Le Maître du drapeau bleu/p1/ch12

Éditions Jules Tallandier (p. 183-199).

XII

LE YAMEN AUTOMOBILE



La route mandarine des Ailerons de Requin est la plus pittoresque de la province chinoise du Quang-Toung.

Elle part de Manning-Fu, agglomération industrielle établie au confluent du Si-kiang et de la rivière Nam-ho (rivière du piéton), laquelle prend sa source dans le Tonkin, entre les cités de Langson et de Thaï-Nguyen.

La route suit les couloirs du massif montagneux, sur les crêtes duquel court la frontière sino-indochinoise. Elle côtoie d’abord le cours du Nam-Ko, franchit son tributaire le Ma-Ko (rivière du Cheval) sur le pont du Ciel, dont l’arche unique domine de deux cent mètres le chenal de la rivière et pénètre dans le Tonkin français par la passe étroite et dangereuse de Ki-Lua, resserrée entre des hauteurs déchiquetées, que la fantaisie chinoise a décorées des noms pompeux de Fils du Jour, à l’est, de Fiancé de la Nuit, à l’ouest.

C’est une série d’étranglements, de vallons, de pentes abruptes, tantôt dénudées, tantôt revêtues d’un manteau de forêts.

C’est la succession des cascades tumultueuses apportant leur tribut au torrent qui, tout au fond de la coupure, bondit, écumant et limoneux, sur les roches obstruant son cours.

Ce sont les passerelles de bois jetées au travers des crevasses, les corniches surplombant les abîmes. C’est la beauté dans l’horreur.

Et cependant, quelles que soient les difficultés du chemin, les caravanes, les convois pesamment chargés, les lourdes charrettes aux roues grinçantes, empruntent la route mandarine, par la majeure raison qu’il n’en existe point d’autre praticable aux chariots.

Or, quelques semaines après l’évasion de Dodekhan et du duc de la Roche-Sonnaille, on menait grand bruit dans le caravansérail de Ma-Peï, enseigne exotique qui reproduit simplement celle que nombre d’hôtels des provinces françaises ont adoptée de temps immémorial.

Ma-Peï signifie « Cheval Blanc ». L’hôtellerie est située à peu près au confluent des rivières du Piéton et du Cheval.

La vaste cour mal entretenue, entourée de logettes décorées du nom pompeux de chambres à voyageurs, regorgeait de monde.

Coolies, fonctionnaires, paysans côtoyaient des hommes armés, à figures sinistres, portant sur la poitrine le carré d’étoffe rouge semé de figures noires qui désigne au respect populaire les Guerriers des génies noirs, dénommés par les populations de la frontière tonkinoise de l’appellation de sanglante mémoire : les Pavillons Noirs.

La foule se pressait autour d’un espace libre, au milieu duquel un plancher, supporté par quelques grosses pierres, dominait le sol de cinquante centimètres.

En regardant bien, on s’apercevait que ce plancher était formé de plaques de tôle.

Dans le vide laissé entre cette plateforme et la surface de la cour, des hommes entassaient des fagots, des briquettes de tourbe, sous la surveillance de deux personnages de stature athlétique.

— Presque fini, Seigneur Log, murmura l’un.

— Oui, mon brave San… Ton idée est heureuse.

Le géant grimaça un sourire.

— Je l’espère, Maître. Ton prisonnier s’est sauvé. Il faut l’obliger à se remettre entre tes mains. Or, le meilleur moyen est de faire souffrir les jeunes femmes. Il le saura. Tout se sait en Chine, surtout lorsque l’on cherche à savoir.

Log baissa la tête et d’un air pensif :

— Le saura-t-il ?

— Sois-en sûr, Seigneur.

— Il a disparu. Jusqu’à la cabane de Oang, mes émissaires ont suivi sa piste… Il a essayé vainement d’entrer en communication avec le temple des Monts Célestes… J’avais pris mes précautions pour lui fermer à jamais ce point central, ce réduit, comme l’on dit en matière de fortification… Seulement, il a disparu sans laisser de traces… Où est-il ?

— Il nous suit sans doute, Maître. L’homme suit son cœur, et son cœur est dans les tresses blondes de ta captive Mona.

Et comme Log ne répondait pas, San insista :

— Crois-moi…

— Ah ! interrompit le Graveur de Prières, je le voudrais ; mais j’ai peur…

— Peur, toi !

