Le Maître du drapeau bleu/p1/ch13

Éditions Jules Tallandier (p. 200-214).

XIII

TRIBULATIONS PROVENANT D’UN POIDS LOURD



Au risque de dévaler dans quelque précipice, le car automobile suivait en quatrième vitesse la route sinueuse surplombant le cours de la rivière du Piéton. Dodekhan, assis au volant de direction, avait seulement jeté ces mots à ses compagnons :

— Nous sommes à cinquante kilomètres de la frontière tonkinoise. Il faut y arriver. Une fois là, vous serez sauvés… Vous pourrez regagner l’Europe, et l’esprit dégagé d’inquiétude, j’entreprendrai la lutte suprême contre le misérable qui m’a trahi.

Mona avait voulu protester… il lui avait imposé silence.

— Ne me parlez plus. La route est difficile. J’ai besoin de toute mon attention. Une fausse manœuvre nous rejetterait aux mains de nos ennemis, qui nous poursuivent sûrement à cette heure.

Sur ce, il s’était absorbé dans la conduite de l’appareil.

Mona, Lotus-Nacré avaient tenté alors de se rejeter sur Lucien, d’apprendre de lui les incidents de son évasion avec le Turkmène, les aventures de leur voyage à travers les provinces chinoises.

Le duc n’avait point répondu. Il regardait Sara. Sara le regardait. Et les mains enlacées, une émotion inexprimable palpitant en eux, ils restaient sans voix, sans pensée, anéantis en une sorte de bien-être de se sentir libres l’un près de l’autre.

— Dire qu’au départ de Paris, où nous étions bien plus libres encore, murmura enfin Lucien d’un accent tremblé, j’étais moins heureux ! Il a fallu un inconcevable enchaînement de faits, pour que je comprisse tout ce qui nous attachait.

— Oui, plaisanta la jeune femme, encore que le frissonnement de ses lèvres décelât son trouble intérieur, il a fallu un voyage de noces en Chine…

— Et quel voyage !

— Ce qui démontre, reprit Sara revenant à son caractère rieur, que les voyages forment la jeunesse. Je croyais que c’était là un dicton de vieilles barbes, mais à présent que mon mari l’a certifié conforme à la vérité, je l’admire, je comprends sa profonde philosophie. J’en pleure, fit-elle toute vexée de n’avoir pu dominer son émotion. Une duchesse qui pleure parce qu’elle retrouve son duc, est-ce ridicule !

Et une petite larme s’échappait de ses yeux en dépit de ses efforts.

Le bonheur rend bon, du moins en est-il ainsi chez les esprits élevés.

Le ménage parisien songea tout à coup que là, près de lui, se trouvaient des êtres pour lesquels l’évasion n’était pas la fin des tristesses, Mona, Lotus-Nacré, Dodekhan, victimes et de l’affection et de la traîtrise du chef des Graveurs de Prière.

Leurs corps étaient libres à présent ; leurs âmes restaient enchaînées.

La perfidie de Log continuait à les torturer.

Laquelle de ces enfants était l’épouse de Dodekhan ?…

Et le Turkmène, s’actionnant à présent à la direction du car, devait subir un déchirement entre ces deux jeunes filles, dont l’une était la choisie, l’élue de son cœur, et sur lesquelles planait le doute voulu par un redoutable ennemi.

Lucien, Sara voulurent distraire leurs jeunes compagnes.

— On ne se présente pas nu-pieds dans le monde, fit la duchesse avec une gaieté affectée ; puisque nous sommes dans un magasin ambulant, achetons des brodequins à la maison Fullfull.

La motion était trop juste pour soulever la moindre objection.

En un instant, Mona, Lotus, les Parisiens furent occupés à fouiller les compartiments affectés aux marchandises,

— Des bas ! clama Sara.

— Des chaussures de feutre ! riposta la fille du général Labianov.

