Le Maître du drapeau bleu/p2/ch8

Éditions Jules Tallandier (p. 374-391).

VIII

LA TOILE D’ARAIGNÉE



Oui, les prisonniers fuyaient. À la menace tombée de la bouche de Kid, Dodekhan avait ressenti une atroce douleur.

Il lui avait semblé voir Mona, sa bien-aimée Mona, se balancer au bout de la corde fatale. Un instant son cœur avait cessé de battre. Puis un raisonnement simple, mais précis, avait traversé son cerveau. Rester, c’était se condamner à la mort certaine. Fuir, c’était au moins retarder l’instant suprême. Il avait donc saisi la main de la jeune fille avec ce seul mot :

— Venez.

Lucien et Sara avaient compris. Ils s’étaient élancés dans les traces de leurs amis. Tous quatre avaient gagné le rez-de-chaussée. Avec l’aide des jeunes gens, la duchesse et Mona Labianov avaient pris pied sur la route.

Et maintenant, tous, silencieux, interrogeant des regards inquiets la nuit qu’ils sentaient pleine de dangers, ils couraient, suivant avec confiance le Turkmène.

Ils contournèrent les hautes murailles du parc de la prison.

Au delà s’étendait une palmeraie. C’était là que les fugitifs avaient laissé les chevaux préparés pour eux par le métis.

Dodekhan s’était simplement muni d’un revolver enlevé aux fontes.

Mais ici une première et désagréable surprise les attendait.

Les chevaux n’étaient plus à l’endroit où ils les avaient trouvés.

Ils reconnaissaient bien la place où les quadrupèdes étaient entravés… Le sol fouillé par les sabots dénonçait bien la station prolongée des animaux, mais ceux-ci ne se trouvaient plus dans la palmeraie.

Le Turkmène trahit sa déconvenue par un sourd gémissement :

— Oh ! les misérables ! les misérables ! Ils ont tout prévu… Le filet est tendu autour de nous… nous y tomberons… Mona, Mona, pardonnez-moi de vous avoir entraînée dans cette sinistre aventure.

— Vous pardonner ! fit-elle tendrement ; vous savez ce que je vous ai dit déjà, Log nous a unis pour toujours.

Elle parlait avec cette foi tranquille des Slaves. Tout le mysticisme de sa race était en elle, ce mysticisme où se fondent les rêves d’Orient et d’Occident.

Et au même moment, comme pour opposer l’esprit parisien à l’âme russe, Sara exprimait sa déconvenue en ces termes héroï-comiques :

— Cela continue… Toujours les agréments de notre voyage de noces.

L’incohérence même de la réflexion rappela Dodekhan au calme.

— Vous avez raison, Mona, luttons jusqu’aux extrêmes limites de l’espérance…

Il se tut brusquement.

— Chut !… voyez… là en avant de nous.

À quelques pas, deux points lumineux, phosphorescents, se déplaçaient lentement.

— Un tigre, murmura Lucien.

Les jeunes femmes se serrèrent l’une contre l’autre, prises d’épouvante.

Mais le Turkmène murmurait :

— Ici, dans un faubourg de Calcutta… pas vraisemblable, et pourtant…

Les points lumineux avançaient toujours. Les voyageurs avaient certainement été éventés par le fauve, car il se dirigeait vers eux.

Instinctivement, le jeune homme couvrit Mona de son corps et braqua son revolver sur l’ennemi.

Il allait tirer, quelque imprudence qu’il y eût à signaler ainsi sa présence. Mais son doigt, déjà crispé sur la gâchette, se détendit brusquement.

Un ronronnement contenu venait de bourdonner à son oreille.

— Étrange ! murmura-t-il, on dirait…

— Le salut amical de Fred ou de Zizi, acheva la fille du général Labianov.

— Comment, comment, les panthères noires de ces braves petits !

Et d’une voix abaissée, le Turkmène appela doucement :

— Fred, Zizi…

Les points lumineux décrivirent une courbe dans l’air ; les fugitifs distinguèrent confusément une forme noire qui vint s’abattre à leurs pieds.

Déjà Dodekhan s’était penché sur l’animal, le flattant de la main.

— Un billet ! prononça-t-il d’une voix étranglée.

Tous se rapprochèrent vivement de lui, balbutiant avec une émotion inimaginable :

— Où ?… De qui ?

— Autour du cou. Je le détache. De nos chers petits dévoués sans doute. Ils devaient savoir ce qui se préparait contre nous, et ils ont envoyé une de leurs panthères pour nous remettre un bon avis…

Soudain il eut un cri :

— Où est-elle donc ?

