Le Maître du drapeau bleu/p1/ch14

Éditions Jules Tallandier (p. 215-224).

XIV

LE FIANCÉ DE LA NUIT



Cependant San, poussant son cheval, avait atteint la passe de Ki-Lua.

Une fois là, il attendit la nuit, abrita sa monture dans une excavation rocheuse, l’entrava, lui fournit ample provende, puis continua sa route.

Il allait escalader les pentes raides, inaccessibles pour les chevaux, du mont situé à l’ouest du défilé : Le Fiancé de la Nuit.

Un sentier rude, côtoyant des précipices, encombré de pierres qui roulaient sous ses pieds, s’enroulant aux flancs de la montagne comme un serpent gigantesque, telle était la voie que parcourait ce géant jaune.

Il peinait, soufflait, s’essuyait le front, tressaillait au moindre bruit.

Il était de la terre de Chine, et, si valeureux qu’il se montrât au grand jour, il ressentait l’anxiété qui saisit tout fils de Han, alors que sont venues les ténèbres. Le paysage d’ailleurs apparaissait horrifique.

Partout des pics aigus, des blocs rocheux en d’invraisemblables équilibres, des arbrisseaux tordus par le vent en formes menaçantes, des gouffres d’obscurité. Sous la clarté bleutée tombant des étoiles, le fantastique de ce chaos s’augmentait, devenait plus pénétrant, plus aigu.

— Fichue corvée, grommela San, faisant halte pour souffler. Fichue corvée ! Si j’avais réfléchi, j’aurais effectué l’ascension tandis qu’il faisait encore jour… Maintenant, je serais bien tranquillement au sommet, et j’attendrais minuit…

Il se remit en marche, s’encourageant de la voix.

— Allons, allons, mon brave San, tu ne vas pas avoir peur des Dragons volants des Ténèbres, le Maître te l’a enseigné, ce sont là superstitions populaires. Il n’y a pas de Dragons.

Une pierre rebondissant avec bruit sur les pentes le fit sursauter.

Il regarda autour de lui d’un air craintif, puis d’un ton respectueux :

— C’est maître Log qui affirme cela… Car moi, je ne me permettrais pas une opinion aussi audacieuse.

Et, le silence s’étant rétabli :

— Je ne suis du reste qu’un serviteur qui obéit ; les esprits sombres ne voudraient pas molester un pauvre Graveur de Prières, lequel ne vient pas ici pour son plaisir, mais pour exécuter les ordres qu’il a reçus.

Il eut un cri et se prit à trembler de tous ses membres.

Quelque chose qui lui faisait l’effet d’une griffe l’avait agrippé à l’épaule.

Durant une longue minute, il demeura immobile, une sueur glacée perlant sur son front, puis il essaya de poursuivre son ascension.

Effort vain. La même sensation de griffe se reproduisit.

— Qu’est cela ? balbutia-t-il. Oh ! Bouddhas bienfaisants des Mad, des Lad, des Ghad Padmé Om, venez à mon secours !

En joignant les mains, il fit un mouvement qui dégagea son épaule.

— Par Fô, clama-t-il, il m’a lâché. Loué soit Fô qui chasse les cohortes de l’ombre.

Et il parcourut une centaine de mètres en courant, malgré la raideur de la sente.

S’il s’était retourné, il eut vu une ronce épineuse osciller au-dessus du chemin, et il eût compris quel genre d’esprit avait accroché son vêtement.

Mais la peur trouble le jugement. Le géant pressa le pas, convaincu qu’il avait eu affaire à une des mystérieuses puissances de la nuit.

Cela dura longtemps. Il montait, montait toujours, dépassant maintenant les sommets secondaires, dont les crêtes s’étalaient sous ses yeux comme les croupes d’un troupeau pétrifié, sur lequel le ciel épandait une lueur blanchâtre, imprécise, transition vague entre la lumière et l’obscurité.

Le vent, que les hauteurs moyennes n’arrêtaient plus, fouettait le visage de l’athlète de sa fraîcheur subtile.

Aux pierres mouvantes avait succédé un terrain raboteux, mais fixe, sur lequel les pieds trouvaient un point d’appui moins précaire.

La situation s’améliorait. Quelques lacets capricieux encore, et le sentier déboucha sur le plateau supérieur, espace de cent mètres carrés à peine, affectant vaguement la forme d’un dôme.

San poussa un long soupir de satisfaction. Il était arrivé. À la clarté d’une allumette, il consulta sa montre. Elle marquait onze heures.

— Une heure à attendre, grommela le géant. Le temps de préparer mon tas de bois.