Oui, de feutre… des chaussures chinoises, les seules dont les époux Fullfull, en négociants avisés, eussent cru devoir se munir.

Il est certain que les fils du Ciel n’eussent fait aucun accueil à des brodequins, genre d’Europe, qu’ils qualifient dédaigneusement d’instruments de torture. Bah ! à défaut de mieux, les voyageuses se contentèrent de ce qu’elles trouvaient. Bientôt toutes trois trottinèrent dans leurs petites pantoufles, à semelles feutrées.

Mais comme la probité est l’âme du commerce, elles avaient retiré les étiquettes portant le prix de leurs… achats, et les avaient déposées, avec la monnaie équivalente, dans un tiroir, que le mot « caisse », tracé en gros caractères, désignait à cet usage. Les détails les plus futiles apportent parfois une consolation disproportionnée à leur valeur.

De n’avoir plus les pieds à nu, de n’éprouver plus la rudesse du contact direct avec le plancher, les fugitives se sentirent réconfortées. Ce léger bien-être physique rendit le ressort à leur courage, à leur esprit.

Soudain le car subit un arrêt brusque, puis un recul violent. Tous chancelèrent.

— Qu’est-ce ? un obstacle ?

À la question, lancée par tous, Dodekhan se retourna, la face contractée :

— Nous ne pouvons passer avec le car.

— Pourquoi ?

— Trop lourd.

Les voyageurs regardèrent le Turkmène. Ils ne comprenaient pas.

Il expliqua en hâte :

— Un pont de bois et bambou est jeté sur une crevasse où coule un affluent de la rivière du Cheval.

— Eh bien ?

— À peine l’automobile engagée sur le tablier, je l’ai senti fléchir… J’ai fait machine en arrière pour n’être pas précipités.

Tous frissonnèrent.

L’incident était terrible dans leur situation.

Nul ne doutait que le véhicule avait à peine un quart d’heure d’avance sur ceux qui le poursuivaient certainement.

Être arrêté par le peu de solidité de ce pont, c’était retomber au pouvoir de Log, c’était retrouver la captivité, plus dure, plus étroite.

L’évasion avortée aggrave les tristesses du prisonnier.

Mais déjà Dodekhan avait pris une résolution :

— Vite, quittons l’automobile.

— Mais… voulut protester Sara.

— Silence. Obéissez avant que les ennemis nous atteignent.

Un instant plus tard, tous étaient rassemblés sur la route près du magasin roulant des époux Fullfull.

— Franchissez le pont, ordonna encore le Turkmène.

— Cela ne nous sauvera pas.

Le jeune homme se prit la tête à deux mains, en un geste d’impatience farouche :

— Obéissez donc, gronda-t-il ; avec vos paroles inutiles, vous allez m’empêcher de retarder la poursuite de nos ennemis.

Il n’avait pas achevé que Mona, saisissant les mains de Sara et de Lotus, les entraînait sur le léger pont de bois, qui franchissait une déchirure des rochers, au fond de laquelle mugissait un torrent aux eaux limoneuses.

Lucien suivit. Parvenus de l’autre côté du précipice, tous se retournèrent. Ils virent Dodekhan, qui était rentré dans le car, sauter à terre, s’élancer en courant sur le pont. Mais ils eurent un cri de surprise.

Le chariot semblait s’ébranler derrière le Maître du Drapeau Bleu, il semblait le poursuivre.

Il s’engagea sur le tablier de bambous. Celui-ci fléchit.

Le véhicule avança encore. Soudain un craquement épouvantable se produisit, puis une chute formidable, des chocs, des éclatements.

Le pont avait disparu, entraîné dans l’abîme par le lourd engin des mercantis américains.

