Le Maître de la terre/Livre I

Traduction par Théodore de Wyzema.
Perrin et compagnie (p. 17-111).

LIVRE PREMIER

L’AVÈNEMENT

En ce temps s’élèveront beaucoup de faux prophètes qui séduiront un grand nombre de personnes,

Et, parmi le développement de l’iniquité, la charité de plusieurs se refroidira…

Et l’on verra paraître des faux Christs en même temps que des faux prophètes et ils feront de grands prodiges, et montreront de grands signes, au point d’induire en erreur les élus même, si la chose était possible.

(Évangile selon saint Mathieu,
     xxiv, 11, 12 et 24).

CHAPITRE PREMIER

i

Olivier Brand, le nouveau député de Croydon, était assis dans son cabinet, les yeux tournés vers la fenêtre, par-dessus son élégante et légère machine à écrire.

Sa maison se dressait à l’extrémité de l’une des crêtes des anciennes montagnes du Surrey, maintenant tout entaillées et creusées de tunnels, de telle sorte que, seul, désormais, un communiste pouvait y trouver un spectacle un peu réconfortant. Immédiatement au-dessous de la vaste fenêtre, le sol descendait en pente rapide environ cent cinquante pas, pour aboutir à une haute muraille ; et, au delà, le monde créé par l’homme s’étendait triomphalement à perte de vue. Deux larges voies, enfoncées à vingt pieds sous le niveau du sol, se rencontraient, brusquement, pour former désormais une voie unique. Celle de gauche était la Première Ligne de Brighton, celle de droite la Ligne de Tunbridge. Chacune d’elles était partagée, sur toute sa longueur, par un mur de ciment ; d’un côté, sur des rails d’acier, couraient les tramways électriques, tandis que l’autre était réservé au passage des voitures automobiles, se divisant, à leur tour, en trois catégories : d’abord les voitures de l’État, dont la vitesse était de deux cents kilomètres à l’heure ; en second lieu les voitures particulières, qui n’avaient pas le droit d’aller à une vitesse de plus de cent kilomètres ; et enfin la Ligne Nationale Populaire, d’une vitesse de cinquante kilomètres, avec des arrêts réguliers de cinq en cinq kilomètres. Et c’est de ce côté aussi, parallèlement au parcours des automobiles, que s’allongeaient les deux voies réservées aux piétons, aux cyclistes et aux cavaliers.

Derrière l’énorme espace occupé par ces routes, s’ouvrait une plaine infinie de toits, avec de petites tours, çà et là, pour marquer les édifices publics, depuis le district de Caterham, sur la gauche, jusqu’à Croydon, à peu près en face : tout cela clair et brillant dans l’atmosphère sans fumée ; et, plus loin encore, à l’ouest et au nord, les basses collines suburbaines se détachaient sur un ciel bleuâtre d’avril.

Ce paysage était singulièrement silencieux, en comparaison du mouvement continu qui le remplissait ; à l’exception du frisson bourdonnant des rails d’acier, lorsqu’un train passait, et, par instants, de l’exquise résonance des grands moteurs aériens, on n’entendait, dans le cabinet d’Olivier, absolument rien d’autre qu’un murmure étouffé et confus, qui imprégnait doucement l’air, comme le murmure des abeilles dans un jardin. Olivier, d’instinct, aimait tous les signes de la vie humaine, toutes les traces de travail ou de récréation ; et il regardait, dans l’atmosphère transparente, avec un sourire vaguement rêveur. Mais bientôt il serra les lèvres, remit les doigts sur les touches de sa machine à écrire, et poursuivit la rédaction du discours qu’il préparait.

Il y avait deux ans que, s’étant marié, le jeune député avait loué à l’État cette petite maison, située très heureusement à tous points de vue. Construite dans un angle de l’une de ces vastes toiles d’araignées qui recouvraient, à présent, tout le pays, elle était assez voisine de Londres pour ne lui coûter que fort peu, — car toutes les personnes riches s’étaient retirées au moins à cent kilomètres du cœur affairé de l’Angleterre ; — et, cependant, elle était aussi calme qu’il pouvait la désirer. D’un côté, Olivier se trouvait à dix minutes du Parlement, de l’autre à vingt minutes de la mer ; et l’arrondissement électoral qu’il représentait s’étalait devant lui, comme une carte ouverte. Sans compter que, en cinq minutes de plus, il pouvait se transporter à la grande Station Terminus de Londres, où il avait à sa disposition les premières lignes d’État allant dans tous les sens. Pour un homme politique de fortune modeste, et souvent appelé, comme il l’était, à parler à Édimbourg, tel lundi, et à Marseille le lendemain mardi, il était aussi commodément logé que personne, peut-être, de sa condition.

C’était un homme de figure éminemment agréable et sympathique, à peine âgé d’une trentaine d’années, les cheveux noirs, coupés de près, les yeux bleus, petits, mais d’une expression à la fois virile et attirante, la peau blanche et fine. Ce jour-là, en particulier, il paraissait extrêmement satisfait de soi-même et de toutes choses. Ses lèvres remuaient légèrement, pendant qu’il écrivait, ses yeux frémissaient d’excitation ; et souvent il s’arrêtait, de nouveau, pour considérer distraitement la perspective qui s’ouvrait devant lui.

On frappa à la porte ; un homme, d’âge moyen, entra, portant une liasse de papiers, déposa les papiers sur la table, sans dire un mot, et fit mine de vouloir s’éloigner. Mais Olivier, d’un signe, l’invita à rester.

— Eh ! bien, monsieur Phillips ?

— Il y a des nouvelles de l’Orient, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier posa la main sur les papiers.

— Un message complet ? demanda-t-il.

— Non, monsieur : la communication s’est interrompue, une fois de plus ! Mais le nom de Felsenburgh est encore mentionné !

D’un geste rapide, Olivier souleva la lourde liasse de feuilles imprimées, et se mit à les parcourir.

— La quatrième feuille, monsieur ! dit le secrétaire.

Olivier secoua la tête d’un geste d’impatience ; et M. Phillips, comprenant le désir de son chef, se hâta de sortir.

La quatrième feuille du courrier, imprimée en rouge sur papier vert, sembla absorber profondément l’attention d’Olivier : car il la relut deux ou trois fois, adossé dans son fauteuil. Puis il soupira, puis, de nouveau, regarda vers la fenêtre.

Tout a coup, la porte se rouvrit, et une grande et svelte jeune femme apparut.

— Eh ! bien, mon chéri ? demanda-t-elle.

Mais Olivier hausse les épaules, d’un air mécontent.

— Rien encore de définitif ! répondit-il. D’ailleurs, écoute ceci !

Il reprit la feuille verte, et commença de la lire tout haut, pendant que la jeune femme s’asseyait sur le rebord de la fenêtre, auprès de lui.

C’était vraiment une créature charmante, cette jeune femme, avec des yeux gris sérieux et ardents, des lèvres rouges pleines de santé, et un port de tête et d’épaules infiniment gracieux. Elle avait traversé lentement la pièce, et maintenant venait de s’asseoir, dans son ample robe brune, avec une attitude à la fois toute simple, délicate, et noble. Et, les yeux étincelants de curiosité, elle écoutait la dépêche que lisait son mari :

« Irkoutsk, 14 avril. — « Hier — comme — les jours passés. — Mais — bruit — d’une — défection — du parti — suffite. — Les troupes — continuent — se rassembler. — Felsenburgh — a parlé — devant — foule — tongouse. — Avant-hier, — attentat — anarchiste — contre le — Lama. — Felsenburgh — parti — pour — Moscou. — Il veut… »

— Voilà, et puis rien d’autre ! ajouta Olivier, — d’un ton très ennuyé. — La communication s’est de nouveau interrompue !

— Mais qu’est-ce que c’est donc que ce Felsenburgh ? interrogea la jeune femme.

— Ah ! ma chère enfant, voilà ce que le monde entier est en train de se demander ! On ne sait rien de lui, jusqu’à présent, si ce n’est que, au dernier moment, il a été admis à faire partie de la délégation américaine envoyée en Orient. Le Herald a bien publié sa biographie, l’autre jour ; mais tous les faits que contenait l’article ont été démentis. Ce qui est sûr, c’est que Felsenburgh n’est encore qu’un tout jeune homme, et qui a vécu dans une obscurité complète jusqu’à présent.

— En tout cas, le voici bien sorti de son obscurité ! observa la jeune femme.

— Oh ! certes. On dirait vraiment que c’est lui qui dirige toute l’affaire ! Jamais les dépêches ne font mention des autres. Quel bonheur, au moins, qu’il soit du bon parti !

— Mais toi, que penses-tu de tout cela ?

Olivier, qui avait tenu les yeux fixés sur elle, détourne son regard vers l’horizon.

— Je pense que tout va dépendre de ces jours prochains ! répondit-il. Il n’est point douteux que, depuis cinq ans déjà, l’Orient s’est préparé à attaquer l’Europe. L’intervention de l’Amérique, seule, l’a retenu ; et voici maintenant une dernière tentative pour l’arrêter ! Mais pourquoi est-ce ce Felsenburgh qui se trouve à la tête de l’entreprise nouvelle…

Il s’interrompit un moment, puis reprit :

— Assurément, ce doit être un linguiste extraordinaire ! Voici, peut-être, la dixième nation devant laquelle il parle ! En vérité, je me demande qui cela peut bien être !

— N’a-t-il pas un prénom ?

— Julien, je crois. L’un des messages l’appelait ainsi.

— Et que fait le gouvernement ?

— Au travail nuit et jour, ici comme dans le reste de l’Europe. Si la guerre se produit, ce sera une catastrophe effroyable !

— Vois-tu quelque chance qu’elle soit évitée ?

— Des chances, répondit lentement Olivier, j’en vois deux : l’une, c’est que l’Orient ait décidément peur de l’Amérique ; l’autre, c’est qu’on puisse le persuader de se tenir tranquille par humanité. Car enfin, si ces peuples d’Orient parvenaient à comprendre que la coopération est l’unique espoir du monde… Mais, avec ces maudites religions dont ils ont l’esprit saturé !…

La jeune femme soupira, et, se détournant aussi, considéra la vaste étendue de toits, sous la fenêtre.

