Le Maître du drapeau bleu/p1/ch10

Éditions Jules Tallandier (p. 158-173).

X

UNE VILLE OU LE BLANC EST DE RIGUEUR



— Ça n’être bas du tout gombréhensiple !

La phrase fut soupirée, avec un ton étonné, compliqué de ce divin accent germanique, que célèbrent en vers inharmonieux les poètes d’outre-Rhin.

C’était dans l’hôtel du Gouvernement (Regierung), dans une salle spacieuse, et qui le paraissait d’autant plus qu’un seul meuble s’y trouvait, un lit, sur lequel à ce moment, coiffée d’un bonnet, une camisole passée sur la chemise de nuit, la respectable Flugelle von Lap, épouse du Haut Gouverneur pour l’Allemagne de Kiao-Tchéou, se frottait désespérément les yeux.

Assise sur son séant, elle poursuivit un instant cette opération, puis promena un regard inquiet autour d’elle.

— Ça être ingombréhensiple, fit-elle encore.

Et, après une seconde de réflexion :

— Tous les meuples, tapis, tapleaux, jisqu’à la bendule te la cheminée, tout tisparu, enlevé.

Elle secoua la tête.

— Tout ça était pourtant en blace, hier soir, quand che mé souis blongée dans le sommeil !

Un sourire distendit ses lèvres épaisses :

— C’être beut-être une calanderie de mon mari. Cé cher Pousse, ché lui ai dit que ch’aimais pas lé mobilier… alors comme cé mois-ci, il a réalisé du pénéfice sur les droits dé douane… oui, oui, c’est une calanderie té mon télicieux époux.

Puis, par réflexion :

— Seulement, il aurait dû remplacer les obchets en les vaisant enlefer.

Sur ce, elle sonna.

Le carillon électrique tinta dans le silence et s’éteignit.

Une minute se passa, sans que s’éveillât le moindre écho.

Non sans impatience, la grosse Allemande chargée d’embellir les jours du herr Gouverneur, sonna de nouveau.

Cette fois, une grosso voix meugla dans une salle voisine :

— C’est vous, Flugelle, qui carillonnez ainsi ?

Elle eut un cri de joie.

— Mais oui, Fousse, mon doux cœur… Je ne sais ce que fait Graübé, ma fille de chambre… Ces domestiques sont insupportables, ils font la grasse matinée.

Un véritable rugissement, partant de la pièce affectée au repos du Gouverneur, terrifia Fraü Flugelle.

— Pourquoi faites-vous un cri aussi féroce, cher Fousse ?

— Parce que c’est trop fort.

— Quoi est si fort que cela ?

— Ce déménagement.

— Vous dites ?

— Qu’il n’y a plus une chaise, un meuble dans ma chambre… La table de nuit même !

Cette réponse, à travers la cloison, médusa la sensible Flugelle.

Son bonnet prit un air éploré, sa camisole palpita, et sans avoir conscience de l’inutilité de la question, elle clama d’une voix aiguë :

— Ce n’est donc pas vous qui avez tout fait enlever chez moi ?

— Ah çà ! Flugelle, vous parlez à un bon Allemand ; il faudrait être bête comme les autres peuples pour agir de la sorte… Et vous dites que tous vos meubles ?…

— Venez voir, Fousse…

Un court silence… un nouveau rugissement fit vibrer la paroi séparative.

— Qu’avez-vous donc, cher Fousse ?

— J’ai… j’ai… que je n’ai plus rien… que je ne puis quitter mon lit.

— Vous ne voulez pas dire que les déménageurs ont emporté vos jambes ?

— Non certes, non… mais ils ont emporté les accessoires mis en honneur par la pudique et vertueuse Allemagne, à savoir : mes bottes, chaussettes, caleçons, pantalon, et cœtera.

— Tous nos vêtements alors ?…

— Tous, ils n’ont même pas laissé un chapeau pour abriter la nudité de mon crâne.

