Le Maître du drapeau bleu/p2/ch1

Éditions Jules Tallandier (p. 225-239).

DEUXIÈME PARTIE




I

À LA PASSE DE KI-LUA



Dans une cellule spacieuse, où les murs disparaissaient sous un revêtement de bois rougeâtre, trois silhouettes féminines étaient groupées.

Elles se tenaient près d’une fenêtre longue et étroite que fermait un volet à lamelles inclinées de haut en bas ; à travers les interstices elles pouvaient voir dans la cour précédant le temple, mais de l’extérieur, il était impossible de jeter un regard indiscret dans la pièce, bien que la baie fût à hauteur d’homme.

Derrière elles, dans la paroi opposée, se découpait le rectangle de la porte, accédant au couloir de desserte des cellules d’asile, qui se terminait, à l’une de ses extrémités, dans le temple même ; — à l’autre dans une écurie-réserve, où les bonzes entretenaient quelques chevaux, de cette race petite et endurante de la région, et où ils resserraient chariots et outils.

— Que font-ils de leur côté ? murmura l’une des habitantes de la chambre ?

— Ils attendent comme toi, fille aux cheveux de soleil, répondit sa voisine.

— Le crois-tu, petite Sourire ?

— J’en suis sûre. Tout à l’heure, le volet de leur cellule, qui est juste en face de la nôtre, le volet s’est entr’ouvert, et j’ai aperçu le visage du barbare, — elle se reprit vivement, — du Français.

— Lucien, fit doucement la troisième personne qui n’avait point encore parlé.

— Oui, madame la Duchesse.

Sara hocha tristement la tête.

Depuis la veille, séparée de son mari par les rites du temple, elle se sentait en proie à un indicible ennui.

Il est certain que son voyage de noces, si étrangement compliqué par la rencontre des Maîtres rivaux du Drapeau Bleu, n’avait rien de réjouissant.

Un cri étouffé de Mona l’arracha à ses réflexions.

— Log ! Log ici, balbutiait la jeune fille.

Sara, la frêle Sourire elle-même se penchèrent sur le volet.

La fille du général Labianov ne s’était pas trompée.

Dans la cour, adossé en ce moment à la Colonne d’Offrandes, le terrible adversaire de Dodekhan dressait sa haute taille.

Que faisait-il ? Qu’attendait-il là ? Avait-il découvert la retraite des fugitifs ? Espérait-il les arracher de l’enceinte protectrice ?

Questions angoissantes, auxquelles, hélas ! il allait être répondu.

Soudain les trois recluses tressaillirent. Au haut des degrés précédant l’entrée de la pagode, le supérieur de la bonzerie, reconnaissable aux signes verts brodés sur les parements jaunes de sa cagoule grise, venait d’apparaître. Il descendit empressé, s’approcha de Log, et le salua avec une déférence profonde.

— je te remercie de ta hâte, bonze, prononça dédaigneusement l’herculéen visiteur. Elle me prouve que si ton temple abrite mes ennemis, ses prêtres me sont demeurés fidèles.

Les auditrices de ces paroles échangèrent un record troublé.

Le doute ne subsistait plus. C’était bien à elles, à leurs compagnons, que le Graveur de Prières en voulait.

— Seigneur, psalmodia le bonze, l’asile ne saurait demander au voyageur : Qui es-tu ? Tao-Ssé l’a dit en ce verset admirable : « L’asile ne peut être que s’il est absolu. Que l’asile soit au coupable comme à l’innocent, car il est meilleur de l’accorder aux criminels, que de s’exposer à le refuser aux victimes. »

Log frappa du pied avec impatience :

— Je ne viens pas discuter le privilège du temple, fit-il d’une voix sèche ; je viens seulement t’apprendre que je ne veux pas qu’ils en sortent, et savoir si tu es disposé à m’aider dans ces termes, ainsi que tu t’es engagé à le faire, lorsque ta confrérie se joignit au Drapeau Bleu.

Très bas s’inclina le bonze :

— La langue des serviteurs de Tao-Ssé n’est point fourchue. En dehors du respect du droit d’asile, tous ici sommes les serviteurs du Drapeau Bleu.

L’assurance parut dérider le seigneur Log. Son organe se fit moins rude pour continuer :

— Écoute donc ce que j’attends de toi, des hommes pieux que tu diriges.

— Mes oreilles sont ouvertes, Seigneur.