En effet, la situation était infiniment sérieuse. Cet énorme empire d’Orient, consistant en une fédération de nombreux États, sous le pouvoir du Fils du Ciel, rendue plus solide encore par la fusion récente des dynasties japonaise et chinoise, — n’avait point cessé de consolider ses forces et de prendre conscience de son pouvoir, durant les trente-cinq années dernières ; depuis le jour, surtout, où il avait mis ses maigres mains jaunes sur l’Australie et l’Inde. Et, pendant que le reste du monde apprenait à se pénétrer de l’inanité de la guerre, les races d’Orient n’avaient pensé qu’à la guerre. On pouvait s’attendre, maintenant, à voir toutes les civilisations des siècles passés replongées, une fois de plus, dans le chaos.

Pour Olivier, cette perspective d’avenir était, littéralement, affolante. Tandis qu’il regardait par sa fenêtre, et voyait s’étaler paisiblement devant lui l’immensité de Londres, tandis que son imagination parcourait l’Europe, et partout y découvrait la même victoire définitive du sens commun et du fait sur les fables insensées du christianisme, la pensée lui semblait intolérable de la simple possibilité que tout cela fût de nouveau balayé, remplacé par le tourbillon barbare des sectes et des dogmes : car tel était le résultat certain d’une intervention de l’Orient en Europe. « Le catholicisme lui-même revivrait ! » se disait Olivier : cette religion singulière qui avait brillé d’un nouvel éclat autant de fois que la persécution avait été sur le point de l’éteindre ; et, entre toutes les formes de religion, le catholicisme était, aux yeux d’Olivier, la plus grotesque et la plus avilissante. Très loyalement, il s’effrayait de cette perspective, bien plus encore que de l’effusion de sang qui inonderait l’Europe, si l’empire d’Orient réalisait son projet. Comme il l’avait dit vingt fois à Mabel, il ne gardait qu’un espoir, au point de vue religieux : c’était que le panthéisme quiétiste, qui, pendant tout le vingtième siècle, avait fait des pas de géant aussi bien dans l’Est que dans l’Ouest, parvint, un jour, à réfréner la frénésie mystique qui animait les fraternités orientales. Aussi bien, le panthéisme était-il sa propre foi. Pour lui, « Dieu » était la somme, toujours en développement, de la vie créée, et l’unité personnelle de chaque individu formait un élément de cet être divin. D’où il concluait que les rivalités individuelles étaient la plus grande des hérésies, et le plus grand obstacle à tout progrès : celui-ci ne pouvant résulter que de la fusion des individus dans la famille, de la famille dans l’État, et des États particuliers dans le grand État universel.

Et cependant Olivier et sa femme, — ils s’étaient soumis à ce contrat à terme qui était, désormais, le seul mariage reconnu par l’État, — ces deux jeunes gens étaient bien éloignés de l’épaisse sottise qui constituait le lot ordinaire des matérialistes purs. Le monde, pour eux, vibrait d’une vie d’ensemble très ardente, qui s’épanouissait dans la fleur, dans l’animal, et dans l’homme. Le roman et la poésie de ce monde, pour être compréhensibles, ne leur en paraissaient pas moins admirables : et, d’ailleurs, ce monde n’était point sans comporter des mystères qui séduisaient plutôt qu’ils ne déconcertaient, car ils déployaient des beautés nouvelles à chacune des découvertes que faisaient les hommes.

Mais l’unique condition de l’édification et du progrès de la Jérusalem nouvelle, sur la planète qui se trouvait être la résidence de l’homme, c’était la paix, et non cette épée que le Christ, autrefois, s’était vanté d’apporter : c’était une paix qui jaillissait de la raison, au lieu de la dépasser, une paix fondée sur la notion que l’homme était tout, et ne pouvait se développer que par son union avec les autres hommes. Si bien que, à Olivier et à sa femme, le vingtième siècle apparaissait comme une véritable Révélation ; peu à peu les superstitions anciennes étaient mortes, et une lumière nouvelle s’était répandue ; l’esprit du monde s’était élevé, le soleil avait illuminé l’humanité ; et, maintenant, ils éprouvaient un mélange d’horreur et d’effroi à voir les nuées se rassembler du côté de cet Orient où, toujours, toute superstition avait en son berceau.

Mabel se leva, et mit sa main sur l’épaule de son mari.

— Mon bien-aimé, lui dit-elle, il ne faut pas que tu te laisses abattre ; cet orage peut passer comme les précédents ! Et, n’est-ce pas ? c’est déjà beaucoup que l’Orient consente à écouter les Américains ! Et puis, tu dis toi-même que ce M. Felsenburgh semble être du bon parti !

Sans lui répondre, Olivier lui prit la main, et la baisa tendrement.

ii

Au déjeuner, une demi-heure après, Olivier parut singulièrement mal à l’aise ; et c’est de quoi sa mère, une vieille dame de près de quatre-vingts ans, se rendit compte aussitôt, sans doute, car, après un coup d’œil jeté sur lui, et un simple mot de bonjour, elle retomba dans le silence. C’était cependant une bien agréable chambre, cette salle à manger, toute voisine du cabinet d’Olivier, et meublée, suivant l’usage universel, dans des tons vert clair. Ses fenêtres donnaient sur un minuscule jardin, derrière la maison, et sur la haute muraille tapissée de lierre qui servait d’enclos à la propriété. Les meubles, eux aussi, étaient du type habituel : une table ronde, assez grande, se dressait au milieu, entourée de trois hauts fauteuils, pourvus des angles et des coussins les mieux adaptés aux convenances du corps ; et, au centre de la table, un piédestal, pareil à une large colonne ronde, supportait les plats. Il y avait plus de trente ans déjà que, dans toutes les maisons, la coutume s’était établie de placer la salle à manger au-dessus de la cuisine, et de monter ou de descendre les plats au moyen d’un appareil hydraulique qui aboutissait au centre de la table des repas. Quant au plancher, il était revêtu tout entier de la préparation en liège absestos inventée en Amérique, étouffant le bruit, plaisante à la fois pour les pas et pour les yeux.

Ce fut Mabel qui rompit le silence.

— Et ton discours de demain ? demanda-t-elle à son mari.

Cette question parut ranimer un peu Olivier, et le remettre en train.

Le fait est que Birmingham commençait à s’agiter ; on se reprenait à réclamer, une fois de plus, le libre-échange avec l’Amérique, faute de pouvoir trouver en Europe des débouchés suffisants ; et c’est Olivier que le gouvernement avait chargé de calmer ces aspirations mécontentes. Il se proposait de dire aux gens de Birmingham que, en tout cas, leur agitation resterait forcément vaine jusqu’au jour où l’affaire de l’Orient se trouverait réglée : mais on lui avait permis d’ajouter que le gouvernement était tout à fait partisan du retour prochain au libre-échange : à eux de prendre patience et de rester calmes, en attendant !

— Ces gens sont stupides, déclara-t-il, d’un ton fâché ; stupides et d’un égoïsme sans bornes ! Ils sont pareils à des enfants qui pleurent et crient pour manger, tout en sachant que leur dîner viendra dans quelques instants.

— Et tu leur diras cela ?

— Qu’ils sont stupides ? Certainement !

Mabel considéra son mari avec un sourire charmé. Elle savait fort bien que la popularité d’Olivier reposait surtout sur ses habitudes de franchise : car rien ne plaît tant aux masses que d’être grondées, injuriées, par un homme intelligent, courageux, et doué d’un pouvoir magnétique d’éloquence. Elle-même, d’ailleurs, n’aimait rien autant chez son mari.

— Et comment iras-tu ? lui demanda-t-elle.

— Par l’aérien. Je prendrai celui de dix-huit heures à Black-Friars : la séance est à dix-neuf heures, et je serai de retour à vingt et une.

Après quoi, il se remit vigoureusement à manger ; et sa mère, rassurée, le regardait avec son patient et affectueux sourire de vieille femme.

Mabel, ayant fini son déjeuner, tambourinait doucement sur la nappe, de ses doigts sveltes et légers.

— Hâte-toi de finir, mon chéri ! dit-elle, car il faut que je sois à Brighton dès trois heures !

Olivier avala précipitamment sa dernière bouchée, posa son assiette sur la plate-forme du milieu de la table, puis, ayant constaté que plats et assiettes s’y trouvaient tous installés, pressa un ressort. Aussitôt, sans le moindre bruit, la plate-forme disparut.

La vieille Mme Brand était une personne d’apparence saine et vigoureuse, toute rose par-dessus ses rides, et ayant, sur la tête, une résille comme les femmes en portaient cinquante ans auparavant. Mais on sentait que, ce jour-là, une inquiétude ou un chagrin troublait sa bonne humeur ordinaire. Ce fut elle qui, la première, se leva, et sortit de la salle à manger.

— Sais-tu si maman a quelque chose ? demanda Olivier.

— Oh ! répondit Mabel, c’est toujours l’affaire de ces viandes artificielles ! La pauvre femme ne peut pas s’y habituer ; elle croit que nous allons en être, tous, malades.

— Et rien d’autre ?

— Non, mon chéri, je suis sûre qu’il n’y a rien d’autre ! Elle n’aurait point manqué de m’en parler, s’il y avait eu quelque chose.

