— La raison ?… Simple, mais péremptoire… Vous avez échoué toujours, avec des arguments bien plus puissants que les miens… Il y a donc gros à parier que je ne serai pas plus heureux…

— Peut-être !

— Vous admettrez, je l’espère, que votre réponse exprime le doute.

Brusquement, Log sembla se décider à être plus explicite…

— Votre observation me démontre que vous discutez sincèrement.

Le duc eut un sourire mélancolique :

— Vous savez que j’aime, ma sincérité ne fait donc aucun doute.

— Naguère vous parliez autrement.

— Je n’avais pas mesuré votre puissance.

— C’est possible !… Toute tentative de trahison d’ailleurs…

— Serait absurde, prononça nettement le duc, absurde car elle n’aurait aucune chance de succès.

La face couturée de Log s’éclaira. Il approuva de la tête.

— Ceci est parler en homme conscient de la situation. Aussi, je vais vous expliquer pourquoi il ne me semble pas certain — il appuya sur le mot — que vous éprouviez le même échec que moi-même.

Et, avec un calme effrayant, de même que s’il discutait une question futile :

— Au début, je me suis trompé.

— Vous ?

— Oui, moi. Dodekhan aimant Mona, j’avais cru que la torture morale suffirait à lui arracher la confidence de certains mystères de la confédération qu’il m’avait célés jusque-là.

— Et vous ne la lui avez pas épargnée, fit légèrement Lucien.

— Je le reconnais… Ce fut en pure perte, du reste… La souffrance de l’esprit se combat par l’esprit… entité de même nature… J’ai oublié, dans la circonstance que, pour dominer, il faut mettre en opposition des individualités d’espèces différentes.

Le duc ouvrant de grands yeux, Log rit bruyamment et expliqua :

— Oui… Ne pas opposer l’esprit à l’esprit… je m’en suis mal trouvé… mais établir le conflit entre l’esprit et le corps… ce que je vais faire désormais, et ce qui me fait croire à la victoire possible.

La voix du terrible Asiate se fit plus persuasive :

— Dodekhan, Mona, sont en mon pouvoir… Ils sont convaincus, je suppose, que la fuite leur est interdite. On ne fuit pas un maître dont la main a su vous ressaisir au milieu des mers.

— En effet ! consentit docilement Lucien.

— Ils ne peuvent avoir d’espoir qu’en ma pitié.

— Je dois vous avouer qu’ils n’y comptent pas du tout.

Nouveau rire du Graveur de Prières, qui continua avec une gaîté terrifiante :

— C’est justement votre intervention qui les amènera à y songer.

Et le jeune, homme le regardant d’un air interrogateur, Log reprit :

— L’important est qu’en leur cerveau s’ancre la pensée qu’ils peuvent être délivrés par moi. L’idée, une fois jetée en eux, ne les quittera plus… Qu’ils le veuillent ou non, leur cerveau travaillera, évoquant les rêves de tendresse, les douceurs d’aimer, tous les enfantillages enfin qui, de tout temps, ont mené les hommes… ordinaires.

Il regarda Lucien en clignant des yeux, comme pour s’excuser de ce dernier mot, et, lentement :

— Les voici en pleins projets d’avenir… À ce moment, j’emploie les grands moyens… Les secrets de la torture !… L’amour, qui a peuplé la terre de lâches, d’aveulis, de grotesques, a amolli leurs âmes… Ils ne peuvent supporter la souffrance, la vue du sang de l’aimé, et…

— Dodekhan parle.

Lucien a coupé la phrase commencée par son interlocuteur.

Sa voix est calme… Elle ne trahit aucune émotion. Ses yeux se fixent sur ceux du gnome affreux qui se balance sur sa planchette. Lentement, tel un homme d’affaires pesant les probabilités d’une spéculation :

— Et vous souhaitez que je sois le semeur… d’espérance ?

Joyeusement, Log frappe la table de sa main unique :

— C’est cela…

— Je me chargerai volontiers de la mission.

