Le Maître du drapeau bleu/p2/ch12

Éditions Jules Tallandier (p. 430-439).

XII

LE BASTIDOU DE LA ROUTE D’AUBAGNE




L’Oxus, paquebot des Messageries maritimes, venait d’accoster. Ses passagers, parmi la foule des commissionnaires, des aboyeurs d’hôtels, des douaniers, des curieux, débarquaient.

Deux jeunes femmes touchant le quai en même temps.

— Allons-nous à un hôtel quelconque ? demanda l’une, dont les cheveux blonds au soleil se piquaient de sequins d’or.

— Non, répondit l’autre ; non, ma chère Mona… Il me semble que nous serions coupables de perdre une minute… Courons de suite à l’adresse que nous a indiquée Dodekhan… votre Dodekhan, ma chère… et envoyons, par la personne qui y habite, le câblogramme annonçant notre heureuse arrivée sur la terre de France…

Et avec une satisfaction réjouissante, la petite duchesse ajouta, en frappant le quai de son pied mutin :

— Bonne terre… hein ? Quelle différence avec cet abominable terrain, d’Asie !

Mona, plus calme, souriait de l’agitation de sa compagne ; mais celle-ci, avisant un employé de la Compagnie de navigation :

— Pardon, Monsieur, la route d’Aubagne, je vous prie ?

— Tenez, Madame… Vous voyez ce kiosque là-bas… Eh bien, le tramway s’y arrête… Il vous conduira tout droit

— Très obligée.

Et prenant nerveusement le bras de sa jeune amie, l’impatiente Sara l’entraîna en disant :

— Allons, pressons-nous… Ah ! Mona, Mona… Vous êtes bien la vierge rêveuse du Nord. Si je vous laissais faire, nous serions encore demain sur le quai.

Cinq minutes plus tard, tirant toujours la fille du général Labianov après elle, la gentille duchesse s’engouffrait dans le tramway, étourdissant le conducteur de ses questions multiples.

— C’est bien le tram de la route d’Aubagne ?… Passez-vous près du bastidou Loursinade ?… À deux pas, très bien… Ah ! sur la route, en dehors de la ville… Bien… bien… Que dure le trajet ?

De fait, Sara ne tenait plus en place.

Il est vrai que dans le bastidou Loursinade, elle devait rencontrer le docteur Rodel, lui avait dit Dodekhan, le docteur Rodel, un homme de toute confiance, qui expédierait le câblogramme, dans des termes convenus dès longtemps avec le Turkmène.

Ainsi, le jeune homme avait voulu rendre impossible toute fourberie de ses adversaires.

Et la petite duchesse subissait inconsciemment l’impression que l’expédition de la dépêche déciderait la mise en liberté de Lucien.

Lucien, Lucien, dont tout son cœur, toute son âme étaient remplis. Pour arriver à ce résultat, il avait fallu bien souffrir… mais bah ! la souffrance était finie.

— Et autremain, vous voulez pas revenir avé ma voiture ?

Les voyageuses sursautèrent. Le conducteur était devant elles, goguenard.

— Nous sommes arrivés… té… tout le monde, il descend…

— Ah ! arrivées… la route d’Aubagne ?

L’homme allongea le bras :

— Là… cette route blanche.

— Et le bastidou Loursinade ?

— Pas loin du tout… Voyez là-bas, le lot d’oliviers… Eh bien, passez-le… et sur l’autre face, vous trouverez un mur, avé des faïences bleues de Vallauris sur la crête… C’est le bastidou.

Les jeunes femmes ne se firent pas répéter l’indication. Elles sautèrent à bas du véhicule et se mirent bravement en marche sur la route poudreuse.

Comme l’avait indiqué le conducteur, elles longèrent bientôt une plantation d’oliviers à l’extrémité de laquelle commençait un mur blanc, crêté de faïences bleues, répondant tout à fait au signalement donné.

Une grille, qui n’eût rien eu de remarquable, si elle n’avait été peinte d’un vert criard à filets rouges, permettait d’apercevoir un jardinet, d’aspect négligé, entourant une petite maison de campagne.

La duchesse sonna.

Une servante accourut au tintement de la sonnette, fit entrer les visiteuses et les guida vers la maison.

L’intérieur accusait un luxe que n’annonçait point l’extérieur.

Partout des tapis précieux, des tentures rares, des vases, des bronzes, dénotant un goût éclairé, et aussi des ressources très au-dessus de la moyenne.

Mais les visiteuses n’eurent pas le loisir d’admirer. La domestique ouvrit une porte et s’effaça en disant :

— Monsieur le Docteur… Des dames qui vous demandent.