Et comme les fugitifs demeuraient là, quelque peu ahuris par l’événement, Dodekhan, qui avait eu juste le temps de bondir auprès d’eux, leur dit tranquillement :

— Le chemin est coupé ! S’il n’en est pas d’autre aux environs qui soit praticable pour les chevaux, nous sommes sauvés ; sinon…

Il n’acheva pas sa pensée, mais reprit, le ton changé :

— En route. Il est inutile que nos ennemis nous aperçoivent lorsqu’ils vont arriver au bord de la crevasse.

Lucien haussa les épaules :

— Nos ennemis, les croyez-vous donc si proches ?

Un triste sourire du Turkmène se posa sur Mona, puis il répondit au duc :

— Écoutez, vous le croirez aussi.

Et le jeune homme, prêtant l’oreille, perçut au loin le bruit des sabots des chevaux frappant le roc.

Déjà Dodekhan s’éloignait à grands pas. Tous s’élancèrent dans ses traces.

Il était temps. À peine avaient-ils disparu, à l’abri d’un angle de la corniche sinueuse, que des cris de rage, des clameurs irritées parvenaient jusqu’à eux. Les poursuivants venaient d’atteindre la crevasse.

Les Fullfull hurlaient d’apercevoir leur automobile brisée, déchiquetée, au fond du gouffre. Les Esprits Noirs clamaient leur colère de trouver le pont détruit, la route coupée.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— À quelle distance de la frontière sommes-nous approximativement ?

— À vingt kilomètres environ de la passe de Ki-Lua ; à vingt-cinq du premier poste français, établi en avant du village annamite dont le défilé porte le nom.

— Vingt-cinq, c’est une promenade… sérieuse.

Sur ces répliques échangées par Sara et Dodekhan, les fugitifs s’étaient remis en marche. En toute autre circonstance, les Parisiens, Mona eussent été frappés de la beauté de la route de montagne qu’ils suivaient.

Tantôt c’était une simple corniche, brusquement coupée par une falaise à pic, au pied de laquelle bondissaient les eaux du Ma-Ho, brisées en remous écumants par les roches semées dans son lit.

Tantôt les pentes s’adoucissaient, se couvraient d’arbres résineux, et les voyageurs déambulaient sous des voûtes de feuillages persistants, dans une atmosphère chargée des senteurs aromatiques des sapinières.

Puis c’étaient des ravins, soudainement ouverts à un détour du chemin ; de légers ponts de bois franchissant des abîmes, et en face d’eux, sur l’autre rive de la rivière, des sommets s’étageaient, dominés au loin par des cimes neigeuses, où le soleil piquait un poudroiement d’or.

Des insectes bourdonnaient à l’abri des roches concentrant la chaleur de l’astre, des oiseaux s’envolaient au passage avec un grand froufrou d’ailes, et parfois dans les enchevêtrements de ronces, de fougères, d’herbes folles, parmi les plantes étranges, dont les feuilles, tantôt pointaient vers le ciel avec des raideurs de glaives, tantôt retombaient en souplesses reptiliennes, se percevaient des bruissements de fuite, des craquements de tiges mortes sous des pattes apeurées, trahissant l’invisible faune de ce désert escarpé.

Mais le Turkmène et ses compagnons se hâtaient, tout à l’idée d’atteindre le territoire français, de s’abriter sous les couleurs de Gaule, de jouer leur rôle de protégés et de protecteurs.

Car ils voulaient, à la fois, être défendus par les conquérants de l’Indochine et mettre ceux-ci en garde contre les entreprises de Log.

Dix kilomètres furent parcourus ainsi. Certes, les jeunes filles, la petite duchesse ne pouvaient cacher une certaine fatigue ; mais l’espoir les soutenait.

Quelques heures de marche encore, et l’on serait en sûreté, l’on aurait définitivement échappé au geôlier barbare qui, depuis La Haye, avait si durement pesé sur la vie de tous.

Soudain. Dodekhan, précédant ses amis de vingt pas, s’arrêta net, tira son revolver. Dans les buissons bordant la route se produisait un grand bruit de feuillages froissés…

Et le bruit se rapprochait. Cette fois, on n’avait pas affaire à de timides quadrupèdes détalant devant la petite troupe.