À mesure que le Gouverneur énumérait d’une voix de stentor les larcins dont il était victime, sa replète épouse constatait, avec des gestes de désespoir, qu’elle-même n’avait pas été épargnée davantage par les mystérieux voleurs.

Ses souliers à talons Louis XV, ses bas de soie couleur azur, son corset enrubanné de rose, jupons, corsage, s’étaient évanouis, envolés, jusques et y compris une superbe natte postiche, un tour de front frisotté et deux fausses dents, hippopotame garanti, montées sur or douze carats, lesquelles, par un instinct de prudence louable, la gouverneresse déposait chaque soir sur la table de nuit, en un verre empli d’un liquide antiseptique.

Cela devenait terrifiant.

Or, rien ne fait autant de plaisir aux gens épouvantés que le tintement d’une sonnerie électrique. Il semble que la vertigineuse trépidation du marteau corresponde aux vibrations affolées des nerfs.

Fraü Flagelle appuya furieusement sur le bouton d’appel.

Sans doute, herr Fousse opérait de même, car tout l’hôtel du Gouverneur retentit d’un carillon rageur.

Cela dura… il est impossible de le dire… Les sonneurs n’espéraient plus rien du vacarme ; ils le continuaient, par désespoir, faute d’une liberté d’esprit assez grande pour trouver une autre occupation.

Et ce fut pour l’opulente Mme  von Lap une stupeur de voir s’ouvrir la porte de sa chambre.

Mais elle ne regarda pas longtemps ; elle eut un gloussement étranglé de cobaye expirant et s’enfonça tout d’un coup dans son lit, les couvertures par-dessus la tête.

Sur le seuil, elle avait aperçu une forme blanche, ressemblant à s’y méprendre aux « revenants », personnages mal définis, généralement vêtus de blanc, qui résident dans les innombrables légendes que les Allemands rêveurs ressassent entre la chope et la choucroute.

Un revenant en plein jour ! C’était invraisemblable ; mais l’effroi d’une faible femme, pesât-elle cent kilos, ne raisonne pas.

Sous ses couvertures, à demi étouffée, Flugelle poussait des grognements terrifiés. Le spectre avait dû entrer, s’approcher du lit… car ses mains, ses mains de spectre, quelle horreur ! tiraient les draps.

Une secousse plus forte se produisit ; la digne épouse du gouverneur sentit que le fantôme avait plus de biceps qu’elle-même, les couvertures glissèrent ; sa face congestionnée éprouva le rafraîchissement de l’air libre.

Elle se crut perdue, morte… ou pis encore, et ferma les yeux pour ne pas se voir emportée vers les abîmes infernaux, par ce revenant inconnu, soudainement entré dans sa vie.

Mais, ô surprise ! ses oreilles, qu’elle n’avait point condamnées, entendaient ! Et elles entendirent une voix, agrémentée d’un suave accent allemand, qui susurrait :

Fraü, n’ayez pas de peur… si votre fidèle Gertrude n’a pas répondu de suite, c’est qu’on lui a fait une mauvaise farce… On lui a volé ses vêtements.

Quel soupir de soulagement !

Le fantôme était allemand, il avait l’organe de la fille de chambre, et on lui avait dérobé ses ajustements !

Flugelle ouvrit les yeux.

Mais oui, c’était bien Graübé, enveloppée dans un drap de lit ; chose toute naturelle, puisque la servante n’avait plus retrouvé ses jupes, corsage, chaussures… envolés comme les parures de ses maîtres, comme le mobilier, comme tout.

La brave Graübé levait d’ailleurs les bras au ciel :

— Ah ! on a tout pris aussi chez Fraü von Lap.

— Mais par les démons du Schwartzwald, l’hôtel du gouvernement a donc été dévalisé de fond en comble ?

Fraü Flugelle s’interrompit pour lancer un de ces petits cris d’effroi, qui semblaient s’étonner de jaillir d’aussi rotonde personne.

Un second fantôme venait d’apparaître à la porte de communication entre les chambres des époux.

