Le Maître du drapeau bleu/p2/ch11

Éditions Jules Tallandier (p. 423-429).

XI

LE DERNIER DUEL



Le duc n’eut pas le loisir de questionner.

Les événements se précipitaient, emportant ses pensées ainsi qu’un torrent entraîne un fétu de paille.

Durant une demi-heure, il vécut sans réflexion, secoué par des impressions physiques tellement violentes, tellement rapides, que son existence morale en parut suspendue.

Log, perché sur les épaules de San, offrant l’apparence d’une de ces monstrueuses divinités que l’imagination des peuples primitifs a fouillées dans le roc des temples souterrains… Log fit un geste.

Alors les gardiens des prisonniers les poussèrent sous le hall.

Sara fut placée auprès de son mari, tandis que Mona, que Dodekhan, guidés par leurs geôliers, étaient menés auprès des poteaux de torture dressés au milieu du dallage, ces poteaux que Lucien avait remarqués en entrant.

La scène s’accomplissait avec une méthode savante, sans hâte et sans lenteur.

Maintenant le Turkmène était attaché au poteau. Un lacis savant de cordelettes s’enroulait autour de son corps, l’immobilisant au long de la solive rouge.

Les tourmenteurs achevaient de garrotter Mona en face de lui.

Sur les poteaux de torture, une pièce de bois avait été fixée en croix… Pourquoi cette pièce inhabituelle ?…

Mais Log parle.

— Dodekhan, dit-il, l’instant est arrivé où notre rivalité doit prendre fin. Tu es vaincu… et je te permets de choisir entre l’abandon volontaire de tout pouvoir en ma faveur, ou bien la mort.

— Mon choix est fait depuis longtemps, répond le Turkmène.

— Et il est ?…

— Tu le connais, mais tu veux me l’entendre proclamer, soit. J’opte pour la mort. Frappe.

Log ne sourcille pas. On croirait même qu’il va sourire, et son accent est plein de mansuétude pour laisser tomber ces mots :

— Prends garde de te montrer plus cruel que moi, généreux Dodekhan, noble héritier des songes de Dilevnor.

— Cruel, moi ?

— Toi-même… pour réjouir ton orgueil, tu entraînes au supplice celle que tu prétends aimer.

La voix sonne lugubrement dans le silence du hall.

Dodekhan a blêmi… Son regard se porte désespéré sur Mona.

Et la jeune fille, toute pâle également, ayant aux lèvres le tressaillement de l’épouvante, se redresse, se force au courage, se hausse a l’héroïsme.

— Vous ne m’entraînez pas, mon ami… Je vous suis volontairement parce qu’il me plaît de disparaître enveloppée dans notre honneur intact, dans notre droiture invaincue.

Sur les faces safranées ou brunes des bourreaux, une émotion se lit… La jeunesse, l’affection sont rivées au poteau de torture, et ces bandits eux-mêmes sentent peser sur leurs têtes l’anathème qui frappe les tortionnaires.

Log seul demeure insensible, impénétrable.

— Esclaves de la beauté, ricane-t-il, je ne saurais m’opposer à vos vœux. Je désire même faire plus que vous ne souhaitez. Vous serez unis dans la douleur… Chaque coup porté à Dodekhan, sera exactement reproduit sur Mona Labianov. Ainsi chacun ressentira la douleur de l’autre, chacun aura la joie de penser : l’enfer torture mon corps ; l’enfer torture le sien.

— Dodekhan, au nom du ciel…

Le duc n’a pu retenir la clameur suppliante… Il ne songe plus à lui, il ne songe pas à Sara, mais seulement à ces deux condamnés, jeunes, beaux, et qui vont périr atrocement.

Mais son appel s’éteint dans le silence.

Le Turkmène, la jeune Russe ont détourné les yeux.

Et des tortionnaires entourent Dodekhan.

— Quelle peine ?

— Crucifié !

Question des esclaves, réponse du Maître sonnent douloureusement. Et les misérables s’empressent.

Les uns soulèvent le bras gauche du Turkmène, appliquent sa main, la paume tournée en dehors, sur la pièce de bois placée en croix au sommet du poteau de torture.

Tout à l’heure, le duc se demandait pourquoi cette solive en T. À présent le drame lui-même lui répond.

