Le Maître de la terre/Livre I/I

Traduction par Théodore de Wyzema.
Perrin et compagnie (p. 17-44).

LIVRE PREMIER

L’AVÈNEMENT

En ce temps s’élèveront beaucoup de faux prophètes qui séduiront un grand nombre de personnes,

Et, parmi le développement de l’iniquité, la charité de plusieurs se refroidira…

Et l’on verra paraître des faux Christs en même temps que des faux prophètes et ils feront de grands prodiges, et montreront de grands signes, au point d’induire en erreur les élus même, si la chose était possible.

(Évangile selon saint Mathieu,
     xxiv, 11, 12 et 24).

CHAPITRE PREMIER

i

Olivier Brand, le nouveau député de Croydon, était assis dans son cabinet, les yeux tournés vers la fenêtre, par-dessus son élégante et légère machine à écrire.

Sa maison se dressait à l’extrémité de l’une des crêtes des anciennes montagnes du Surrey, maintenant tout entaillées et creusées de tunnels, de telle sorte que, seul, désormais, un communiste pouvait y trouver un spectacle un peu réconfortant. Immédiatement au-dessous de la vaste fenêtre, le sol descendait en pente rapide environ cent cinquante pas, pour aboutir à une haute muraille ; et, au delà, le monde créé par l’homme s’étendait triomphalement à perte de vue. Deux larges voies, enfoncées à vingt pieds sous le niveau du sol, se rencontraient, brusquement, pour former désormais une voie unique. Celle de gauche était la Première Ligne de Brighton, celle de droite la Ligne de Tunbridge. Chacune d’elles était partagée, sur toute sa longueur, par un mur de ciment ; d’un côté, sur des rails d’acier, couraient les tramways électriques, tandis que l’autre était réservé au passage des voitures automobiles, se divisant, à leur tour, en trois catégories : d’abord les voitures de l’État, dont la vitesse était de deux cents kilomètres à l’heure ; en second lieu les voitures particulières, qui n’avaient pas le droit d’aller à une vitesse de plus de cent kilomètres ; et enfin la Ligne Nationale Populaire, d’une vitesse de cinquante kilomètres, avec des arrêts réguliers de cinq en cinq kilomètres. Et c’est de ce côté aussi, parallèlement au parcours des automobiles, que s’allongeaient les deux voies réservées aux piétons, aux cyclistes et aux cavaliers.

Derrière l’énorme espace occupé par ces routes, s’ouvrait une plaine infinie de toits, avec de petites tours, çà et là, pour marquer les édifices publics, depuis le district de Caterham, sur la gauche, jusqu’à Croydon, à peu près en face : tout cela clair et brillant dans l’atmosphère sans fumée ; et, plus loin encore, à l’ouest et au nord, les basses collines suburbaines se détachaient sur un ciel bleuâtre d’avril.

Ce paysage était singulièrement silencieux, en comparaison du mouvement continu qui le remplissait ; à l’exception du frisson bourdonnant des rails d’acier, lorsqu’un train passait, et, par instants, de l’exquise résonance des grands moteurs aériens, on n’entendait, dans le cabinet d’Olivier, absolument rien d’autre qu’un murmure étouffé et confus, qui imprégnait doucement l’air, comme le murmure des abeilles dans un jardin. Olivier, d’instinct, aimait tous les signes de la vie humaine, toutes les traces de travail ou de récréation ; et il regardait, dans l’atmosphère transparente, avec un sourire vaguement rêveur. Mais bientôt il serra les lèvres, remit les doigts sur les touches de sa machine à écrire, et poursuivit la rédaction du discours qu’il préparait.

Il y avait deux ans que, s’étant marié, le jeune député avait loué à l’État cette petite maison, située très heureusement à tous points de vue. Construite dans un angle de l’une de ces vastes toiles d’araignées qui recouvraient, à présent, tout le pays, elle était assez voisine de Londres pour ne lui coûter que fort peu, — car toutes les personnes riches s’étaient retirées au moins à cent kilomètres du cœur affairé de l’Angleterre ; — et, cependant, elle était aussi calme qu’il pouvait la désirer. D’un côté, Olivier se trouvait à dix minutes du Parlement, de l’autre à vingt minutes de la mer ; et l’arrondissement électoral qu’il représentait s’étalait devant lui, comme une carte ouverte. Sans compter que, en cinq minutes de plus, il pouvait se transporter à la grande Station Terminus de Londres, où il avait à sa disposition les premières lignes d’État allant dans tous les sens. Pour un homme politique de fortune modeste, et souvent appelé, comme il l’était, à parler à Édimbourg, tel lundi, et à Marseille le lendemain mardi, il était aussi commodément logé que personne, peut-être, de sa condition.