Tous cherchèrent des yeux la messagère… L’intelligente bête n’était plus là. Une fois débarrassée de son message, elle avait vraisemblablement jugé bon de rejoindre ses jeunes maîtres.

L’incident ne pouvait d’ailleurs arrêter l’attention des fugitifs…

— Lisez, lisez, supplièrent Mona et la duchesse.

— C’est là le difficile. Il fait noir comme dans une cave.

Presque aussitôt, une clarté brilla à côté de Dodekhan. Sara avait enflammé une allumette. Le jeune homme déplia la missive. Mais à peine y eut-il jeté les yeux qu’il poussa un cri de joie :

— Sauvés… Ils nous sauvent, les braves enfants !

— Que disent-ils ?

— Ceci… Toutes les routes sont tenues par des affiliés. Traversez le bois, gagnez la route de Laabad. Nous quatre seulement la surveillons, car on suppose que vous descendrez vers le Gange et l’on a porté le principal effort de ce côté.

L’allumette s’éteignit.

— Après, après ? murmurèrent des voix anxieuses.

— C’est tout.

— Alors, en route, suivons l’itinéraire indiqué.

Dodekhan marqua une dernière hésitation :

— Il nous éloigne du fleuve, du port.

— Ne pouvons-nous les rejoindre par un détour suffisamment large ?

— Non, c’est de ce côté que les espions ont les yeux ouverts… Le mieux, je crois, serait de tourner la ligne de ces drôles, de gagner l’une des stations du railway de Calcutta-Bombay, et de filer sur ce dernier port. Ce n’est pas dans cette direction que se porteront les premières recherches des autorités anglaises ni de nos ennemis.

— Oui, mais le railway ne fait pas crédit, et l’on nous a dépouillés de tous nos objets de valeur.

Dodekhan fit entendre un rire léger :

— Vous, oui ; moi, non.

Et comme tous accueillaient cette déclaration par un murmure dubitatif :

— Pendant que nous étions enfermés dans la cale du Majestic, j’ai caché dans la doublure de mes vêtements pour vingt mille livres de bank-notes.

— Vous ?… Quand ? je n’ai rien vu.

— Ne croyez pas pour cela avoir les yeux mauvais, plaisanta le jeune homme, décidément rasséréné par la missive de master Joyeux. J’ai profité de votre sommeil pour me livrer à cette utile opération.

— Vous vous êtes caché de nous.

— Parfaitement !

— Alors que d’un mot, vous auriez pu nous éviter d’être dévalisés par le greffe anglais.

— Je tenais à ce que vous fussiez dévalisés.

Un oh ! mécontent jaillit des lèvres des compagnons du Maître du Drapeau Bleu. Celui-ci ne s’en émut pas, et paisiblement :

— Supposez que vos geôliers n’aient trouvé sur aucun de nous des valeurs… Ne pensez-vous pas qu’ils auraient remarqué ce fait étrange, anormal ?

— Je comprends, s’écria Mona, vous avez eu raison comme toujours. Nos dépouilles payaient la confiance des gardiens et les empêchaient de procéder à des recherches trop minutieuses.

— C’est cela même… Me pardonnerez-vous ?

— Il le faut bien, insista Sara, car après tout la rancune ne changerait rien, et ne m’empêcherait pas personnellement d’être pauvre comme Job. Seulement, acheva la vaillante Parisienne, je réserve l’avenir. Quand vous m’aurez offert mon ticket de chemin de fer et mon billet de passage sur un bateau, je me souviendrai peut-être de l’incorrection de votre attitude, qui oblige une duchesse à recevoir des présents aussi inacceptables en temps ordinaire.

Elle riait. Tous se sentirent ranimés par cette gaieté que rien ne pouvait abattre et Dodekhan ordonna :

— En route !

Sans encombre, la petite troupe traversa le bois de palmiers. La lisière, bordée au sud par l’avenue sur laquelle s’ouvrait la prison, était formée au nord, par une voie parallèle limitant, de ce côté, le parc de la maison de détention.

Cinquante mètres plus loin s’embranchait sur cette dernière la route de Laabad, indiquée par les dévoués gamins.

D’un bon pas, les fugitifs s’engagèrent sur le Laabad-Road. En cinq minutes, ils eurent dépassé les dernières clôtures des habitations extrêmes du faubourg.

Le chemin maintenant courait à travers la campagne entre une double haie de buissons, dominés de loin en loin par le feuillage massif du banyan bengalais ou par les panaches de palmiers.