Quelques instants après, la jeune femme sortit, à son tour, et Olivier la suivit des yeux jusqu’à la grille du jardin. Il avait été un peu troublé, deux ou trois fois, les jours passés, par quelques paroles étranges qui avaient échappé à sa mère. Celle-ci, dans sa première enfance, avait reçu une éducation chrétienne ; et son fils avait parfois l’impression que des traces de cette influence de jadis se réveillaient en elle. C’est ainsi qu’elle avait déterré, parmi ses vieux livres, un certain Jardin de l’âme ; et souvent elle se plaisait à le lire, tout en protestant qu’elle n’attachait aucune importance à son contenu. N’importe, Olivier aurait préféré qu’elle brûlât ce mauvais livre : car il savait que la superstition est chose tenace, et fort capable de reprendre possession d’un cerveau affaibli. Le christianisme, d’après lui, était une croyance à la fois barbare, à cause de la ridicule impossibilité de ses dogmes, et stupide, et triste, et ennuyeuse, à cause de la façon dont elle s’écartait du courant joyeux de la vie humaine. Mais il savait que cette misérable croyance survivait encore, çà et là, dans de petites églises sombres. Et il se rappelait le mélange de dégoût et d’horreur qu’il avait éprouvé, un jour, en assistant à une cérémonie dans la cathédrale catholique de Westminster. Quelle honte, si, à présent, sa propre mère se mettait à regarder avec faveur ces folies dégradantes !

Quant à lui, Olivier, aussi loin qu’il pouvait se rappeler ses opinions politiques, toujours il avait été violemment opposé aux concessions que l’on avait cru devoir accorder à Rome et à l’Irlande. Toujours il avait estimé intolérable que cette ville et ce pays fussent laissés à la disposition des sectateurs d’un culte aussi insensé et aussi malfaisant : il considérait Rome et l’Irlande comme des serres chaudes de sédition, en même temps que comme des taches de lèpre sur la face de l’humanité. Jamais il n’avait pu se mettre d’accord avec ceux qui prétendaient qu’il valait mieux que tout le poison de l’Occident se trouvât concentré en deux endroits, au lieu de continuer à être répandu dans l’Europe entière. Et, cependant, c’est cette dernière opinion qui avait prévalu. Rome avait été livrée entièrement au vieillard blanc, en échange de toutes les cathédrales et églises monumentales de l’Italie : et Olivier s’indignait de penser que les ténèbres du moyen âge régnaient, aussi épaisses que jamais, dans l’ancienne capitale du monde. Pour ce qui était de l’Irlande, cette nation, trente ans auparavant, aussitôt qu’elle avait obtenu son home rule, s’était déclarée catholique, et, du même coup, avait ouvertement rejeté toute institution communiste. L’Angleterre avait consenti, en souriant, à cette révolution irlandaise : trop heureuse d’être délivrée, elle-même, d’agitations possibles, par le départ immédiat pour l’Irlande d’une bonne moitié de sa population catholique. Et maintenant toute sorte de choses grotesques se produisaient de nouveau, dans l’île catholique : l’autre jour encore, Olivier, avec un plaisir amer, avait lu la nouvelle d’apparitions, dans un village irlandais, d’une dame en bleu, et d’autels édifiés à l’endroit où s’étaient posés les pieds de ce fantôme. Mais la cession de Rome au pape l’indignait bien plus vivement encore : car il sentait que le transfert à Turin du gouvernement italien avait privé celui-ci d’une grosse part de son prestige, tandis que la vieille folie religieuse se trouvait auréolée de tous les souvenirs historiques associés à l’idée de Rome. Sa seule consolation était de se dire qu’une telle situation ne pouvait plus durer bien longtemps, et que déjà une foule d’hommes politiques et de journalistes, dans toutes les parties du monde, commençaient à proclamer la nécessité d’y mettre fin.

Rentré dans son cabinet, Olivier se tint debout quelques minutes à la fenêtre, s’enivrant de la glorieuse vision de solide raison qui se déroulait sous ses yeux ; il considérait le développement infini des toits, les énormes voûtes vitrées des bains et gymnases publics, les dômes des écoles où, chaque matin, la jeunesse s’instruisait des devoirs et des droits de l’état de citoyen ; et les quelques flèches même des églises ne parvenaient point à distraire sa vue de la vivante grandeur du spectacle environnant. Il songeait à cette ruche infinie d’hommes et de femmes qui, remplissant l’espace ouvert devant lui, avaient enfin appris pour toujours les principes de l’Évangile nouveau : à savoir, qu’il n’y avait d’autre dieu que l’homme, d’autres prêtres que les chefs d’État, ni d’autres prophètes que les maîtres d’école.

Et c’est d’un cœur tout réchauffé qu’il se remit à la rédaction de son discours de Birmingham.

Sa jeune femme, elle aussi, s’abandonnait librement à la rêverie, tandis que, enfoncée dans un ample fauteuil, avec son journal sur les genoux, le wagon automobile l’emportait dans la direction de Brighton. Sans doute, les nouvelles de l’Orient la tourmentaient plus qu’elle ne l’avait fait voir à son mari : mais elle ne pouvait se décider à penser qu’il existât un réel danger d’invasion. Toute la vie occidentale était désormais si raisonnable, si tranquille ! Le monde avait enfin posé le pied sur un roc si solide ! Comment imaginer que l’humanité se laissât de nouveau ramener dans les anciens marécages de l’ignorance et de la sauvagerie ? Non ! cela était contraire à toutes les lois de l’évolution ! Et pourtant, si cette catastrophe se produisait ? Si la marche du progrès, une fois de plus, se trouvait arrêtée par un éclat soudain des forces secrètes et malfaisantes de la nature ?…

Dans le demi-compartiment voisin, deux hommes s’entretenaient des travaux publics en cours d’exécution, décrivant la hâte fiévreuse qui présidait à ces travaux. Mais ces images, sans que Mabel sût pourquoi, l’inquiétaient plus qu’elles ne l’attiraient. D’autre part, impossible de songer à considérer le paysage, par les fenêtres de la voiture automobile : sur ces grandes lignes, la vitesse de la marche interdisait de rien voir. Du moins la jeune femme tâchait-elle à se distraire en examinant le plafond blanc du wagon, les délicieuses peintures dans leurs encadrements de chêne, les grands globes qui, au-dessus des voyageurs, répandaient une douce et charmante lumière. Puis le grand appel retentit ; la légère vibration devint un peu plus sensible ; et, dès l’instant suivant, la porte automatique s’ouvrit, et la jeune femme se trouva sur le quai de la station de Brighton.

Comme elle descendait l’escalier qui conduisait au Square de la Station, elle remarqua un prêtre qui marchait devant elle. Vu ainsi de dos, avec ses cheveux blancs, il semblait un vieillard mais très droit et solide : car, il s’avançait d’un pas admirablement ferme. En bas de l’escalier, il s’arrêta, se retourna à demi ; et alors, à sa grande surprise, Mabel découvrit que son visage était celui d’un jeune homme, avec de beaux traits énergiques, d’épais sourcils noirs, et des yeux gris d’un éclat singulier. Un moment après, il se remit en marche, et la jeune femme, à quelques pas derrière lui, pénétra dans le square, poursuivant son chemin vers la maison de sa tante.

Mais, soudain, sans autre avertissement qu’un coup de sifflet aigu qui semblait venir du plus haut des airs, une série d’événements extraordinaires se produisirent.

Une grande ombre tourbillonna au-dessus de Mabel, un bruit de déchirement se fit entendre, puis un autre bruit, pareil au soupir d’un géant ; et comme la jeune femme s’arrêtait, effrayée, voici qu’un objet énorme, avec un nouveau bruit pareil à celui de milliers de chaudrons brisés, vint s’abattre devant elle, sur le sol caoutchouté ; et puis l’objet se tint immobile, remplissant la moitié du square, et agitant, à sa partie supérieure, deux longues ailes, qui tournaient, frappaient l’air comme les bras de quelque monstre préhistorique, tandis que des cris et des gémissements humains s’élevaient, nombreux et confus, de sous la machine.

Mabel ne se rendit aucun compte de ce qui suivit ; mais, quelques minutes après, elle se sentit poussée en avant par une pression violente, et, tremblant de la tête aux pieds, s’aperçut qu’elle était sur le point de poser le pied sur quelque chose qui ressemblait à un corps humain écrasé. Une espèce de langage articulé sortait de ce corps ; Mabel saisit distinctement les noms de Jésus et de Marie ; puis tout à coup, derrière son dos, elle entendit une voix qui lui disait :

— Veuillez me laisser passer, madame ! Je suis un prêtre !

Elle resta immobile quelque temps encore, interdite par la soudaineté de l’aventure ; et c’est presque inconsciemment qu’elle vit le jeune prêtre aux cheveux gris se mettre à genoux, et tirant un crucifix qu’il portait sous son manteau ; elle le vit se pencher sur le mourant, agiter sa main, approcher le crucifix des lèvres ensanglantées, et puis, s’étant relevé précipitamment, aller recommencer le même manège auprès d’une autre des victimes de la catastrophe. Mais bientôt, du haut des marches d’un grand hôpital, à droite, des hommes descendirent, tête nue, chacun tenant à la main un objet qui avait la forme des appareils photographiques d’autrefois ; et Mabel, comprenant qui étaient ces hommes, sentit son cœur bondir de soulagement. C’étaient les exécuteurs de l’euthanasie ; l’appareil qu’ils portaient allait mettre fin aux souffrances des agonisants, les faire passer doucement, délicieusement, dans le royaume de l’éternel repos. Puis la jeune femme eut la sensation d’être prise par les épaules et refoulée en arrière ; et longtemps encore elle dut rester là, au premier rang d’une foule compacte de gens de police et de curieux, avant d’être enfin autorisée à continuer sa marche vers la maison de sa tante.

iii

Olivier fut saisi d’une frayeur atroce, lorsque sa mère, une demi-heure plus tard, accourut lui apprendre que l’un des grands aériens nationaux venait de tomber dans le Square de la Station de Brighton, juste au moment où le train de quatorze heures et demie venait d’y décharger ses voyageurs. Il savait ce que signifiait cette nouvelle : car un accident du même genre s’était produit, deux ans auparavant sur la Place du Marché d’une petite ville du sud de l’Écosse. Cela signifiait que tous les passagers de l’aérien étaient tués, comme aussi, probablement, maintes autres personnes qui s’étaient trouvées sur le lieu de l’accident et que le choc subit avait écrasées. Et, par conséquent… le télégramme était assez explicite : Mabel, certainement, devait s’être trouvée dans le square, à cette minute !

Il envoya un message affolé à la tante de sa femme, pour s’informer ; après quoi, il se laissa tomber dans un fauteuil, tremblant de tous ses membres. Sa mère, à peine moins angoissée, s’était assise près de lui.