La satisfaction du Graveur de Prières augmenta. Son poing martèle la table avec un redoublement d’énergie.

— Vous entrevoyez donc le succès maintenant ?…

— Je mentirais si je disais le contraire.

— Alors, je vous fais reconduire auprès de vos… amis… Vous vous mettrez à la besogne de suite.

— Un instant !…

La main de Log, déjà tendue vers le timbre qui occupe le milieu du guéridon de rotin, demeure suspendue au-dessus du bouton d’appel.

— Quelle chose vous arrête encore ?

— Le désir d’être cru par Dodekhan.

— À vous d’en trouver les moyens.

— Non, seigneur Log, c’est à vous qu’il appartient de me les fournir.

La figure du Maître marqua un peu de surprise.

— Mon cher monsieur, continue Lucien, je ne crains pas de vous étonner en vous certifiant que Dodekhan n’a pas en vous l’absolue confiance qui serait indispensable pour qu’il ajoutât créance aux paroles que je vais lui reporter.

Sans fausse honte, le Graveur de Prières concède du geste cette vérité.

— Bien… Je n’aurai dès lors quelque chance d’influencer ses résolutions, que si je lui présente l’opération sous un jour… vraisemblable.

— Oui, encore…

— Que faut-il, pour cela ?

— De l’adresse.

— De l’adresse, sans doute, cher monsieur, mais aussi autre chose, sans quoi toute adresse serait vaine.

— Veuillez m’indiquer cette chose, car, à première vue, elle ne m’apparaît pas…

Lucien proteste des mains, et du regard :

— Vous vous calomniez… Vous proposez une transaction… L’avantage que vous en attendez, vous l’avez exposé très clairement…

— Eh bien ?

— Pour décider l’adversaire, il serait bon de libeller ses avantages avec autant de précision.

— Ne vous ai-je pas dit ce que j’offrais en échange de sa confidence ?

— Si… mais vous avez omis un détail d’une importance capitale.

— Lequel ?

— La façon dont il aura la certitude que la convention sera loyalement exécutée.

Le Graveur de Prières eut un sursaut, qui fit claquer sa planchette de support sur le fauteuil lui servant de base.

— La certitude… mais…

— Mais, cher Monsieur, je vous ai averti en commençant. Sa confiance est limitée… Il est votre prisonnier… Rien ne s’oppose, une fois ses petits secrets dévoilés, à ce que vous oubliiez vos promesses.

Log haussa les épaules :

— Je tiendrai.

L’accent démontrait que, cette fois au moins, l’infirme était sincère.

— Je n’en doute pas, s’empressa de déclarer le duc ; mais, hélas ! ma confiance ne suffit pas… et Dodekhan, j’en suis certain, ne croira…

— Ne croira ? questionna avidement Log.

— Que si on lui donne des garanties telles…

L’interlocuteur du jeune homme eut un grognement joyeux :

— Je joue cartes sur table. Je suis donc prêt à lui assurer les garanties qu’il désirera.

Cette fois encore, un éclair fugitif, presque insaisissable, étincela dans les yeux du Français.

Il se frotta les mains d’un air enchanté.

— Alors, seigneur Log, je crois que nous réussirons !

— Ah bah !

— Sans flatterie… Votre argument de tout à l’heure : le corps et l’esprit, m’a fortement impressionné… Si, d’autre part, vous admettez, le cas échéant, Dodekhan à discuter les conditions…

— Je l’admets, c’est entendu.

— En ce cas, seigneur, renvoyez-moi bien vite auprès de lui… J’ai hâte de me mettre à la tâche.

— Voilà qui est de bon augure !

— Que voulez-vous ?… Je suis un de ces hommes… ordinaires qui aiment… et je souhaite, avant tout, sauver un de ces brimborions sans importance pour les natures d’élite… ma femme que j’adore.

Il y avait une telle franchise, une telle émotion, perceptibles sous l’accent léger de Lucien, que Log, s’il avait encore quelque arrière-pensée, la bannit sans retour.