Mais elle reconnut aussitôt le gouverneur Fousse, bien qu’il fût drapé dans une couverture de ton jaunâtre, à rayures roses.

— J’ai entendu votre conversation avec Graübé, mon doux cœur, dit-il. Cela m’a donné l’Idée de remplacer mon uniforme disparu par cette draperie à l’antique.

— Oh ! fit-elle avec admiration, vous semblez un Athénien descendu de la frise du Parthénon.

— Bien descendu, grommela-t-il avec un hochement de tête soucieux ; je ne vous cache pas que le moindre complet veston ferait bien mieux mon affaire.

Et avec un soupir :

— Enfin… cette tenue antique ne choque pas la bienséance… Je vais pouvoir me pencher à la fenêtre.

— À la fenêtre ?

— Pour prier le premier passant de courir chez Silberman, Bichwack et Moolus, les dépositaires de confections, afin qu’ils nous apportent un lot de vêtements plus appropriés à notre situation.

Herr von Lap se cambra, dans sa couverture, qu’il qualifia in petto de l’appellation plus noble de « toge », puis alla vers la croisée.

Il ouvrit sans hâte, en homme vraiment fort, et regarda dehors.

La place du Gouvernement se montra déserte à ses yeux.

En face de lui se dressait la caserne de la compagnie de garnison ; à côté, la villa à clochetons hétéroclites servant d’abri au recteur, chef suprême du protestantisme à Kiao-Tchéou.

De l’autre côté de la place, le temple pointait vers le zénith son clocher aigu, d’un gothisme moderne du plus comique imprévu.

Les vides étaient comblés par l’hôtel des postes, la douane centrale et quelques habitations particulières.

— Ah çà ! bougonna le Gouverneur, on croirait que toute la ville dort encore.

Quelle heure est-il ? Insinua Flugelle, qui s’était glissée hors de son lit et que Graübé enroulait dans un drap.

— Ma montre est partie avec mes habits… mais je pense distinguer à l’horloge des Postes que sept heures vont sonner.

— Sept heures et personne dehors ?

— Personne.

Du coup, Fraü von Lap courut rejoindre son époux avec la légèreté d’une Atalante obèse. C’était vrai.

Pas un être vivant sur la place ; pas un dans les rues adjacentes.

— Et pourtant on est sorti… Voyez, toutes les portes, toutes les fenêtres sont ouvertes !

La remarque émanait de Graübé… D’un seul regard, le ménage gouvernant en reconnut l’exactitude.

— Que se passe-t-il donc ?

— La population a-t-elle été frappée en masse d’aliénation mentale !

Ces interrogations anxieuses sifflèrent sur les lèvres des trois personnages.

Mais Graübé poussa une exclamation dont tressautèrent ses auditeurs.

— Qu’est-ce ?

— Oh ! Fraü, ne portez pas vos yeux vénérés du côté de la caserne.

— Pourquoi ?

— Parce que le factionnaire monte sa garde d’une façon très incivile, ou plutôt… il ne la monte pas, si bien que sa tenue n’est pas civile, mais qu’elle n’est pas non plus militaire.

Nonobstant l’avertissement de la servante, les quatre yeux des époux von Lap se portèrent sur la guérite aux couleurs allemandes, dressée auprès de la porte de la caserne.

Les deux bouches s’ouvrirent en O stupéfait. Le factionnaire était assis, adossé à ladite guérite, la tête penchée sur l’épaule, dormant de ce sommeil du juste, que la discipline guerrière ne tourmente pas.

Mais, par exemple, sa tenue… Ah ! c’était une tenue que la théorie du Service de Place n’a jamais prévue. Il avait bien sur le chef le casque colonial d’uniforme, mais cet emblème de la civilisation ne pouvait masquer l’absence totale des autres effets d’habillement.

L’homme était bel et bien en chemise, ce qui passerait peut-être pour une tenue de parade dans une armée nègre, mais paraîtra probablement toujours insuffisant dans les cohortes européennes.

Mein Gott ! bredouilla Flagelle.

Sakrament ! riposta Fousse.