— Plaise à Dieu !… lui arriva-t-il, une fois, de murmurer, parmi ses larmes.

Mais aussitôt elle s’arrêta, toute confuse, en voyant son fils se retourner vers elle.

Le fait est que Dieu, ou son remplaçant le Destin, s’était montré pitoyable. Moins d’un quart d’heure après, M. Phillips accourut, tout rayonnant de bonheur, apporter la réponse rassurante de Brighton ; et bientôt Mabel elle-même entra dans la chambre, très pâle, mais le sourire aux lèvres.

— Ma chérie ! s’écria Olivier, en s’élançant vers elle avec un profond sanglot.

Elle n’avait que peu de choses à lui raconter. Aucune explication du désastre n’avait encore été publiée : on lui avait dit seulement que les ailes de l’aérien, sur l’un des côtés, avaient cessé de fonctionner. Du moins elle décrivit ses propres impressions, l’ombre gigantesque qu’elle avait vue descendre du ciel, le sifflement lugubre de l’appareil, et le bruit de la chute. Puis elle s’arrêta.

— Eh ! bien, chérie ? lui demanda Olivier, qui s’était assis tout contre elle, et avait pris l’une de ses mains dans les siennes.

— Figure-toi qu’il y avait un prêtre, là-bas ! dit Mabel. Je l’avais d’ailleurs déjà vu auparavant, à la descente de la gare !

Olivier eut un petit rire méprisant.

— Et tout de suite il s’est mis à genoux, reprit-elle, avec son crucifix dans la main, avant même l’arrivée des médecins. Dis-moi, mon chéri, est ce qu’il y a vraiment des gens qui croient à tout cela ?

— En tout cas, ils s’imaginent qu’ils y croient ! répondit son mari.

— Toute la chose avait été si… si soudaine ; et, cependant, tout de suite, il était là, comme s’il s’était attendu à ce qui a eu lieu ! Mais, enfin, Olivier, comment peut-on avoir de telles croyances ?

— Les hommes sont prêts à croire n’importe quoi, pourvu qu’on les y accoutume d’assez bonne heure !

— Et cet homme avait l’air de croire aussi, je veux dire le mourant ! J’ai vu ses yeux… Olivier, mon chéri, qu’est-ce que tu dis, toi, aux gens, quand ils vont mourir ?

— Ce que je leur dis ? Mais rien ! Que veux-tu que je leur dise ? Au reste, je ne crois pas que j’aie encore vu mourir personne.

— Ni moi, jusqu’à tout à l’heure ! reprit la jeune femme, avec un petit frisson. Les gens de l’euthanasie, d’ailleurs, sont vite arrivés, et tout a été fini en quelques minutes.

Olivier, tendrement, lui pressa la main.

— Ce doit avoir été affreux, ma chérie ! tu en trembles encore !

— Non, mais écoute !… Vois-tu, si j’avais eu quelque chose à leur dire, à ces mourants, j’aurais été heureuse de le leur dire aussi ! Ils étaient à quelques pas de moi. Et j’ai bien cherché : mais j’ai vu que je ne savais rien, absolument rien, qui pût les consoler ! Je ne pouvais pourtant pas songer à leur parler de l’humanité !

— Ma chérie, tout cela est bien triste, mais, au fond, cela n’a guère d’importance ! Le mal est désormais accompli…

— Et… et ces pauvres gens… c’est tout à fait fini ?

— Mais oui, sans doute !

Mabel tint ses lèvres serrées, un instant ; puis elle soupira. Elle avait eu, dans le train de retour, une sorte de méditation très agitée. Elle savait parfaitement que ce n’étaient que ses nerfs qui se trouvaient en jeu ; mais, n’importe, elle ne parvenait point à les apaiser. Comme elle l’avait dit à son mari, c’était la première fois qu’elle voyait la mort.

— Et alors, ce prêtre, reprit-elle, ce prêtre ne croit pas que tout soit fini ?

— Ma chérie, je vais te donner une idée des choses qu’il croit ! Il croit que cet homme, à qui il a montré le crucifix et sur lequel il a prononcé des formules, que cet homme est maintenant vivant quelque part, malgré l’anéantissement de son cerveau ; quelque part, mais il ne sait pas où. Car, ou bien cet homme se trouve dans une sorte de fourneau, où il est condamné à brûler à petit feu ; ou bien, s’il a de la chance, et que ce morceau de bois qu’il a baisé ait produit bon effet, il est quelque part derrière les nuages, en présence de trois personnes qui n’en font qu’une, tout en étant trois. Et il croit qu’il y a, dans cet endroit, une foule d’autres personnes, notamment une certaine dame en bleu, et un grand nombre d’hommes et de femmes en blanc, dont quelques-uns ont la tête sous le bras, et qui tous tiennent des harpes et chantent sans arrêt, et trouvent cet exercice infiniment agréable. Voilà ce qu’il croit, ce prêtre ! Et tout cela, vois-tu, ce n’est que pure folie ! Ou bien tout cela, peut-être, est beau, — je connais des hommes intelligents qui le prétendent : mais, très certainement, rien de tout cela n’est vrai !

Mabel eut un gentil sourire rassuré. Jamais elle n’avait entendu ces choses exprimées d’une façon aussi amusante.

— Hé ! sans doute, mon chéri, rien de tout cela n’est vrai ! Mais comment donc ce prêtre peut-il y croire ? Il avait l’air, pourtant, lui aussi, d’un homme très intelligent !

— Vois-tu, mon amour, si l’on t’avait dit, dans ton berceau, que la lune est un fromage vert, et que, toujours, depuis lors, on te l’eût répété, tu aurais bien de la peine à ne pas le croire, à présent ! Mais tu sais bien, toi-même, dans le fond de ton cœur, que ce sont les gens de l’euthanasie qui sont les seuls vrais prêtres !

Mabel eut un soupir de satisfaction. Elle se releva.

— Olivier, tu n’as pas ton pareil pour rassurer et pour consoler ! Mais maintenant, il faut que je remonte dans ma chambre, je suis encore toute secouée !

Déjà parvenue près du seuil, elle s’arrêta, et montra à son mari l’une de ses bottines.

— Regarde ! dit-elle, d’une voix défaillante. Il y avait, sur l’extrémité de sa bottine, une étrange tache, couleur de rouille ; et Olivier vit la jeune femme devenir toute blanche. Il courut la prendre dans ses bras.

— Allons, ma chérie, dit-il, un peu de courage !

Elle leva les yeux sur lui, sourit bravement, et sortit.

Une demi-heure après, M. Phillips reparut dans le bureau d’Olivier, avec une autre liasse de papiers.

— Toujours pas de nouvelles de l’Orient, monsieur ! dit-il.

CHAPITRE ii

i

La correspondance de Percy Franklin avec le cardinal-protecteur d’Angleterre occupait le prêtre, directement, au moins pendant deux heures chaque jour, et, indirectement, toute la journée.

Depuis les huit dernières années, le Saint-Siège avait, une fois de plus, modifié sa manière d’agir, pour l’accommoder aux besoins du temps. Désormais, chaque province importante du monde possédait non seulement un prélat métropolitain chargé de l’administrer, mais aussi un représentant à Rome, ayant à se tenir en rapport avec le pape, d’un côté, et, de l’autre, avec les fidèles qu’il représentait. Le « cardinal protecteur » d’Angleterre au Vatican était un abbé Martin, de l’ordre de Saint-Benoît ; et Percy, nouvellement revenu de Rome, avait pour office, ainsi qu’une dizaine d’autres prêtres et laïcs (avec lesquels il lui était interdit de s’entendre pour leur travail commun), d’écrire, tous les jours, un long mémoire sur toutes les nouvelles qui parvenaient à sa connaissance.

Aussi était-ce une vie singulièrement active et remplie, celle que menait, à présent, le jeune prêtre. On lui avait assigné deux chambres, dans la maison de l’archevêque, à Westminster ; et il se trouvait attaché au clergé de la cathédrale, mais avec une liberté individuelle très grande. Il se levait très tôt, et, pendant une heure, se livrait à une méditation, après laquelle il disait sa messe. Puis, ayant expédié son déjeuner, et fait encore une prière, il s’asseyait à sa table de travail, pour arrêter le plan et réunir les matériaux de sa lettre. À dix heures, il était prêt à recevoir des visites ; et, jusqu’à midi, d’ordinaire, il s’occupait à causer, soit avec ceux qui venaient le voir pour leurs propres affaires, ou avec les quelques prêtres ou reporters laïcs qui avaient mission de recueillir pour lui des extraits de journaux, en les accompagnant de leurs propres commentaires. Il déjeunait ensuite avec les autres prêtres de l’archevêché, et, dans l’après midi, allait voir les personnes qu’il avait à consulter. Vers seize heures, enfin, après avoir récité le reste de son office, et fait une station au Saint-Sacrement, il se mettait à rédiger sa lettre, ce qui lui demandait toujours beaucoup de soin et de réflexion. En outre, deux fois par semaine, il était tenu d’assister aux vêpres dans l’après-midi, et c’était lui encore qui, habituellement, chantait la grand’messe du samedi.

Un jour, environ une semaine après sa visite à Brighton, il était en train de terminer sa lettre, lorsque son domestique vint lui dire que le P. Francis l’attendait, en bas.

— Je descends tout de suite ! répondit Percy, sans relever la tête.

Il écrivit les dernières lignes, puis, cela fait, se mit en devoir de relire toute sa lettre, rédigée en latin, et dont voici, par exemple, la première page :

Westminster, ce 14 mai.