— Oh ! je ne crains pas une attaque à main armée, mon bon San… C’est autre chose. À Kiao-Tchéou, tu te souviens, mes ordres n’ont pas été exécutés… Il y avait un signe que j’ignorais, celui sans doute qui devait empêcher l’allumage du feu vert.

— Oui.

— Eh bien, à cette heure, où cinquante kilomètres à peine me séparent de la frontière du Tonkin, il semble que rien ne soit plus facile que d’aller là-bas, d’escalader les pentes du mont Fiancé de la Nuit, d’y allumer le feu rouge, signal du massacre des Français, ces maîtres abhorrés du Tonkin, de l’Annam, de la Cochinchine, du Cambodge.

— Sans doute… Si tu le désires, je me mettrai en route de suite et…

Log appuya sa main puissante sur l’épaule de son interlocuteur :

— Mon pauvre San, es-tu certain que ce feu rouge soit le signal suffisant ?… Es-tu certain que ce Dodekhan maudit ne m’a pas encore fait mystère d’un détail, sans lequel rien ne sera exécuté ?… N’as-tu pas remarqué que notre escorte, tous des Graveurs de Prières, est inquiète depuis mon échec de Kiao-Tchéou ?

— Ils ne le connaissent pas.

— Tu te trompes… j’ai été imprudent… j’ai raillé mes captifs en présence de leurs gardiens. J’ai annoncé le massacre des Allemands, puis celui des Français… Le premier n’a pas eu lieu… Que le second ne se produise pas… et qui sait si ceux-là mêmes sur qui je comptais le plus ne trahiront pas le Maître impuissant pour retourner à Dodekhan :

Et son interlocuteur gardant le silence.

— Il faut que le fugitif retombe en mon pouvoir. Il le faut… Oh ! alors, je le jure, je saurai lui arracher son dernier secret.

À ce moment l’un des travailleurs s’approcha des causeurs :

— Tout est prêt, Maître, dit-il.

— Bien, répliqua le géant, qui, s’adressant à San, continua : va chercher nos captives… va, l’instant est venu.

Mais San ne bougea pas. Un petit homme, jaune, bedonnant, couvert de la casaque chinoise, étalant cette malpropreté inconsciente dont les Extrême-Orientaux détiennent le peu enviable record, venait de se dresser devant les athlétiques Graveurs de Prières.

D’une voix aigrelette, il psalmodiait :

— Maître vénéré, Masque d’Ambre admirable, permets à un chétif affilié des Cent grains de Riz (société secrète qui fournit presque exclusivement les pirates dits Pavillons Jaunes), permets-lui d’élever la voix en ton auguste présence.

— Qu’as-tu à me dire ?

— Ceci. Parmi les voyageurs, il se trouve deux personnages couverts de vêtements de Diables étrangers (Européens). Peut-être te déplairait-il qu’ils pussent rapporter ce qui va se passer.

Log regarda son interlocuteur. Une hésitation se peignit sur ses traits ; mais brusquement :

— Où sont ceux-là ?

L’affilié du Riz désigna une sorte de wagon de couleur brune, remisé dans un angle de la cour.

— Ils sont dans leur Yamen (maison, palais) roulant.

Dans l’espèce, le palais ressemblait à l’un de ces entresorts où vivent les forains d’Europe.

— Qu’est-ce que ces gens-là ? reprit Log avec une grimace mécontente.

— Des Outchéas[1], Maître.

— Des Américains ?

— Et les voici justement.

En effet, du car sortait majestueusement un couple raide, gourmé, aux cheveux rouges, l’homme et la femme, tous deux assez grands, sanglés dans ces complets de voyage invraisemblables, dont certains membres de la famille anglo-saxonne ont le secret ; tous deux de teint coloré, tous deux le nez chevauché par des lunettes bleues.

Log les considéra un instant, puis, comme prenant son parti, il écarta les badauds qui formaient le cercle et se dirigea vers les propriétaires de l’entresort. Ceux-ci lui épargnèrent la moitié du chemin. Log s’inclina devant eux. Ils se courbèrent avec une raideur d’automates, et le géant jaune s’étant présenté :

— Sir Log.

L’Américain, désignant successivement et lui-même et sa compagne, prononça avec l’accent le plus « Chicago » :

— Nabucho Fullfull et l’épouse légitime de ma personne, Ruthie Fullfull ! Nouvelle inclination de Log, puis cette question :

— Américains, je pense.