C’était un homme de figure éminemment agréable et sympathique, à peine âgé d’une trentaine d’années, les cheveux noirs, coupés de près, les yeux bleus, petits, mais d’une expression à la fois virile et attirante, la peau blanche et fine. Ce jour-là, en particulier, il paraissait extrêmement satisfait de soi-même et de toutes choses. Ses lèvres remuaient légèrement, pendant qu’il écrivait, ses yeux frémissaient d’excitation ; et souvent il s’arrêtait, de nouveau, pour considérer distraitement la perspective qui s’ouvrait devant lui.

On frappa à la porte ; un homme, d’âge moyen, entra, portant une liasse de papiers, déposa les papiers sur la table, sans dire un mot, et fit mine de vouloir s’éloigner. Mais Olivier, d’un signe, l’invita à rester.

— Eh ! bien, monsieur Phillips ?

— Il y a des nouvelles de l’Orient, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier posa la main sur les papiers.

— Un message complet ? demanda-t-il.

— Non, monsieur : la communication s’est interrompue, une fois de plus ! Mais le nom de Felsenburgh est encore mentionné !

D’un geste rapide, Olivier souleva la lourde liasse de feuilles imprimées, et se mit à les parcourir.

— La quatrième feuille, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier secoua la tête d’un geste d’impatience ; et M. Phillips, comprenant le désir de son chef, se hâta de sortir.

La quatrième feuille du courrier, imprimée en rouge sur papier vert, sembla absorber profondément l’attention d’Olivier : car il la relut deux ou trois fois, adossé dans son fauteuil. Puis il soupira, puis, de nouveau, regarda vers la fenêtre.

Tout a coup, la porte se rouvrit, et une grande et svelte jeune femme apparut.

— Eh ! bien, mon chéri ? demanda-t-elle.

Mais Olivier hausse les épaules, d’un air mécontent.

— Rien encore de définitif ! répondit-il. D’ailleurs, écoute ceci !

Il reprit la feuille verte, et commença de la lire tout haut, pendant que la jeune femme s’asseyait sur le rebord de la fenêtre, auprès de lui.

C’était vraiment une créature charmante, cette jeune femme, avec des yeux gris sérieux et ardents, des lèvres rouges pleines de santé, et un port de tête et d’épaules infiniment gracieux. Elle avait traversé lentement la pièce, et maintenant venait de s’asseoir, dans son ample robe brune, avec une attitude à la fois toute simple, délicate, et noble. Et, les yeux étincelants de curiosité, elle écoutait la dépêche que lisait son mari :

« Irkoutsk, 14 avril. — « Hier — comme — les jours passés. — Mais — bruit — d’une — défection — du parti — suffite. — Les troupes — continuent — se rassembler. — Felsenburgh — a parlé — devant — foule — tongouse. — Avant-hier, — attentat — anarchiste — contre le — Lama. — Felsenburgh — parti — pour — Moscou. — Il veut… »

— Voilà, et puis rien d’autre ! ajouta Olivier, — d’un ton très ennuyé. — La communication s’est de nouveau interrompue !

— Mais qu’est-ce que c’est donc que ce Felsenburgh ? interrogea la jeune femme.

— Ah ! ma chère enfant, voilà ce que le monde entier est en train de se demander ! On ne sait rien de lui, jusqu’à présent, si ce n’est que, au dernier moment, il a été admis à faire partie de la délégation américaine envoyée en Orient. Le Herald a bien publié sa biographie, l’autre jour ; mais tous les faits que contenait l’article ont été démentis. Ce qui est sûr, c’est que Felsenburgh n’est encore qu’un tout jeune homme, et qui a vécu dans une obscurité complète jusqu’à présent.

— En tout cas, le voici bien sorti de son obscurité ! observa la jeune femme.

— Oh ! certes. On dirait vraiment que c’est lui qui dirige toute l’affaire ! Jamais les dépêches ne font mention des autres. Quel bonheur, au moins, qu’il soit du bon parti !

— Mais toi, que penses-tu de tout cela ?

Olivier, qui avait tenu les yeux fixés sur elle, détourne son regard vers l’horizon.

— Je pense que tout va dépendre de ces jours prochains ! répondit-il. Il n’est point douteux que, depuis cinq ans déjà, l’Orient s’est préparé à attaquer l’Europe. L’intervention de l’Amérique, seule, l’a retenu ; et voici maintenant une dernière tentative pour l’arrêter ! Mais pourquoi est-ce ce Felsenburgh qui se trouve à la tête de l’entreprise nouvelle…

Il s’interrompit un moment, puis reprit :

— Assurément, ce doit être un linguiste extraordinaire ! Voici, peut-être, la dixième nation devant laquelle il parle ! En vérité, je me demande qui cela peut bien être !