Et tous deux avec un ensemble peignant une surprise immodérée :

— Si la garde veille en dormant et en chemise !…

À ce moment, la porte du « recteur » livrait passage

à un Arabe, du moins les curieux le pensèrent d’abord, en présence de cette silhouette enveloppée d’un long burnous… Mais un examen plus attentif leur révéla que le burnous était un couvre-lit et l’Arabe le recteur en personne, bon Allemand de Kœnigsmark.

— Eh ! monsieur le Recteur !

À cet appel de von Lap, le saint homme s’arrêta net.

— On vous a volé aussi ?…

— Je ne sais si je suis volé, aussi, monsieur le Gouverneur, mais je puis assurer que je le suis complètement, ainsi que mon épouse, mes cinq filles et mes sept garçons.

— Quoi ?

— Tout ! tout ! monsieur le Gouverneur… Il ne nous reste plus que nos yeux pour pleurer.

— Et qu’allez-vous faire ?

— Appeler les fidèles à notre secours, et pour cela, sonner le tocsin.

— Voilà une bonne idée… sonnez, sonnez… que je ne vous retienne pas.

Et tandis que le recteur, quelque peu empêtré dans sa couverture, se dirigeait vers le temple, Fousse disait à sa moitié :

— C’est un homme d’idées, ce recteur… Le tocsin va faire accourir toute la ville, et nous trouverons un homme de bonne volonté pour aller commander nos habits.

— Ne trouvez-vous pas étrange ces vols ici, là-bas, à la guérite ? interrogea rêveusement Flugelle.

Von Lap n’eut pas le loisir de répondre. La petite cloche du temple entrait en branle, jetant aux échos l’appel rythmé du tocsin.

Et boum, ding, don, le sonneur s’en donnait à cœur joie. Tout à coup, les époux von Lap, leur suivante rugirent des onomatopées ahuries.

Pas un habitant ne se montra sur la voie publique, mais à toutes les croisées surgirent des têtes coiffées de madras, foulards, serre-tête, bonnets de coton, et ces figures effarées, contractées, masquées de stupeur et de colère, surmontaient des corps uniformément enveloppés de draps de lit ou de couvertures !

— Ah çà ! clama le Gouverneur ahuri, est-ce que toute la population aurait été pillée comme nous ?

— Oh ! protesta Flugelle… Comment croire à un cambriolage de cette envergure ! En pays français, ce serait possible ; mais en territoire allemand, la police est trop bien faite.

Mais la surprise volait du palais du Gouvernement aux habitations particulières. Aux fenêtres, les gens s’exclamaient, agitaient les bras, s’interpellaient, n’interrompant leurs manifestations affolées, que pour rattraper leurs couvertures que cette gymnastique faisait glisser de leurs épaules.

Pour brocher sur le tout, voilà que, sur la place, débouche, festonnant comme un homme ivre, un soldat. Et celui-ci est en uniforme.

Un cri de réprobation ébranle l’atmosphère. Tous les gens en chemise considèrent comme une injure personnelle la présence de cet individu possédant une vareuse, un pantalon, des chaussures. Tous l’envient et le honnissent.

Ce tumulte étonne l’ivrogne.

C’est un musicien, un « fifre ». Chacun sait que les instruments à vent développent chez les instrumentistes une soif inextinguible.

Le fifre, Hermann de son nom, n’échappe pas à cette règle immuable. Il a déguerpi, la veille, après la soupe (cinq heures), et a passé la nuit dans une maison amie, à faire passer, sur les muqueuses de son gosier altéré, des liquides variés.

Il comptait rentrer sans bruit à la caserne, en observant le plus strict incognito, et patatras… toute la ville semble l’attendre à la croisée.

C’est ridicule une célébrité pareille. Elle souligne sa faute, elle se traduira par un nombre respectable de jours de prison. Impuissant à crier aussi fort que la population de la cité, le titubant militaire a une inspiration de génie.

Il brandit son fifre, porte l’embouchure à ses lèvres, et en tire un son aigu, perçant, exaspéré, qui domine tous les bruits.