Les jeunes femmes marchaient délibérément. À mesure qu’elles s’éloignaient, elles subissaient une impression de bien-être, de délivrance.

Soudain leur quiétude fut troublée. Un sifflement bizarrement modulé venait de retentir à droite de la route. Il y avait de ce côté un taillis épais, s’élevant ainsi qu’un mur sombre, impossible de rien voir.

Les branchages s’écartèrent et quatre silhouettes en jaillirent, accourant vers les fugitifs.

— Master Joyeux !

— Miss Sourire !

— Et Fred ! et Zizi !

Les gamins et les panthères faisaient fête aux voyageurs. Toutefois Joyeux, après avoir porté à ses lèvres la main du Maître du Drapeau Bleu, disait :

— Je ne veux pas vous faire perdre une minute…

— Ce n’est point du temps perdu que celui employé à te remercier de ton courage, de ton dévouement.

— Notre vie n’est-elle pas à vous, Maître ? s’écria Sourire.

Et vite, comme si elle craignait de voir apparaître un ennemi :

— Nous vous aurions laissé passer sans vous arrêter, mais à pied, avec les dames, vous n’échapperiez pas aux coureurs du seigneur Log. Il vous faut des chevaux.

Dodekhan saisit la tête de la petite et la baisa sur le front.

— Tu songes donc à tout !

— Oui, pour sauver ceux que j’aime. Seulement faisons vite. À cinq cents mètres dans la plaine se trouve une petite maison blanche. Elle appartient au shériff de la Ville Haute. Il doit, de grand matin, se rendre à la prison pour donner à certains condamnés lecture de l’arrêt et pour assister à l’exécution.

Tous sentirent un frisson. Ces condamnés, c’étaient eux.

— Le magistrat, continuait Master Joyeux, s’est donc transporté avec son greffier et deux assesseurs dans sa maison des champs, afin d’être plus rapproché du théâtre de ses exploits. Tous ces gens nuisibles ont des chevaux. Ils ont bien dîné et dorment à cette heure.

— Tu les surveillais donc ?

— Oui, Maître, puisque cela pouvait te servir.

L’heure n’était point aux effusions. Les gamins, du reste, s’éloignaient déjà, conduisant le Maître du Drapeau Bleu et ses compagnons.

Vingt minutes plus tard, tous avaient pénétré dans la maison indiquée, avaient emmené les chevaux et se trouvaient en selle.

Alors Sourire murmura :

— Adieu, Maître, souviens-toi de Peï. Suivez la route jusqu’à Loost-Bridge, le pont de bois jeté sur le profond Loost, cet affluent du Gange ; puis sur l’autre rive, gagnez Sampoor-Tower. Alors vous serez très en dehors du cordon vigilant établi par le Log.

— Merci, en avant !

Le Turkmène avait rendu la main à sa monture, ses compagnons l’imitèrent. Il leur sembla bien que les gamins leur criaient quelques paroles, mais le galop des quadrupèdes couvrit les voix.

Maintenant les fugitifs filaient comme des flèches, laissant en arrière champs, bouquets d’arbres, prairies, bois, plantations diverses.

— Loost-Bridge !

Ce cri exprime une déconvenue. Ils ont atteint l’endroit où ils comptaient franchir le cours rapide de l’affluent du Gange… Mais le pont de bois n’existe plus.

Dodekhan a sauté à terre, il examine les points où le tablier de la passerelle reposait sur la rive. Il a un rugissement douloureux :

— Le pont a été coupé par des hommes. Voici la trace des scies qui ont sectionné les planches. Ils ne veulent pas nous laisser échapper !

Il y a un grand silence angoissé, puis Sara interroge :

— Si nous traversions à la nage.

— Impossible, le courant emporterait chevaux et cavaliers.

— Et aucun gué aux environs ?

— Aucun.

— Alors, que faire ?

— Pousser droit devant nous jusqu’à la rencontre d’un autre passage.

— Allons donc.

Et la course folle recommença. Personne ne parlait plus ; à l’espérance avait succédé un découragement morne. Les buissons, les moindres soulèvements du terrain attiraient les regards anxieux des fugitifs.

La rupture du pont leur avait rappelé que la puissance de Log s’étendait sur l’immense superficie de l’Asie.

La contrée se faisait plus déserte, plus sauvage. Ils traversaient les marécages de Loanes, bordés de hauts bambous, faisant s’envoler sur leur passage des troupes apeurées d’oiseaux aquatiques.

La route était devenue un sentier, large d’un mètre à peine, sorte de digue étroite jetée au milieu des eaux stagnantes, et sur laquelle ils ne pouvaient avancer qu’à la file.