— Si cela vous plaît, répondit aimablement l’interpellé.

— Cela me plaît, mais je crains qu’il ne vous plaise pas d’assister à un châtiment que nous sommes contraints d’infliger à des originaires d’Europe.

Fullfull et Ruthie échangèrent un regard à travers les verres bleus de leurs lunettes.

— Oh ! murmura le Yankee, le châtiment de corps autres que mon personnage ou celui de Ruthie n’est pas matière à nous intéresser…

— Ni conséquemment à nous déplaire, compléta la dame.

Et comme Log allait insister, Nabucho poursuivit :

— Je vais droit dans votre pensée. Vous dites : Américains, Européens, tous diables étrangers, mêmes cœurs dans des corps différents. Vous trompez vous-même… l’Amérique ou les Vieux Pays (locution américaine signifiant : Europe, ancien monde) cela n’est pas à mentionner… Une seule chose vaut l’attention, c’est le business (vente, achat, échange). Le hasard a fait que je fus créé aux United States ; mais la patrie de mon adoption est celle où je vends, où j’achète, où je troque. Depuis vingt années passées, je dépense ma vie dans la Chine… Mes dollars (monnaie américaine) sont des taëls (monnaie chinoise) que je dépose dans les banques de Canton ; mes clients sont chinois, c’est dire que mon amitié, comme l’amitié de tout être raisonnable, a traversé le Pacifique avec mes affaires, et que j’approuve toujours ma clientèle, et que je donne tort toujours aux Européens. Des gens qui n’achètent rien à mon magasin roulant ne sont en vérité pas dignes de l’appui moral de mon opinion.

Log écoutait l’étrange profession de foi du négociant.

Mais il connaissait trop ces marchands nomades, qui sillonnent les provinces du Céleste Empire, pour douter de l’exactitude des sentiments exprimés par Nabucho Fullfull.

En effet, il reconnaissait en lui un de ces « ambulants », qui vont de bourg en bourg, de village en village, ayant, qui une charrette, qui un car, qui des chevaux porteurs, avec une cargaison assortie aux besoins des populations de l’intérieur, êtres étranges, commerçant de tout, avec tous, et joignant à leur négoce licite, la vente clandestine du poison chinois, l’opium.

Évidemment, pareils individus n’étaient point à redouter. Ayant besoin du bon vouloir des mandarins, des autorités, de tout le monde, ils ne rapporteraient pas aux Européens établis sur la côte ce qu’ils auraient vu à l’intérieur du pays.

Il savait par expérience, que jamais ces « mercantis » n’ont fourni un renseignement, même à leurs compatriotes. Les légations entretenues en Chine par les gouvernements d’Europe et d’Amérique n’ignorent pas non plus ces choses, et leurs agents se dispensent aujourd’hui d’interroger les ambulants devenus sans-patrie, hypnotisés qu’ils sont par l’unique souci de leur négoce.

— Faites comme il vous agréera, conclut le Graveur de Prières après que ces réflexions rapides se furent succédé dans son esprit.

— Oh ! fit poliment Nabucho, je ne veux pas gêner le moins du monde… Ruthie et moi devions luncher une demi-heure loin d’ici, nous allons avancer le lunch. Nous occuperons nous-mêmes du contentement de l’estomac, en dedans de notre wagon, pendant que vous ferez votre justice. Ainsi nous ne paraîtrons pas et ce sera le plus commode.

Cette fois, le géant daigna sourire. Vraiment, ces Américains étaient charmants. Ils proposaient la solution que lui-même désirait.

Il répondit donc au shake-hand de Nabucho, et laissant le couple yankee regagner l’entresort, il revint au groupe gesticulant, bavard, agité, qui entourait le plancher de tôle supporté par les pierres levées.

Les Américains ne semblèrent prêter aucune attention à ce mouvement.

Lentement, avec l’allure grave d’échassiers en promenade, ils se rapprochèrent de leur wagon-magasin, gravirent majestueusement les cinq degrés du perron-échelle, mettant la caisse du véhicule en communication avec le sol, et pénétrèrent processionnellement à l’intérieur.

La porte retomba sur eux. Pas une seule fois, ils n’avaient tourné la tête, mouvement naturel à des gens renonçant à un spectacle, et San, qui les observait de loin, put dire au Chinois qui les avait signalés :

— Tu t’inquiétais à tort, frère des Grains de Riz. Ces Américains se soucient de nos affaires comme un bonze d’un fidèle avare.