Un bourreau s’est armé d’un long clou d’acier, à la tête massive et carrée. Il en place la pointe au centre de la paume du condamné.

— Dodekhan, il en est temps encore. Veux-tu parler ?

D’un énergique mouvement de tête, le Turkmène refuse et Log, sans hausser le ton, s’adresse à un exécuteur qui se tient debout, un court marteau levé, prêt à frapper :

— Va !

Le marteau décrit un arc de cercle rapide et s’abat avec un bruit éclatant sur le clou.

Il y a des craquements d’os… la tige d’acier a disparu dans les chairs d’où giclent des filets de sang.

— Non, non, je ne veux pas… je ne veux pas… Dodekhan, entendez ma voix… Non… Ne luttez plus… je ne puis pas vous voir souffrir.

C’est Mona, Mona qui se tord vainement dans ses liens. Elle est livide.

Le Maître du Drapeau Bleu, lui, n’a pas fait un mouvement.

Et maintenant, il demeure immobile, une main clouée à la croix, les paupières abaissées, comme étranger à tout ce qui se passe autour de lui.

Le, sang ruisselle de sa paume déchirée et les gouttes rouges tombent sur les dalles avec un clapotis affolant.

Log esquisse un nouveau signe.

Les bourreaux abandonnent un instant le jeune homme. Ils vont se ranger auprès de Mona.

Ils lèvent le bras gauche de la jeune fille, appliquent la main sur le bras de la croix, placent le clou d’acier au centre de la paume de la main mignonne. L’homme au marteau soulève l’outil de douleur… Il est prêt à frapper.

Et tout à coup, c’est un râle, c’est un cri d’agonie qui fige tous les assistants :

— Non, pas elle… pas elle !

Tous considèrent Dodekhan dont les lèvres répètent :

— Pas elle !… Pas elle !

Il n’a plus d’orgueil, plus de vaillance. Son visage convulsé dit la démence presque.

Il frissonne, il grelotte d’épouvante.

La douleur qu’il a stoïquement supportée lui apparaît intolérable maintenant qu’elle va s’abattre sur Mona.

Un sourire triomphant éclaire la hideur de Log.

— Tu parleras ? dit-il lentement.

— Oui.

— Sur ton honneur ?…

— Sur mon honneur… aux conditions que m’a fixées le duc de la Roche-Sonnaille.

— Je les connais, et elles sont acceptées.

C’est tout.

On détache Dodekhan… Un serviteur panse sa blessure… Des musiciennes appelées aussitôt, emportent Mona qui a perdu connaissance, succombant à ces émotions répétées.

Et Log transporté, dit, avec une bonne humeur effrayante chez un tel homme :

— Allons, monsieur le Duc, je suis en train de devenir votre ami… Du diable, si j’aurais pensé pouvoir ressentir de la sympathie pour un Européen !… Mais vous m’avez habilement servi… Je ne l’oublierai pas.

Il est passé, idole barbare et contrefaite, chevauchant sur l’épaule de l’herculéen San.

Les gardes, les bourreaux se sont éloignés.

Lucien et Sara regagnent seuls la salle affectée aux prisonniers. Ils comprennent que Log a voulu qu’il en fût ainsi, qu’il démontre sa satisfaction par cette liberté relative.

— Ceci est blessant, grommelle Sara incapable de désarmer sa haine.

Lucien lui serre doucement le bras :

— Je ne trouve pas, ma chère petite duchesse.

— Comment, tu ne… !

Il se penche vers elle, puis murmure à son oreille, et si bas qu’elle l’entend à peine :

— Cette confiance du misérable me permettra de mener à bien le petit tour que je lui réserve.

Elle le regarde, curieuse, mais il secoue la tête :

— Non, non… tu sauras tout plus tard… Je t’en prie, laisse-moi porter seul le poids de mon secret.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Trois Jours après, Dodekhan, la main gauche enveloppée de bandages, mais un rayonnement divin dans les yeux, Lucien, le sourire aux lèvres, accompagnaient la duchesse et Mona jusqu’à la limite du parc.

Un palanquin aux rideaux azurés les y attendait, entouré par huit porteurs au visage bronzé.

Pas un gardien, pas un surveillant ne se montrait.

Log faisait bien les choses.

La veille au soir, il avait appelé le duc auprès de lui.