Et puis le terrain s’exhaussa peu à peu… Les voyageurs entraient dans le district de Kayali, région rocheuse et boisée, désert sauvage enclavé dans la province du Bas-Bengale, l’une des plus fertiles et des plus peuplées du globe.

Les chevaux haletaient. Évidemment les malheureuses bêtes, accoutumées aux courses paisibles des Magistrats, sentaient l’épuisement après le galop forcené auquel leurs nouveaux propriétaires les avaient contraintes.

Comme on pénétrait dans un bois épais, le cheval de Mona buta contre une racine et s’abattit. Trois cris de terreur se firent entendre, mais Mona, entraînée dans la chute de sa monture, se releva aussitôt. Elle n’avait aucun mal.

Péniblement on remit le quadrupède sur ses pieds.

Mais l’animal exténué ne semblait plus en état de marcher. Ses jambes tremblaient sous lui, la sueur ruisselait sur ses flancs, et ses yeux agrandis, comme prêts à jaillir des orbites, exprimaient une sorte d’épouvante.

La lassitude ne suffisait pas à expliquer l’étrange attitude du cheval.

C’est du moins ce que pensèrent Dodekhan et Lucien, car tous deux mirent pied à terre, s’approchèrent, soulevèrent une à une les jambes de la monture de la jeune Russe et promenèrent leurs mains sur la sole des sabots.

Une exclamation étouffée, un hennissement léger, puis le cheval s’ébroue bruyamment.

— Vous avez découvert quelque chose ? murmura Sara baissant la voix.

— La preuve que l’ennemi est autour de nous. En vain nous avons couru, il ne nous a pas perdus de vue.

— Que voulez-vous dire ? fait doucement Mona.

Sans un mot, Dodekhan lui tend un objet de petite dimension. Elle le prend… Qu’est-ce donc que cette petite boule de métal autour de laquelle rayonnent des pointes acérées ? À son regard interrogateur, le turkmène répond :

— Engin contre la cavalerie.

Elle est fille du général Stanislas Labianov. Elle a grandi au milieu des récits de guerre, elle comprend :

— Ces choses ont été semées sur la route.

— Oui, pour nous arrêter… Qu’un cheval pose le pied sur ces engins, les pointes s’enfoncent dans le sabot et l’animal refuse d’avancer.

— Que faire alors ?

— Abandonner la bête blessée, je vous prendrai en croupe… Tâchons de gagner du terrain.

Sans une observation, la jeune fille accomplit la manœuvre indiquée.

Mais cent mètres plus loin, les chevaux de Sara et de Dodekhan s’arrêtent à leur tour. Sous leurs sabots, on découvre des boules barbelées, et la duchesse elle-même pousse un cri de douleur en sautant sur le sol. Des pointes aiguës ont traversé sa chaussure.

Impossible d’aller plus loin.

Au risque de déceler sa présence à des espions, le Turkmène enflamme une allumette. Sur le sol se distinguent, tels des insectes venimeux, les boules perfides.

Le pont coupé, les pointes semées sur le chemin, criaient plus éloquemment que des factionnaires :

— Halte-là !

Et une rage montait dans les esprits. Tous avaient pourtant l’impression d’avoir choisi leur route… librement, sans que rien eût pu indiquer d’avance quelle décision ils adopteraient.

Pourtant leurs adversaires agissaient comme s’ils avaient été certains que la petite troupe marcherait dans cette route et non ailleurs.

— Il faut passer, il le faut plus que jamais, gronda Dodekhan.

Oui, continua-t-il répondant à la question inexprimée. On a semé des pointes sur vingt, trente mètres peut-être ; Balayons le sentier.

Sa proposition faisait renaître l’espérance. Lucien descendit de cheval et se rangea près du Maître du Drapeau Bleu, attendant les ordres.

Mais il n’eut pas le temps de les recevoir. Sa monture, abandonnée à elle-même, avait fait quelques pas en avant.

Soudain un piétinement, le bruit d’une chute troublent le silence. Tous se retournent. Ils demeurent Stupéfaits. Le cheval a disparu !

Instinctivement ils se portent vers l’endroit où ils l’apercevaient un instant plus tôt ; la voix de Dodekhan brise leur élan :

— Attention, il y a une trappe.

Une trappe ! C’est vrai… Un trou béant coupe le sentier, un trou au fond duquel quelque chose s’agite désespérément.

C’est une nouvelle manifestation de l’ennemi qui veut reprendre ses prisonniers, du géant Log, le Graveur de Prières.