« Éminence,

« Depuis hier, j’ai eu quelques renseignements nouveaux. Il paraît désormais certain que le projet de loi consacrant l’espéranto comme langue d’État sera voté en juin. Cette loi, comme je l’ai déjà noté, sera une dernière pierre du mur qui va rattacher l’Angleterre au reste de l’Europe… On s’attend, d’autre part, à l’entrée d’un assez grand nombre de juifs dans la franc-maçonnerie. Ici encore, c’est le culte de l’humanité qui opère. Ce matin même, j’ai entendu le rabbin Siméon parler à cet effet, dans la Cité, et j’ai été frappé des applaudissements unanimes qu’il a recueillis… De toutes parts grandit l’espérance qu’un homme va bientôt se trouver pour diriger le mouvement communiste, dans l’Europe entière, et unir plus étroitement les forces du parti. Un article curieux du Nouveau Peuple, que je vous envoie ci-joint, déclare que la venue d’un tel homme est inévitable, étant donnée la situation présente de la cause ; car cette cause a eu des prophètes et des précurseurs pendant plus d’un siècle, et leur disparition, à l’heure présente, doit certainement être le signe de l’avènement d’un homme supérieur à eux. N’est-il pas curieux de voir comme ces idées nouvelles coïncident, du moins par leur surface, avec les idées du monde juif d’il y a vingt siècles ?… J’ai appris aujourd’hui l’abjuration d’une très vieille famille catholique, les Wargrave de Norfolk, ainsi que celle de leur chapelain Micklem, qui semble avoir, depuis quelque temps déjà, activement travaillé à préparer ce reniement de ses maîtres. Tous les journaux annoncent le fait avec satisfaction, mais simplement à cause du rang exceptionnel des Wargrave : car, hélas ! de telles abjurations sont désormais si fréquentes que, d’ordinaire, on ne songe même plus à les remarquer… Ici, je constate une grande inquiétude parmi les laïcs. Sept prêtres du diocèse de Westminster nous ont quittés, au cours des trois derniers mois ; mais, d’autre part, j’ai le plaisir de pouvoir annoncer à Votre Éminence que l’archevêque a reçu dans la communion catholique, ce matin, l’ex-évêque anglican de Carlisle, avec cinq membres de son clergé… »

Percy remit la feuille sur la table, réunit la dizaine d’autres feuilles qui contenaient ses extraits et découpures de journaux, glissa le tout dans une enveloppe imprimée. Puis il prit sa barrette et se dirigea vers l’ascenseur.

Dès l’instant où il pénétra dans le petit salon, il comprit que la crise redoutée avait eu lieu. Le P. Francis paraissait fatigué et souffrant : mais il y avait, dans l’expression de ses yeux et de sa bouche, quelque chose de dur qui décelait une résolution désormais inébranlable. Il se releva pour saluer son ancien ami.

— Mon père, dit-il, je suis venu vous dire adieu ! Il m’est impossible de rester plus long temps dans cet état !

Percy fit de son mieux pour ne montrer aucune émotion. D’un petit signe, il invita le P. Francis à s’asseoir, puis il s’assit lui-même en face de lui.

— C’est la fin de tout ! reprit le visiteur, d’une voix qu’il tâchait à rendre ferme et assurée. Je ne crois plus à rien ! Mais, au reste, il y a déjà un an que je ne crois plus à rien !

— Vous voulez dire que vous n’éprouvez plus rien ? rectifia Percy.

— Oh ! non, ce n’est pas seulement cela ! poursuivit l’autre. Je vous dis qu’il ne me reste plus rien ! Je ne puis plus même discuter, désormais ! Je suis simplement venu vous dire adieu !

Percy n’avait rien à répondre. Depuis plus de huit mois, il avait travaillé à persuader son ancien camarade et ami, depuis le premier moment où le P. Francis lui avait dit que sa foi s’en allait. Il se rendait bien compte de la lutte cruelle qui s’était livrée dans cette âme malade ; et, de tout son cœur, il plaignait la pauvre créature qu’il avait vue irrésistiblement entraînée dans le tourbillon triomphant de l’humanité nouvelle.

Il songeait que, en vérité, les faits extérieurs étaient étrangement forts contre la vieille foi, à l’heure présente ; et que cette foi, — sauf pour celui qui savait profondément que la volonté et la grâce sont tout, et que l’émotion pure n’est rien, — que cette foi se trouvait un peu dans la situation d’un enfant qui s’aventure à jouer au milieu de l’immense machinerie d’une usine en mouvement. Percy se demandait même jusqu’à quel point il avait le droit de blâmer la conduite du P. Francis, encore que sa conscience lui affirmât qu’il y avait, dans cette conduite, malgré tout, un élément blâmable et que notamment son ami, de tout temps, avait accordé trop de place au cérémonial, dans sa religion, tandis qu’il n’avait jamais eu le sentiment ni le goût profonds de la prière.

De telle sorte qu’il prit bien soin en tout cas, de ne rien laisser voir d’une compassion qu’il se reprochait, tout en ne pouvant pas s’empêcher de l’éprouver douloureusement.

— Naturellement, — reprit le P. Francis, d’un ton vif, — vous continuez à penser que tout cela est de ma faute ?

— Mon cher père, — répondit Percy, immobile sur sa chaise, — je sais que cela est de votre faute ! Écoutez-moi ! Vous dites que le christianisme est absurde et impossible ; or, vous n’ignorez point qu’il ne peut pas être cela ! Il peut être faux, — malgré ma certitude foncière de sa vérité absolue, — mais il ne peut pas être absurde, étant donné que, aujourd’hui encore, des hommes instruits et vertueux persistent à y croire. Dire qu’il est absurde, c’est simplement se laisser aveugler par l’orgueil, c’est écarter tous les croyants chrétiens qui croient au christianisme, non seulement comme se trompant, mais comme n’ayant point d’intelligence…

— Soit donc ! interrompit Francis. Mettez alors que je crois seulement que le christianisme est faux ! Je retire l’autre chose !

— Mais non, vous ne la retirez pas ! — reprit Percy, sans se troubler. — Vous vous obstinez à croire que le christianisme est absurde, vous me l’avez dit vingt fois ! Eh ! bien, je vous le répète, c’est là de l’orgueil, et qui suffit à tout expliquer ! Dans ce genre de crises, l’attitude morale importe seule. Peut-être, cependant, y a-t-il aussi d’autres motifs…

Le P. Francis sursauta.

— Oh ! la vieille histoire ! dit-il aigrement.

— Si vous me donnez votre parole d’honneur qu’il n’y a point de femme en jeu dans l’affaire, je vous croirai ! Mais, en vérité, comme vous le dites, c’est une vieille histoire !

Ces vives paroles furent suivies d’un long moment de silence. Percy, sentait maintenant, que tout effort était inutile. Chaque jour, depuis huit mois, il avait parlé à son ami de cette vie intérieure où nous découvrons que les vérités sont vraies, et où nous trouvons la garantie de nos actes de foi ; chaque jour il avait recommandé la prière et l’humilité ; mais le P. Francis lui avait invariablement répondu que c’était là conseiller une sorte d’auto-suggestion. Évidemment le cas était désespéré, et le jeune prêtre avait hâte que cette dernière entrevue prît fin.

Le visiteur sembla deviner sa pensée.

— Vous en avez assez de moi ? dit-il. Je m’en vais !

— Je n’ai nullement assez de vous, mon cher père ! répondit Percy avec simplicité. Je vous plains seulement, et de toute mon âme. Car, moi, voyez-vous, moi qui vous aime et qui souhaiterais votre bonheur, je sais profondément que tout ce que vous reniez est vrai !

Son ancien ami le considéra longuement.

— Et moi, s’écria-t-il, je sais que cela n’est pas vrai ! Certes, je donnerais beaucoup pour pouvoir y croire encore ; je sens que jamais plus je ne serai heureux ; mais… mais c’est bien fini !

Percy soupira. Combien de fois il avait dit à cet homme que le cœur était un don divin non moins précieux que l’esprit, et que négliger l’un de ces deux éléments, dans la recherche de Dieu, c’était courir au-devant de la ruine ! Mais le P. Francis n’avait pas voulu voir en quoi ces paroles s’appliquaient à lui. Il avait répondu par les vieux arguments de la psychologie, déclarant que les suggestions de l’éducation suffisaient à rendre compte de tout.

— Et, à présent, je suppose que vous allez rompre tous rapports avec moi ! reprit-il.

— C’est vous qui vous séparez de moi ! dit Percy.

Et vous savez bien qu’il m’est impossible de vous suivre !

— Oui…, mais ne pouvons-nous pas rester amis ?

Une chaleur soudaine afflua au cœur du prêtre resté fidèle.

— Amis ? dit-il. Hélas ! mon pauvre Jean, quelle espèce d’amitié est désormais possible entre nous ?

Le visiteur se releva brusquement.

— Soit ! Je m’en vais !

Et il fit un pas vers la porte.

— Jean ! s’écria Percy d’une voix tremblante, est-ce ainsi que vous me quittez, et faut-il vraiment que nous nous séparions ?

Il tendait sa main ouverte à son ancien ami. Celui-ci le regarda un moment, ses lèvres frémirent, et puis, s’étant retourné vers la porte, il s’enfuit sans ajouter un seul mot.

ii

Percy se tint debout, immobile, jusqu’au moment où il entendit la sonnerie automatique du dehors, annonçant que le P. Francis venait de quitter l’archevêché. Alors le prêtre sortit du salon, à son tour, et pénétra dans le long couloir qui conduisait à la cathédrale. En passant par la sacristie, il entendit de loin, au fond de l’église, le murmure de l’orgue, accompagnant le chant des vêpres dans le chœur. Le jeune prêtre s’avança dans le transept, et s’agenouilla.

Le soir approchait. Le grand temple sombre n’était éclairé que par des reflets épars de la lumière du dehors, pénétrant à travers de somptueux vitraux récemment donnés par un lord converti. Devant Percy s’étendait le chœur, avec une double rangée de chanoines en surplis blancs et en chapes de fourrure ; au milieu, sous un vaste baldaquin, brûlaient les six lumières qui avaient brûlé là, chaque jour, depuis plus d’un siècle ; et, plus loin encore, c’étaient les hautes lignes de l’abside, avec la voûte profonde où l’on voyait le Christ régner dans sa majesté. Percy laissa errer ses yeux autour de lui, pendant quelques instants, avant de commencer sa prière : il admirait la beauté du lieu, écoutait les chœurs magnifiques, les appels de l’orgue, et la fine voix nuancée du prêtre. À gauche, brillait l’éclat réfracté des lampes, allumées devant le Sacrement ; à droite, une douzaine de cierges jetaient une lueur vacillante au pied de la gigantesque croix, supportant ce Pauvre divin qui invitait tous ceux qui le regardaient à partager son supplice.