Sans doute, les fugitifs allaient se trouver en présence de quelque carnassier qui leur disputerait le passage.

Tous avaient rejoint leur guide. Ils attendaient, mordus au cœur par l’anxiété du danger encore inconnu.

Et d’un coup, les feuillages sont éventrés, deux formes sombres bondirent sur la route raboteuse, un cri de surprise s’échappe de toutes les lèvres. Oui, ce sont bien des fauves qui sont devant les voyageurs ; mais ces fauves sont Fred et Zizi.

Les panthères se sont plantées au beau milieu du sentier. De leurs queues, elles battent mollement leurs flancs ; leurs yeux d’or fixent le groupe immobile de regards malins et amicaux ; leur mufle se crispe en une grimace que l’on croirait celle du rire.

— Bon ! les compagnes de nos braves gamins ! s’écrie Dodekhan. Rien à craindre, poursuivons notre marche.

Mais la chose est plus facile à dire qu’à faire.

Quand le Turkmène essaie de passer auprès des noirs félins, ceux-ci se déplacent de façon à lui barrer le passage.

Il leur parle, les flatte. Elles ronronnent de plaisir, seulement dès qu’il fait mine de marcher, elles l’arrêtent.

— Qu’ont donc ces damnées bêtes ? grommelle le duc de la Roche-Sonnaille qui, lui aussi, vient de faire une tentative vaine pour tromper l’instinct des étranges animaux.

— On dirait qu’elles nous invitent à stationner ici.

C’est Sara qui émet cette supposition.

Et l’allure des panthères noires semble lui donner raison.

Elles frottent câlinement leur tête contre les genoux de la Parisienne ; elles la couvrent de regards caressants. On croirait presque qu’elles expriment :

— À la bonne heure… Vous nous comprenez, duchesse. C’est en effet de vous retenir ici que nous sommes chargées.

La mimique des digitigrades est à ce point éloquente, que Mona, Lotus-Nacré murmurent ensemble :

— Pourquoi ? Pourquoi cela ?

Zizi a entendu les voix ! Elle considère celles qui viennent de parler. Il passe dans ses prunelles dorées comme un effort de réflexion ; ses oreilles mobiles semblent interroger les sons apportés des quatre points cardinaux ; puis elle a un mouvement indiquant la décision, cela est évident pour tous, et elle se dirige vers un coude de la corniche, que les voyageurs ont contourné tout à l’heure.

La panthère y parvient ; là, elle fait halte et a l’air d’interroger la route que la petite troupe a parcourue. Tous la regardent curieusement.

Que fait-elle donc ? Un moment, elle demeure immobile, puis elle s’allonge sur le sol, fouette l’air de sa queue souple et lance un rugissement.

Avant que les voyageurs aient pu formuler leur étonnement, une voix humaine, affaiblie par la distance, riposte par ces paroles :

— Oui, ma bonne Zizi… me voilà ! me voilà !

Une même curiosité pousse tous les assistants en avant. Ils rejoignent Zizi, dépassent l’angle du chemin, et avec stupéfaction, à cinquante mètres à peine, ils aperçoivent miss Sourire.

La fillette est couverte de poussière, elle a dû fournir une course éperdue… elle se hâte, les traits figés, les lèvres ouvertes comme si la respiration lui manquait.

Elle approche, elle vient presque tomber dans les bras de Dodekhan, et d’une voix entrecoupée, haletante :

— Maître ! maître ! Pardonne de t’avoir arrêté… Il le fallait, pour éviter l’embuscade.

— L’embuscade ? répète le Turkmène avec un tressaillement…

Et elle explique vite, comme talonnée par la fuite des minutes trop brèves :

— San parti pour allumer le feu rouge sur le Fiancé de la Nuit.