— N’a-t-il pas un prénom ?

— Julien, je crois. L’un des messages l’appelait ainsi.

— Et que fait le gouvernement ?

— Au travail nuit et jour, ici comme dans le reste de l’Europe. Si la guerre se produit, ce sera une catastrophe effroyable !

— Vois-tu quelque chance qu’elle soit évitée ?

— Des chances, répondit lentement Olivier, j’en vois deux : l’une, c’est que l’Orient ait décidément peur de l’Amérique ; l’autre, c’est qu’on puisse le persuader de se tenir tranquille par humanité. Car enfin, si ces peuples d’Orient parvenaient à comprendre que la coopération est l’unique espoir du monde… Mais, avec ces maudites religions dont ils ont l’esprit saturé !…

La jeune femme soupira, et, se détournant aussi, considéra la vaste étendue de toits, sous la fenêtre.

En effet, la situation était infiniment sérieuse. Cet énorme empire d’Orient, consistant en une fédération de nombreux États, sous le pouvoir du Fils du Ciel, rendue plus solide encore par la fusion récente des dynasties japonaise et chinoise, — n’avait point cessé de consolider ses forces et de prendre conscience de son pouvoir, durant les trente-cinq années dernières ; depuis le jour, surtout, où il avait mis ses maigres mains jaunes sur l’Australie et l’Inde. Et, pendant que le reste du monde apprenait à se pénétrer de l’inanité de la guerre, les races d’Orient n’avaient pensé qu’à la guerre. On pouvait s’attendre, maintenant, à voir toutes les civilisations des siècles passés replongées, une fois de plus, dans le chaos.

Pour Olivier, cette perspective d’avenir était, littéralement, affolante. Tandis qu’il regardait par sa fenêtre, et voyait s’étaler paisiblement devant lui l’immensité de Londres, tandis que son imagination parcourait l’Europe, et partout y découvrait la même victoire définitive du sens commun et du fait sur les fables insensées du christianisme, la pensée lui semblait intolérable de la simple possibilité que tout cela fût de nouveau balayé, remplacé par le tourbillon barbare des sectes et des dogmes : car tel était le résultat certain d’une intervention de l’Orient en Europe. « Le catholicisme lui-même revivrait ! » se disait Olivier : cette religion singulière qui avait brillé d’un nouvel éclat autant de fois que la persécution avait été sur le point de l’éteindre ; et, entre toutes les formes de religion, le catholicisme était, aux yeux d’Olivier, la plus grotesque et la plus avilissante. Très loyalement, il s’effrayait de cette perspective, bien plus encore que de l’effusion de sang qui inonderait l’Europe, si l’empire d’Orient réalisait son projet. Comme il l’avait dit vingt fois à Mabel, il ne gardait qu’un espoir, au point de vue religieux : c’était que le panthéisme quiétiste, qui, pendant tout le vingtième siècle, avait fait des pas de géant aussi bien dans l’Est que dans l’Ouest, parvint, un jour, à réfréner la frénésie mystique qui animait les fraternités orientales. Aussi bien, le panthéisme était-il sa propre foi. Pour lui, « Dieu » était la somme, toujours en développement, de la vie créée, et l’unité personnelle de chaque individu formait un élément de cet être divin. D’où il concluait que les rivalités individuelles étaient la plus grande des hérésies, et le plus grand obstacle à tout progrès : celui-ci ne pouvant résulter que de la fusion des individus dans la famille, de la famille dans l’État, et des États particuliers dans le grand État universel.

Et cependant Olivier et sa femme, — ils s’étaient soumis à ce contrat à terme qui était, désormais, le seul mariage reconnu par l’État, — ces deux jeunes gens étaient bien éloignés de l’épaisse sottise qui constituait le lot ordinaire des matérialistes purs. Le monde, pour eux, vibrait d’une vie d’ensemble très ardente, qui s’épanouissait dans la fleur, dans l’animal, et dans l’homme. Le roman et la poésie de ce monde, pour être compréhensibles, ne leur en paraissaient pas moins admirables : et, d’ailleurs, ce monde n’était point sans comporter des mystères qui séduisaient plutôt qu’ils ne déconcertaient, car ils déployaient des beautés nouvelles à chacune des découvertes que faisaient les hommes.