— Monsieur le Duc, lui dit-il, l’Oxus, steamer français de la Compagnie des Messageries maritimes, quittera Calcutta à destination de Marseille, sous cinq jours. Si vos compagnes souhaitent prendre passage à son bord, demain, à sept heures, un palanquin sera à leur disposition à la porte de la propriété. Et le jeune homme n’ayant pu réprimer un léger sursaut :

— Ce départ vous semble-t-il hâtif ?

Ses yeux sanguinolents fouillaient le visage de son interlocuteur ; mais Lucien se prit à rire et de l’air le plus naturel :

— Pardonnez-moi… Mais depuis trois fois vingt-quatre heures, je n’ai plus de soucis ; je me suis mis avec ma femme à bavarder, une charmante habitude retrouvée… J’avais totalement perdu de vue le Drapeau Bleu et ses complications. Si bien qu’en vous écoutant, j’ai eu l’impression que vous interrompiez mon voyage de noces.

Sur ce les deux hommes s’étaient séparés.

Et maintenant ceux qui restaient disaient non pas adieu, mais au revoir, à celles qui partaient.

Mona et Sara étaient installées dans le palanquin, adorables dans l’encadrement des rideaux d’azur.

— Allez ! ordonna Lucien.

Les porteurs, déjà à leur poste, enlevèrent le léger véhicule.

— Au revoir !

— À bientôt !

Saluts de la voix, de la main se répondirent un instant, pendant que s’éloignaient les voyageuses, balancées au pas rythmé des porteurs.

Puis la distance se fit plus grande ; le groupe des relayeurs masqua l’arrière du palanquin.

Alors les jeunes gens rentrèrent dans le parc.

Jusqu’au soir, Lucien se montra d’une gaieté bruyante, intarissable… Et, contraste étrange, lorsqu’il se fut retiré, assez avant dans la nuit, dans la chambre mise à sa disposition, son visage se décomposa soudain et exprima le plus affreux désespoir.

— C’est l’adieu, l’adieu sans retour que j’ai prononcé, murmura-t-il d’une voix que brisaient les palpitations de son cœur… Il ne faut pas que Dodekhan parle… Il ne le faut pas… Un la Roche-Sonnaille qui aurait fait le jeu d’un traître, n’aurait plus qu’à se faire justice.

Et avec un profond soupir :

— Il ne parlera pas, non, non… Au moins ainsi sauverai-je l’honneur, après avoir sauvé ma Sara… ma bien-aimée Sara.

Le lendemain, le duc errant autour des bassins, où se jouaient les volatiles aquatiques, si nombreux dans l’Inde, le duc croisa Master Joyeux et Sourire qui se promenaient soucieux, cherchant à s’expliquer les événements récents.

— Marchez de long en large, prononça-t-il prudemment au passage… Pas un geste pouvant indiquer que je vous adresse la parole.

Lui-même continua sa flânerie. Au bout de la pièce d’eau, il revint sur ses pas d’un air indifférent et ennuyé.

Les enfants avaient opéré une manœuvre analogue. Au moment où ils parvenaient à sa hauteur, il leur jeta, sans tourner même les yeux de leur côté :

— Pouvez-vous me procurer un revolver et des cartouches ?

Au croisement suivant, le gamin répondit :

— Oui.

— Nul ne doit le savoir.

— Bon !

Ce fut tout.

À la nuit, comme M. de la Roche-Sonnaille se tenait dans sa chambre sans lumière, auprès de la croisée ouverte, les plantes grimpantes qui encadraient la baie d’un réseau de verdure s’agitèrent violemment.

Avant qu’il eût pu se rendre compte de la cause du phénomène, une forme noire bondit sur la fenêtre, et de là dans la pièce.

Il reconnut l’une des panthères noires.

La bête portait, passé à son cou, un revolver de calibre moyen et un paquet de cartouches.

Vivement le Français la débarrassa de son fardeau, et le félin, comme s’il avait compris que désormais sa présence devenait inutile, disparut sans bruit, suivant le chemin par lequel il était venu.

Resté seul, Lucien chargea l’arme avec un soin particulier, la glissa dans sa poche, puis il eut un grand geste vers l’Occident, vers cet Occident que reverrait Sara.

Ensuite il demeura près de la croisée ouverte, les yeux fixés sur le ciel… comme s’il confiait aux étoiles le secret d’une mystérieuse et angoissante pensée.