Dans un cabinet spacieux, meublé surtout de bibliothèques cachant les murs, le docteur Rodel se tenait debout, adossé à la cheminée.

Mince, le teint mat ; les yeux très noirs, les cheveux, la barbe taillée en pointe, striés de fils d’argent, il avait une apparence éminemment sympathique.

Le nom de Dodekhan provoqua chez lui un véritable enthousiasme.

Il l’avait connu naguère, ainsi que son père Dilevnor.

Il voulut se rendre de suite à Marseille pour câbler à ce « cher Dodekhan » ; s’informa avec sollicitude de ce qui pourrait obliger ces « charmantes dames », et, apprenant qu’elles n’étaient point descendues à l’hôtel, il les supplia de considérer sa maison comme leur appartenant.

Elles voulurent se défendre contre cette amabilité excessive à leur gré, mais il insista, fit valoir que le Turkmène transmettrait sans doute une réponse, un accusé de réception, qu’il y avait intérêt à ne pas perdre de temps en courses répétées du bastidou à un hôtel, et réciproquement.

Bref, Mona et la petite duchesse acceptèrent l’hospitalité du docteur Rodel.

La servante, en recevant de son maître l’ordre de préparer les chambres des visiteuses, manifesta presque autant de satisfaction que le médecin lui-même.

Vraiment, du salon à l’office, le bastidou Loursinade se montrait fort hospitalier :

On ne résiste pas à tant d’amabilité.

Les voyageuses se retirèrent donc dans leurs chambres, tandis que le docteur prenait le chemin de la ville.

Une heure après, il était de retour.

Un déjeuner délicat réunit les habitants du bastidou autour de la table. Et les nerfs des jeunes femmes, soumis depuis de longs mois à de rudes épreuves, se détendant sans doute dans cette demeure paisible, elles somnolèrent, paresseuses et alanguies jusqu’au moment du dîner.

Ce second repas ne le céda en rien au premier. Il fut exquis.

Le dessert paraissait, quand un exprès apporta un câblogramme, en provenance du Bengale (Inde anglaise).

Ce message disait ceci :

« Calcutta…
« Docteur Rodel,

« Bien reçu avis… Priez correspondantes être près de vous demain, dix heures. Ferai voir ce que l’on espère… Satisfaction.

Signé : « Le Maître. »

— Qu’est-ce que cela signifie ? se récrièrent les jeunes femmes.

— Je le comprends, Mesdames, parce que je suis au courant.

— Alors, veuillez nous y mettre.

— Volontiers.

Et souriant, le docteur expliqua :

— Je suis en communication par sans-fil avec une série de postes établis dans le Tyrol, avec les Karpathes, le Caucase et le Pamir ; sans doute, nos amis, permettez-moi de leur donner ce titre, sont prisonniers dans une enceinte, reliée elle-même au réseau.

— Vous croyez ?

— La dépêche est claire pour moi. Lisez : ferai voir ce que l’on espère… cela signifie : Disposez l’écran du téléphote, le parleur du téléphone.

— Pardon, vous dites…

— Je dis téléphote, appareil qui reproduit les images à distance, comme le téléphone apporte la voix… Le sans-fil assure le fonctionnement de ces appareils aussi bien, sinon mieux que les conducteurs ordinaires[1].

Mona eut un cri :

— Quoi… Est-ce que je m’abuse ?… Vous affirmez que je pourrais entendre…

— Ce cher Dodekhan, l’entendre et le voir, oui, Mademoiselle.

Du coup, les fruits vermeils, les pâtisseries dorées furent oubliées. Sara, Mona, délicieusement troublées par l’incident, accablaient leur hôte de questions auxquelles il répondit le plus gracieusement du monde.

Il dit le fonctionnement du téléphote et du téléphone, ces deux instruments frères, agissant identiquement pour les ondes sonores et pour les ondes visuelles. Il se livra à un véritable cours de physique, démontrant que lumière, chaleur, son, électricité, etc., sont des effets multiples d’une cause unique, la vibration.

Bref, il professa de si bonne grâce, de façon si intéressante, que les visiteuses furent stupéfaites d’entendre sonner onze heures.

Excuses, rires, shake-hands cordiaux, et l’on se sépara, non sans que Mona et sa compagne eussent senti en elles une pointe d’émotion, en prononçant ces mots de si grande banalité apparente :

— À demain !

— Oui, à demain !

Pour elles, ces syllabes signifiaient :

— Demain, sur l’écran réflecteur d’images du téléphote, nous verrons ceux auprès desquels sont restées nos âmes.