Mais l’unique condition de l’édification et du progrès de la Jérusalem nouvelle, sur la planète qui se trouvait être la résidence de l’homme, c’était la paix, et non cette épée que le Christ, autrefois, s’était vanté d’apporter : c’était une paix qui jaillissait de la raison, au lieu de la dépasser, une paix fondée sur la notion que l’homme était tout, et ne pouvait se développer que par son union avec les autres hommes. Si bien que, à Olivier et à sa femme, le vingtième siècle apparaissait comme une véritable Révélation ; peu à peu les superstitions anciennes étaient mortes, et une lumière nouvelle s’était répandue ; l’esprit du monde s’était élevé, le soleil avait illuminé l’humanité ; et, maintenant, ils éprouvaient un mélange d’horreur et d’effroi à voir les nuées se rassembler du côté de cet Orient où, toujours, toute superstition avait en son berceau.

Mabel se leva, et mit sa main sur l’épaule de son mari.

— Mon bien-aimé, lui dit-elle, il ne faut pas que tu te laisses abattre ; cet orage peut passer comme les précédents ! Et, n’est-ce pas ? c’est déjà beaucoup que l’Orient consente à écouter les Américains ! Et puis, tu dis toi-même que ce M. Felsenburgh semble être du bon parti !

Sans lui répondre, Olivier lui prit la main, et la baisa tendrement.

ii

Au déjeuner, une demi-heure après, Olivier parut singulièrement mal à l’aise ; et c’est de quoi sa mère, une vieille dame de près de quatre-vingts ans, se rendit compte aussitôt, sans doute, car, après un coup d’œil jeté sur lui, et un simple mot de bonjour, elle retomba dans le silence. C’était cependant une bien agréable chambre, cette salle à manger, toute voisine du cabinet d’Olivier, et meublée, suivant l’usage universel, dans des tons vert clair. Ses fenêtres donnaient sur un minuscule jardin, derrière la maison, et sur la haute muraille tapissée de lierre qui servait d’enclos à la propriété. Les meubles, eux aussi, étaient du type habituel : une table ronde, assez grande, se dressait au milieu, entourée de trois hauts fauteuils, pourvus des angles et des coussins les mieux adaptés aux convenances du corps ; et, au centre de la table, un piédestal, pareil à une large colonne ronde, supportait les plats. Il y avait plus de trente ans déjà que, dans toutes les maisons, la coutume s’était établie de placer la salle à manger au-dessus de la cuisine, et de monter ou de descendre les plats au moyen d’un appareil hydraulique qui aboutissait au centre de la table des repas. Quant au plancher, il était revêtu tout entier de la préparation en liège absestos inventée en Amérique, étouffant le bruit, plaisante à la fois pour les pas et pour les yeux.

Ce fut Mabel qui rompit le silence.

— Et ton discours de demain ? demanda-t-elle à son mari.

Cette question parut ranimer un peu Olivier, et le remettre en train.

Le fait est que Birmingham commençait à s’agiter ; on se reprenait à réclamer, une fois de plus, le libre-échange avec l’Amérique, faute de pouvoir trouver en Europe des débouchés suffisants ; et c’est Olivier que le gouvernement avait chargé de calmer ces aspirations mécontentes. Il se proposait de dire aux gens de Birmingham que, en tout cas, leur agitation resterait forcément vaine jusqu’au jour où l’affaire de l’Orient se trouverait réglée : mais on lui avait permis d’ajouter que le gouvernement était tout à fait partisan du retour prochain au libre-échange : à eux de prendre patience et de rester calmes, en attendant !

— Ces gens sont stupides, déclara-t-il, d’un ton fâché ; stupides et d’un égoïsme sans bornes ! Ils sont pareils à des enfants qui pleurent et crient pour manger, tout en sachant que leur dîner viendra dans quelques instants.

— Et tu leur diras cela ?

— Qu’ils sont stupides ? Certainement !

Mabel considéra son mari avec un sourire charmé. Elle savait fort bien que la popularité d’Olivier reposait surtout sur ses habitudes de franchise : car rien ne plaît tant aux masses que d’être grondées, injuriées, par un homme intelligent, courageux, et doué d’un pouvoir magnétique d’éloquence. Elle-même, d’ailleurs, n’aimait rien autant chez son mari.

— Et comment iras-tu ? lui demanda-t-elle.

— Par l’aérien. Je prendrai celui de dix-huit heures à Black-Friars : la séance est à dix-neuf heures, et je serai de retour à vingt et une.

Après quoi, il se remit vigoureusement à manger ; et sa mère, rassurée, le regardait avec son patient et affectueux sourire de vieille femme.

Mabel, ayant fini son déjeuner, tambourinait doucement sur la nappe, de ses doigts sveltes et légers.

— Hâte-toi de finir, mon chéri ! dit-elle, car il faut que je sois à Brighton dès trois heures !