Seulement le sommet était dépourvu de toute végétation. San fut contraint de redescendre un peu la pente pour trouver des ronces, des herbes sèches, seules plantes qui pussent vivre sur ce sol rocheux.

Ses terreurs recommencèrent, si bien que, s’il n’avait pas fallu refaire le chemin déjà parcouru, l’athlétique personnage eût pris la fuite, laissant à d’autres le soin d’allumer le feu qui devait décider le massacre des Français d’Indochine. La peur parlait plus haut que la haine.

Toutefois, l’homme parvint au bout de sa tâche.

Au centre du plateau s’entassa un monceau de branchages.

— Minuit moins le quart, fit encore San, en s’abritant du vent derrière le bûcher improvisé.

Il grelottait. Était-ce la brise froide des hautes cimes, était-ce son angoisse superstitieuse qui en était cause ? Il n’eût pu le dire. Le certain est qu’il attendait avec impatience le moment d’enflammer les substances combustibles. Le feu le réchaufferait sûrement, dissiperait cette sensation pénible de glace coulant dans ses veines.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? bredouilla-t-il tout à coup.

Par hasard, ses yeux inquiets s’étaient portés à l’est. Pas très loin, de l’autre côté de la passe de Ki-Lua, une autre cime dominait les hauteurs environnantes. Il avait reconnu le Fils du Jour. Mais à la crête de la hauteur, il avait cru discerner une ombre petite, grêle, se mouvant.

Il se frotta les yeux, regarda de nouveau.

Rien de semblable à ce qu’il avait pensé voir ne se montrait.

— J’ai la berlue, fit-il d’un ton rageur. Aussi est-ce un métier pour un honnête Graveur de Prières de se promener dans les montagnes, quand la nuit couvre la terre pour inviter les hommes au repos ?

Le Fils du Jour dressait sa massive et immobile silhouette sur laquelle ne se produisait plus aucun mouvement.

San se gourmanda.

Vis-à-vis de lui-même, il avait honte de sa pusillanimité. Sacrifier à l’hallucination, rien de plus ridicule de plus déconcertant, alors même que personne n’assiste à l’instant de faiblesse.

— Minuit ! Enfin ! Le géant se redresse, reconquiert son énergie, sa décision.

Il fait craquer une allumette. Protégeant des deux mains sa flamme vacillante contre le souffle du vent, il l’approche des branchages amoncelés.

Il y a un léger crépitement ; des langues de feu courent sur les brindilles, se réunissent en un faisceau compact, dardant ses pointes vers le ciel.

Vite, le géant y jette un feu de bengale dont il s’est muni. Et la lueur devient rouge. C’est une vague de sang qui ondule au sommet du Fiancé de la Nuit.

La clarté a chassé les affres du Graveur de Prières. Il songe que le signal de mort porte, à cette heure, l’ordre de tuer dans les plaines du Tonkin, les vallées d’Annam, le delta du Mékong. Il se sent grandi par le crime gigantesque. Son esprit de cruauté se réjouit des hécatombes qui vont commencer sous le voile complaisant des ténèbres.

— Mort aux chiens étrangers ! clame-t-il dans son exaltation.

Et au loin, telle une étoile des carnages, brille un petit feu aux tons de rubis.

— Le signal a été vu, gronde l’athlète… avant une heure, il aura brillé sur tous les sommets d’ici à la rivière de Saïgon, apprenant aux hommes jaunes qu’il faut frapper.

Mais il s’arrête. Là-bas, auprès du point rouge, s’est allumé un second point de feu, et celui-ci a la couleur de l’or.

— Que signifie cela ?

Et, vaguement inquiet :

— Le Maître ne m’en a pas parlé. Qu’est donc ce signal de feu jaune ?

Dans un mouvement irraisonné, il regarde autour de lui, comme pour chercher la réponse à la question. Et il pousse un cri rauque.

En face de lui, à l’extrême pointe du Fils du Jour, tremble au vent un grand feu. La montagne semble une torchère gigantesque que couronne un bûcher d’or en fusion. Il regarde, croit percevoir une grêle silhouette humaine qui se profile un instant sur l’écran de flamme, puis s’engouffre, disparaît dans l’obscurité environnante.

Son bûcher, celui qui est de l’autre côté de la passe de Ki-Lua, baisse, s’éteint, transformé en cendres, d’où le vent des hauteurs fait capricieusement envoler des traînées d’étincelles, puis l’ombre s’épand de nouveau sur toutes choses.

San demeure immobile. Dans son cerveau, amnésie par une surhumaine terreur, aucune idée ne se dégage.

Nul ne savait, il le croit du moins, en venue en ce lieu pour obéir aux ordres du seigneur Log ; nul, par conséquent, n’a pu songer à contrecarrer ses desseins.