Il daigna même tendre la main à son interlocuteur.

Celui-ci la serra sans l’ombre d’une hésitation. Les deux hommes échangèrent ces mots rapides :

— Alliance loyale !

Et Log sonna. Au serviteur qui se précipita aussitôt sous le champignon aux vanilles, il dit doucement :

— Reconduis le prisonnier auprès de ses camarades.

Demeuré seul, il adossa son buste mutilé contre le dossier du fauteuil, et avec une expression ironique, sauvage, triomphante et désespérée :

— Oui, c’est cela… pardonner à cette petite pécore, dont la sottise m’a réduit à l’état d’épouvantail… Que me donnerait leur mort ? Rien, ou presque… Un instant de haine satisfaite… et après… le néant… Je suis trop horrible pour être un homme… Le ridicule, je n’en veux pas… Par la terreur, je serai Dieu !

Cependant, Lucien de la Roche-Sonnaille suivait docilement son guide à travers les méandres du jardin.

Il affectait un air dégagé, sifflotait une fanfare de chasse en promenant ses regards sur les palmiers élancés.

Et, pourtant, sous ce masque d’indifférence, sa pensée bouillonnait. Tout bas, il monologuait :

— Il faut les tromper… tromper Sara surtout… Elle refuserait la liberté si elle savait. Pauvre ! pauvre chérie !… Il le faut pourtant… Je l’aime… et je suis un la Roche-Sonnaille.

— Qu’est-ce que te voulait ce bandit ?

C’est par ces mots que Sara accueillit le duc lorsqu’il rentra dans la salle où l’attendaient ses compagnons de captivité.

Lucien lui adressa un salut cérémonieux.

— Des choses charmantes.

— Hein ! fit-elle, étonnée, tu plaisantes ?

— Je ne plaisante jamais des choses sérieuses… Juges-en… Et vous aussi, Dodekhan, et vous, mademoiselle Mona.

Ces deux derniers, assis l’un près de l’autre auprès d’une fenêtre, levèrent la tête.

— Le seigneur Log m’a fort gracieusement offert la liberté.

Dodekhan seul gardait le silence. Il dit tristement :

— Ne vous réjouissez pas, je vous en conjure… Les conditions sont inacceptables.

— Mais non, mais non, fit légèrement le duc. Seulement, asseyons-nous. Peut-être ma façon de voir n’est-elle pas tout à fait la vôtre… Nous devrons discuter, ce qui est très fatigant, prenons donc nos dispositions pour discuter commodément.

Le gentilhomme français parlait avec une liberté d’esprit, une aisance qui réagit sur les auditeurs. Il continua :

— Le seigneur Log, avec lequel, je le répète, j’ai eu un entretien des plus courtois, n’ignore pas que vous, Dodekhan, que moi-même, verrions avec désespoir deux êtres charmants, doux et bons, expier par d’inouïes tortures, des compétitions, dont elles ne sauraient être responsables.

Le Turkmène eut un geste attristé :

— Toujours la même chose… Il prétend diriger mon esprit en frappant mon cœur.

— Il y a de cela, prononça le duc, avec un sourire.

Mais ce sourire fit bondir Sara.

— Et cela te met en gaieté ?

— Tu comprendras tout à l’heure, ma chérie… Tu le comprendras de suite même, en m’entendant affirmer sur l’honneur, que j’engage notre ami à accepter, car, à sa place, j’accepterais moi-même.

Et tous demeurant stupéfiés par l’affirmation, par le ton dont elle était prononcée, Lucien ajouta tranquillement, sans rien perdre de son flegme élégant :

— Et quand je m’appuie sur l’honneur… on peut me croire.

Pour toute réponse, la petite duchesse lui saisit la main, et la serra nerveusement.

— En un mot, Log désire que Dodekhan…

— Lui révèle les derniers secrets de l’association asiate, interrompit le Turkmène avec violence, qu’il annihile l’œuvre de son père, qu’il se fasse complice du crime…

— Oh ! murmura placidement le duc… C’est cela… en d’autres termes.