— Ceux qui se sont réfugiés en ce sanctuaire sont les ennemis nés de l’œuvre à laquelle j’ai convié l’Asie. Les uns appartiennent à ces races abhorrées d’Occident, qui viennent chez nous, nous ravir notre liberté et nos richesses, qui maintes fois ont ensanglanté notre sol, l’ont envahi en armes, dévasté, ruiné ; d’autres sont des traîtres à la cause des opprimés.

Il marqua une pause. Dans leur chambre, Sara, Mona Labianov, la petite Sourire écoutaient, en proie à une inconsciente terreur, secouées par le grelottement d’un frisson continu. Sans doute, dans les bâtiments alignés du côté opposé de la cour, Dodekhan, le duc de la Roche-Sonnaille et la charmante Lotus-Nacré étaient aussi aux écoutes, et ressentaient émotions pareilles. Mais le seigneur Log reprit :

— Ces coupables, je veux les prendre, je veux les punir. Tant qu’ils seront enfermés dans les murailles de Lin-Nan-Lien, ils me seront sacrés ; mais s’ils quittent cet abri, ils doivent devenir mes prisonniers.

— Cela est juste, dit en réponse le bonze toujours incliné.

— Or, continua le géant jaune, pour qu’il en soit ainsi, il ne faut pas leur laisser la plus légère chance de tromper ma surveillance.

— Comment le pourraient-ils ?

— On ne sait la ruse des prisonniers qu’après leur évasion, prêtre. Ainsi, des guerriers entourent la bonzerie, des factionnaires nombreux veilleront de nuit et de jour. Durant les heures de ténèbres, des lampes électriques répandront sur le plateau une clarté aveuglante. Eh bien, tout cela ne me paraît pas encore suffisant.

Les bras de son interlocuteur se dressèrent vers le ciel :

— Que souhaites-tu de plus, Seigneur. Ton serviteur ne le discerne pas.

— Je veux ton aide…

— Ordonne.

— Celle de tes prêtres.

— Je te le répète, ordonne, Seigneur.

Devant pareille soumission, le visage du géant s’épanouit.

— Le temple connaîtra la générosité du Drapeau Bleu, déclara-t-il, provoquant ainsi un nouveau plongeon respectueux de son auditeur. L’obéissance sème la fortune. Voici donc ce que j’ai pensé.

Et lentement :

— Tes bonzes s’éloignent quelquefois.

— Oui, Seigneur, soit pour aller implorer la charité des caravanes sur la route mandarine, soit pour descendre les tonnes sacrées vers la source sainte des Bambous Parleurs[1], dont l’eau limpide doit être leur seule boisson.

— Je désire voir ceux qui seront chargés de cette mission.

— Ce sera fait.

— Avant de les mettre en route, prends soin de m’avertir.

— Ainsi que tu le souhaites, je t’avertirai.

— Et je remettrai moi-même à ces braves gens le signe du Drapeau Bleu, qui leur permettra de circuler sans être arrêtés par mes factionnaires et mes patrouilles.

Les bras étendus en avant, l’échine courbée, le bonze s’immobilisa dans une attitude exprimant le dévouement. On n’en pouvait douter, il exécuterait à la lettre les Instructions de Log.

Celui-ci eut un orgueilleux sourire. Il promena sur les bâtiments d’asile un regard de défi aigu, acéré, que, malgré l’obstacle du volet, les prisonnières sentirent peser sur elles.

Prisonnières, elles l’étaient désormais tout autant que la veille.

Leur fuite n’avait eu d’autre résultat que de changer de geôle… C’était un temple maintenant au lieu d’un caravansérail comme hier.

La situation même s’était aggravée, car Dodekhan, Lucien, qui, libres, pouvaient travailler à leur délivrance, se trouvaient à présent enlacés avec elles par la trame des précautions prises.

Des sonorités d’or vibrèrent dans la cour. Le Graveur de Prières soldait l’obéissance des bonzes.

— Ma tente est tout près, fit-il encore, quand tu auras à me parler, quelqu’un sera toujours là pour recevoir ton signal.

— Les clochettes musicales (carillon du temple, unique en Chine) sonneront la prière de Tao-Ssé.

— Bien. Au revoir, prêtre. Je compte sur ta fidélité. Compte sur ma faveur. Mes ennemis écrasés, je te le jure, je ferai de ta pagode la plus riche d’Asie.