Mais il s’arrête brusquement. Du palais du Gouvernement, la voix de Herr Fousse von Lap bondit jusqu’à son ouïe :

— Fifre Hermann !

— Herr Gouverneur, balbutie le pauvre diable, dégrisé en reconnaissant son supérieur.

Et en aparté, il murmure :

— Ce que ça va chauffer !

Mais sa face désolée s’éclaire, une joie intense frise ses lèvres, brille en ses yeux, rutile sur son nez. Sans un reproche, sans une menace, son haut interlocuteur a laissé tomber cet ordre :

— Sifflez le rassemblement.

— Le rassemblement, bien, Excellence.

Ravi, transporté, il souffle à toute haleine dans son fifre, qui égrène les modulations appelant la milice aux armes et sur les rangs.

Ah ! sapristi, il ne soupçonnait pas le coup de théâtre qu’il allait provoquer[1].

Par les croisées ouvertes de la caserne jaillissent au dehors des cris, des jurons, des hurlements. Le fifre appelle toujours.

Alors des voix autoritaires retentissent :

— Quatre jours de consigne !

— À la salle de police, ce soir.

— Ça m’est égal… répondez au ralliement…

Puis un brouhaha, le tintamarre d’une course éperdue… et enfin le portail, auprès duquel se dresse la guérite aux couleurs teutonnes, vomit sur la place cent cinquante soldats qui se bousculent, s’alignent, s’efforcent de prendre l’air martial de parade, nonobstant leur uniforme inusité.

Tous sont seulement revêtus de la chemise d’ordonnance.

Hermann est tellement surpris qu’il pense avaler non fifre. Il interrompt sa mélodie, et la gorge sèche, l’ivresse obscurcissant son jugement :

— Tonnerre ! murmure-t-il… on a changé la tenue pendant mon absence… Si l’on remarque la mienne, je suis perdu.

Avec un empressement terrifié, il arrache son dolman, son pantalon, les jette au loin, et… Et, oublieuse de la discipline, de l’alignement… toute la troupe se précipite à quatre pattes, se roule sur le sol, se bourre et s’invective, chacun cherchant à s’emparer de ces effets d’habillements, manne tombant du ciel devant ces guerriers en chemise.

La force armée de Kiao-Tchéou pouvait enfin disposer d’un dolman et d’une culotte pour cent cinquante miliciens, soldats et gradés !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cependant Sara et ses deux jeunes amies tenaient conseil.

Le résultat fut que la petite duchesse rentra dans la maison, d’où toutes trois étaient sorties avant la rencontre de master Joyeux. La Parisienne repoussa les battants de la fenêtre et, s’asseyant en arrière, elle parut guetter.

Mona et Lotus-Nacré, elles, remontèrent la rue, se dirigeant vers la place du Gouvernement.

Seule Sara songeait. Singulière chose que la vie, qui la condamnait à un voyage de noces aussi mouvementé !

Enfin ! peut-être Dodekhan, Lucien allaient-ils reconquérir leur liberté… et alors… alors, — un sourire passa sur les traits de la vaillante Parisienne, — l’aventure aurait eu du bon, puisqu’elle avait permis aux époux, unis sans se connaître, de s’apprécier, de se comprendre.

Il n’est point de plaisir sans peine, à plus forte raison, il n’est point de bonheur. En somme, la peine aurait été minime pour s’assurer une existence heureuse !

Elle en était là de ses réflexions, empruntées à une douce philosophie, quand des pas sonnèrent sur la chaussée.

Vite, elle écarta les rideaux. Une rougeur monta à ses joues.

Elle apercevait Lucien, marchant auprès de Dodekhan. Et menaçant, gesticulant, Log les accompagnait. En arrière, venait la mignonne Sourire, dont la figure pâlie rayonnait d’une joie intérieure, dont les yeux se fixaient avec une expression de tendresse indéfinissable sur la panthère noire qui trottait à côté d’elle… Des Célestes, affiliés à la secte des Masques d’Ambre, encadraient à distance les prisonniers.