Olivier avala précipitamment sa dernière bouchée, posa son assiette sur la plate-forme du milieu de la table, puis, ayant constaté que plats et assiettes s’y trouvaient tous installés, pressa un ressort. Aussitôt, sans le moindre bruit, la plate-forme disparut.

La vieille Mme Brand était une personne d’apparence saine et vigoureuse, toute rose par-dessus ses rides, et ayant, sur la tête, une résille comme les femmes en portaient cinquante ans auparavant. Mais on sentait que, ce jour-là, une inquiétude ou un chagrin troublait sa bonne humeur ordinaire. Ce fut elle qui, la première, se leva, et sortit de la salle à manger.

— Sais-tu si maman a quelque chose ? demanda Olivier.

— Oh ! répondit Mabel, c’est toujours l’affaire de ces viandes artificielles ! La pauvre femme ne peut pas s’y habituer ; elle croit que nous allons en être, tous, malades.

— Et rien d’autre ?

— Non, mon chéri, je suis sûre qu’il n’y a rien d’autre ! Elle n’aurait point manqué de m’en parler, s’il y avait eu quelque chose.

Quelques instants après, la jeune femme sortit, à son tour, et Olivier la suivit des yeux jusqu’à la grille du jardin. Il avait été un peu troublé, deux ou trois fois, les jours passés, par quelques paroles étranges qui avaient échappé à sa mère. Celle-ci, dans sa première enfance, avait reçu une éducation chrétienne ; et son fils avait parfois l’impression que des traces de cette influence de jadis se réveillaient en elle. C’est ainsi qu’elle avait déterré, parmi ses vieux livres, un certain Jardin de l’âme ; et souvent elle se plaisait à le lire, tout en protestant qu’elle n’attachait aucune importance à son contenu. N’importe, Olivier aurait préféré qu’elle brûlât ce mauvais livre : car il savait que la superstition est chose tenace, et fort capable de reprendre possession d’un cerveau affaibli. Le christianisme, d’après lui, était une croyance à la fois barbare, à cause de la ridicule impossibilité de ses dogmes, et stupide, et triste, et ennuyeuse, à cause de la façon dont elle s’écartait du courant joyeux de la vie humaine. Mais il savait que cette misérable croyance survivait encore, çà et là, dans de petites églises sombres. Et il se rappelait le mélange de dégoût et d’horreur qu’il avait éprouvé, un jour, en assistant à une cérémonie dans la cathédrale catholique de Westminster. Quelle honte, si, à présent, sa propre mère se mettait à regarder avec faveur ces folies dégradantes !

Quant à lui, Olivier, aussi loin qu’il pouvait se rappeler ses opinions politiques, toujours il avait été violemment opposé aux concessions que l’on avait cru devoir accorder à Rome et à l’Irlande. Toujours il avait estimé intolérable que cette ville et ce pays fussent laissés à la disposition des sectateurs d’un culte aussi insensé et aussi malfaisant : il considérait Rome et l’Irlande comme des serres chaudes de sédition, en même temps que comme des taches de lèpre sur la face de l’humanité. Jamais il n’avait pu se mettre d’accord avec ceux qui prétendaient qu’il valait mieux que tout le poison de l’Occident se trouvât concentré en deux endroits, au lieu de continuer à être répandu dans l’Europe entière. Et, cependant, c’est cette dernière opinion qui avait prévalu. Rome avait été livrée entièrement au vieillard blanc, en échange de toutes les cathédrales et églises monumentales de l’Italie : et Olivier s’indignait de penser que les ténèbres du moyen âge régnaient, aussi épaisses que jamais, dans l’ancienne capitale du monde. Pour ce qui était de l’Irlande, cette nation, trente ans auparavant, aussitôt qu’elle avait obtenu son home rule, s’était déclarée catholique, et, du même coup, avait ouvertement rejeté toute institution communiste. L’Angleterre avait consenti, en souriant, à cette révolution irlandaise : trop heureuse d’être délivrée, elle-même, d’agitations possibles, par le départ immédiat pour l’Irlande d’une bonne moitié de sa population catholique. Et maintenant toute sorte de choses grotesques se produisaient de nouveau, dans l’île catholique : l’autre jour encore, Olivier, avec un plaisir amer, avait lu la nouvelle d’apparitions, dans un village irlandais, d’une dame en bleu, et d’autels édifiés à l’endroit où s’étaient posés les pieds de ce fantôme. Mais la cession de Rome au pape l’indignait bien plus vivement encore : car il sentait que le transfert à Turin du gouvernement italien avait privé celui-ci d’une grosse part de son prestige, tandis que la vieille folie religieuse se trouvait auréolée de tous les souvenirs historiques associés à l’idée de Rome. Sa seule consolation était de se dire qu’une telle situation ne pouvait plus durer bien longtemps, et que déjà une foule d’hommes politiques et de journalistes, dans toutes les parties du monde, commençaient à proclamer la nécessité d’y mettre fin.

