Le Maître du drapeau bleu/p1/ch11

Éditions Jules Tallandier (p. 174-182).

XI

LA CABANE D’OANG



— Que faire maintenant ?

À cette question de Lucien, Dodekhan ne répondit pas.

Ils étaient assis tous deux sur de grossiers escabeaux de bambou, dans l’unique pièce d’un logis de paysan. Sous leurs pieds, le sol de terre battue ; autour d’eux les murailles de pisé, sur lesquelles les bois de la charpente légère dessinaient leurs entrecroisements.

Quelques ustensiles suspendus à des chevilles de bois fichées dans les cloisons : poteries, instruments aratoires, boîte à bâtonnets, un râtelier de pipes à opium, et, détonnant avec le reste, une casserole de fer battu, d’évidente origine européenne, accrochée le fond en dehors.

Par la porte, si l’on peut désigner ainsi une ouverture basse, au-dessus de laquelle était relevée en dais la natte de paille de riz, qui en retombant obturait l’entrée, par la porte, on percevait la campagne plate, parsemée d’exploitations d’arbres à thé, dont les feuillages pâles donnaient au paysage un ton mélancolique.

— Que faire maintenant ? répéta le duc avec inquiétude. Voici douze jours que nous avons fui Kiao-Tchéou, douze jours employés à nous débattre contre une invisible toile d’araignée, qui nous enveloppe, nous enserre, ne se montrant nulle part, se manifestant partout.

Et s’irritant peu à peu :

— Le premier jour, cela va ; notre automobile file à tout pétrole ; sauf les cahots et les meurtrissures qui en résultent, rien à dire. Nous rencontrons un nacrier (ouvrier employé à la culture de la nacre)[1]. Vous lui faites des signes, il y répond, démontrant ainsi qu’il est affilié à l’une de vos Sociétés secrètes. Alors vous lui remettez un papier, scellé du Drapeau Bleu ciselé sur le chaton de votre bague. C’était l’ordre aux pillards de Kiao-Tchéou de rapporter leur butin. Rien de mieux, nos jeunes amies avaient provoqué notre évasion par cette promesse… Mais le lendemain, oh ! le lendemain, les tribulations commencent.

« Nous déjeunons à Lin-Mang. Mal, il faut le reconnaître. Mais en voyage, je ne suis pas difficile. Seulement ce déjeuner se termine par une catastrophe. Notre auto a disparu sans laisser de traces.

Lucien serrait les poings, des éclairs s’allumaient dans ses yeux. Il fallait que le calme gentilhomme fût bien agacé, pour se livrer à de telles manifestations. Il continua rageusement :

— Le soir, coucher dans un caravansérail de Pao-Ting, peuplé de courants d’air et de porcs noirs. Sale, très sale ! La nuit se passe surtout en discussions avec une vermine d’une indiscrétion toute… chinoise… L’aube vient… Tout en me grattant, je cours à l’écurie… Nos chevaux sont étendus sur leur maigre litière… Ils sont morts, gonflés, hideux, empoisonnés selon l’apparence. Mais comme dans les caravansérails chinois, les voyageurs ont seuls la charge de nourrir leurs montures, l’aubergiste décline toute responsabilité.

Avec un profond soupir, le jeune homme gémit : — Nous voici fantassins pour la seconde fois… Vous louez une brouette à voiles, plate-forme instable sur une roue centrale, ornée d’un mat, d’une natte tendue que le vent enfle. La direction est confiée à un coolie, qui se tient à l’arrière entre les brancards. Le lendemain, au matin, notre « brouetteur » est arrêté. Il a commis je ne sais quel délit ; il est condamné à recevoir cent coups de rotin sous la plante des pieds. Après cette distinction administrative, le pauvre diable ne peut plus marcher… naturellement.