Ce qui fit beaucoup rire son interlocuteur, désireux sans doute de faire sa cour au lieutenant du Maître Log.

Il est probable que San, que son seigneur lui-même eussent été prodigieusement étonnés s’ils avaient pu jeter un regard à l’intérieur de l’entresort. À peine à l’abri des regards, l’attitude des mercantis avait brusquement changé.

Et mistress Ruthie, se plantant devant son époux, gronda d’une voix qui rappelait bien plus celle du duc de la Roche-Sonnaille que l’organe susurrant de la rousse lady :

— Morbleu ! Nous tenions ce misérable Log… Une balle de revolver entre les deux yeux et la lutte se terminait d’emblée.

Nabucho répliqua vivement :

— Vous vous méprenez. Lui mort, les guerriers des Esprits Noirs, ici rassemblés, — je les ai vus, reconnus — nous auraient massacrés, et avec nous celles que nous souhaitons sauver… Mais cela encore n’aurait qu’une importance relative…

— Permettez-moi, mon cher Dodekhan, cela me paraît d’une importance plus grande que cela.

Le faux Américain continua sons tenir compte de l’interruption :

— Seulement… nous disparus… il reste en Asie le terrible faisceau que mon père Dilevnor a formé pour l’indépendance… Qui le conduirait ? à quelles ambitions servirait-il ?… Non ! Il faut vivre pour que l’œuvre d’un être de bonté, d’humanité, de justice, ne sombre point dans le crime, dans l’horreur.

Le jeune homme parlait pour lui. Il avait oublié son compagnon, et ses yeux regardaient dans le vide, apercevant peut-être les choses invisibles que dévoile la pensée surexcitée.

Une clameur l’interrompit. À l’extérieur, dans la cour, la foule hurlait, vociférait. Des rires insultants sonnaient parmi les cris de haine.

Les jeunes gens se regardèrent.

Puis, sans un mot, Dodekhan courut à l’une des petites lucarnes carrées ménagées dans la paroi du car. Il ouvrit le châssis vitré, et laissant clos le volet à lamelles, il coula un regard entre les planchettes inclinées.

Lucien était à côté de lui. Comme lui, il essayait de voir.

Ils eurent un même gémissement sourd.

Au milieu de la foule formant un cercle rugissant, sur le plancher de tôle, Sara, Mona, Lotus-Nacré étaient debout, leurs jolis pieds nus, se détachant, rosés, sur la surface sombre du métal. Et des guerriers allumaient les fagots tout à l’heure accumulés sous l’estrade.

— Vont-ils les brûler vives ? fit le duc d’une voix haletante.

Comme pour répondre à la question, San étendit le bras.

Un grand silence suivit le geste, et le géant clama : — Vous tous présents, écoutez les paroles que le Maître charge ma bouche de prononcer :

Le Maître du Drapeau Bleu se rit des Diables étrangers.

Ces êtres inférieurs enferment leurs âmes dans des corps de femmes… comme celles que vous voyez là, devant vous.

« Il veut marquer son mépris pour ces âmes d’Europe. Elles vont danser afin d’amuser les fils de Han (ainsi se désignent les Chinois).

Dans la roulotte, Lucien serrait rageusement les poings.

— Sara, contrainte à une chorégraphie imbécile devant ces coquins !

Et prenant son revolver :

— Si j’abattais ce Log !

Mais Dodekhan lui saisit le poignet :

— Je vous le défends.

— Je suis seul juge de ma conduite.

Son compagnon secoua lentement la tête.

— Non, mon pauvre ami.

— Non ?

— J’ai consenti à travailler avec vous à protéger les Français contre les menaces sanguinaires de Log… Croyez-vous n’être pas engagé à respecter l’œuvre à laquelle j’ai voué ma vie ?

L’argument frappa le duc en pleine loyauté.

— Mais abandonner Sara…

— N’ai-je pas promis au besoin d’abandonner Mona ?

— Ah ! gémit Lucien avec une profonde tristesse… Vous avez raison… je ne suis pas même libre d’aller mourir avec elle… car je vous trahirais.