Elles s’endormirent, bercées par la troublante féerie de la science qui, en se jouant, a renversé, dépassé la féerie légendaire.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Neuf heures… Le soleil illumine les croisées. Il est radieux comme s’il tenait à apporter son contingent à ce jour de fête.

Par la porte qui fait communiquer leurs chambres, Mona, Sara échangent des exclamations joyeuses et étonnées :

— Neuf heures, dépêchons-nous.

— C’est pour dix, le… rendez-vous, nous avons le temps.

— Comment ai-je pu dormir si profondément ? Je croyais passer une nuit blanche, et pas du tout.

— C’est comme moi.

Elles babillent, s’empressent, rient sans cause.

C’est la fin, l’extrême fin du cauchemar vécu depuis le départ de La Haye.

La servante qui vint apporter le chocolat de « ces jeunes dames » les trouva prêtes.

Toutes deux prirent gaiement le petit déjeuner sur un coin de table. Influence du bonheur, elles déclaraient n’avoir jamais dégusté chocolat aussi exquis !

Puis une soudaine gravité s’épandit sur elles.

La pendule marquait dix heures moins cinq.

Elles se regardaient, se virent les yeux troubles ; leurs mains se cherchèrent et, les doigts étroitement enlacés, elles gagnèrent le cabinet où le docteur Rodel les avait reçues la veille.

Celui-ci les salua courtoisement, puis leur désignant un large écran tendu sur l’une des parois de la pièce :

— C’est sur lui que vont apparaître les images.

Elles marquèrent d’un signe de tête qu’elles avaient entendu.

— Je ferme les contrevents, reprit M. Rodel… L’obscurité est indispensable.

Elles approuvèrent d’un nouveau geste.

Immobiles, la respiration oppressée, elles se trouvaient dans les ténèbres.

Étrange ! Leur joie de tout à l’heure s’était évanouie. Elles se sentaient mal à l’aise. Leurs mains unies trahissaient leur angoisse par d’involontaires pressions.

Mais une sonnerie grelotte dans la salle.

Elles ont un sursaut. Pourquoi ? Ce carillon électrique n’indique-t-il pas qua la communication téléphonique et téléphotique va commencer ?

C’est cela pourtant… cela, et pas autre chose !

Le panneau que leur a montré M. Rodel devient perceptible aux regards. Il s’éclaire d’une lueur bleutée et l’intensité augmente bientôt.

Elles ont un même cri.

Sur l’écran, elles reconnaissent la salle de la villa, où elles furent prisonnières avec leurs amis après leur fuite de la maison de détention de Calcutta.

Oui, oui… Voici bien les fenêtres s’ouvrant sur les Jardins, les colonnettes graciles, les frises capricieuses.

Voici les sièges où les jetait leur douleur… La table à laquelle s’appuyait Dodekhan, lorsque Lucien apportait les propositions qui devaient décider de la fierté de celles qui revivaient maintenant ces heures terribles en France, si loin du pays, de l’habitation dont le sans-fil apportait le reflet sur un écran de toile.

— Log !… San !

Ces deux noms, la duchesse, Mona, les murmurent en même temps.

Porté par son serviteur, le Maître du Drapeau Bleu vient d’apparaître dans la salle hindoue.

Avec des précautions de mère pour son enfant, l’athlétique San dépose le hideux infirme, toujours rivé à la planchette qui supporte le tronc humain ; il le dépose sur un fauteuil de bambou qu’il tire doucement auprès de la table aux délicates incrustations d’ivoire.

Puis, sur un signe de ce maître qu’il sert avec un aveugle dévouement, San va vers la porte, appelle :

— Le Seigneur Log attend !

Deux petits cris étouffés retentissent dans le cabinet du docteur Rodel.

Ni Sara ni Mona elle-même n’ont pu arrêter cet aveu d’effroi en entendant résonner à leurs oreilles cette voix ennemie qui parle à trois mille cinq cents lieues d’elles.

Instinctivement elles se rapprochent, s’enlacent, mais elles regardent toujours.

Et la scène se poursuit sur l’écran.

À l’appel de San, Dodekhan paraît dans l’encadrement de la porte. Le jeune homme est triste et pâle… Sa main gauche, celle qui a été traversée par le clou des bourreaux, est encore enveloppée de bandes de toile.

— Comme il a dû souffrir ! balbutie Mona, sans avoir conscience qu’elle exprime tout haut l’impression dont son cœur saute éperdument dans sa poitrine.

— Et Lucien… Lucien !