« Et ainsi de suite. Quoi que nous fassions, il semble qu’une volonté adverse se plaise à contrecarrer nos désirs. Je prenais cependant patience ; vous me répétiez :

« — Le tout est d’atteindre Mar-Weï. Là est le premier poste en relations avec le réduit central, que je m’étais ménagé au cœur des Monts Célestes…

— Oui, murmura enfin. Dodekhan, comme se parlant à lui-même… Dans la pagode souterraine des Graveurs de Prière, j’avais établi télégraphe, téléphone, téléphote sans fils… Des postes disposés concentriquement me permettaient de jeter de ce point mes ordres sur la surface de l’Asie. J’avais tout prévu…

— Sauf la disparition de Oang, qui habitait ici, qui occupait ce premier poste.

Le jeune Maître du Drapeau Bleu secoua tristement la tête.

— Non, il y a autre chose. Log, ce traître, a dû changer les signaux, les appels convenus. La toile d’araignée, pour me servir de votre expression, la toile d’araignée… électrique que j’avais tissée pour la délivrance de l’Asie, est entre les mains de notre ennemi. Elle nous opprime, nous surveille, lui enseigne nos moindres mouvements.

— Vous le croyez ?

— J’en suis certain. Tous les accidents de route ont été préparés, voulus, pour nous retarder.

— Mais Log est prisonnier.

— Il doit avoir des lieutenants que j’ignore.

— Ah ! s’écria le duc avec un grand geste de menace, la peste étouffe les Sociétés secrètes, leurs manœuvres mystérieuses !

Et changeant de ton :

— Mais enfin tout le monde n’en fait pas partie, de ces Sociétés ?

Son interlocuteur l’interrompit :

— Vous autres, Occidentaux, ne pouvez soupçonner ce qu’est le groupement en Asie. Nous sommes dans le pays de l’arbitraire, des abus. L’individu isolé est fatalement broyé ; de là, la formation des groupes, véritables États dans l’État, qui substituent leur autorité à celle des fonctionnaires, et protègent leurs adhérents contre les exactions, les injustices, grâce à la terreur salutaire qu’ils inspirent. Sur les sept cent cinquante millions d’Asiates, quatre cents millions au moins sont ainsi groupés.

— Tant que cela ? vous plaisantez.

— Non, et vous me croirez lorsque je vous aurai dit que certaines Sociétés, celle du Poing Fermé, par exemple, compte soixante millions d’adeptes, après avoir englobé les anciens Taï-Pings et les Six Lotus… L’Éventail vert en avoue vingt-cinq millions. Le Cimeterre glorieux, qui a pris naissance dans l’Inde musulmane, commande à cent douze millions d’hommes… Deux mille sociétés : Masques d’Ambre, la Sibérienne, l’Afghan rouge, le Collier de Deehra, l’Or Veda, l’Éléphant de Jade, la Poussière de Darius… réunissent le reste. Voilà ce que mon père, ce que moi-même avions rattaché en un seul faisceau ; voilà ce que la trahison de ce misérable Log peut mettre en mouvement contre nous… Nous sommes deux fugitifs contre quatre cents millions d’ennemis, d’autant plus à redouter qu’ils nous sont individuellement inconnus. Et tout à l’heure, entendant votre question : « Que faire ? » j’ai gardé le silence parce que, la route des Monts Célestes nous étant fermée, je ne vois pas la conduite à tenir.

Puis, avec une énergie soudaine :

— Avant tout, il faut rester libres. Notre liberté sauvegarde celles qui sont restées à Kiao-Tchéou, elle évite les hécatombes sanglantes que rêve Log. Or, cette bague, dont vous parliez à l’instant, cette bague au chaton gravé nous protège. Nul n’oserait porter la main sur nous, sauf Log. Il est captif des Allemands ; nous ne le rencontrerons donc pas sur la route que nous choisirons. Toute la question est dès lors : quelle route choisir ?

Dodekhan regarda son compagnon avec surprise.

Le duc s’était dressé, et, la main en visière au-dessus des yeux, il semblait absorbé par le spectacle de la campagne environnante.

— Qu’est-ce donc ?