D’une main tremblante, il replaça son arme à sa ceinture, puis se laissa tomber sur un siège où il demeura, la tête penchée sur la poitrine, anéanti par l’atrocité de la situation. Sa femme, là, à deux pas, insultée, torturée par des bandits, et l’honneur, ironie des mots, ironie des faits, l’obligeant à assister impassible, muet, ignoré, à ce spectacle !

Très ému, Dodekhan se pencha sur lui :

— Rassurez-vous ; ils ne les tueront pas ; ils ne les feront même pas souffrir beaucoup.

Et le Français levant vers lui un regard questionneur :

— Ils veulent que le récit de l’aventure se propage dans le pays. Ils soupçonnent évidemment que nous rôdons autour d’eux… Leur but est de nous irriter, de nous exaspérer.

— Ah ! ils ne réussissent que trop bien !

— Ayez courage, ami !… Leur jeu est de nous contraindre à nous révéler… le nôtre est de nous tenir cachés… jusqu’à la nuit au moins, la nuit protectrice des faibles, des opprimés… La nuit qui jettera son doux manteau d’ombre sur nous et sur nos projets.

Un rayon d’espoir brillait maintenant dans les yeux du duc de la Roche-Sonnaille. Sous la parole caressante de son compagnon, il lui semblait remonter de l’abîme d’angoisse où il se débattait tout à l’heure.

Vers le ciel, il tendit les mains en un geste inconscient :

— Oh ! la sauver ! la sauver !… Tout… la mort même, mais réunis !

Il frissonna brusquement, sur ses traits s’épandit une lividité.

Au dehors, une acclamation bruyante avait ébranlé l’atmosphère.

Que se passait-il donc ? Quelle insulte nouvelle déchaînait l’enthousiasme de la foule cruelle et stupide ?

Sans se concerter, d’instinct pourrait-on dire, les jeunes gens revinrent à la lucarne, coulant des regards anxieux entre les lamelles du volet.

Ils comprirent, hélas !… Et un gémissement passa, lugubre, entre leurs lèvres contractées.

Des Pavillons Noirs avaient formé la haie autour de l’estrade de tôle ; ils pointaient leurs lances vers les captives, les enfermant dans un cercle de fers menaçants. Et la raison de ce mouvement s’expliquait d’elle-même.

Sous l’influence du feu, le plancher de tôle s’était échauffé peu à peu.

Maintenant son contact devenait douloureux aux pieds délicats des captives. Pour fuir la douleur, elles avaient tenté de sauter à bas de l’estrade.

Repoussées par les piques, elles posaient alternativement les pieds sur les plaques brûlantes, accélérant la cadence à mesure que la température montait. Mona, Sara, Lotus-Nacré semblaient danser, à la joie grossière d’une plèbe brutale.

La duchesse de la Roche-Sonnaille devenait, comme ses compagnes, une ballerine de la douleur. C’en était trop.

Lucien eut un rugissement… Il bondit vers la porte de l’entresort.

Mais sur son chemin, il rencontra Dodekhan qui avait prévu, deviné son mouvement. Il voulut passer quand même, furieux, convulsé, méconnaissable dans ce transport si contraire à sa nature.

Le Turkmène empoigna ses deux poignets et le maintenant immobile, sans effort apparent, démontrant ainsi une incroyable vigueur.

— Duc de la Roche-Sonnaille, écoutez-moi.

— Non, non… Je ne puis entendre qu’elle… Elle gémit… elle m’appelle.

C’était vrai. Les barbares s’étaient tus un instant. Ils reprenaient haleine entre deux huées, et dans le silence subit planant sur la cour, des cris plaintifs parvenaient jusqu’aux propriétaires de l’entresort.

— Sa voix, sa voix… gronda Lucien affolé… Lâchez-moi, Dodekhan, lâchez-moi… ou je crie moi-même à ces bandits qu’il est ici un homme qui les hait, qui les défie, qui veut mourir pour celle qu’ils torturent.

Il se tut, stupéfait. Du ton le plus pitoyable, sans élever son accent, le Turkmène avait prononcé ces mots :

— Oh ! comme ces Européens sont faibles !

— Faibles, répéta-t-il dans cette vague et troublante curiosité de l’homme devant qui se dresse une énigme.

— Oui, faible… faible comme un enfant qui brise le jouet qu’on lui refuse, et s’en prive à jamais, alors qu’un peu d’attente, de patience lui eût assuré la possession.

Ces phrases n’étaient point des reproches. Elles n’excitaient point aux ripostes colères.