— Et, continua le Maître du Drapeau Bleu, en proie à une exaltation croissante, vous, vous me conseillez…

— D’accepter, oui.

— Alors, je ne comprends pas.

Un sourire de son interlocuteur approuva son dire.

— En effet… C’est pourquoi je vous demanderai de me laisser m’expliquer à ma guise, sans m’interrompre. Quand J’aurai achevé, vous déciderez à votre guise. Est-ce entendu ?

De la tête, le Turkmène acquiesça à la proposition.

Le duc promena un regard d’une infinie douceur sur le Maître, dont les joues avaient revêtu une pâleur livide, sur Mona, sur Sara, dont les yeux agrandis par la surprise, et aussi par l’émotion, l’interrogeaient, puis il reprit :

— Deux points distincts sont à discuter. D’abord, faut-il, oui ou non, céder à la volonté de Log ?

Dodekhan instinctivement secoua la tête pour nier.

— Ne répondez pas encore… Le second point est celui-ci : Dodekhan ayant accédé aux désirs de son adversaire, celui-ci tiendra-t-il les promesses faites ?

— Cette seconde question, déclara Mona d’une voix assourdie, n’a d’intérêt qu’autant que la première serait résolue.

Mais négligemment, Lucien laissa tomber ces mots :

— Tel n’est pas mon avis. Tel est si peu mon avis, insista-t-il, que je vous prie de me permettre d’éclaircir ce second point avant toute chose, et de réserver le premier… Je tiens à vous déclarer que, moi, personnellement, je crois à la bonne foi absolue du seigneur Log…

Et devant les signes de dénégation de ses interlocuteurs :

— Ne protestez pas… inutile ! Je conçois que ma confiance ne commande point la vôtre. En revenant vers vous, j’ai réfléchi à cela, et je pense avoir trouvé une combinaison qui vous assurerait l’exécution intégrale des engagements pris à votre égard.

Quoi qu’ils en eussent, les prisonniers eurent un éclair dans les yeux… Leur intérêt se réveillait, Lucien le constata avec une secrète satisfaction.

— Le seigneur Log, continua ce dernier après une pause, bien qu’adversaire de notre ami Dodekhan, a pour son caractère une estime particulière. Je me porte donc garant qu’il ne repousserait aucune des conditions formulées par notre ami, si celui-ci engageait simplement sa parole de révéler les secrets désirés, une fois ces conditions remplies.

— Oui, mais cette promesse ? gronda le Turkmène.

— Chut ! chut ! nous y viendrons tout à l’heure. Pour l’instant, J’admets votre parole donnée… La mise en liberté pour nous, Mlle  Mona, ma femme et moi serait immédiate. Nous nous embarquerions pour l’Europe… Vous nous indiqueriez un moyen, connu de vous seul, de vous apprendre que nous avons gagné la France, que nous sommes en sûreté… C’est au reçu de cette preuve que vous auriez promis…

Le Turkmène l’interrompit :

— Je devine… Vous n’envoyez pas l’avis… et dès lors ma parole est nulle…

Et avant que le duc eût pu placer un mot :

— Oui, oui, vous sauviez ces femmes pour le salut desquelles je donnerais ma vie. Mais vous me réclamez mon honneur… Pour que cela se pût faire, il n’eût pas fallu me le dire… Averti, je deviendrais parjure.

Lucien lui serra chaleureusement la main.

— Je vous sais loyal, Dodekhan… mais je supposais que vous me jugiez de même.

— Sans doute, je…

— Alors, vous devez être certain que ma pensée, n’est pas du tout celle que vous venez d’exprimer. — Comment ?… alors, je ne vois pas…

— Parce que vous êtes impatient comme une jolie femme. L’avis vous sera envoyé sans retard…

— Et je devrai parler…

— Et vous ne parlerez pas.

— Pourquoi ?