Il le comprit aussitôt. Au loin, sur la piste sillonnée d’ornières, zigzaguant à travers les terres, et que l’on dénomme « route », en pays chinois, un nuage de poussière s’élevait, se rapprochant rapidement.

— Un ennemi ! Les deux hommes prononcèrent ensemble ces quatre syllabes.

Mais, de suite, Dodekhan secoua la tête avec insouciance :

— Pas à redouter beaucoup… Quelque chose accourt vers nous. Quoi ? La poudre qu’il soulève ne me permet pas de le discerner ; seulement, il est certain que ce n’est point un détachement nombreux… et même…

— Et même, acheva Lucien, si j’en croyais mon expérience de chasseur…

— Dites ?

— Je croirais que le coureur est, sinon un chien, du moins un quadrupède d’un genre voisin.

Rassurés maintenant, ils continuèrent à fixer leurs regards sur les flocons poudreux dont les volutes roulaient vers eux.

— Ah çà ! grommela Dodekhan après un moment… aurait-on lancé un limier sur notre piste ?

— C’est précisément la question que je m’adressais.

— Ah ! vous remarquez…

— Que l’être suit absolument le chemin que nous avons suivi… Il a longé ce bouquet de bambous… que j’ai remarqués au passage… Tenez, à présent, il décrit une courbe qui va ramener vers ce treillage en espalier où j’ai cueilli une pêche… Tenez… tenez, que vous disais-je ?…

Très intrigués, les jeunes gens considéraient le nuage mouvant qui arrivait sur eux.

À présent, ils distinguaient vaguement une silhouette noire, imprécise dans le poudroiement soulevé par sa course. Tout disparut, masqué par les feuillages d’une plantation de tcha (arbustes à thé), dont les derniers arbrisseaux se dressaient à quelques pas de la cabane.

Et brusquement un animal jaillit des plantes, comme un projectile, décrivit une courbe dans l’air, s’abattit aux pieds du Turkmène. Celui-ci eut un cri :

— La panthère de Tzé !

On se souvient qu’il désignait, par ce dernier vocable, l’enfant abandonné que la population de Kiao-Tchéou avait baptisé du surnom de Master Joyeux. C’était vrai. Le félin haletant, tout frémissant encore de la course fournie, se tenait devant lui, le considérant de ses yeux à l’iris d’or.

— Un papier !

Autour du col du fauve, un parchemin roulé était soutenu par une étroite lanière de cuir. La panthère devenait un messager.

— Un pigeon voyageur du pays, plaisanta le duc, tandis que Dodekhan détachait l’étrange missive, sans que le porteur à quatre pattes fit un mouvement.

Mais à peine le Turkmène y eut-il jeté les yeux, qu’il poussa une exclamation désolée :

— Log est libre.

— Libre ! répéta le Français en pâlissant.

— Et les prisonnières lui ont été remises… De nouveau, il est le maître de celles qui sont notre âme.

Comme si elle avait compris l’angoisse des deux hommes, la panthère noire modula un miaulement plaintif.

— Qui vous avise ? balbutia enfin le duc.

— Ce brave petit Tzé.

— Lui ?

— Oui, écoutez.

Et d’une, voix abaissée, comme voilée par la tristesse, Dodekhan lut :

-----« Maître

« Zizi est une amie intelligente.
-----« Je la lance sur ta piste. Elle te joindra et te dira ce que tu dois savoir.
-----« Tu as donné l’ordre de restituer ce qui avait été pris aux Européens… Tous ont obéi, mais en arrivant à Kiao-Tchéou, les affiliés ont trouvé devant eux San, cet instrument aveugle de celui qui t’a volé ton commandement. »

— Ah ! gémit Lucien, je comprends.

— Oui, murmura le Maître du Drapeau Bleu. Ce San a appris aux pillards, non pas mon évasion… mais la captivité de Log. Si bien que cette tourbe armée a imposé la loi aux colons, aux soldats, dont les fusils, revolvers, sabres, avaient disparu en même temps que les habits.