— Le feu rouge ?…

Le jeune homme a pâli, Lucien a fait un pas en avant avec un geste tragique. Le feu rouge, couleur de sang, de ce sang français dont Log a juré d’inonder les rizières d’Indochine. Mais la petite les rassure :

— Joyeux s’est mis en route pour faire briller le feu jaune sur le Fils du Jour.

Et le visage de Dodekhan se rassérénant, elle poursuit :

— Donc, pas d’inquiétude de ce côté. J’ai vu partir le chariot sans chevaux. J’ai compris que tu le dirigeais, puisqu’il emportait la jeune fille cheveux de soleil… Mais Log et ses guerriers se sont élancés sur la route pour te reprendre. Alors, j’ai sifflé mes panthères, et j’ai suivi… Elles sont braves et adroites… Ainsi nous sommes arrivées au pont de Lin-Oua rompu… j’ai vu le chariot en bas, déchiqueté. J’ai eu peur, mais il y avait là, sur les rochers, les marchands américains qui glapissaient leur colère sur leur voiture en miettes, leurs marchandises perdues…

— Ils seront indemnisés, prononça doucement le Turkmène.

— Ils ne le savent pas, reprit la fillette… Aussi, ils étaient irrités contre tes amis et se réjouissaient à la pensée que Log et sa troupe te puniraient bientôt.

— Log et sa troupe ?

— Oui.

— Comment le peuvent-ils ?

— Oh ! ils connaissent le pays. Ils ont traversé à gué la rivière Ma, et, par une sente, située sur l’autre rive, ils t’ont dépassé à cette heure… Tu marches à pied, eux sont à cheval.

— Et ?…

— Ils doivent t’attendre à cinq kilomètres de la frontière, en un lieu appelé la Borne des Serpents, tout près d’un pont, qui relie les deux berges de la rivière Ma.

Une exclamation désolée échappa aux jeunes filles, Elles comprenaient. Leurs ennemis leur barraient la route de la liberté. Entre la frontière, cette ligne idéale, par delà laquelle elles seraient en sûreté, entre la frontière et elles, le géant avait établi l’obstacle infranchissable d’une embuscade.

Dodekhan, lui, avait eu un geste violent.

— Alors, acheva miss Sourire, j’ai compris que tu étais perdu si l’on ne te prévenait pas. Plus de pont, et cependant, il fallait passer, te rejoindre… Je suis descendue dans le gouffre.

— Toi ?

Tous les regards convergèrent brusquement sur ce petit être, si frêle, si débile, qui sans hésiter avait accompli cet exploit qui eût fait reculer les plus braves.

Ils revoyaient à cet instant la falaise à pic, plongeant perpendiculairement dans le lit, obstrué de rochers, du torrent affluant à la rivière Ma… cette muraille de granit avec ses aspérités à peine perceptibles, semée de quelques touffes de fleurs, dont les corolles, les ombelles se penchaient vers le fond, comme prises de vertige, comme attirées par l’abîme.

Et ils se représentaient la mignonne se glissant sur cette paroi, s’agrippant de ses mains maigres aux rugosités, aux herbes, risquant vingt fois sa vie pour atteindre le niveau des eaux.

Instinctivement, ils regardèrent ces mains d’enfant, dont l’énergie avait permis le succès de la tentative héroïque.

Elles leur apparurent sanglantes, déchirées, et leur admiration s’accrut de l’horreur de la difficulté vaincue.

— Bref, termina simplement l’enfant avec un gentil sourire, qui justifiait bien le sobriquet dont les gens de Kiao-Tcheou l’avaient parée, j’ai réussi à traverser le torrent sur des pierres, à escalader l’autre rive, et j’ai lancé en avant Fred et Zizi, qui m’avaient suivie, les chéris, en leur disant : « Rattrapez, le Maître, et décidez-le à m’attendre. »

D’un élan instinctif, Sara, Mona, Lotus entourèrent la fillette et la couvrirent de baisers. Elle leur rendait leurs caresses, toute heureuse de cette douceur inaccoutumée, et en même temps, dans ses yeux noirs, sur son visage mobile, passait un étonnement naïf.