Un trou profond et noir, naguère masqué par des branchages recouverts d’une mince couche de terre.

Le cheval s’est aventuré là-dessus, le sol s’est effondré sous ses pieds.

La cavité barre entièrement le sentier… les arbres, les buissons poussent si dru de chaque côté de la route, qu’ils ne permettent pas d’ouvrir un passage à un cheval. Tout au plus les hommes pouvaient-ils se couler entre les tiges.

Les voyageurs sont acculés dans une impasse.

— Revenons sur nos pas, la végétation ne sera pas partout aussi épaisse qu’ici…

Sara a fait cette proposition au hasard… Est-elle bonne, est-elle mauvaise ?… la petite duchesse ne le saura jamais, car le Maître du Drapeau Bleu coupe la phrase par un ordre bref :

— Écoutez.

Au loin résonne le galop d’une troupe nombreuse.

Il n’y a doute pour personne. Ce sont les satellites de Log ! Ils viennent capturer ceux qu’ils ont immobilisés au milieu de la forêt.

Mona passe sa main sous le bras du Turkmène ; elle murmure dans un sourire :

— Souvenez-vous : une situation n’est jamais complètement désespérée ; au dernier moment, il peut se présenter une issue favorable.

Elle est calme. Lui est devenu livide. Cet homme, fort d’ordinaire, maître de lui, a une défaillance.

Il chancelle, il a perdu tout sang-froid. Il lui semble qu’un brouillard de plomb s’est tout à coup abattu sur son cerveau.

Il se rend compte qu’ils sont menacés ; il serait seul, peu lui importerait, mais il a près de lui un être cher et c’est pour Mona surtout qu’il tremble.

Dodekhan promène autour lui un regard égaré. Il voit la trappe, les murs de verdure, Lucien et Sara qui semblent avoir perdu tout espoir.

Le galop se rapproche toujours. À présent le bruit des sabots des arrivants sonnait nettement sur la sente rocailleuse.

— C’est le moment, prononça Mona, d’une voix légère comme un souffle.

On eût cru que ces paroles produisaient sur Dodekhan l’effet d’un coup de fouet. Il cria :

— Non… Luttons jusqu’au bout.

Il écartait les branches, les tiges pressées, il entraînait Mona dans le dédale des gommiers, aréquiers, fougères arborescentes, mangoustans.

Lucien, Sara, se rattachant à un vague espoir, suivirent le sentier frayé par lui, sentier fugitif qui se refermait après leur passage.

Ils ne voyaient rien à deux pas. Des feuillages frappaient leurs visages ; des scarabées, troublés dans leur retraite, s’envolaient lourdement, enveloppant le groupe des spires de leurs bourdonnements.

Puis, sous bois, c’étaient des glissements, des fuites prudentes et sournoises de bêtes que l’on n’apercevait pas. On allait toujours.

Nul ne songeait aux périls masqués par l’ombre. Des fauves, non… il est exceptionnel d’en rencontrer si près de Calcutta, mais des serpents… Ces serpents qui foisonnent dans l’Inde, que l’on écrase sur les routes.

Le galop des poursuivants avait brusquement cessé. Des voix rauques résonnaient lugubrement

— Les chevaux !

— L’un est dans la trappe !

— Ils ne sauraient être bien éloignés ; à pied, l’on ne va pas vite !

S’ils avaient pu conserver un doute, les fugitifs l’auraient perdu à ce moment. Ils étaient bien visés par les poursuivants.

— Par ici ! Ils ont pénétré sous le couvert !

Leur trace était découverte. Leurs ennemis s’élançaient dans l’ombre à leur poursuite. Une chasse à l’homme commençait.

Et Dodekhan redoublait d’efforts, avançant à tâtons, tirant Mona après lui, contournant les troncs d’arbre, brisant les lianes, les broussailles, qui semblaient se cramponner à ses jambes, à ses pieds, de même que si, complices inconscientes de l’ennemi, les végétations avaient voulu ralentir la marche des victimes.

Des lueurs couraient parmi les troncs noueux et lisses. Les hommes de Log pouvaient s’éclairer, eux. Ils ne craignaient pas de déceler leur présence.

La nuit est l’alliée du prisonnier qui fuit, la clarté se fait la servante du geôlier qui le recherche. Soudain Sara poussa un gémissement :

— Je n’en puis plus.

La Parisienne était vaincue. Elle arrivait à ce moment physiologique où la mort paraît préférable à l’effort, où l’on ferait le sacrifice de sa vie pour pouvoir se coucher, fermer les yeux, dormir.