Ici, le duc se prit à rire avec un tel abandon, que son hilarité gagna les prisonniers qui l’écoutaient.

— Vous êtes trop curieux, cher ami, finit-il par dire. Tout à l’heure, vous m’accusez froidement de vous exciter au parjure, vous me donnez une petite leçon de diplomatie…

Et imitant le jeune homme en répétant la phrase prononcée un instant plus tôt :

— Pour que cela se pût faire, il n’eût pas fallu me le dire…

— Bravo ! s’écria Sara, ravie de la tournure de l’entretien, et surtout de se sentir prête à admirer son mari.

Elle le trouvait superbe, avec son courage tranquille. Qu’eût-elle ressenti si elle avait su qu’à cette heure, le sourire du duc cachait une douleur aiguë, si elle avait pu soupçonner que, pour la sauver, son bien-aimé faisait le sacrifice de sa vie, de ses espoirs, de son âme même !

Mais rien ne trahissait à l’extérieur l’angoisse douloureuse du jeune homme.

Pourtant Dodekhan insistait :

— Je ne puis m’engager sans savoir…

— Vous êtes en contradiction avec vous-même.

— C’est possible, mais l’honneur est chatouilleux ou non.

— Ici, il a tort.

— Il vous plaît à dire.

— Mais pas du tout, cher ami. J’affirme que vous vous tairez, mais je ne le prouve point. Il se peut que j’aie une idée heureuse ; il se peut que je n’en aie point, que je veuille tout uniment vous faciliter une conclusion dont se révolte votre fierté, afin de vous aider à arracher au trépas horrible, qui les attend, deux innocentes…

Mais, énergique, sombre, Mona coupa la phrase :

— Je ne veux être sauvée qu’avec lui !

Le duc ne cessa point de sourire :

— Pour arriver au salut, il faut en adopter les moyens… Et comme on l’exprimait plaisamment dans je ne sais quelle bouffonnerie dramatique : il vaut mieux être sauvé en deux voyages que périr en un seul.

— Moi, déclara Sara, je ne puis affirmer qu’une chose… Tout moyen dont Lucien consent à se servir ne saurait être que digne, louable et noble… Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage.

Les paupières du duc palpitèrent. Quelle douceur et quelle souffrance dans cette foi si simplement exprimée !

Mais il se raidit contre l’émotion, et, pour détourner l’attention :

— Eh bien ! Dodekhan, à quoi vous résolvez-vous ?

L’interpellé baissa la tête. Une expression d’immense désespoir couvrit ses traits.

— Je ne puis engager l’Œuvre dans ces conditions.

Ses mains se tendirent suppliantes vers Mona Labianov :

— Pardonnez-moi, balbutia-t-il, pardonnez-moi… Je vous condamne ainsi.

Elle étreignit ses mains frémissantes :

— Toujours ensemble !

Soudain, la porte s’ouvrit. L’homme qui, tout à l’heure, avait guidé Lucien à travers les jardins, se montra sur le seuil.

— Monsieur le duc de la Roche-Sonnaille veut-il me suivre ? prononça-t-il.

— Où donc ?

— Auprès du maître, qui désire l’entretenir.

Tous se regardèrent.

Log redemandait le Français qu’il avait quitté depuis une demi-heure à peine. Que signifiait cette soudaine sympathie pour son prisonnier ?

Lucien pensa que, pour l’apprendre, le mieux était d’obéir. Il eut un salut amical pour ses compagnons.

Puis, passant devant le serviteur, qui s’effaçait respectueusement :

— Où est le soigneur Log ? interrogea le duc.

— Au Pavillon des Larmes, Sahib. J’ai ordre de vous y conduire.

Dix minutes plus tard, les deux piétons débouchaient dans une prairie au centre de laquelle s’élevait une construction rectangulaire en bois laqué de vermillon et rehaussé de motifs dorés.

Du doigt, l’indigène désigna la porte, s’inclina profondément et rentra sous l’abri des arbres. Lucien marcha vers rentrée et poussa le battant qui tourna doucement sur ses gonds.