Puis le prêtre se cacha le visage dans les mains, soupira, et se mit à prier.

Il commença, comme il faisait toujours, par un acte délibéré de renoncement au monde sensible. Il s’efforça de descendre jusqu’au fond de soi-même ; et bientôt l’appel de l’orgue, le bruit des pas, la dureté du banc de bois sous ses genoux, tout cela disparut pour lui, et il eut l’impression de n’être rien qu’un cœur qui battait, et un esprit qui enfantait d’incessantes images, Puis il fit une nouvelle descente : il renonça à tout ce qu’il était et possédait, et eut conscience que son corps même s’évanouissait, tandis que son esprit et son cœur, dominés par la sublime présence qui se dressait devant eux, se soumettaient docilement à la volonté de leur maître. De nouveau il soupira, en sentant cette Présence se rapprocher de lui ; il répéta machinalement quelques paroles, et tomba enfin dans cette paix qui suit le suprême renoncement à la pensée personnelle.

Ainsi il resta assez longtemps. Très loin, au-dessus de lui, retentissait la musique merveilleuse, mais elle était désormais pour lui aussi indifférente que les bruits de la rue pour un homme qui dort. Il se trouvait maintenant en deçà du voile des choses, au-delà des barrières de la sensation et de la réflexion, dans ce lieu secret dont un effort obstiné lui avait appris le chemin, dans cette région singulière où les réalités véritables apparaissent avec une évidence directe, où les perceptions vont et viennent avec la rapidité de l’éclair, où l’Église et ses mystères sont vus du dedans, auréolés de gloire.

Après quoi, il s’éveilla de nouveau à la conscience, et commença une oraison intérieure

« Seigneur, me voici en face de vous ! Je vous connais ! Je sais qu’il n’y a rien d’autre que vous et moi… et je remets tout entre vos mains, votre prêtre apostat, votre peuple, le monde, et moi-même ! »

Il s’arrêta et concentra ses pensées jusqu’à ce que tout ce qu’il avait dans l’esprit s’étendît devant lui, comme une plaine au pied d’une montagne.

« Moi-même, Seigneur, sans votre grâce, je me trouverais dans les ténèbres et dans le malheur. C’est vous seul qui me soutenez et me sauvez ! Conservez et achevez votre ouvrage dans mon âme ! Ne me laissez point défaillir pour une minute ! Car si vous écartiez de moi votre main, aussitôt je tomberais au plus profond néant ! »

Les yeux de son âme allaient maintenant çà et là, du calvaire dans le ciel jusqu’aux agitations et aux soupirs terrestres. Il voyait le Christ mourir de désolation, pendant que la terre tremblait et gémissait ; il voyait le Christ régner sur son trône, en robe de lumière ; il le voyait résider, patient et silencieux, sous les espèces de son sacrement… Puis il attendit que le Christ lui parlât, et les paroles qu’il attendait lui vinrent si douces et délicates, rapides comme des ombres, que sa volonté s’épuisait dans l’effort de les saisir, et de les fixer, et d’y répondre… Il voyait le corps mystique dans son agonie, étendu sur le monde comme sur une croix, et muet à force de douleur ; et le sang vivant coulait, goutte par goutte, de sa tête, de ses mains, et de ses pieds. Au-dessous, le monde était rassemblé, plein de raillerie et de belle humeur : « Il a sauvé les autres, mais, lui-même, il ne peut pas se sauver !… Qu’il descende seulement de la croix, et nous croirons en lui ! » Au loin, derrière des buissons, et dans des creux du sol, les rares amis de Jésus regardaient et sanglotaient ; Marie elle-même se taisait, percée de sept glaives ; et le disciple qu’il avait aimé ne trouvait point de paroles de consolation.

Et il sentait aussi qu’aucun mot ne serait dit du haut des cieux ; les anges eux-mêmes avaient reçu l’ordre de mettre l’épée au fourreau, et d’attendre l’éternelle puissance de Dieu ; car l’agonie était à peine commencée, et mille horreurs devaient se produire encore avant qu’arrivât la fin, la somme dernière de la crucifixion… Et Percy, méditant et analysant l’éternelle leçon comprenait que le chrétien, désormais, ne pouvait plus que veiller et attendre, jusqu’au jour où le corps mystique sortirait décidément du tombeau. Cet univers intérieur, dont un immense effort lui avait appris le chemin, était à présent tout imprégné d’angoisse ; il était amer comme le fiel, éclairé de cette pâle lueur que la grande souffrance physique fait surgir dans les yeux, et traversé d’une longue note continue qui ressemblait à un gémissement.

« Seigneur ! murmura-t-il, comment pourrai-je supporter cela jusqu’au bout ? »

Mais, dès l’instant suivant, la terrible vision s’était effacée. Percy se passa la langue sur les lèvres, pour les humecter, et ouvrit ses yeux sur l’abside enténébrée, devant lui. L’orgue maintenant se taisait, le chœur avait cessé, et les lumières étaient éteintes. Les reflets du soleil couchant, eux aussi, avaient disparu ; et c’étaient de sombres visages glacés qui le considéraient, du haut des murs et de la voûte. De nouveau, il se retrouva à la surface de la vie ; et à peine, déjà, se rappelait-il ce qu’il venait d’entendre et de voir.

Comme il s’avançait ensuite vers la chapelle du Saint-Sacrement, toujours très droit et le pas assuré, il vit une vieille femme qui paraissait l’observer attentivement. Il hésita un instant, se demandant si c’était une pénitente qui désirait se confesser ; et elle, voyant son hésitation, fit un pas vers lui.

— Je vous demande pardon, monsieur ! commença-t-elle.

Son « monsieur » indiquait que ce n’était pas une catholique. Percy souleva sa barrette.

— Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-il.

— Je vous demande pardon, monsieur ; mais est-ce que vous n’étiez pas à Brighton, au moment de l’accident qui s’y est produit, il y a deux mois ?

— En effet, j’étais là !

— Ah ! c’est bien ce que je pensais : ainsi, c’est vous que ma belle-fille a vu !

Elle le dévisagea avec un mélange de doute et de curiosité, promenant sur lui ses petits yeux ridés.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais…

— Eh ! bien, demanda Percy, s’efforçant de ne laisser poindre aucune trace d’impatience dans le ton de sa voix.

— Est-ce vous qui êtes l’archevêque, monsieur ?

Le prêtre sourit, montrant ses dents blanches.

— Non, madame, je ne suis qu’un pauvre prêtre ! C’est Mgr Cholmodeley qui est archevêque. Moi, je suis le P. Percy Franklin !

La vieille femme ne dit rien, mais, les yeux toujours fixés sur lui, fit un geste de salutation qui rappelait les « révérences » des femmes d’autrefois ; et Percy, pressant le pas, poursuivit son chemin jusqu’à la chapelle du Sacrement, où il avait coutume d’aller achever la série de ses dévotions.

iii

Ce soir-là, au dîner des prêtres, il y eut un grand entretien sur l’expansion extraordinaire de la franc-maçonnerie. Cette expansion durait déjà depuis bien des années, et les catholiques avaient toujours parfaitement reconnu ses dangers. Ç’avait été, d’abord, au début du vingtième siècle, l’assaut organisé par les francs-maçons contre l’Église de France ; et ce que l’on avait soupçonné était devenu une certitude, lorsque, en 1918, le P. Jérôme, ex-franc-maçon devenu moine dominicain, avait fait ses révélations sur les secrets de la maçonnerie. Mais, ensuite, le P. Jérôme était mort, tout naturellement, dans son lit : et ce fait avait beaucoup contribué à rassurer l’opinion publique. Puis s’étaient produites les splendides donations faites par des francs-maçons, en France et en Italie, à des hôpitaux, des orphelinats, et autres institutions charitables ; et ainsi, une fois de plus, les soupçons avaient commencé à se dissiper. De nouveau, la majorité des esprits « raisonnables » avaient eu l’impression que la franc-maçonnerie n’était rien qu’une grande société philanthropique. Mais, depuis quelque temps, les anciennes inquiétudes commençaient à se réveiller.

— J’ai appris que Felsenburgh est un franc-maçon ! — déclara Mgr Mackintosh, administrateur de la cathédrale. — Il est grand-maître de l’ordre, ou quelque chose d’approchant.

— Mais qui est donc Felsenburgh ? demanda un jeune prêtre.

Mackintosh secoua la tête sans répondre. C’était une de ces humbles personnes qui sont aussi fières de leur ignorance que d’autres le sont de leur science. Il se vantait de ne jamais lire les journaux, ni aucun livre qui n’eût reçu l’Imprimatur, ajoutant que le devoir d’un prêtre était de préserver sa foi, et non d’acquérir des connaissances mondaines. Et souvent Percy lui avait envié de pouvoir se maintenir, toute sa vie, à ce point de vue.

— Ce Felsenburgh est un mystère, — répondit un autre prêtre, le P. Blackmore : — mais il semble, dès maintenant, causer partout un singulier mouvement de curiosité. Aujourd’hui encore, sur le quai, on vendait sa biographie.

— J’ai rencontré, il y a trois jours, dit Percy, un sénateur américain qui m’a dit que, même là-bas, personne ne savait rien de lui, sauf le fait de sa prodigieuse éloquence. Il n’y est apparu que l’année dernière, et semble s’être poussé dans le monde avec une facilité étonnante. On dit, aussi, qu’il est un linguiste incomparable : c’est pour cela que la mission américaine l’a emmené avec elle en Asie.

— Mais, pour en revenir aux francs-maçons, reprit Monseigneur, je crois que la chose est des plus sérieuses. Le mois dernier encore, quatre de mes pénitents ont quitté l’Église pour devenir francs-maçons.