Lucien enleva sa compagne dans ses bras. Le terrain était de plus en plus difficile. Arbustes épineux, mousses, herbes, se mêlaient, se confondant, formant un réseau dont les fugitifs se dégageaient à grand’peine.

Cinq minutes encore et le duc haletant, hors d’haleine, ployant sous le léger fardeau de Sara qui somnolait dans ses bras, fit halte. Il fut sur le point de se laisser tomber à terre. À son tour, il se sentait vaincu.

Mais une phrase chuchotée parvint jusqu’à lui :

— Courage ! une clairière !

Une clairière… Qu’est-ce que cela pouvait faire ?

Une clairière arrêterait-elle la poursuite de l’ennemi ? Lucien ne se demanda pas cela.

Une clairière représenta à son esprit un endroit où sa marche serait facile… et ce bonheur relatif suffit à le pousser en avant.

Comme un boulet, il éventra les buissons et vint presque tomber dans les bras de Dodekhan soutenant toujours Mona.

C’était vrai. Une clairière circulaire s’ouvrait devant eux.

Du ciel étoilé, la lumière bleutée des contrées intertropicales, n’étant plus arrêtée par le feuillage, tombait sur le sol, estompant les broussailles, les plantes, les mousses, qui tapissaient la terre.

Au centre, dominant un tertre rocheux dénué de toute végétation, un arbre énorme, dont les branches abaissées venaient presque en contact avec le terrain, dessinait sa masse sombre, Dodekhan le désigna au jeune duc :

— Là !

M. de la Roche-Sonnaille haussa tristement les épaules :

— Ils nous découvriront bientôt.

D’un coup de talon, Dodekhan écrasa une touffe d’herbes :

— Rien autre à faire… Qui sait !

Et, entraînant Mona qui, brisée, marchait comme en rêve, il murmura :

— Oh ! la sauver !

Lucien, d’un dernier effort, courait vers l’arbre, emportant cette compagne dont le malheur lui avait révélé l’âme vaillante. L’arbre était un ranila, sorte de gommier géant, dont le bois poreux semble plier sous le poids des feuilles.

Le tronc avait près de trois mètres de diamètre, mais ses branches noueuses, toutes infléchies vers la terre, en rendaient l’escalade facile.

Au prix d’efforts assez grands, les deux hommes parvinrent à hisser leurs compagnes à quelques pieds du sol, et immobiles, retenant leur haleine, emprisonnés dans une sphère de feuillage qui, ils l’espéraient, les déroberait à la vue de leurs ennemis, ils attendirent.

Les lueurs parcourant la forêt devenaient plus distinctes.

Des cris, des appels indiquaient que les émissaires de Log, disposés en ligne, opéraient une véritable battue.

Bientôt, des silhouettes humaines s’agitèrent parmi les arbres, puis des hommes brandissant des torches débouchèrent dans la clairière.

Ils la traversèrent lentement.

Plusieurs s’arrêtèrent un instant autour du gommier… fouillant sa fouillée de regards perçants ; mais, sans doute, ils jugèrent improbable que les fugitifs eussent cherché là un abri et ils continuèrent leur route.

— Ils sont passés, murmura Dodekhan lorsque les derniers porteurs de torches eurent disparu sous les arbres.

— Mais ils reviendront.

— Nous ne serons plus là. Nous allons retourner au sentier. Ils y ont laissé leurs chevaux et sans doute des hommes pour les garder. Il faut les attaquer à l’improviste, sauter en selle, et fuir en poussant devant nous les animaux que nous n’utiliserons pas.

Le jeune homme s’arrêta en voyant son interlocuteur secouer la tête.

— Le plan n’est peut-être pas merveilleux, mais dans notre situation…

— Il est irréalisable, interrompit le duc… Voyez ma femme, voyez Mona… Sont-elles capables de la décision, de la promptitude de mouvements nécessaires pour mener à bien l’aventure ? Moi-même, je vous l’avouerai, je suis moulu, et j’ai peur d’être un piètre combattant.

Mais le Maître du Drapeau Bleu articula nettement :

— Voulez-vous qu’elles meurent sans que nous ayons tout tenté ?

La phrase galvanisa le gentilhomme :

— Vous avez raison… Dussions-nous y succomber, nous devons essayer ce que vous indiquez.

Déjà le duc se laissait glisser de la branche sur laquelle il se tenait en équilibre, quand une sorte de crissement tremblota dans l’air :

— Arrêtez ! chuchota Dodekhan. La voix du Turkmène frémissait. On y sentait une anxiété atroce.