Rentré dans son cabinet, Olivier se tint debout quelques minutes à la fenêtre, s’enivrant de la glorieuse vision de solide raison qui se déroulait sous ses yeux ; il considérait le développement infini des toits, les énormes voûtes vitrées des bains et gymnases publics, les dômes des écoles où, chaque matin, la jeunesse s’instruisait des devoirs et des droits de l’état de citoyen ; et les quelques flèches même des églises ne parvenaient point à distraire sa vue de la vivante grandeur du spectacle environnant. Il songeait à cette ruche infinie d’hommes et de femmes qui, remplissant l’espace ouvert devant lui, avaient enfin appris pour toujours les principes de l’Évangile nouveau : à savoir, qu’il n’y avait d’autre dieu que l’homme, d’autres prêtres que les chefs d’État, ni d’autres prophètes que les maîtres d’école.

Et c’est d’un cœur tout réchauffé qu’il se remit à la rédaction de son discours de Birmingham.

Sa jeune femme, elle aussi, s’abandonnait librement à la rêverie, tandis que, enfoncée dans un ample fauteuil, avec son journal sur les genoux, le wagon automobile l’emportait dans la direction de Brighton. Sans doute, les nouvelles de l’Orient la tourmentaient plus qu’elle ne l’avait fait voir à son mari : mais elle ne pouvait se décider à penser qu’il existât un réel danger d’invasion. Toute la vie occidentale était désormais si raisonnable, si tranquille ! Le monde avait enfin posé le pied sur un roc si solide ! Comment imaginer que l’humanité se laissât de nouveau ramener dans les anciens marécages de l’ignorance et de la sauvagerie ? Non ! cela était contraire à toutes les lois de l’évolution ! Et pourtant, si cette catastrophe se produisait ? Si la marche du progrès, une fois de plus, se trouvait arrêtée par un éclat soudain des forces secrètes et malfaisantes de la nature ?…

Dans le demi-compartiment voisin, deux hommes s’entretenaient des travaux publics en cours d’exécution, décrivant la hâte fiévreuse qui présidait à ces travaux. Mais ces images, sans que Mabel sût pourquoi, l’inquiétaient plus qu’elles ne l’attiraient. D’autre part, impossible de songer à considérer le paysage, par les fenêtres de la voiture automobile : sur ces grandes lignes, la vitesse de la marche interdisait de rien voir. Du moins la jeune femme tâchait-elle à se distraire en examinant le plafond blanc du wagon, les délicieuses peintures dans leurs encadrements de chêne, les grands globes qui, au-dessus des voyageurs, répandaient une douce et charmante lumière. Puis le grand appel retentit ; la légère vibration devint un peu plus sensible ; et, dès l’instant suivant, la porte automatique s’ouvrit, et la jeune femme se trouva sur le quai de la station de Brighton.

Comme elle descendait l’escalier qui conduisait au Square de la Station, elle remarqua un prêtre qui marchait devant elle. Vu ainsi de dos, avec ses cheveux blancs, il semblait un vieillard mais très droit et solide : car, il s’avançait d’un pas admirablement ferme. En bas de l’escalier, il s’arrêta, se retourna à demi ; et alors, à sa grande surprise, Mabel découvrit que son visage était celui d’un jeune homme, avec de beaux traits énergiques, d’épais sourcils noirs, et des yeux gris d’un éclat singulier. Un moment après, il se remit en marche, et la jeune femme, à quelques pas derrière lui, pénétra dans le square, poursuivant son chemin vers la maison de sa tante.

Mais, soudain, sans autre avertissement qu’un coup de sifflet aigu qui semblait venir du plus haut des airs, une série d’événements extraordinaires se produisirent.

Une grande ombre tourbillonna au-dessus de Mabel, un bruit de déchirement se fit entendre, puis un autre bruit, pareil au soupir d’un géant ; et comme la jeune femme s’arrêtait, effrayée, voici qu’un objet énorme, avec un nouveau bruit pareil à celui de milliers de chaudrons brisés, vint s’abattre devant elle, sur le sol caoutchouté ; et puis l’objet se tint immobile, remplissant la moitié du square, et agitant, à sa partie supérieure, deux longues ailes, qui tournaient, frappaient l’air comme les bras de quelque monstre préhistorique, tandis que des cris et des gémissements humains s’élevaient, nombreux et confus, de sous la machine.