— Leur admission des femmes dans leurs loges a été un coup de maître ! grommela le P. Blackmore.

— Oui, et il est même bien extraordinaire qu’ils ne se soient pas avisés plus tôt de l’efficacité merveilleuse de cette mesure ! observa Percy.

Deux ou trois autres prêtres joignirent leur témoignage à celui de Monseigneur : eux aussi, ils avaient récemment perdu des pénitents par suite des progrès de la maçonnerie. Le bruit courait que l’archevêque préparait un mandement sur ce sujet.

Monseigneur hocha la tête, d’un signe de doute.

— Il faudrait quelque chose de plus que cela !

Mais Percy rappela que l’Église avait dit son dernier mot sur la question, depuis déjà plusieurs siècles. Elle avait frappé d’excommunication tous les membres de sociétés secrètes, et, en vérité, elle ne pouvait rien d’autre.

— Sauf cependant de rappeler sans cesse cette défense à ses enfants ! fit Monseigneur. Pour ma part, je suis bien décidé à prêcher là dessus, dimanche prochain !

En rentrant dans sa chambre, Percy rédigea une note pour le cardinal-protecteur, au sujet de la franc-maçonnerie. Puis il ouvrit son courrier, et lut d’abord la lettre qui portait le timbre de Rome.

Par une coïncidence qui lui parut curieuse, l’une des questions que lui posait le cardinal Martin traitait, précisément, de ce même sujet. Elle était rédigée ainsi :

« Que dit-on de la maçonnerie ? J’apprends, ici, que Felsenburgh en fait partie. Prière de recueillir tout ce que vous pourrez apprendre sur cet homme, et de nous envoyer toutes les études biographiques anglaises que vous pourrez vous procurer, publiées à son sujet. Continuez-vous toujours à perdre des fidèles qui passent de l’Église à la franc-maçonnerie ? »

Dans les autres questions que contenait la lettre du cardinal, le nom de Felsenburgh reparaissait encore une ou deux fois.

Percy déposa la lettre sur son bureau, et réfléchit un moment. Il songea que c’était chose bien étrange, de trouver le nom de cet homme dans toutes les bouches, tandis que ce que l’on savait de certain sur lui n’était presque rien. Il avait acheté, dans la rue, par curiosité, trois photographies qui prétendaient représenter ce personnage mystérieux : bien que l’une des trois pût être authentique, toutes les trois, certainement, ne pouvaient pas l’être. Il les prit dans un tiroir de son bureau, et les étala devant lui.

L’une montrait un gros homme barbu et sauvage, à mine de cosaque, avec des yeux saillants. Non, celle-là ne pouvait pas être prise au sérieux ! elle faisait voir, seulement, l’image qu’avait dû se former une imagination grossière, ayant à se représenter un personnage qui passait pour avoir eu une grande influence en Orient.

La seconde photographie révélait un visage gras, avec de petits yeux et une barbiche : celle-là pouvait, en somme, être vraie, d’autant plus qu’elle portait le nom d’une maison photographique de New-York. Puis Percy considéra la troisième, où apparaissait un long visage rasé, avec un lorgnon, — un visage incontestablement intelligent, mais rêveur et mou ; tandis que, manifestement, Felsenburgh devait être un homme d’une énergie extraordinaire.

Percy essaya de se rappeler ce que lui avait dit M. Vanhaus, le sénateur américain : mais les renseignements obtenus de cette source n’étaient guère significatifs. Felsenburgh, d’après M. Vanhaus, n’avait usé d’aucune des méthodes communément employées dans la politique moderne. Il n’avait dirigé aucun journal, n’avait attaqué personne, soutenu personne ; jamais il n’avait recouru au chantage ni aux pots-de-vin, jamais on n’avait pu alléguer contre lui aucune accusation de crimes monstrueux. Au contraire, sa principale originalité semblait consister dans la « propreté de ses mains » et dans son passé sans tache, comme aussi dans l’attirance magnétique de toute sa personne. Il avait pris le peuple par surprise, surgissant des eaux troubles du socialisme américain comme une vision…

La pensée de Percy revint aux problèmes qui l’avaient préoccupé toute la journée. De plus en plus, tout paraissait sans espoir. Il essayait de ne point songer à ses confrères du clergé ; mais, malgré lui, il ne pouvait s’empêcher de voir que ce n’étaient point là les hommes qu’il aurait fallu pour la situation présente. Non pas, certes, qu’il se préférât le moins du monde à eux ! Il sentait et savait parfaitement que, lui aussi, il était insuffisant pour sa tâche : ne l’avait-il point prouvé encore dans ses relations avec le pauvre P. Francis, et avec maints autres qui, durant les années dernières, avaient essayé de se raccrocher à lui ? L’archevêque lui-même, tout saint homme qu’il fût, avec sa foi enfantine, était-ce bien l’homme qui convenait pour conduire les catholiques anglais, et pour confondre leurs ennemis ? Non, la terre, décidément, ne comportait plus de grands hommes ! Et que faire ?

Il s’enfouit la tête dans les mains.

« Oui, ce qu’il faudrait c’est un ordre religieux nouveau, un ordre sans habit particulier, et sans tonsure, sans traditions ni coutumes, sans rien d’autre qu’un entier et cordial dévouement ! Les membres de cet ordre devraient être les francs-tireurs de l’armée du Christ, comme avaient été jadis les Jésuites. Mais, pour la création d’un tel ordre, il faudrait, d’abord, un fondateur. Et qui donc, au nom du Ciel, serait de taille à assumer ce rôle ? Un fondateur nudus, sequens Christum nudum !… Oui, des francs-tireurs, prêtres, évêques, laïcs, hommes et femmes, avec les trois vœux, naturellement, et une clause particulière, interdisant à jamais, absolument, toute propriété, privée ou collective. Tout don reçu aurait à être transmis à l’évêque du diocèse. Oh ! si un ordre de ce genre était créé, que ne pourrait-il point faire !… » Et Percy s’exalta dans des rêves magnifiques.

Mais bientôt il se ressaisit, et se reprocha sa folie. Un tel projet n’était-il pas aussi vieux que le monde ? n’avait-ce pas été le rêve de tout homme zélé, depuis la première année de notre salut ?

Le prêtre se frappa humblement la poitrine, et prit son bréviaire, pour achever de se distraire de ces vaines rêveries. Quand il eut fini de lire, une demi-heure après, sa pensée revint au pauvre P. Francis. Il se demanda ce que le prêtre apostat faisait, à présent ? Le malheureux ! Et lui-même Percy Franklin, jusqu’à quel point était-il responsable de cette chute ?

On frappa à la porte, et le P. Blackmore entra, pour la petite causerie avant la nuit. Percy lui fit part de son entretien avec Francis.

Le P. Blackmore écarta, un moment, sa pipe, et soupira profondément.

— Je savais que cela devait finir ainsi ! dit-il. Que voulez-vous ?

— Je dois dire qu’il a été extrêmement loyal ! expliqua Percy. Il y a huit mois déjà qu’il m’a avoué qu’il était en peine.

Le P. Blackmore, tout pensif, tirait des bouffées de sa pipe.

— Mon cher Franklin, dit-il, les choses sont en train de prendre une tournure vraiment grave. De tous côtés, c’est la même histoire. Que va-t-il se passer, au bout de tout cela ?

— Je crois que les choses du monde vont par vagues ! — répondit Percy, après avoir réfléchi un moment.

— Vous voulez dire par flux et reflux ? demanda Blackmore.

— C’est du moins ce qui me semble.

Le P. Blackmore fixa ses yeux sur lui.

— Vous êtes-vous jamais trouvé en mer, demanda-t-il, pendant le calme qui précède un typhon ?

Percy secoua la tête négativement.

— Eh ! bien, reprit le P. Blackmore, c’est ce calme qui est la chose la plus effrayante ! La mer est comme de l’huile ; vous avez la sensation d’être à demi-mort ; vous ne pouvez rien faire. Et puis arrive la tempête !

Percy, à son tour, dévisageait curieusement son interlocuteur.

— Avant toutes les grandes catastrophes, ce calme se produit. Toujours il en a été ainsi dans l’histoire… Père Franklin, j’ai l’idée que quelque chose d’énorme va arriver !

— Dites-moi toute votre pensée ! — fit Percy, se penchant en avant.

— Eh ! bien, j’ai vu le vieux Templeton quelques jours avant sa mort ; et c’est lui qui m’a mis cette idée en tête… Écoutez-moi, mon père ! Peut-être n’est-ce que cette affaire d’Orient qui s’apprête à tomber sur nous : mais, je ne sais pourquoi, il me semble que ce n’est point cela. C’est dans la religion que quelque chose va arriver. Du moins, c’est ce que je crois… Père Franklin, au nom du Ciel, qu’est-ce que c’est que ce Felsenburgh ?

Percy fut si saisi de la réapparition soudaine de ce nom qu’il resta, un long moment, sans répondre.

Au dehors, la nuit d’été répandait un calme merveilleux. De temps à autre seulement, une faible vibration s’élevait des voies souterraines qui passaient à vingt mètres au-dessous de l’archevêché ; mais la rue qui avoisinait la cathédrale était très tranquille. Une fois, un grand sifflement se fit entendre dans l’air, comme si quelque monstrueux oiseau migrateur se frayait un chemin entre Londres et les étoiles ; et une fois, aussi, un cri de femme très perçant retentit, venant de la direction du fleuve.

— Oui, ce Felsenburgh ? reprit le P. Blackmore. La pensée de cet homme ne me sort point de la tête. Et pourtant, que sais-je de lui ? Qu’est-ce que personne sait de lui ?