Et le bonze se prosternant presque à cette mirifique promesse, Log fit mine de s’éloigner. Il n’en eut pas le temps. La barrière mobile de la cour s’ouvrit brusquement et un Pavillon Noir se précipita par l’ouverture.

San, dont le visage empourpré par l’émotion avait pris un ton orangé, bondissait derrière lui. Le bouleversement exprimé par l’attitude, la hâte, les gestes fébriles des deux hommes, frappèrent aussitôt Log.

Il eut le pressentiment d’un échec, d’une défaite, et ce fut d’une voix mal assurée qu’il demanda :

— Pourquoi venir me troubler ici ?

San et le guerrier s’entre-regardèrent, semblant s’inviter réciproquement à répondre. Enfin le premier grommela :

— Parle, toi, puisque tu as vu.

Avec un froncement de sourcils, le Maître du Drapeau Bleu gronda :

— Vu quoi ? Vous expliquerez-vous quand j’interroge ?

Ployant les genoux, les mains réunies en coupe sur le sommet de la tête, le guerrier commença :

— Je parlerai puisque celui qui commande aux Signes d’or couchés sur un pan du ciel[2] l’ordonne.

— Va donc. Je t’écoute.

— Seigneur, je faisais partie du détachement que, par haute faveur, tu avais envoyé sur le territoire des Français, afin que tes fidèles pussent repaître leurs yeux de la vue des cadavres des Barbares.

— Eh bien ?

— Nous avons franchi la passe de la frontière. Nous nous sommes dirigés vers le village de Ki-Lua.

— Après ? Après ?

— Nous chevauchions sur la route, sans nous cacher. Nous fûmes bien un peu surpris de voir les habitants travailler paisiblement dans les rizières, mais nous pensions : Tout a été terminé cette nuit… Les Tonkinois sont des sages. De ce que l’on a tué l’ennemi, il ne s’ensuit pas qu’il faille négliger le riz, père et nourricier des hommes.

D’un formidable coup de talon, Log écrasa le sol :

— Eh ! je ne te demande pas de discours, mais des faits… Pourquoi es-tu revenu précipitamment ? pourquoi ton entrée affolée dans cette enceinte sacrée ?

— Parce que les Français sont vivants !

— Vivants !

Ce fut un rugissement de fauve qui jaillit des lèvres du géant et fit frissonner, dans leur asile, les fugitives assistant invisibles à la scène.

— Vivants, eux, malgré mes ordres !

Puis, menaçant, il fit un pas vers San immobile, comme pétrifié :

— Tu n’as donc pas allumé le bûcher rouge, misérable ?

Le serviteur se courba, et d’un accent timide :

— Si, Maître, si. Sur les Prières Gravées des Monts Célestes[3], je le jure. Mais les Koueï-Dzou (Diables étrangers) sont protégés par les Lutins des Ténèbres… Écoute ce guerrier, écoute-le… Tu condamneras ensuite tes fidèles, si tu les juges coupables.

La soumission du robuste San apaisa le maître.

Il avait raison. Avant tout, il fallait savoir, se rendre compte de la puissance adverse qui, pour la seconde fois, contrecarrait ses desseins. Et d’un ton redevenu calme, Log prononça :

— Continue.

Le Pavillon Noir poursuivit :

— Soudain, après avoir contourné un épais massif de bambous, nous aperçûmes le poste fortifié que les Barbares ont édifié auprès de Ki-Lua. Leur drapeau, avec ses trois couleurs, flottait sur le faîte… Cela nous surprit. Pour la première fois, l’idée se dressa devant mais que peut-être tes instructions n’avaient pu être exécutées.

— Va toujours, jeta Log, avec un flegme que démentait l’éclair de ses yeux.

— Alors, nous mîmes pied à terre, et parmi les bambous, nous rampâmes avec précaution dans la direction du poste. Oh ! ces Barbares ne se doutaient de rien ; on eût pu les surprendre bien facilement. Les trente Annamites de la milice, les six officiers et sous-officiers d’Europe, jouaient, dormaient, fumaient, prenaient des rafraîchissements. Un factionnaire dormait, à demi appuyé sur son fusil.

— Qu’avez-vous fait alors ?

— Notre devoir était de nous renseigner.

— Oui.