La vaillante gamine ne comprenait évidemment pas en quoi elle avait pu mériter pareilles démonstrations d’amitié.

Mais soudain elle se dégagea :

— Pardonnez-moi, je serais contente d’être caressée ainsi toujours si vous le vouliez ; seulement les heures sont précieuses. Log, ne vous voyant pas arriver là où il vous guette, s’impatientera. Il supposera qu’un obstacle vous a arrêtés, il reviendra de ce côté en suivant la route…

— Et il nous rencontrera, murmurèrent les fugitifs.

Sourire secoua la tête :

— Non.

— Non ?

Le moyen qu’il en soit autrement ? La route est unique. En arrière, le pont que nous avons brisé laisse un abîme impossible à traverser pour nous. En avant, notre ennemi…

Mais la petite répéta sa négation.

— Non.

— Enfin, explique-toi.

— Il y a le monastère taoïste de Lin-Nan-Lien. Et tous l’interrogeant du regard :

— Tout près d’ici, une sente se détache de la route ; elle aboutit au couvent dont je parle.

— Eh bien ?

— Quiconque revêt le manteau taoïste est sacré[1].

— Mais on nous découvrira, et Log…

— Log s’inclinera devant la loi. Pas un de ses guerriers ne voudraient porter la main sur un vêtement de bonze taoïste.

— Il nous bloquera dans le monastère.

L’enfant cligna des yeux.

— Cela est possible, mais Joyeux me rejoindra… — elle désigna les panthères d’un geste caressant, — et à nous quatre, nous arriverons bien à tromper le Masque d’Ambre.

Après tout, la motion de l’enfant permettait de gagner du temps. Le fugitif qui retarde le moment de sa capture, remporte par cela même une victoire.

— Guide-nous donc, petite Peï, fit doucement Dodekhan, rendant à sa jeune interlocutrice le nom qu’autrefois il lui avait donné.

Entre ses panthères noires, la gamine se mit aussitôt en route.

Alors ses compagnons remarquèrent qu’elle marchait avec peine.

Soutenue jusque-là par sa volonté tendue tout entière vers le salut du Maître, elle subissait maintenant l’étreinte de la fatigue surhumaine qu’elle s’était imposée.

Dodekhan le vit. Sans un mot, il rejoignit l’enfant, l’enleva dans ses bras et l’asseyant sur son épaule :

— Tu es lasse, ma petite Peï… moi, je suis fort.

Le visage maigre de la petite abandonnée s’illumina d’une émotion intense. Elle ne résista pas, mais elle murmura avec une inflexion si mélodieusement attendrie que le Turkmène en fut touché :

— Comme tu es bon, Maître !

Sans effort apparent, Dodekhan allait, chargé de son vivant fardeau.

Les affirmations de la petite étaient exactes. Cinq cents mètres plus loin, une sente étroite partait de la route et s’enfonçait dans le chaos montagneux.

Elle la montra à ses compagnons :

— Voici le chemin de l’asile ; voici le sentier de la bonzerie de Lin-Nan-Lien !

Un à un, en file indienne, le chemin n’étant pas assez large pour que deux personnes pussent passer de front, les voyageurs s’engagèrent dans le conduit désigné par la fillette. Conduit est le mot juste.

C’était une sorte de ravine creusée certainement par les eaux au moment de la grande fonte des neiges, une de ces innombrables rigoles dont les ruisselets, dévalant les pentes, égratignent les flancs des montagnes.

Tantôt elle se déroulait entre deux talus inclinés : tantôt elle se glissait entre des murs de rochers, si rapprochés, qu’en certains endroits, le passage était à peine suffisant pour un homme.