Mabel ne se rendit aucun compte de ce qui suivit ; mais, quelques minutes après, elle se sentit poussée en avant par une pression violente, et, tremblant de la tête aux pieds, s’aperçut qu’elle était sur le point de poser le pied sur quelque chose qui ressemblait à un corps humain écrasé. Une espèce de langage articulé sortait de ce corps ; Mabel saisit distinctement les noms de Jésus et de Marie ; puis tout à coup, derrière son dos, elle entendit une voix qui lui disait :

— Veuillez me laisser passer, madame ! Je suis un prêtre !

Elle resta immobile quelque temps encore, interdite par la soudaineté de l’aventure ; et c’est presque inconsciemment qu’elle vit le jeune prêtre aux cheveux gris se mettre à genoux, et tirant un crucifix qu’il portait sous son manteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter sa main, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis, s’étant relevé précipitamment, aller recommencer le même manège auprès d’une autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, du haut des marches d’un grand hôpital, à droite, des hommes descendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avait la forme des appareils photographiques d’autrefois ; et Mabel, comprenant qui étaient ces hommes, sentit son cœur bondir de soulagement. C’étaient les exécuteurs de l’euthanasie ; l’appareil qu’ils portaient allait mettre fin aux souffrances des agonisants, les faire passer doucement, délicieusement, dans le royaume de l’éternel repos. Puis la jeune femme eut la sensation d’être prise par les épaules et refoulée en arrière ; et longtemps encore elle dut rester là, au premier rang d’une foule compacte de gens de police et de curieux, avant d’être enfin autorisée à continuer sa marche vers la maison de sa tante.

iii

Olivier fut saisi d’une frayeur atroce, lorsque sa mère, une demi-heure plus tard, accourut lui apprendre que l’un des grands aériens nationaux venait de tomber dans le Square de la Station de Brighton, juste au moment où le train de quatorze heures et demie venait d’y décharger ses voyageurs. Il savait ce que signifiait cette nouvelle : car un accident du même genre s’était produit, deux ans auparavant sur la Place du Marché d’une petite ville du sud de l’Écosse. Cela signifiait que tous les passagers de l’aérien étaient tués, comme aussi, probablement, maintes autres personnes qui s’étaient trouvées sur le lieu de l’accident et que le choc subit avait écrasées. Et, par conséquent… le télégramme était assez explicite : Mabel, certainement, devait s’être trouvée dans le square, à cette minute !

Il envoya un message affolé à la tante de sa femme, pour s’informer ; après quoi, il se laissa tomber dans un fauteuil, tremblant de tous ses membres. Sa mère, à peine moins angoissée, s’était assise près de lui.

— Plaise à Dieu !… lui arriva-t-il, une fois, de murmurer, parmi ses larmes.

Mais aussitôt elle s’arrêta, toute confuse, en voyant son fils se retourner vers elle.

Le fait est que Dieu, ou son remplaçant le Destin, s’était montré pitoyable. Moins d’un quart d’heure après, M. Phillips accourut, tout rayonnant de bonheur, apporter la réponse rassurante de Brighton ; et bientôt Mabel elle-même entra dans la chambre, très pâle, mais le sourire aux lèvres.

— Ma chérie ! s’écria Olivier, en s’élançant vers elle avec un profond sanglot.

Elle n’avait que peu de choses à lui raconter. Aucune explication du désastre n’avait encore été publiée : on lui avait dit seulement que les ailes de l’aérien, sur l’un des côtés, avaient cessé de fonctionner. Du moins elle décrivit ses propres impressions, l’ombre gigantesque qu’elle avait vue descendre du ciel, le sifflement lugubre de l’appareil, et le bruit de la chute. Puis elle s’arrêta.

— Eh ! bien, chérie ? lui demanda Olivier, qui s’était assis tout contre elle, et avait pris l’une de ses mains dans les siennes.

— Figure-toi qu’il y avait un prêtre, là-bas ! dit Mabel. Je l’avais d’ailleurs déjà vu auparavant, à la descente de la gare !

Olivier eut un petit rire méprisant.

— Et tout de suite il s’est mis à genoux, reprit-elle, avec son crucifix dans la main, avant même l’arrivée des médecins. Dis-moi, mon chéri, est ce qu’il y a vraiment des gens qui croient à tout cela ?

— En tout cas, ils s’imaginent qu’ils y croient ! répondit son mari.

— Toute la chose avait été si… si soudaine ; et, cependant, tout de suite, il était là, comme s’il s’était attendu à ce qui a eu lieu ! Mais, enfin, Olivier, comment peut-on avoir de telles croyances ?

— Les hommes sont prêts à croire n’importe quoi, pourvu qu’on les y accoutume d’assez bonne heure !