C’est la voix haletante de Sara qui jette ce nom !

Lucien se montre, en effet, après Dodekhan.

Le duc de la Roche-Sonnaille est souriant, et cependant son sourire épouvante sa jeune femme.

Qu’y a-t-il donc de terrible dans ce sourire ?

Elle ne saurait le dire, mais elle sent, elle est sûre que dans l’esprit du jeune homme se passe une pensée effrayante ; une angoisse l’étreint.

Mais les deux jeunes gens sont arrivés devant la table, de l’autre côté de laquelle trône, nain effrayant et difforme, le torse de Log.

Et lui a élevé la voix :

— Dodekhan, dit-il lentement… tu as eu connaissance de la dépêche annonçant l’arrivée en France…

Le Turkmène ne le laisse pas achever :

— Tu as tenu scrupuleusement ta promesse, Log, je le reconnais… à mon tour, je vais tenir la mienne.

— Sans restriction ?

— Pourquoi cette question ?… Tu as ma parole.

— C’est vrai.

— Note avec soin ce que je vais t’enseigner, car je ne pourrai plus ensuite le répéter.

— Pourquoi ? demanda l’organe de Log.

— Parce que, pour sauver celle que j’aime, répond doucement le Turkmène, j’ai sacrifié l’honneur… je dois payer avec ma vie.

— Il veut mourir, non, non… Dodekhan ne meurs point ! gémit Mona éclatant en sanglots.

Et tandis que Sara, profondément troublée, la serre sur son cœur, là-bas, sur l’écran où rien n’arrive des émotions des jeunes femmes, le Maître du Drapeau Bleu réplique froidement :

— Moi, je ne me tuerais pas… mais chacun conçoit les choses à sa façon… San, prends de quoi écrire et inscris ce que notre ami Dodekhan, notre ami maintenant, veut bien nous enseigner.

Le gigantesque Graveur de Prières a obéi.

Il est assis au bout de la table, la plume levée, prêt à écrire.

Mona et Sara sont haletantes.

Ah ! comme elle s’est envolée la joie du réveil ! Ce que San va tracer sur le papier, c’est le testament en quelque sorte de ce beau jeune homme qui, pâle et grave, se tient debout en face de ses ennemis vainqueurs.

Esclave de sa parole, il parle lentement, avec un grelottement de la voix qui dit son angoisse :

— Log, j’ai caché les signes de contre-ordres… Je t’ai caché les douze signes de concentration… Je t’ai caché la gigantesque installation offensive et défensive du temple des Monts Célestes, d’où, avec l’aide de la fée Électricité, je pouvais, sans me déplacer, transmettre mes commandements… ou même frapper moi-même les coupables.

Un flamboiement s’allume dans les yeux sanglants du mutilé !

— Ah ! ah ! ricane-t-il… Voilà qui est admissible… Moi, là, dans le temple, ébranlant l’Asie à ma guise… Le dieu que l’on ne voit pas, mais dont on constate la puissance…

Il rit affreusement et San accompagne son rire.

Mais qu’est-ce encore ?

Soudain Lucien, immobile jusque-là, auprès de son compagnon de captivité, étend le bras… Sa main tient un revolver dont le canon touche presque le front du seigneur Log.

Une détonation, un jet de fumée, et le sinistre estropié, le crâne troué d’une balle, s’abat en avant, fait basculer le fauteuil, et roule sanglant sur le sol.

Les jeunes femmes ont un cri, un râle.

Et tout se précipite.

Lucien se jette dans les bras de Dodekhan…

— Frère…, pour sauver nos aimées, tu as donné ton honneur… Je te le rends… c’est le mien.

San a bondi sur ses pieds, il appelle rugissant :

— À moi !

La porte s’est violemment repoussée… Un groupe d’hommes fait irruption dans la salle.

Lucien a un grand geste.

— Adieu, Sara.

Puis bousculé, renversé par le tourbillon humain que San excite de ses clameurs, il roule sur le sol, auprès de Dodekhan.

Des poignards se lèvent sur les jeunes gens.

Affolées, éperdues, la duchesse, Mona, hallucinées par l’horrible vision, se précipitent vers la toile, oubliant qu’elles n’ont sous les yeux qu’un écran.

— Grâce ! grâce ! gémissent-elles.

Puis la supplication s’achève dans un gémissement éperdu.

L’écran s’est brusquement « éteint ». Tout a disparu, décors, hommes, tout… Le cabinet est redevenu sombre… Les jeunes femmes sont environnées de ténèbres.

  1. C’est ce que démontrent les expériences du Thylwain (États-Unis).