Brusquement on déboucha sur un plateau.

Au centre, des murailles de clôture de brique, des pavillons aux toits superposés, étranges avec leurs retroussis d’angle, indiquaient les bâtiments du temple, les cellules des bonzes. En dehors de l’enceinte, de nombreuses paillottes étaient disséminées parmi l’herbe courte et drue du plateau. Sourire se tourna légèrement vers les jeunes filles et leur dit :

— Les abris pour les visiteurs à la saison des Dévotions Tendres à Tao-Ssé !

Dodekhan tressaillit. Les paroles de l’enfant venaient de ranimer un souvenir endormi dans son esprit.


Le temple de Lin-Nan-Lien est un lieu de pèlerinage taoïste, jouissant d’une grande vénération parmi les fidèles, très nombreux encore, de la doctrine du philosophe Tao-Ssé, rival de Confucius.

Eh oui ! Alors que son père, le créateur de la Fédération de toutes les Sociétés secrètes d’Asie, organisait son œuvre géante, il avait dû conquérir par des présents l’adhésion des prêtres du sanctuaire vénéré.

Il se souvenait… Il se souvenait. Oui, Sourire avait eu raison. Log, si puissant qu’il fût à cette heure, n’oserait enfreindre le droit d’asile du temple ; car la coutume de considérer comme inviolable la créature humaine couverte du manteau gris à parements jaunes des bonzes du monastère, est purement et simplement un droit d’asile. Il hâta le pas.

Là-bas, derrière la barrière d’entrée, grise de ton, rehaussée des lotus jaunes s’ouvrant en têtes de dragon, fleurs emblématiques de Tao-Ssé, ses compagnons, lui-même, seraient en sûreté.

Et tout bas, coulant un regard furtif vers Mona, il murmura les paroles prononcées naguère par l’enfant assise sur son épaule :

— La vierge aux cheveux de soleil !

L’appellation poétique, lumineuse, eut une répercussion délicate et douce sur son cœur.

Il se sentit reconnaissant envers la pauvre petite vagabonde si dévouée, qui, au fond de son âme, avait puisé cette-parole pure, et Sourire sentit que le bras de son porteur la serrait plus fort, sans deviner que le mouvement la remerciait d’avoir nimbé d’une auréole le charmant visage de la jeune Russe.

La barrière enfin ! Dodekhan la pousse, fait entrer ses compagnons, laisse retomber le battant de bois ajouré. Les fugitifs sont dans la cour de la bonzerie, maintenant ils n’ont plus rien à craindre de leurs ennemis.

À droite et à gauche, s’alignent de longues constructions de briques roses et blanches, alternant avec des carreaux vernissés reproduisant le jaune lotus-dragon sur fond grisaille ; les toitures de tuiles violettes, rappel du nom du philosophe (Ssé, « violet »), donnent une gamme étrange de couleur, et indiquent les cellules où résident les bonzes.

Au centre de la cour, une colonne octogonale, à sept toitures superposées, qu’entourent, ainsi que des rostres, des vasques à offrandes, sortes de valves de pierre, dont le fond est mobile pour laisser tomber à intérieur de la colonne, les présents qu’y déposent les pèlerins.

Au delà, le sanctuaire avec ses parois de bois découpé, laquées, multicolores, ses toits enchevêtrés, que surmontent des poinçons dorés épanouis en lotus-dragons. Et sa porte jamais close, avec les cinq cubes de marbre, sur chacun desquels le pèlerin doit faire une station et un tour complet de son moulin à prières[2], avant de s’avancer dans le compartiment des Vases Saints, bronzes contournés selon la fantaisie chinoise, et qui, garnis de fleurs incessamment renouvelées, se dressent sur des socles de marbre vert.

Plus loin encore, la Chambre Divine, où sur un trône de cuivre se tient une figure dorée, étrange, troublante et grotesque, participant du Bouddha des Lamas et de la conception propre à la théologie de Tao-Ssé.