Non, le jeune homme parlait doucement, exprimant la pitié, l’affection. L’organe si prenant du Turkmène se faisait plus tendre, plus pressant, et sa musique apportait avec elle comme un apaisement, comme une consolation. Cette fois encore Lucien fut vaincu… Il grommela avec un reste d’irritation :

— Vous êtes un homme de bronze.

Et le Maître du Drapeau Bleu répondit seulement :

— Ami, vois mes yeux.

Le duc obéit… Il demeura saisi. De grosses larmes roulaient lentement sur les joues de son compagnon. Une honte le prit.

Celui-là souffrait autant, plus que lui peut-être, mais son âme plus vaillante restait la dominatrice des angoisses, des douleurs.

Un élan irréfléchi le poussa en avant.

Les deux hommes se trouvèrent dans les bras l’un de l’autre, s’étreignant plus violemment quand, par les interstices du volet, parvenaient jusqu’à eux les cris plaintifs des créatures adorées. Mais ils se séparent brusquement ; ils écoutent, une stupeur dans les yeux.

Des détonations sèches viennent de retentir à peu de distance. Un murmure de foule inquiète leur répond. La voix de Log domine tous les bruits.

— Qu’est-ce ?

Un organe essoufflé, haletant, lance ces paroles :

— Alerte ! Des Diables étrangers attaquent nos sentinelles !

Puis un grondement de rage ; le sol résonne sous des pas précipités.

Les jeunes gens, eux, bondissent vers la lucarne, d’où ils faisaient tout à l’heure de si angoissantes observations.

Tout est désordre, confusion, dans la cour. Log et San ont disparu.

Le cercle des Pavillons Noirs, aux lances menaçantes, s’est disloqué, laissant aux captives une issue pour la fuite. Et Sara en tête, Mona, Lotus-Nacré la suivant, ont sauté à bas de l’estrade ardente, courant maladroitement dans cette cour, dont le sol raboteux contusionne leurs pieds nus.

Elles sont à dix pas de la « roulotte », hésitantes, cherchant du regard quelle direction prendre… Les guerriers, qui les gardaient à l’instant, ont été surpris par leur brusque élan. Mais à présent, ils rient quand les infortunées trébuchent sur les pierrailles qui pointent du sol. Pourquoi s’inquiéteraient-ils ? Est-ce que les trois jeunes femmes peuvent leur échapper ?

Soudain une voix passe dans l’air, prononçant des syllabes que les assistants ne comprennent pas. La voix s’est exprimée en français. Elle a crié :

— Sara… par ici… dans la roulotte !

C’est Lucien qui n’a pu se contenir davantage, Lucien qui appelle sa femme. La petite duchesse se précipite, clamant :

— Mona ! Lotus ! Venez ! Et toutes trois gagnent l’escalier-échelle, s’engouffrent dans l’entresort dont la porte se referme sur elles. Un éclat de rire homérique accueille ce résultat. Les Pavillons Noirs gouaillent :

— Bravo ! Les diablesses veulent les honneurs du mandarinat !

— Ces filles d’Europe ne doutent de rien. Il leur faut un yamen (palais) roulant.

— … Qui ne roulera pas pour elles !

Mais les réflexions gouailleuses cessent, s’éteignent tout à coup dans une exclamation ahurie. Le car s’ébranle lentement, se met en marche.

Qu’est-ce à dire ? Une fois à l’intérieur, les fugitives se sont trouvées en présence des pseudo-Américains. Elles les ont reconnus, car ils ont arraché perruques rousses, lunettes bleues :

Mais comme elles interrogent, stupéfiées par la présence de ces sauveurs si inopinément apparus, Dodekhan leur impose silence :

— Plus tard. Il se précipita à l’avant du chariot, où se trouve l’appareil moteur. Il déclenche les leviers de marche, saisit à deux mains le volant de direction, et les regards fixés au dehors, à travers la glace qui garantit de la poussière, il conduit le véhicule vers la porte de la cour du caravansérail.

Un hurlement, assourdi par l’épaisseur des parois, lui apprit que les guerriers de Log n’appréciaient pas le déplacement du car.

C’était vrai. La mise en route de l’appareil les avait ahuris, puis l’obscur instinct des geôliers leur avait fait penser qu’une évasion peut-être débutait ainsi, et, le véhicule prenant son élan à petite allure, ils se ruèrent en avant de lui, barrant la porte de la cour.