Sourire allait seule, toute à un doux rêve.

Elle avait bien pleuré depuis le départ de Joyeux, mais tout à l’heure, le retour de Fred, une baguette dans la gueule, lui avait rendu la vie.

La baguette… magique vraiment, lui avait dit :

— Ton petit compagnon de misère a échappé au danger. Comme Zizi elle-même, il est sorti sain et sauf de l’aventure terrible où il s’était engagé.

Quelque chose chantait en elle. Au fond de sa misère, une fleur s’épanouissait, et des larmes pleines de rire montaient à ses yeux sombres.

— Du reste, Log avait accordé peu d’attention à la fillette et à son ami à quatre pattes. Un souci plus grave le hantait.

— Oui, grondait-il, tu triomphes, Dodekhan. Cette nuit, la population allemande de Kiao-Tchéou devait mourir, je l’avais condamnée… J’avais envoyé les ordres que je croyais suffisants…

Et le prisonnier haussant les épaules sans répondre, Log reprit avec une colère croissante :

— Mais tu m’as trompé. Je croyais que tu m’avais confié tous les secrets de ton organisation des Sociétés secrètes asiates… Je vois qu’il n’en est rien… Tu as conservé par devers toi des formules mystérieuses… Faute de les connaître, la mort, qui était ma volonté, s’est transformée en sommeil et en pillage… tu m’as menti.

— Non, réplique Dodekhan avec un sourire.

— Tu oses dire…

Le jeune homme l’interrompit dédaigneusement :

— Je dis que le Maître ne doit pas sa confiance à l’esclave… qu’il ne le trompe pas en lui fermant sa pensée, et qu’il s’applaudit de sa réserve en voyant de quelle façon agit le traître qui ose se plaindre.

Log grinça des dents.

— Ah ! tu essaies de le prendre de haut, et tu oublies que je puis broyer ton cœur !

Son interlocuteur haussa les épaules.

— Va, va, poursuivit le géant, ton dédain ne saurait m’atteindre. Sais-tu où je te conduis, à cette heure ? Chez le gouverneur allemand de cette ville.

— Je le veux bien.

— Je t’accuserai d’être le chef des pillards…

— C’est le droit de l’esclave de calomnier son maître… mais le maître peut se défendre.

— Tu ne te défendras pas.

— Parce que ?

— Parce que Mona est en mon pouvoir, et qu’une seule parole de toi la condamnerait à la torture.

Un voile se répandit sur les traits du jeune homme, son regard noir s’éteignit en un brouillard.

— Eh bien, reprit durement Log, tu ne me braves plus… tu comprends que l’esclave, — il souligna le mot d’un ricanement, — que l’esclave commande… Tu peux sauver l’otage précieux pour qui tu trembles ; tu peux éviter la potence, car les Allemands, qui pillent si volontiers les autres, sont intraitables quand on les vole… tu peux trouver dans la tendresse un bonheur moins brillant, mais plus certain que celui du Maître du Drapeau Bleu.

Il fit une pause, puis lentement, détachant les syllabes, comme pour les faire pénétrer plus profondément dans le cerveau de son interlocuteur :

— Dis-moi les signes secrets convenus avec les Sociétés que tu as groupées en faisceau.

Dodekhan secoua énergiquement la tête.

— Tu refuses.

— Prends ma vie, prends celle de ceux que j’aime… Ceci est l’œuvre de mon père, ceci ne m’appartient pas.

— Réfléchis.

— Le devoir n’a pas besoin de réflexions.

— Soit. Seul, en prison, tu verras les choses sous un autre jour… Tu ne crois pas à l’exécution de mes menaces… Tout à l’heure, ce doute ne subsistera plus… et si, dans trois fois vingt-quatre heures, tu n’as pas consenti, je te laisserai pendre… et je poursuivrai mon œuvre de vengeance, en me passant des choses mystérieuses que tu prétends emporter avec toi.