Sur les murailles latérales, des patères de bois jaune, figurant des lotus (toujours) ! supportent un alignement de longs manteaux à manches, gris avec parements jaunes… Ce sont les uniformes à la disposition de tout passant qui réclame l’asile.

Sourire, que Dodekhan vient de déposer sur le sol dallé d’un damier jaune et gris, les montre à ses compagnons. Elle dit :

— Les voyageurs, s’ils sont seuls, peuvent choisir indifféremment d’un côté ou de l’autre ; mais s’ils sont plusieurs, ils doivent s’attacher à dépouiller chaque paroi d’un nombre égal de manteaux.

Et comme si elle craignait de ne pas s’être expliquée assez clairement, elle ajoute :

— Nous sommes six. Trois de chaque côté. Avec Sara et Mona qui sont voisines d’elle, l’enfant se dirige vers la droite, tandis que Dodekhan, Lucien, Lotus-Nacré vont à la muraille de gauche. Les voici tous revêtus de la souquenille grise. Sur leur dos brimballe le capuchon-masque, analogue à celui des Camaldules italiens.

Sourire s’adresse aux panthères noires, qui assistent à cette mascarade d’un air étonné :

— Vous, mes chéries, allez-vous-en… Disparaissez, votre présence trahirait la mienne.

Elles répondent par un miaulement plaintif. On dirait vraiment qu’elles comprennent. Mais la fillette reprend :

— Quand il fera nuit, je vous permets de me chercher, de me rejoindre… et surtout que l’on ne vous voie point.

Elle caresse les fourrures sombres ; Fred et Zizi lèchent ses menottes que les rocs ont déchirées, puis ensemble les fauves s’élancent vers la sortie, traversent la cour, franchissent d’un bond le mur de clôture et disparaissent. Sara va s’extasier sur l’Intelligence des panthères, auxquelles en vérité, selon la locution populaire, il ne manque que la parole. Mais de nouveaux personnages coupent court à son enthousiasme.

Ce sont des prêtres taoïstes. Les patères où s’accrochent les manteaux d’asile sont en communication avec un gong, dont la sonorité grave avertit les gardiens du temple de la présence d’étrangers se réclamant des privilèges du sanctuaire. Ils viennent à l’appel.

— Que voulez-vous ?

— Éviter des colères ennemies.

— Les colères s’arrêtent au seuil du temple de Lin-Nan-Lien.

— C’est pourquoi des fugitifs l’ont franchi avec espoir.

— Leur espoir ne sera pas déçu. Suivez-nous.

Les bonzes ont encadré les voyageurs. Lucien, Dodekhan, Lotus-Nacré sont dans un groupe ; Sara, Sourire, Mona dans l’autre, et les deux groupes se mettent en marche en sens inverse. Est-ce qu’ils vont être séparés ?

Les jeunes gens font un mouvement pour résister ; mais Sourire parle :

— Obéissez… c’est la règle de la bonzerie… les manteaux de droite dans les bâtiments édifiés à droite de la cour ; ceux de gauche du côté opposé. La largeur de cette cour sera seule entre vous, et la nuit venue, Fred, Zizi, établiront la communication. Obéissez, sinon on vous refuserait la protection du sanctuaire.

L’enfant exprimait la vérité… La séparation, en somme, avait peu d’importance. Le Maître du Drapeau Bleu et Lucien suivirent docilement leurs guides, et les deux troupes, s’engageant processionnellement dans des couloirs opposés, se perdirent de vue.

  1. M. Winthermann, l’illustre voyageur, a dû son salut à cette coutume chinoise, en 1903.
  2. Cylindre sur lequel sont peintes ou gravées les sentences religieuses, suivant des bandes parallèles à l’axe de rotation. C’est, pourrait-on dire, le chapelet des Bouddhistes, Lamaïstes et Taoïstes.