— Je comprends. Log délivré… ma pauvre Sara !…

— Et aussi Mona, et aussi cette petite Japonaise sont redevenues ses captives. Il a quitté Kiao-Tchéou avec elles, il les entraîne vers le sud.

— Vers le sud ?

— Oui. Par bonheur, il n’a aucun soupçon contre mon brave petit Tzé. Voici ce que cet enfant a entendu.

Et reprenant sa lecture :

« Il a dit textuellement ceci :
.....« Les Allemands du Chan-Toung ont reçu un premier avertissement. La lettre signée : Duchesse de la Roche-Sonnaille, a été remise au gouverneur von Lap. C’est donc à la France que la diplomatie allemande en demandera raison.
.....« Maintenant nous allons, au nom de l’Allemagne, faire massacrer les Français qui occupent l’Indochine… Cela mettra le feu aux poudres européennes, et nous laissera toute liberté pour débarrasser le sol de l’Asie de ces barbares avides qui ont rêvé de se la partager. »

— Le misérable ! gronda Lucien.

— Attendez… je n’ai pas fini.

« Seulement, continua le Turkmène, il importe que les secrets de Dodekhan ne créent pas d’obstacles à mes desseins. Je veux donc que Dodekhan se livre volontairement à moi. Et il cédera, car je tiens son cœur. »

Le Turkmène acheva :

« Je lui infligerai de telles tortures, qu’il considérera comme un bonheur de me livrer, sans restriction, ce pouvoir qu’il ose me disputer…
.....«. Voilà, Maître, ce que j’ai entendu. Maintenant, avec une formidable escorte, Log se dirige vers le sud. Nous le suivons, les yeux ouverts, les oreilles attentives, car nous regardons, nous écoutons pour vous.
.....« Zizi sait suivre une piste. Elle vous guidera vers nous. Ayez confiance en cette bonne bête.
.....« Les hommes trahissent, les panthères sont fidèles.
.....« À vous, Maître, comme le riz est à l’eau.

« Signé : Tzé, Master Joyeux. »

Les jeunes gens s’entre-regardèrent. Enfin, le duc s’écria :

— Allons vers le sud.

Et son compagnon l’interrogeant du geste :

— Monsieur, reprit Lucien avec une gravité soudaine, nous nous connaissons depuis peu.

— En effet… et peu librement, pourriez-vous ajouter.

— Cependant mon estime n’a pas hésité… Je suis certain que vous, représentant d’idées, d’intérêts opposés à ceux d’Europe, vous qui, les circonstances y poussant, pourrez nous devenir un adversaire redoutable, vous resterez toujours un soldat ; vous ne serez jamais un assassin.

Vers lui, Dodekhan tourna son visage loyal et répondit simplement :

— Regardez-moi.

— Oh ! je ne questionnais pas, croyez-le. J’exprimais ma conviction, conviction qui me fit à l’instant vous proposer de diriger nos pas vers le sud, vers ce Tonkin où mes compatriotes sont menacés par les projets sanguinaires de Log.

Puissance de la loyauté !

Ce patriote asiatique consacrant, après son père, son existence à l’émancipation d’une partie du monde, émancipation dont la première conséquence était l’élimination de la puissance européenne, cet homme devenait l’ami d’un Français, d’un adversaire naturel de ses projets.

Et ces êtres qui, faute de se rencontrer, de se connaître, eussent peut-être été d’inconciliables ennemis, s’unissaient dans une pensée de générosité commune.

— Sauvons celles que nous aimons ; sauvons les Français du Tonkin du massacre que médite un misérable.

Le mouvement généreux qui, sur les bords du Rhin, avait poussé Lucien, Sara, à prêter assistance à un inconnu, ce mouvement fructifiait.

  1. En Chine, dans certaines rivières, on parque des huîtres et des moules d’une espèce particulière. Entre les coquilles on introduit des petites figurines d’étain que l’animal recouvre de nacre. C’est là une industrie bien chinoise qui fait vivre plusieurs millions d’individus.