Le Jeune homme demeura immobile sur le seuil.

Un spectacle étrange s’offrait à sa vue. Des colonnettes, rouges comme les parois, comme les solives du plafond, comme le dallage recouvrant le sol, supportaient la toiture de l’édifice.

Au centre, sur une sorte de vaste réchaud, un liquide bouillait en une large bassine de cuivre. Et, tout à l’entour, des hommes bronzés, au torse nu, semblaient affiler des armes étranges : scies contournées, poignards serpentins, coins de fer et cent autres.

Plus loin, deux poteaux, enfoncés dans le dallage, se dressaient à quelques pas de distance.

Des travailleurs y fixaient d’épaisses bagues de fer, auxquelles étaient rivés de gros anneaux de même métal.

Et surveillant le tout, Log, juché sur les épaules de son athlétique San, qui portait son maître avec la même facilité qu’un enfant.

Lucien fut troublé par la vue du débris humain, écuyer fantastique de l’herculéen Graveur de Prières. Il crut voir un de ces mauvais génies dont se nourrissent les légendes populaires… Tout bas, il murmura avec un frisson :

— Si tout cela aboutissait à son triomphe !

La phrase énigmatique vibrait encore en lui, quand le terrible estropié l’aperçut.

Log le tint un instant sous son regard, puis, d’un accent aimable :

— À tout hasard, je fais disposer cette chambre de torture…

Le duc frissonna, mais rien ne transpira de son trouble.

— Vous avez dû parler à vos… compagnons ?

L’interpellé affirma du geste.

— Eh bien !… quel est le résultat de l’entretien ?

Lucien devina, dans le ton de son interlocuteur, une intention ironique. Il eut l’impression que la question cachait un piège… Et la devise de sa maison passa devant ses yeux, comme un conseil :

— La Roche-Sonnaille vrai !

Oui, ses aïeux avaient eu raison. La loyauté est la plus grande des habiletés.

Et franchement, sans rien omettre, il raconta mot pour mot ce qui s’était dit entre les prisonniers.

À mesure qu’il parlait, le visage de Log s’épanouissait.

Quand il se tut, l’estropié s’écria avec une évidente satisfaction :

— Je suis content de vous, monsieur le Duc… C’est bien là ce que j’avais entendu.

— Entendu ?

Le Maître se prit à rire de sa figure étonnée, et San crut pouvoir faire écho à son seigneur. Il y avait une horreur dans ces deux faces superposées, grimaçant la gaieté.

— Vous avez dit : entendu ? répéta le jeune homme, décidé à comprendre

Nouvel accès du sinistre blessé, puis ces mots jaillissant parmi les hoquets du rire :

— Le microphone !

— Ah !

Lucien savait maintenant. La salle affectée aux prisonniers contenait un microphone caché qui portait au geôlier les moindres paroles de ses victimes.

Comme il avait agi sagement en disant toute la vérité !

Cependant, le Graveur de Prières se calmait. Il reprit avec une nuance d’affabilité :

— Je vous ai mis à l’épreuve… Vous l’avez subie victorieusement. Je suis assuré à présent de votre sincérité… Je veux vous en demander une nouvelle preuve.

— Je suis à vos ordres.

— Bien. Très habilement, je le reconnais, vous avez jeté dans l’esprit du tendre Dodekhan l’idée qu’il pourrait sauver la blonde Mona… mais je ne m’explique pas toutes vos affirmations. Il en est une qui m’inquiète.

Sur ses traits, le duc appela l’ébahissement le plus absolu.

— Ma foi, murmura-t-il entre haut et bas, le démon me torde le col si je m’attendais à cela ?

Puis, levant la voix :

— Et quelle phrase a l’honneur de vous inquiéter ?

— Celle-ci : engagez votre parole, Dodekhan… avec l’intention de la tenir scrupuleusement. Je vous empêcherai peut-être de parler…

Les bras de Lucien se levèrent au ciel, sa bouche s’ouvrit pour un rire bien franc.