Et narquoisement féroce :

— J’en sais assez pour prouver ma haine aux gens d’Europe !

Tout à ses tentatives d’intimidation, il dépassa sans s’arrêter la maison qui abritait la duchesse.

Il ne vit pas Fred tomber en arrêt devant le logis, appuyer ses pattes sur le rebord de la croisée dont les rideaux cachaient Sara. Pas davantage, il ne remarqua que miss Sourire, étonnée par la pantomime expressive de l’intelligent animal, se rapprochait elle-même de la fenêtre.

Et vraiment ce fut dommage pour lui, car les châssis vitrés tournèrent sans bruit. Dans l’entre-bâillement se glissa la tête mutine de la duchesse, qui confia vivement à la fillette les paroles de master Joyeux.

Sourire inclina la tête.

— Derrière l’entrepôt, bien…

Elle s’éloigna aussitôt, rejoignit le groupe et, insensiblement se rapprocha de Dodekhan.

La duchesse les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu.

Alors elle enjamba la fenêtre, et se dirigeant vers la rue où s’était engouffrée tout à l’heure la voiturette de Joyeux :

— Allons, dit-elle, aux Entrepôts… s’il réussit à y arriver, il faut qu’il parte… Lui en sûreté, je ne crains plus rien, plus rien !

Elle avait à peine parcouru cinq cents mètres quand le tocsin tinta dans l’air. C’était la cloche du temple appelant les fidèles au secours de leur recteur.

— Ah ! fit encore la jeune femme, un incendie sans doute.

Et elle poursuivit sa route, sans se douter que ces sons du bronze sacré venaient de permettre a miss Sourire de murmurer à l’oreille de Dodekhan quelques mots qui l’avaient fait tressaillir.

L’enfant, profitant de ce que l’attention de Log était attirée par le carillon inattendu, avait prévenu le captif de ce qui se tramait pour son évasion.

La petite troupe débouchait sur la place du Gouvernement, et son apparition était saluée par une unanime imprécation.

L’ordre s’était rétabli dans la milice. La vareuse et le pantalon du fifre Hermann avaient fini par devenir la propriété de deux sous-officiers (unter-offizier), qui, abusant de leur grade et de leur faculté dispensatrice de punitions prévues par le code militaire, s’étaient fait attribuer les vêtements en litige et paradaient majestueusement en serre-file, l’un les jambes couvertes, l’autre les jambes nues, mais incontestablement supérieurs à leurs subordonnés, par le fait de leur moitié d’uniforme.

À leur fenêtre, herr Gouverneur, la ronde Flugelle et la fille de chambre Graübé dominaient la garnison.

— Gouverneur… s’écria Log, pointant son index accusateur vers ses prisonniers.

Il ne put continuer.

Herr Fousse von Lap s’était retourné vers l’intérieur de la chambre.

Au fond, deux jeunes filles, invisibles de la place, se tenaient, toutes pâles, les mains enlacées. C’étaient Mona et Lotus-Nacré.

Elles firent un signe affirmatif de la tête.

Les cheveux d’or de la gentille Russe, les tresses d’ébène de la charmante Nippone s’abaissèrent en un mouvement gracieux et volontaire.

Et le gouverneur, se penchant en dehors, étendit le bras comme s’il brandissait un sabre imaginaire, puis hurla :

Vorwarts ! (En avant) !

Alors se déchaîna l’inattendu.

Les cent cinquante miliciens, dans leur tenue ultra-Sportive, où rien ne gênait la liberté de leurs mouvements, s’élancèrent comme un seul homme.

En une seconde, Log, malgré sa vigueur exceptionnelle, ses dix matelots, en dépit de leurs armes, furent bousculés, renversés, bâillonnés.

Et cependant, un groupe d’assaillants enveloppait Dodekhan et Lucien, les entraînait dans une rue adjacente, et les abandonnait là, avec ces mots stupéfiants :

— Filez vite… derrière l’Entrepôt… une automobile vous attend.