— Nous nous sommes glissés dans le village. Les femmes préparaient le repas ou bavardaient devant les paillotes (chaumières indigènes) ; les enfants se roulaient dans la poussière avec les cochons noirs et les chiens… Rien n’indiquait les préoccupations de la révolte. Cependant, nous avons poussé jusque chez le chef du village.

— Vous l’avez trouvé ?

— Oui, Maître. Il brûlait du papier d’encens devant l’autel des Ancêtres[4].

— Qu’a-t-il dit ?

— Ceci : Cette nuit, le mont Fiancé de la Nuit s’est couronné du feu rouge.

— Eh bien, en ce cas… pourquoi n’ont-ils pas frappé ?

— Parce que le Fils du Jour a aussitôt été dominé par le feu jaune.

— Le feu jaune ? balbutia Log, stupéfait ?

— Oui, le feu qui, uni au rouge, ordonne la soumission aux Barbares d’Europe.

Ces mots sonnèrent ainsi qu’un glas dans la cour. Un silence pesant suivit.

Enfin, Log se croisa les bras, darda sur San frissonnant devant lui un regard sinistre, et d’une voix dont le tremblement contrastait avec la douceur voulue :

— Tu n’as point aperçu cela ?

Le géant s’écrasa contre terre :

— Pardonne à ton fidèle, Seigneur. La nuit, sur la montagne déserte, l’image des démons nocturnes courbait mon esprit, comme la mousson courbe les herbes… J’ai vu et j’ai été terrifié… J’ai cru aux feux surnaturels… Je ne pensais pas que les inconnus de l’ombre protégeaient les Barbares.

D’un mouvement violent, dédaigneux, le Maître haussa les épaules :

— Imbécile ! murmura-t-il entre ses dents.

Puis rudement :

— Les esprits ne sont pour rien là dedans… Ce sont des hommes, des ennemis qui ont fait avorter mes projets.

Son poing se tendit menaçant vers les bâtiments d’asile :

— Encore des ; signes que m’a dissimulés Dodekhan. Il m’entend sans doute !… Il se rit de moi. Insensé !… Je veux le sang des Français, et j’en abreuverai notre terre, malgré lui… malgré tout. Que ses protégés vivent encore aujourd’hui. Je veux établir moi-même le cordon de nos factionnaires, de nos postes, autour de ce temple. Demain, je gagnerai la passe de Ki-Lua. Des détachements occuperont le sommet des deux escarpements : Fiancé de la Nuit, Fils du Jour seront gardés par les guerriers du Drapeau Bleu. À minuit, j’embraserai moi-même la cime rouge, et nous verrons si un feu jaune osera se montrer.

Puis, s’adressent au supérieur du sanctuaire :

— Et souviens-toi, prêtre, que nul ne doit sortir de ce temple sans un sauf-conduit de moi.

— Tes paroles sont gravées dans mon cœur, chantonna dévotieusement l’interpellé.

— Bien, j’y compte.

Enveloppant San et l’éclaireur des Pavillons Noirs d’un regard autoritaire, Log acheva :

— Vous, accompagnez-moi. Toi, guerrier, tu as rempli ta mission comme il convenait ; tu seras récompensé. Pour toi, San, je ne veux pas te croire coupable, tâche à me faire oublier ta maladresse.

Les deux hommes marchant dans ses traces, il gagna la barrière ajourée, semée de lotus-dragons d’or, et disparut avec ses complices.

Le bonze, lui, se dirigea paisiblement vers le temple, dont il gravit les degrés, et s’enfonça dans le mystère des salles sacrées.

La cour redevint déserte. Et dans le grand silence rétabli, sous le poudroiement aveuglant du soleil, tes constructions aux toits recourbés apparaissaient impassibles, indifférentes au choc des passions humaines.

Dans cette enceinte, où un homme venait de décider la mort de milliers de ses semblables, la ruine, la dévastation d’une contrée, l’agonie d’une civilisation naissante, tout se montrait calme, apaisé, endormi sous la pesante chaleur du jour.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Cette fois, rien ne pourra empêcher l’éclosion du rêve sanglant de ce personnage.

— Dites de ce fou sanguinaire.

— Un monomane du crime.

Dans la cellule, Mona et la duchesse échangèrent ces paroles d’une voix blanche, comme assourdie par leur émotion profonde.

Elles s’étaient saisi les mains, et livides, les yeux troubles, elles parlaient sans en avoir conscience, exprimant leur détresse au hasard des mots débordant de leurs lèvres.