Quelle puissance a donc porté sur la montagne ce feu jaune ?

Tout bas, ses dents claquant de terreur, il murmure les noms sonores des génies des nuits.

Il frissonne au sifflement du vent, à ses plaintes alors qu’il se brise dans les défilés étroits ; les nuages qui parcourent le ciel en un galop échevelé, lui semblent être des dragons, chimériques troupeaux de la légende ; les étoiles scintillant entre les déchirures des nues lui apparaissent des yeux, qui clignent mystérieusement en se fixant sur lui.

Tout s’anime, tout grouille autour de lui.

Ses oreilles lui persuadent que les serpents de Nssaï, le héros lamaïque, rampent sur les pentes qui l’entourent.

Il perçoit le glissement flasque de leurs corps énormes, le choc de leurs écailles d’airain, le halètement de leur souffle délétère.

Il frissonne, se sent agité d’un tremblement incoercible. Tout tourne, se brouille, s’entremêle. Enfin, à bout de forces, vaincu par l’épouvante du surnaturel, il s’écroule doucement sur le sol.

L’aube laquait de rose les sommets étagés à perte de vue, quand le géant sortit de l’anéantissement léthargique qui avait succédé à ses visions.

Il se secoua, promena en tous sens des regards surpris, puis rassuré par la clarté du jour, rejetant en leurs retraites ignorées les cohortes diaboliques de la nuit, il s’étira, fit craquer ses articulations, aspira à pleins poumons l’air vif du matin.

Son courage grandissant avec la lumière, il plaisanta :

— C’était un cauchemar.

Aux échos, il lança un rire sonore :

— Un véritable cauchemar. Ce qui prouve bien que les soirées sont faites pour dormir et non pour courir les sentiers de la montagne.

Et prudemment :

— Enfin, j’ai rempli ma mission… Voici les cendres du brasier qui le prouvent… Le reste ne doit pas être connu du Maître. Il se moquerait de mes frayeurs… et parbleu ! il aurait raison.

Sur ce, le géant regagna le sentier difficile par lequel il avait accédé, la veille au soir, au sommet du Fiancé de la Nuit.

La descente lui parut incomparablement plus facile.

Plus de frayeurs, plus de formes inquiétantes supposées tapies dans l’ombre. Le soleil, glissant lentement sur la voûte concave du ciel, chassait de ses flèches d’or les monstres de l’hallucination.

Les ronces violacées, aux fleurs multicolores, entravaient parfois la marche du voyageur, mais il les brisait sans colère. Que lui importait cet obstacle végétal après les horreurs du rêve éveillé d’où il sortait ?

Il parvint ainsi au fond de la passe de Ki-Lua, et d’un pas rapide se dirigea vers la cavité rocheuse où il avait laissé son cheval.

Mais là, il eut un juron rageur. L’animal avait disparu !

Il n’y avait pas à s’y méprendre. C’était bien ici que le coursier avait été entravé. La terre humide, accumulée dans les cassures du rocher, avait conservé la trace des sabots du quadrupède.

— Par le Tigre ! mugit l’athlète, tout va donc de travers aujourd’hui ?

Puis, la réflexion lui vint que son cheval, agacé par la longue station, avait pu, malgré ses entraves, s’éloigner quelque peu.

— Parbleu ! je suis insensé de m’émouvoir. Je le trouverai dans un rayon de cinq cents mètres.

Nonobstant la logique apparente de la réflexion, San eut beau parcourir la passe dans toute la longueur, l’animal demeura invisible.

Dire la colère du Graveur de Prières est irréalisable.

Cette fois, le jour lui permettant les raisonnements justes, il n’accusa aucune puissance infernale… Des voleurs, il en est toujours qui rôdent sur la frontière indochinoise, avaient découvert et emmené sa monture.

Mais si l’explication était de nature à satisfaire le penseur, elle restait parfaitement désagréable au cavalier, devenu piéton et contraint de retourner vers son maître avec le seul secours de ses jambes.

Se plaindre ne sert de rien en pareil cas.

San se mit donc courageusement en marche ; seulement au lieu d’emprunter, ainsi que la veille, les sentes sinueuses de la rive gauche de la rivière Ma, il préféra la route de la rive droite, plus commode et plus courte.

Inspiration heureuse, car cinq kilomètres plus loin, il fut rencontré par un groupe de Pavillons Noirs, lesquels venaient de battre la montagne, à la recherche des fugitifs, qui semblaient s’être, évanouis en fumée.

Son titre de Graveur de Prières, sa fonction de lieutenant du Maître décidèrent l’un des guerriers à lui prêter son cheval ; tandis que les autres se dirigeaient vers la frontière, afin d’aider au massacre des Européens qui avait dû commencer après le signal du feu, le géant, enchanté de se retrouver en selle, poursuivit sa route de son côté pour rejoindre Log et lui rendre compte de sa mission.