Et comme il allait interroger, vaguement troublé par le silence, le crissement se renouvela, semblant venir d’un autre côté.

— Tiens, remarqua Lucien… un signal peut-être.

Comme pour répondre à la question du duc de la Roche-Sonnaille des sifflements, des glissements, des frôlements étranges, inquiétants, remplirent la clairière. Et Lucien répétant :

— Mais qu’est-ce que c’est que cela ?

Dodekhan prononça d’une voix rauque, les dents serrées par une indicible angoisse :

— Les najas !

— Les najas… les serpents ?

Tout Européen quoique peu instruit a entendu parler du naja, le terrible reptile si commun dans la presqu’île hindoustane.

Long de deux à trois mètres seulement, il inspire la terreur à ceux qui ont pu mesurer les effets foudroyants de son venin. Il est horrible avec ses excroissances membraneuses qui se raidissent dans la colère et quadruplent alors la largeur de la tête du monstre.

Mais si dangereux qu’il soit, le naja sembla à Lucien causer un émoi trop grand à son compagnon. Aussi le Français grommela-t-il :

— Ah çà ! mon cher, vous ne supposez pas qu’ils vont nous attaquer dans notre arbre ?

— Si !

— Comment, le naja est si combatif que cela !

— Il ne s’agit pas d’un, mais d’une migration de najas. Écoutez-les.

Le concert de sifflements continuait. On eût cru qu’un cercle de reptiles rampait vers le refuge des fugitifs.

— Quoi… Qu’entendez-vous par une migration ?

— J’entends que ces animaux, qui pullulent dans tous les endroits couverts, ont été dérangés par nos mouvements, par le passage de ceux qui nous poursuivent. Alors suivant leur habitude, ils se sont groupés… Se voyant attaqués, ils se sont mis à la recherche de l’ennemi… Tout être vivant qu’ils rencontreront, homme ou bête, est perdu !

Un frisson courut entre les épaules de Lucien :

— Et ils montent aux arbres ?

— Plus aisément que nous, hélas !

— Mais alors, Sara, Mona…

Les sifflements redoublaient. Évidemment les venimeux ophidiens avaient découvert la piste des fugitifs et ils s’irritaient de plus en plus.

Dans quelques instants, les najas atteindraient l’arbre. Lucien, ses amis sentiraient passer sur eux les reptiles immondes… et tout serait fini.

Une épouvante instinctive bouleversa le jeune homme. Il balbutia :

— Mais nous allons lutter, faire un geste de résistance.

— Le feu dans les herbes sèches créerait un cercle infranchissable.

— Mettons le feu…

— C’est nous livrer aux bandits qui parcourent la forêt, mieux vaut la piqûre des najas, cinq minutes de souffrance et le repos.

Le Turkmène ne put continuer. Brusquement, une petite flamme brilla auprès de lui, s’envola, décrivit dans l’air une trajectoire et s’abattit au bas du tumulus rocheux que dominait le gommier, au milieu d’une touffe de broussailles sèches dont elle provoqua l’embrasement.

Lucien avait jeté une allumette. Dodekhan eut un sourd rugissement. Il voulut s’élancer, éteindre ce commencement d’incendie, mais le duc se cramponna à lui, parlant vite, en hâte, d’une voix haletante…

— Non… ils ont des torches… ils ont pu mettre le feu… Nous bien cachés dans l’arbre… peut-être ne nous verront-ils pas… Mais je vous en supplie, pas les serpents, pas les serpents !… Non, non, je ne veux pas que Sara…

La clairière s’illumina de clartés fauves. Le sol semblait mouvant, agité d’incessants remous, donnant l’impression d’une croûte de lave en ébullition.

Soudain un buisson s’embrasa d’un coup, tel une torche géante. Les jeunes femmes eurent un cri étranglé :

Là-bas ! Eux !

Des silhouettes humaines se montraient à la limite de la clairière.

Oh ! elles n’y demeurèrent pas longtemps.

Des cris de terreur vibrèrent dans la nuit. Les ombres se rejetèrent sous les arbres, sauf deux, qui, enveloppées dans un véritable tourbillon de najas, roulèrent sur le sol, où elles se tordirent en spasmes épouvantables, secouant leurs venimeux ennemis, ainsi qu’une chevelure de Furie.

— On ! c’est horrible ! murmurèrent les fugitifs, bouleversés par le terrible drame.

Mais ils se turent brusquement. Un sifflet strident scandait une sorte de mélopée dans la nuit. Et alors le spectacle devint fantastique.