— Et cet homme avait l’air de croire aussi, je veux dire le mourant ! J’ai vu ses yeux… Olivier, mon chéri, qu’est-ce que tu dis, toi, aux gens, quand ils vont mourir ?

— Ce que je leur dis ? Mais rien ! Que veux-tu que je leur dise ? Au reste, je ne crois pas que j’aie encore vu mourir personne.

— Ni moi, jusqu’à tout à l’heure ! reprit la jeune femme, avec un petit frisson. Les gens de l’euthanasie, d’ailleurs, sont vite arrivés, et tout a été fini en quelques minutes.

Olivier, tendrement, lui pressa la main.

— Ce doit avoir été affreux, ma chérie ! tu en trembles encore !

— Non, mais écoute !… Vois-tu, si j’avais eu quelque chose à leur dire, à ces mourants, j’aurais été heureuse de le leur dire aussi ! Ils étaient à quelques pas de moi. Et j’ai bien cherché : mais j’ai vu que je ne savais rien, absolument rien, qui pût les consoler ! Je ne pouvais pourtant pas songer à leur parler de l’humanité !

— Ma chérie, tout cela est bien triste, mais, au fond, cela n’a guère d’importance ! Le mal est désormais accompli…

— Et… et ces pauvres gens… c’est tout à fait fini ?

— Mais oui, sans doute !

Mabel tint ses lèvres serrées, un instant ; puis elle soupira. Elle avait eu, dans le train de retour, une sorte de méditation très agitée. Elle savait parfaitement que ce n’étaient que ses nerfs qui se trouvaient en jeu ; mais, n’importe, elle ne parvenait point à les apaiser. Comme elle l’avait dit à son mari, c’était la première fois qu’elle voyait la mort.

— Et alors, ce prêtre, reprit-elle, ce prêtre ne croit pas que tout soit fini ?

— Ma chérie, je vais te donner une idée des choses qu’il croit ! Il croit que cet homme, à qui il a montré le crucifix et sur lequel il a prononcé des formules, que cet homme est maintenant vivant quelque part, malgré l’anéantissement de son cerveau ; quelque part, mais il ne sait pas où. Car, ou bien cet homme se trouve dans une sorte de fourneau, où il est condamné à brûler à petit feu ; ou bien, s’il a de la chance, et que ce morceau de bois qu’il a baisé ait produit bon effet, il est quelque part derrière les nuages, en présence de trois personnes qui n’en font qu’une, tout en étant trois. Et il croit qu’il y a, dans cet endroit, une foule d’autres personnes, notamment une certaine dame en bleu, et un grand nombre d’hommes et de femmes en blanc, dont quelques-uns ont la tête sous le bras, et qui tous tiennent des harpes et chantent sans arrêt, et trouvent cet exercice infiniment agréable. Voilà ce qu’il croit, ce prêtre ! Et tout cela, vois-tu, ce n’est que pure folie ! Ou bien tout cela, peut-être, est beau, — je connais des hommes intelligents qui le prétendent : mais, très certainement, rien de tout cela n’est vrai !

Mabel eut un gentil sourire rassuré. Jamais elle n’avait entendu ces choses exprimées d’une façon aussi amusante.

— Hé ! sans doute, mon chéri, rien de tout cela n’est vrai ! Mais comment donc ce prêtre peut-il y croire ? Il avait l’air, pourtant, lui aussi, d’un homme très intelligent !

— Vois-tu, mon amour, si l’on t’avait dit, dans ton berceau, que la lune est un fromage vert, et que, toujours, depuis lors, on te l’eût répété, tu aurais bien de la peine à ne pas le croire, à présent ! Mais tu sais bien, toi-même, dans le fond de ton cœur, que ce sont les gens de l’euthanasie qui sont les seuls vrais prêtres !

Mabel eut un soupir de satisfaction. Elle se releva.

— Olivier, tu n’as pas ton pareil pour rassurer et pour consoler ! Mais maintenant, il faut que je remonte dans ma chambre, je suis encore toute secouée !

Déjà parvenue près du seuil, elle s’arrêta, et montra à son mari l’une de ses bottines.

— Regarde ! dit-elle, d’une voix défaillante. Il y avait, sur l’extrémité de sa bottine, une étrange tache, couleur de rouille ; et Olivier vit la jeune femme devenir toute blanche. Il courut la prendre dans ses bras.

— Allons, ma chérie, dit-il, un peu de courage !

Elle leva les yeux sur lui, sourit bravement, et sortit.

Une demi-heure après, M. Phillips reparut dans le bureau d’Olivier, avec une autre liasse de papiers.

— Toujours pas de nouvelles de l’Orient, monsieur ! dit-il.