Le guerrier démonté marchait auprès de lui, le mettant au courant des événements accomplis la veille. La poursuite des réfugiés, le pont détruit, l’embuscade inutile, la disparition inexplicable de Dodekhan et de ses compagnons.

Et San se promettait bien de ne pas parler au Maître du Drapeau Bleu du feu jaune qu’il avait aperçu ou cru apercevoir, cette partie de son récit ne pouvant qu’augmenter la mauvaise humeur du seigneur Log.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Eh bien, San ?

— Tes ordres sont exécutés, Seigneur.

— Le feu rouge ?

— A grillé sur la cime du Fiancé de la Nuit.

C’est ainsi que les deux hommes s’abordèrent.

Gardé par une vingtaine de cavaliers Pavillons Noirs, le chef campait sur la route, à quelque distance de la sente du Lin-Nan-Lien.

— Allons, fit-il… Au moins de ce côté, ce que j’ai voulu s’accomplira.

L’arrivée d’un cavalier interrompit l’entretien.

Le nouveau venu s’était arrêté à trois pas de Log, le bras droit étendu en avant, indiquant par ce salut lamaïque son désir de parler au Maître.

— Que veux-tu ? demanda ce dernier.

— Te dire que Mou-Rou, ton fidèle, a retrouvé la piste de ceux qui ont échappé à ta justice.

— Quoi ? les hommes…

— Et aussi les femmes barbares d’Europe.

Les traits du Maître se crispèrent de joie haineuse.

— Ou sont-ils ?

— Dans l’asile de Lin-Nan-Lien.

— Dans l’asile…

Log répéta ces mots avec une déception évidente. Si puissant qu’il fût, il ne pouvait violer le privilège de la bonzerie taoïste.

Mais une réflexion détendit son visage.

— L’asile, soit… Qu’importe l’asile, s’ils n’en peuvent sortir. Nous les bloquerons, voilà tout, et nous trouverons bien quelque moyen de les attirer au dehors.

Puis considérant l’homme :

— Comment as-tu appris cela ?

— Je battais le pays, comme il avait été ordonné. Nulle part, mes camarades et moi n’avions rencontré la moindre trace de ceux que nous cherchions. Une inspiration de Fô illumina ma pensée. Puisqu’ils ne sont pas alentour, ils sont peut-être à l’intérieur du temple.

Log sourit :

— Bien raisonné, continue.

— J’y suis entré. Six manteaux d’asile manquaient aux patères sacrées.

— Six ?

— Un autre pèlerin sans doute, car le kiluom (supérieur de bonzerie taoïste) m’a déclaré que l’on avait reçu des diables étrangers, au nombre de quatre.

— Quatre maintenant ?…

— Attends, maître… quatre, plus deux jeunes filles, l’une évidemment japonaise

— Lotus-Nacré.

— L’autre chinoise.

— Voilà la voyageuse supplémentaire.

Pas une seconde, il ne vint à l’esprit de Log que cette sixième personne pouvait être la petite Sourire.

Pourquoi la fillette, laissée par lui au caravansérail, serait-elle à Lin-Nan-Lien ? Pourquoi surtout userait-elle du droit d’asile, elle qui n’avait rien à craindre du géant jaune et de ses guerriers ?

À l’homme il remit des taëls, puis il siffla.

En un instant le campement provisoire fut en rumeur. Les Pavillons Noirs sautèrent en selle, vinrent se ranger en ligne en face du Maître.

Et celui-ci distribue ses ordres :

— Dix hommes me suivront. Nous allons cerner la pagode de Lin-Nan-Lien, où nos ennemis ont cherché refuge.

Un Oï-An enthousiaste salue la déclaration. Log continue :

— Les autres se répandront dans la montagne ; à tous nos détachements ils porteront l’ordre de revenir autour du sanctuaire.

Des phrases chuchotées courent sur le rang.

Une part des cavaliers demeure immobile ; l’autre se fractionne, s’éparpille en groupes qui remontent la route, la descendent pour s’égrener plus loin à la rencontre des gués, des sentiers latéraux. Et Log satisfait maintenant, la face crispée par un rire cruel, s’adresse à San :

— Suis-moi mon brave San ; cette nuit tu as semé la mort sur les amis de Dodekhan ; viens assister à l’agonie de ce fou qui prétendait endiguer les haines de toute une race.

Un à un, les géants jaunes et leurs cavaliers d’escorte s’engagent dans la sente étroite de Lin-Nan-Lien. La route redevient déserte.