— Ah ! fit auprès d’elles l’organe gazouillant de miss Sourire, si l’on pouvait avertir les Français de Ki-Lua !

Les prisonnières se tournèrent vers elle d’un même mouvement.

— Si on les prévenait, dis-tu, petite ?

— Oui, ils ont trente ou quarante fusils. La passe de Ki-Lua est étroite. Ils empêcheraient ce vilain Log de la traverser, eût-il cinq cents guerriers avec lui.

— Il ne la traversera pas, puisqu’il veut escalader les hauteurs qui resserrent la route.

L’enfant secoua la tête :

— Un seul sentier conduit à la crête, et il est au delà de la frontière, presque à proximité de la partie française de la passe.

Sara poussa un cri de joie.

— Oui, oui, je comprends…

— Mais son visage s’assombrit de nouveau.

— Je comprends que tu fais miroiter un espoir irréalisable.

— Pourquoi ? murmura doucement la fillette.

— Parce qu’il faudrait que les Français fussent avertis… et pour cela, nous devrions sortir d’ici.

Et des larmes jaillirent de ses yeux. Câline, Sourire se pressa contre elle.

— Pourquoi pleurer ?… Si les soldats sont tués, ce n’est pas ta faute… et puis, tu ne les connais pas ; celui qui a ton cœur est en sûreté, là-bas, dans les bâtiments du temple.

Oh ! les consolations égoïstes ! Sara éclata en sanglots, repoussant l’enfant qui cherchait à lui baiser les mains.

La duchesse, à cette heure, oubliait ce qu’elle disait encore elle-même quelques jours plus tôt. Ne s’était-elle pas déclarée prête à sacrifier l’honneur, la patrie, pourvu que Lucien vécût ?

Le soleil baissa peu à peu. Les voiles cendrés du crépuscule enlevèrent les ors, les violets, les gris clairs des murailles, des clochetons, des toits aux angles frisés.

Avec l’obscurité, l’épouvante de Sara croissait.

Soudain, un éblouissement de clarté blanche chassa brusquement la nuit commençante.

La duchesse tressaillit. Elle se souvenait des paroles de Log. Le terrible jouteur éclairait le plateau à l’aide de projecteurs électriques.

À ce moment, on gratta doucement à la porte.

— Qu’est-ce ?

Les trois recluses prononcent la question.

Sourire, la première revenue de sa surprise, court à l’entrée, tire la cheville de fer qui, glissée dans deux anneaux, empêche l’ouverture. Le ballant est aussitôt repoussé. Une silhouette mince, falote, se coule par l’entre-bâillement et un chuchotement parvient aux oreilles des assistantes :

— Chut ! pas un cri… Vous attireriez du monde.

— Joyeux ! Dans un souffle, Sourire a jeté ce nom.

— Oui, c’est moi, reprend le gamin. Fred et Zizi ont deviné que tu étais ici… Ils m’ont conduit jusqu’à la limite du plateau… Mais il est encombré de guerriers… Alors je me suis caché, j’ai attendu la nuit et je me suis faufilé avec les bonnes bêtes… Il était temps, car à présent on illumine.

Et comme toutes, saisies, se taisaient, le gamin rouvrit la porte et appela doucement :

— Fred ! Zizi !

Aussitôt, les panthères, aplaties sur le sol, leurs corps noirs comme allongés par cette attitude, pénétrèrent dans la cellule et vinrent se rouler calmement aux pieds de miss Sourire tout attendrie.

— Hein ! remarqua Joyeux avec fierté. Sont-elles prudentes ! Je leur ai dit que nous étions sur le sentier de la guerre, cela a suffi. C’est elles qui m’ont conduit à travers les tentes des Pavillons. Noirs.

— Elles pourraient recommencer ? murmura la duchesse avec un soudain espoir. Le petit secoua la tête :

— Oh ! plus maintenant… Trop de lumière. Nous avons saisi le moment propice… Deux minutes plus tard, nous étions pincés.

Sara demeura muette. À quoi bon insister. La fée Électricité inondait le plateau de ses rayonnements. La seule satisfaction permise à la prisonnière était de se déclarer que la dite fée se conduisait, en la circonstance, comme une abominable sorcière.

Le grelottement du carillon du temple fit sursauter les assistants.

— Pourquoi cette sonnerie ?