— Ah ! c’est cela… Simple ruse pour le décider… une espérance semblable, encore que par loyauté il ne veuille pas l’admettre, lui rendrait la soumission moins pénible…

Mais, songeur, Log l’interrompit :

— N’est-ce qu’une ruse dirigée contre lui ?

— Sans aucun doute… Je vous avouerai même que sa bienheureuse déclaration : « pour que j’accepte, il faudrait m’avoir laissé ignorer ces choses », est arrivée comme la marée en carême, car j’aurais été dans l’impossibilité de formuler un moyen vraisemblable.

Le mutilé hocha la tête :

— il l’avait trouvé, lui, ce moyen.

— Bon, ne pas faire d’Europe la communication sur reçu de laquelle il devrait s’expliquer.

— Oui…

Simplement, le duc de la Roche-Sonnaille s’écria :

— Sur l’honneur, je n’avais pas songé à pareil moyen… Je veux vous le prouver du reste en le rendant impraticable.

— Voyons.

— Croyez-vous que la duchesse enverrait sûrement la communication, si je restais votre prisonnier, si je ne devais être mis en liberté qu’au reçu de son avis, si je devais subir la torture après un laps de temps déterminé pour l’arrivée de sa déclaration démontrant qu’elle et Mona sont en sûreté ?

— Serrez-moi la main, rugit le Maître du Drapeau Bleu, tendant son bras valide vers son prisonnier… Par ma foi, voilà qui arrange tout. Je connais Dodekhan… Vous avez bien traduit ma pensée en l’assurant de mon estime… Qu’il promette cela, il tiendra… Il est incapable de se soustraire à la parole donnée… Et, ajouta-t-il avec un ricanement, Mme  la duchesse de la Roche-Sonnaille n’aurait jamais la cruauté de vous condamner à mort par son silence.

— Vous pourriez dire encore, continua le jeune homme avec un sourire, que nous gardant tous deux auprès de vous, la libération de nos compagnes est plus apparente que réelle. En leur annonçant notre supplice proche, elles reviendraient se livrer.

Les yeux de Log flambèrent.

— Et vous me dites cela, vous ?

— Sans la moindre arrière-pensée… Je crois que tantôt, vous n’avez rien déguisé de votre âme… L’empire de l’Asie seul vous importe. Nous sommes des vermisseaux, dont l’écrasement ou le salut vous laisse indifférent… Vous ne prendrez pas la peine de nous tromper.

La satisfaction de l’horrible tronçon humain qu’était le Maître, parut s’accroître encore.

— Décidément, je me suis mépris sur votre compte, monsieur le Duc. Vous jugez sainement les choses. Aussi, quoi qu’il arrive, vous donnerai-je une marque de ma Bienveillance. Si Dodekhan persistait à garder ses secrets, vous mourrez… mais sans souffrance. La torture sera épargnée à vous et à votre femme, bien que ce soit par elle, par sa volonté que j’aie été réduit à l’état lamentable où je me trouve.

Lucien s’inclina.

Dans les circonstances tragiques au milieu desquelles il se débattait, c’était une joie réelle que cette promesse d’un trépas brutal, soudain… Un éclair qui frappe, qui anéantit, n’est point cruel.

Mais une musique étrange le tira de ses réflexions.

On eût cru qu’au dehors, sous les arbres du parc, d’invisibles musiciens faisaient vibrer des instruments à cordes.

Et soudain la porte du Pavillon Rouge s’ouvrit au large.

Dodekhan, Mona, la duchesse, encadrés par des hommes de Log, apparurent dans la baie, parmi un poudroiement de soleil, tandis que, rangées en demi-cercle sur l’herbe de la prairie, des Hindoues, aux poses sculpturales, pinçaient en gémissants accords, les cordes tendues des violes à long manche, ou des harpes primitives, identique à celles qui saluaient les maharajahs il y a deux mille ans.