Dans le grouillement des serpents, un frisson parut passer… Comme une armée de piques, les têtes des ophidiens se dressèrent toutes droites vers le ciel… Toutes se tournaient vers l’endroit d’où partaient les sons, et, dans un insensible glissement, les reptiles se groupèrent en une épaisse colonne, coulant, fleuve vivant et venimeux, vers un point de la clairière.

La mélopée continuait, semblant attirer les najas.

Les premiers rangs s’engouffrèrent sous les arbres… les autres suivirent… Bientôt la clairière fut vide de ses dangereux hôtes.

Et le feu gagnant toujours, élargissant sans cesse son cercle ardent, n’éclairait plus que des herbes, des broussailles, des lianes rampantes, se tordant sous ses langues de flammes.

Un soupir de soulagement s’échappa des lèvres des fugitifs ; mais ce répit devait être court.

un hululement de rapace nocturne gémit dans l’espace, et soudain, de l’épaisseur des arbres, des Hindous, au torse nu, bondirent près du brasier circulaire, semblant une farandole de statues de bronze.

Tous portaient sur la poitrine de légers sacs de cotonnade bleue, que fabriquent les usines françaises de Pondichéry.

Ils y enfouissaient leurs mains, les étendaient en un geste bénissant au-dessus des flammes, puis recommençaient.

— Que font-ils ? reprit Dodekhan, ne comprenant pas le but de cette manœuvre.

— Croyez-vous qu’ils soupçonnent notre présence ? chuchota Lucien.

Un instant, le Turkmène hésita à répondre. Puis lentement :

— S’ils nous avaient découverts, ils eussent poussé des cris de joie, de menace… rien de semblable.

— Alors que supposez-vous de la bizarre cérémonie à laquelle nous assistons ?

— Peut-être des adorateurs du feu… Il en existe beaucoup dans l’Inde. Un charmeur, dont vous avez entendu la musique tout à l’heure, a entraîné les serpents au loin… les hommes procèdent probablement à quelque incantation mystérieuse.

Le jeune homme s’arrêta soudain, aspira l’air à plusieurs reprises.

— J’éprouve une sensation bizarre… Je respire avec peine.

— Moi aussi, moi aussi, appuyèrent les jeunes femmes, qui semblaient en effet oppressées.

— Bon, répliqua le duc… L’air est chargé de fumée… Il nous faut en prendre notre parti, et nous dire que s’il n’y a pas de fumée sans feu, il n’existe pas non plus de feu sans fumée.

À la grande surprise du Français sa réflexion amena sur les lèvres des jeunes femmes un sourire.

— Ah ! la gaieté renaît, fit-il… Tant mieux… Je souffrais de vous voir si sombres.

Elles rirent plus fort.

— Ah çà ! je ne crois pas avoir dit une chose très drôle.

— Certes non, souligna Dodekhan.

Mais, chose étrange, en parlant ainsi, le Turkmène semblait avoir peine à comprimer une envie de rire immodérée.

Lucien stupéfié promena son regard sur ses compagnons.

Il les vit congestionnés, les pupilles dilatées, les traits grimaçants sous l’étreinte de l’hilarité incoercible.

Et comme il ouvrait la bouche pour s’enquérir de la cause de cette subite joie, un éclat de rire cristallin fusa entre les lèvres de Mona, accompagné bientôt d’une gamme aiguë jaillie de la bouche de la duchesse.

— Qu’est-ce donc ? Qu’avez-vous ? On va vous entendre.

Dodekhan à son tour fut secoué par l’inconcevable hilarité.

Lucien demeurait bouche bée… ses compagnons riaient, riaient à perdre haleine, avec de grands éclats de voix. Ils se trahissaient ainsi aux ennemis dont le cercle les entourait. Instinctivement, il porta ses regards sur les Hindous, toujours actionnés à leur mystérieuse incantation.

Ceux-ci ne semblaient avoir perçu aucun son. Leurs mains bénissaient les flammes. Ils n’avaient pas un coup d’œil pour l’arbre, dans le feuillage duquel les rires s’entre-croisaient, tel un gazouillis de volière.

Ahuri, se demandant s’il ne rêvait pas, il ressentit un léger chatouillement sur les joues, ses muscles zygomatiques se contractèrent, et lui aussi s’abandonna à un rire violent, irrésistible, dont il était secoué tout entier comme par une convulsion.

Il eut l’impression vague de sentir sur la langue une saveur légèrement sucrée, puis son rire crut, s’enfla immodérément… Il lui sembla que le sang affluait à son cerveau, y devenait stagnant, ses yeux se brouillèrent et puis… il roula dans l’anéantissement.