— Sans doute des bonzes désirent sortir, fit à voix basse miss Sourire. C’est le signal convenu avec Log.

— Ah oui ! c’est vrai !

— Les voici.

Mona a jeté ces deux mots.

Le front appuyé au volet à lamelles, elle regarde dans la cour.

Instinctivement tous se rapprochent d’elle, et fixent également le point qu’elle désigne. Il fait clair comme en plein jour.

Le supérieur des bonzes est là, avec deux de ses prêtres, drapés dans le manteau gris et jaune, la pointe allongée de la cagoule retombant sur leur dos.

— Oui, dit le premier, le seigneur Log, que Tao-Ssé lui soit favorable ! va vous donner le sauf-conduit.

Et comme ils s’inclinent gravement :

— En l’attendant, attelez les bêtes aux barils sacrés. De la sorte, vous pourrez sans retard prendre le chemin de la source des Bambous Parleurs.

— Les bêtes, les barils… murmure Joyeux. Serait-ce ceux que j’ai aperçus dans l’écurie ?

— Quelle écurie ? interroge Sourire, seule en état de prêter attention au monologue de son compagnon de misère.

— Celle qui est au bout de ce bâtiment, tout près de la porte de la cour… C’est par là que nos amies noires m’ont conduit ici.

Puis, se frappant le front :

— Attends-moi.

Lui, se glisse dehors, enjoignant d’un geste aux panthères noires de l’attendre. Debout près de la fenêtre, hypnotisées en quelque sorte par la vue des bonzes qui vont quitter le temple, qui vont jouir de cette liberté pour laquelle elles consentiraient aux plus lourds sacrifices, la duchesse et Mona ne se sont même pas aperçues de la sortie du gamin.

Lui est dans le couloir sombre qui dessert les cellules d’asile.

Sans hésiter, frôlant le mur, il s’avance d’un pas léger.

Bientôt il pénètre dans une écurie. Par les fenêtres, entre la clarté du dehors. Le petit discerne quatre mules à la robe claire, de cette espèce particulière au Yunnan. Elles sont attachées en ligne, en face de lui, devant la mangeoire de bois.

À sa gauche sont deux charrettes légères, chacune portant, au lieu de coffre, une sorte de grande marmite en bois, de la dimension d’une feuillette, avec couvercle de même substance que surmonte une poignée en forme de lotus-dragon. L’emblème du temple se retrouve là encore.

Sont-ce là les vases sacrés dont le bonze a parlé tout à l’heure ?

Le gamin se dissimule dans un coin, derrière des hottes de paille entassées. Il y est à peine, que la porte charretière accédant à la cour s’ouvre. Les bonzes entrent.

— Les mules du fond, ordonne le grand-prêtre. Les autres ont marché hier.

Ils commencent à les harnacher, quand une silhouette athlétique se découpe sur le seuil.

— J’ai entendu le signal. Que veut-on ?

Le supérieur se courbe en accent circonflexe :

— Salut à toi, seigneur Log ! Selon ta volonté, j’ai fait chanter nos clochettes, car ceux-ci vont à la provision d’eau potable du temple.

— Qu’ils approchent, ici, en pleine lumière, que je voie leurs visages.

Les interpellés obéissent. Le géant les considère, daigne sourire :

— Je ne refuserai pas un laissez-passer à ces serviteurs de Tao-Ssé.

Et leur tendant un petit parchemin rectangulaire :

— Prenez ceci… À quiconque vous arrêterait, il vous suffira de le présenter. Le Drapeau Bleu vous protège.

L’un des bonzes a saisi le précieux papier avec un geste adorant.

Log s’éloigne, suivi obséquieusement jusqu’à la barrière par le directeur de la confrérie, lequel reprend ensuite le chemin de la pagode en lançant au passage cet avertissement aux bonzes restés dans l’écurie :

— Pressez-vous, maintenant. Le Maître va sans doute surveiller votre sortie, et il n’aime pas attendre.

Les deux personnages chargés de la corvée de l’eau se hâtent.

En quelques minutes, les mules sont attelées. Les conducteurs se mettent en devoir de ramener leurs cagoules sur leurs visages.

Mais ils n’achèvent pas le mouvement commencé. Deux corps souples, noirs, ont bondi devant eux, fixant sur leurs personnes des regards de feu, et une voix moqueuse porte ces mots à leurs oreilles :

— Un cri, un appel, et ces jolies panthères vous croquent comme gâteaux de riz.