Déjà prévenus par miss Sourire, les deux prisonniers ne perdirent pas un temps précieux à chercher à comprendre… Le Gouverneur, la force publique semblaient vouloir coopérer à leur évasion, ils devaient au moins montrer leur bonne volonté.

Pour ce, ils s’élancèrent à toutes jambes dans la voie qui s’ouvrait devant eux, bientôt rejoints par la petite fille et la noire panthère Fred, qui prirent la tête comme pour guider les fugitifs.

L’aventure, en somme, s’expliquait aisément.

En quittant Sara, Mlles  Labianov et Ashaki avaient gagné l’hôtel du Gouvernement. Elles y avaient pénétré sans que personne entravât leur marche, et ainsi, elles étaient arrivées jusqu’à la chambre où le couple von Lap, la fidèle Graübé, se démenaient à la croisée.

Un instant de trouble, puis des explications.

Filles des plénipotentiaires de Russie et du Japon, les jeunes personnes avaient été crues sur paroles, lorsqu’elles avaient affirmé que le chef des bandits était un certain Log, impudent coquin, actuellement en marche vers Kiao-Tchéou, pour offrir à la vindicte publique deux innocents, dont le seul crime était de s’être opposés à ses projets spoliateurs.

Et quand elles ajoutèrent que ces victimes de la probité pourraient contraindre les voleurs à restituer, si on leur permettait de rejoindre une automobile attendant leur venue en arrière des bâtiments de l’Entrepôt, von Lap avait aussitôt donné les ordres nécessaires pour capturer le coupable et libérer les captifs.

Les trois faibles petites femmes, comme Sara désignait tout à l’heure et elle-même et ses jeunes amies, venaient de remporter une première victoire sur Log, Maître des Masques d’Ambre, presque Maître du Drapeau Bleu.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Là-bas, derrière les bâtiments de l’Entrepôt, une lutte de générosité s’engageait. La voiturette, ainsi que l’avait remarqué master Joyeux, pouvait tout juste transporter deux voyageurs.

Et Lucien se refusait à partir avec Dodekhan, en laissant Sara dans la ville. Mais elle parlait :

— Actuellement, Log est prisonnier. Nous n’avons rien à craindre. Fût-il libre, d’ailleurs, que nous resterions des otages, grâce à qui il espérerait pouvoir agir sur toi, sur cet ami mystérieux, dont nous avons épousé la cause.

— Non, non, viens. Nous te trouverons un asile à peu de distance.

— Je ne saurais quitter ainsi Mona, Lotus-Nacré, qui ont si adroitement travaillé à votre délivrance.

Elle, le poussant, Dodekhan, le tirant, le duc se trouva installé sur la voiturette. Et brusquement, le Maître du Drapeau Bleu actionna l’appareil. Lucien eut un cri :

— Sara !

Elle porta les mains à ses lèvres ; dans le baiser envolé, elle jeta ces paroles :

— Vous nous délivrerez bientôt.

La voiturette s’éloigna, fut cachée par l’angle d’un bâtiment. Alors deux grosses larmes roulèrent lentement sur les joues de la petite duchesse.

Avec un accent impossible à rendre, elle murmura :

— Jusqu’ici j’ai bien critiqué la morale du lycée… Cette fois je l’applique. Je me sacrifie noblement au salut d’un autre.

Puis, après un silence, un sourire mutin perçant à travers ses pleurs :

— Il est vrai que cet autre est le meilleur de moi-même.

Et, déjà maîtresse de son émotion, sa nature décidée retrouvant tout son ressort, elle porta ses regards sur les enfants, artisans modestes de tout ce qui venait de s’accomplir :

— Maintenant, chez le gouverneur.

Tous deux s’inclinèrent en silence, et dans les pas de Mme  de la Roche-Sonnaille, les panthères trottant sur leurs talons, ils reprirent le chemin de la place du Gouvernement.

  1. Cette situation incroyable s’est produite à Tao-Toung où, durant une nuit, la société secrète de l’Éventail Jaune cambriola totalement la bourgade.