L’automobile ne s’émut pas de la manifestation. Elle fonça sur eux, les contraignant à s’écarter. Elle franchit le seuil, s’engagea sur la route.

Quelques-uns, plus tenaces, tentèrent de s’accrocher aux roues, aux degrés de l’escalier d’arrière ; mais l’appareil s’élançait en vitesse ; les guerriers furent renversés, ou bien, après avoir été traînés sur un certain espace, lâchèrent prise.

À cet instant même, Log, San, suivis par deux personnages hétéroclites, arrivaient en courant.

Les nouveaux venus clamaient, avec un accent des plus américains : — Yes, je suis le corps de Nabucho Fullfull !

— Et moi, Ruthie, qui ai marié moi-même contre lui.

— Les autres sont des imposteurs !

— Des outlaws (hors la loi, vauriens), qui ont dérobé le car, marchandises, habits, et mis nous-mêmes dans des cordes serrées pour l’empêchement de nos mouvements !

Leurs dires étaient exacts. Amenés par la panthère noire à peu de distance du campement de leur ennemi, Dodekhan et Lucien n’avaient rien trouvé de mieux, pour pénétrer dans le caravansérail occupé par Log et ses fanatiques, que de troquer leur personnalité contre colle des « mercantis ».

Ceux-ci, délivrés par des passants, s’étaient aussitôt élancés à la poursuite de leurs « cambrioleurs » ; c’est ainsi qu’ils désignaient les jeunes gens, que des relations trop brèves ne leur avaient pas permis d’apprécier à leur juste valeur. Près de Ma-Peï, des veilleurs, installés en sentinelles par le chef des Masques d’Ambre, voulurent les arrêter.

De là, discussion et coups de revolver, qui attirèrent Log, San et les curieux rassemblés autour de l’estrade.

Aux premiers mots du ménage Fullfull, le chef des Masques d’Ambre avait eu l’intuition d’une menace dirigée contre lui. À toutes jambes, il était revenu sur ses pas, entraînant dans son sillage mercantis, badauds, Esprits Noirs, et il arrivait dans la cour du caravansérail, juste à temps pour apercevoir le chariot disparaître à un angle de la route, au milieu d’un nuage de poussière.

— À cheval ! hurla-t-il d’une voix qui n’avait rien d’humain. Cent taëls à qui arrêtera ces coquins !

— Cent taëls ! Cent taëls ! répétèrent les assistants.

Il y eut un brouhaha… Chacun courut à l’endroit où il avait abrité sa monture. Cris, jurons, hennissements emplirent l’auberge de la bruyante cacophonie des départs, puis des avertissements se croisèrent :

— Place ! place !

Et une cinquantaine de cavaliers, en peloton serré, s’élanceront à fond de train sur la route.

En tête, Nabucho et Ruthie, plus irrités que tout le monde, car c’était leur maison, leur magasin ambulant, qui était le prix de la chasse. En arrière, Log en personne, qui s’était arrêté un instant pour dire à son fidèle San :

— Plus à hésiter… Trop près de la frontière du Tonkin français. Il faut frapper…

L’athlète répondit par un sourire de fauve.

— Tu vas partir pour la passe de Ki-Lua, qui donne accès dans ce Tonkin maudit.

— Et j’allumerai le feu rouge des massacres…

— À la cime du Fiancé de la Nuit. Si ces misérables m’échappent, ils arriveront trop tard pour empêcher l’anéantissement des Français, et en dépit d’eux, la grande partie vengeresse sera engagée.

Brutalement, Log enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval. Celui-ci se cabra avec un hennissement de douleur, puis partit comme une flèche sur les traces des cavaliers déjà à quelque distance.

San regarda disparaître son maître. Après quoi, il se frotta les mains, se dirigea lentement vers un auvent, sous lequel était abrité un superbe cheval bai. Il harnacha l’animal, puis sautant on selle, il murmura :

— Je vais traverser la rivière. Sur l’autre bord, la route est moins fréquentée. Ce soir, je serai près de la passe de Ki-Lua… Au milieu de la nuit, j’enflammerai le Fiancé de la Nuit. Sa lueur se répercutera sur le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine, le Cambodge… La terre indochinoise empruntera un manteau de pourpre au sang des Français.