Certes non, ils n’ont pas envie de crier !

Ils examinent avec effarement le gamin maigre qui se tient en arrière des félins, semblant les commander. D’où sort ce personnage inconnu ?

Ils ne peuvent s’imaginer que, alors qu’ils considéraient le Maître du Drapeau Bleu, le petit a quitté sa cachette, qu’il a couru à la cellule des prisonnières, qu’il a empoigné Fred et Zizi par la peau du cou, et qu’il a murmuré aux captives ahuries :

— Vous avez envie de sortir, à ce qu’il m’a semblé… Eh bien, venez, je vous ferai sortir.

Elles l’ont suivi, le cœur palpitant. Près de la porte du couloir, il leur a ordonné d’attendre et d’écouter. Et maintenant il est debout en face des bonzes éperdus, que les panthères tiennent eh arrêt.

— Le sauf-conduit du Drapeau Bleu ?

Les prêtres hésitent ; mais le gamin a un geste, les félins font craquer leurs dents, et vite, le détenteur du précieux parchemin le tend à Joyeux qui le met dans sa poche.

— Parfait ! maintenant, vos cagoules ?

Cette fois, les malheureux n’hésitent plus ; avec une rare clairvoyance, ils ont compris qu’entre les dents des panthères et l’obéissance passive, celle-ci devait être préférée. Et le petit saisit les manteaux, jette l’un à Sourire, dont la face joyeuse se montre :

— Vite, endosse-moi cela.

Puis aux panthères il enjoint :

— Que ces braves bonzes ne fassent pas un mouvement.

Certain que ses prisonniers sont bien gardés, il furète un instant dans tous les coins. Il a une exclamation satisfaite et revient avec un paquet de cordes. Il fait signe au premier bonze d’approcher, et celui-ci, que le voisinage des carnassiers rend docile autant qu’un enfant, approche avec un empressement non dissimulé.

Joyeux le ligote soigneusement, l’enserre dans ces liens compliqués, le bâillonne…

— À l’autre maintenant ! Le second traité comme le premier, il les contraint tous deux à se coucher sur la paille qui le cachait tout à l’heure. Il place les panthères en faction auprès d’eux, avec cette recommandation qui fait ruisseler une sueur d’angoisse sur le front des infortunés taoïstes :

— Vous me rejoindrez au matin. D’ici là, si ces messieurs se plaignent, lunchez à leurs dépens, je vous le permets.

Et les bêtes, câlines, ronronnent, étendant leurs griffes acérées, découvrant leurs formidables dents blanches.

Sans s’occuper davantage des bonzes à demi morts de frayeur, Joyeux se revêt du second manteau, rabat la cagoule sur son visage et appelle :

— Venez !

Sourire, Sara, Mona se précipitent. Toutes trois sont intriguées.

— Il nous faut d’autres manteaux.

— Pas du tout. Vous sortirez en voiture.

Joyeux se met à rire en les voyant ahuries de ses étranges affirmations. D’un mouvement triomphant, il fait glisser les couvercles des deux tonnes sacrées, et d’un ton impossible à rendre :

— Vous, madame la Duchesse, entrez dans celle-ci ; vous, mademoiselle Cheveux d’Or, dans cette autre.

Et narquois :

— Les couvercles bien remis en place, Sourire et moi à la bride des mules, nous sortirons et irons où il vous plaira.

Sara joignit les mains :

— À la passe de Ki-Lua.

En deux minutes, Sara et Mona eurent disparu dans les récipients de bois, et les enfants, méconnaissables sous la cagoule, firent sortir bêtes et chariots de l’écurie, dont Joyeux eut soin de refermer la porte charretière.

Un quart d’heure plus tard, ayant traversé sans encombre le campement de la troupe de Log, ils s’engageaient sur la route qui, après maints détours, aboutit, à cent mètres peut-être de la frontière tonkinoise, à la source des Bambous Bavards.

  1. Fantaisie légendaire. — La tradition chinoise place en cet endroit une aventure analogue à celle des roseaux et des oreilles de Midas.
  2. Traduction littérale des signes chinois signifiant Drapeau Bleu.
  3. Serment majeur des Graveurs de Prières.
  4. La religion des Indochinois est le culte des Ancêtres. Chaque demeure indigène renferme un autel des Ancêtres, sur lequel on offre des sacrifices.