Sur ces paroles barbares, il poussa son cheval et quitta le caravansérail de Ma-Peï. Ni lui ni Log n’avaient fait attention à un groupe de dormeurs qui se trouvait emmêlé sur le sol à quelques pas.

Il y avait là un amoncellement de gens et de bêtes, un fouillis de bras, de jambes, de pattes qui, de prime abord, avait de quoi surprendre.

À peine cependant Log eut-il disparu, que ce fouillis parut s’animer, se remettre en ordre.

Des torses se dressèrent et, au bout de dix secondes, il fut aisé de reconnaître deux enfants d’une douzaine d’années, puis deux panthères noires.

C’étaient Joyeux, Sourire, et leurs amies à quatre pattes.

— Tu as entendu, Sourire ? murmura le gamin.

— Oui ; ce méchant San doit allumer le feu rouge, rouge, pour ordonner le massacre de tous les Français.

— Le maître, lui, ne veut pas qu’on les tue.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas… Seulement puisqu’il défend, il ne faut pas.

— Et alors ?…

— Alors, je me mets en route. Le maître m’a donné un de ses fameux boutons feux de bengale, tu sais…

— Oui. — Tandis que San couronnera de rouge le « Fiancé de la Nuit », moi j’enflammerai le sommet du Fils du Jour…

— De l’autre côté de la passe de Ki-Lua ?

— Précisément, un feu jaune.

— Jaune ?

— Couleur produite par un mélange de chlorate de potasse, d’oxalate de soude et de gomme laque.

— Oh ! s’écria Sourire avec admiration, tu sais donc tout ?

— C’est le Maître qui m’a appris cela.

Le gamin s’était levé.

— Tu pars ? demanda-t-elle.

— Ma foi, pour être cette nuit là-bas…

— Et moi, que ferai-je ?

— Tu suivras les autres de la troupe. Je suis parti à la chasse, n’importe où… On n’aura pas de défiance, puisque tu seras là, avec les panthères.

— Oh ! San nous surveille… tu sais, depuis que tu as envoyé Zizi au Maître… On s’est étonné de sa longue absence ; nous avons eu beau pleurer, avoir l’air de croire la pauvre bête perdue, ils ont conservé des doutes.

— Raison de plus pour être très prudents.

Mais Sourire ne semblait pas persuadée. Sur sa figure maigre, dans ses yeux noirs, il y avait comme un voile d’indécision.

Un instant, elle ouvrit la bouche ; on eût cru qu’elle allait parler.

Mais elle se ravisa, eut un mouvement mutin de la tête, puis tendant ses mains menues à son jeune compagnon.

— Va donc, mon cher Tzé ; après tout, cette fois, tu ne cours pas d’aussi terribles dangers que le jour où tu t’es jeté dans le torrent des cavernes des Taï-Pings.

— Oh ! fit-il, une simple promenade.

— Je le crois ; sans cela, je te le dis bien sincèrement, je ne te laisserais plus t’exposer tout seul.

— Bonne Sourire !

Les deux petits se regardèrent une minute, un rayonnement très doux en leurs prunelles noires. Ils se sentaient si bien une âme commune, que leurs paupières palpitèrent en même temps, comme pour cacher la buée humide qui troublait leurs regards.

Puis, d’une voix incertaine, le gamin murmura :

— Je serai de retour demain.

Elle sourit gentiment :

— C’est cela, à demain.

Et ils se séparèrent. Un quart d’heure plus tard, Joyeux, ayant à son tour enfourché un cheval, quittait le caravansérail, se retournant pour saluer sa petite amie tant qu’il put l’apercevoir.

Elle répondait à ses signes, tout en retenant Fred et Zizi, que leur humeur vagabonde incitait à s’élancer à la suite de celui qui partait.

Puis, quand le gamin eut disparu, Sourire se pencha sur la tête noire des panthères et leur parla à voix basse.

Sans doute ses paroles convainquirent les intelligents félins, car ils cessèrent de se débattre, et s’allongèrent sur le sol où ils parurent s’endormir.

Mais un observateur attentif eût remarqué qu’entre leurs paupières mi-closes, brillaient leurs yeux d’or, obstinément fixés sur leur petite maîtresse.

  1. C’est ainsi que les Chinois désignent les Américains. Ce nom vient des trois lettres que représentent en abrégé les États-Unis : United States America, U. S. A. que les fils du Ciel prononcent Ou, Tché, Ass.