Après un nouvel intervalle de silence, le vieux prêtre continua :

— Et voyez comme tout le monde nous abandonne ! Les Wargrave, les Henderson, Sir James Bartlet, et puis tous ces prêtres ! Et notez que tous ces déserteurs sont loin d’avoir des âmes basses : hélas ! la chose m’épouvanterait beaucoup moins si je ne savais pas ce que valent quelques-uns d’entre eux. Par exemple, ce James Bartlet ! Voilà un homme qui a dépensé la moitié de sa fortune pour l’Église, et qui ne le regrette pas, maintenant encore ! Il dit qu’une religion quelconque vaut toujours mieux que l’absence de religion, mais que lui, pour sa part, se trouve désormais hors d’état d’y croire. Eh ! bien, qu’est-ce que tout cela signifie ? Je vous dis que quelque chose va arriver ! Quoi ? Dieu le sait ! et l’idée de ce Felsenburgh ne peut pas me sortir de la tête… Père Franklin…

— Oui ?

— Avez-vous remarqué combien peu de grands hommes nous possédons, à présent ? Ce n’est point comme il y a cinquante ans, ou même trente ! Et, à présent, voici cet homme nouveau, que personne ne connaît, qui a surgi en Amérique, il y a quelques mois à peine, et dont le nom est sur toutes les lèvres ! Ne voyez-vous pas ce que cela signifie ?

— Je ne suis pas sûr de vous comprendre ! répondit Percy.

Le P. Blackmore secoua les cendres de sa pipe, avant de poursuivre.

— Eh ! bien, voici ce que cela signifie ! dit-il en se relevant. Je ne puis pas m’empêcher de penser que ce Felsenburgh va faire quelque chose. Je ne sais pas ce qu’il va faire : cela pourra être pour nous ou contre nous. Mais rappelez-vous qu’il est franc-maçon !… Et puis, et puis, vous allez dire que je ne suis qu’une vieille bête ! Bonne nuit !

— Un moment, mon père ! dit lentement Percy. Prétendriez-vous ?… Seigneur Dieu ! que voulez-vous dire ?

Il s’arrêta, interrogeant des yeux son interlocuteur, qui, de son côté, le regardait bien en face, par-dessous ses sourcils broussailleux ; et Percy avait l’impression que, sous l’aisance familière de ses paroles, le vieux prêtre apercevait une vision qui l’épouvantait. Mais les deux hommes se serrèrent la main, sans plus rien se dire, et se séparèrent. Et Percy, dès qu’il fut seul, se jeta à genoux.

CHAPITRE iii

i

La vieille Mme Brand et Mabel étaient assises à une fenêtre de la nouvelle amirauté, dans Trafalgar-Square, pour assister au grand meeting où Olivier devait prononcer son discours sur le cinquantième anniversaire du vote de la loi des pauvres.

Depuis longtemps déjà, presque dès l’aube de cette brillante matinée de juin, la foule avait commencé à s’assembler autour de la statue de Braithwaite. Cet homme d’État, mort depuis quinze ans, était représenté dans l’attitude qui lui avait été ordinaire, le bras étendu, la tête levée, et l’un de ses pieds légèrement avancé ; ce jour-là, en outre, on avait revêtu sa statue de tous les insignes maçonniques qu’il avait portés de son vivant.

La vieille Mme Brand était plus en train que d’habitude, et considérait avec curiosité les masses énormes venues, de toutes parts, pour entendre parler son fils. Une plate-forme avait été dressée tout autour de la statue de bronze, de telle façon que Braithwaite lui-même semblât être l’un des orateurs. La place entière, au-dessous, était pavée de têtes, et retentissait des murmures de centaines de milliers de voix, que dominait, par instants, l’éclat puissant des cuivres et des tambours, lorsque passaient les sociétés de bienfaisance et les guildes démocratiques, chacune précédée de sa bannière, et convergeant vers le vaste espace qui leur était réservé au pied de l’estrade. Pas une fenêtre, non plus, qui ne fût encombrée de visages ; sans compter qu’on avait installé de vastes tribunes, pour les auditeurs privilégiés, sur toute la longueur des façades de la Galerie Nationale et de Saint-Martin. (La vieille colonne du Square, avec ses lions, avait depuis longtemps disparu. Nelson avait été trouvé compromettant pour l’Entente cordiale ; et les lions, décidément, avaient paru d’un type trop éloigné de « l’art nouveau ». À leur place s’étendait maintenant une large avenue conduisant à la Galerie Nationale.) Enfin, par-dessus les toits, de longues frises de tête se dessinaient, sur le bleu uni du ciel.

Lorsque les horloges sonnèrent l’heure convenue, deux figures surgirent de derrière la statue, s’avancèrent, et au même instant, les murmures des conversations se changèrent en unanimes vivats.

On vit arriver, d’abord, le vieux lord Pemberton, un vieillard admirablement droit et solide, sous ses cheveux blancs. Son père était un de ceux qui, soixante-dix ans auparavant, avaient le plus travaillé à détruire la Chambre des Lords, dont il était membre ; et son fils avait dignement continué son œuvre. Il était, à présent, membre du gouvernement ; et c’était lui qui devait présider la cérémonie du jour. Derrière lui, venait Olivier, tête nue ; même à la distance où elles étaient de lui, sa mère et sa femme purent voir ses mouvements agiles, et le sourire à la fois modeste et assuré de ses lèvres, lorsque son nom émergea de la tempête des cris que poussait la foule. Puis lord Pemberton leva la main, fit un signal, et aussitôt les voix s’arrêtèrent, sous un soudain roulement de tambour : après quoi toutes les musiques entonnèrent l’hymne maçonnique.

C’était comme si la voix d’un géant eût chanté l’ample mélodie. L’hymne avait été composé dix ans auparavant, et la nation entière, désormais, le savait par cœur. La vieille Mme Brand souleva, cependant, jusqu’à ses yeux le papier imprimé qui en contenait le texte, et lut ces mots, le début de l’hymne :

Seigneur, qui habites la terre et les mers…

Elle lut les vers suivants, composés avec un heureux mélange de zèle et d’adresse pour l’exaltation de l’idée humanitaire. L’hymne entier avait une allure religieuse ; un chrétien même, à la condition de ne pas trop réfléchir, aurait pu le chanter sans scrupule. Et pourtant sa signification était assez claire : c’était la substitution de l’homme à Dieu comme objet du culte. L’auteur y avait introduit jusqu’à des paroles du Christ, disant, par exemple, que le royaume de Dieu résidait dans le cœur de l’homme, et que la plus grande de toutes les grâces était la charité.

La vieille dame leva les yeux sur Mabel, et vit que celle-ci chantait de toute son âme, le regard amoureusement fixé sur la grave et noble figure de son mari, à cent mètres de là. Et la mère d’Olivier elle-même se mit à remuer les lèvres, entraînée par la force du chœur prodigieux qui vibrait autour d’elle.

Lorsque les dernières notes de l’hymne s’éteignirent, Olivier s’avança au premier plan de l’estrade, et commença son discours.

Mais, tout à coup, comme la vieille Mme Brand essayait d’entendre les paroles de son fils, une exclamation de Mabel la fit tressaillir. Qu’était-ce donc ?

Il y eut un craquement brusque, et la figure gesticulante d’Olivier chancela, sur l’estrade, faillit tomber. Le vieux lord Pemberton se releva, précipitamment, du fauteuil où il s’était assis ; et, au même instant, une commotion violente agita et souleva un point de la foule, immédiatement voisin de l’espace clos où étaient massées les musiques, tout juste vis-à-vis du devant de l’estrade.

Mme Brand, étonnée, épouvantée, se releva, étreignit machinalement le rebord de la fenêtre, pendant que sa belle-fille lui criait à l’oreille quelques mots qu’elle ne parvenait pas à comprendre. Un grand rugissement remplit tout le square ; les têtes se tournaient de tous côtés, comme des épis sous une tempête. Et puis on vit Olivier s’avancer de nouveau, faisant de la main un geste, comme pour désigner quelque chose, et criant des mots que sa mère n’entendait pas ; et la vieille dame se laissa retomber sur sa chaise.

— Ma chérie, qu’est-ce que c’est donc ? sanglotait-elle.

Mais Mabel, restée debout, continuait à tenir les yeux fixés sur son mari ; et, de nouveau, un murmure rapide de conversations et de cris bourdonnait dans la foule.

ii

Ce soir-là, chez lui, Olivier donna aux deux dames une explication complète de l’affaire, commodément installé dans son fauteuil, avec le bras droit bandé et maintenu par une écharpe.

Sa mère et sa femme n’avaient point pu l’approcher, au moment de la catastrophe ; mais un messager était venu leur apporter la nouvelle que le jeune orateur n’était blessé que légèrement, et que les médecins étaient d’accord pour n’éprouver aucune inquiétude.

— Oui, c’était un catholique ! expliquait Olivier. Et sans doute son attentat était prémédité, car on a trouvé son revolver chargé. Mais, cette fois, — ajouta-t-il, en souriant, à l’adresse de Mabel, — aucun prêtre de sa religion n’a eu le temps d’intervenir auprès de lui !

En effet, Mabel avait déjà lu, sur les placards télégraphiques, le sort du misérable.

— Il a été tué, étranglé, et foulé aux pieds sur-le-champ ! poursuivit Olivier. J’ai fait ce que j’ai pu pour le protéger ; vous avez dû voir comme je m’y suis employé ! Mais… au fait, peut-être vaut-il mieux pour lui qu’il ait eu moins longtemps à souffrir !

Mabel se pencha vers son mari.

— Olivier, dit-elle, je sais que ce que je vais dire va te paraître bien étrange, de ma part : mais… mais j’aurais souhaité qu’on ne le tuât point !

Olivier lui sourit amoureusement. Il connaissait la charmante tendresse de son cœur.

— Qu’est-ce que tu étais en train de dire, quand il a tiré ? reprit Mabel.

— Oh ! rien que de très banal. Je disais que Braithwaite avait fait plus pour le monde, par un seul discours, que Jésus et tous les saints réunis !

Le jeune homme s’aperçut, à ce moment, que les aiguilles à tricoter de sa mère s’arrêtaient de travailler, pour une seconde ; mais, aussitôt, elles se remirent en mouvement.

— Et comment a-t-on su que c’était un catholique ? demanda encore la jeune femme.

— Il avait un rosaire sur lui ; et, avant de mourir, il a encore eu le temps d’invoquer son Christ !

— Et l’on ne sait rien d’autre, à son sujet ?

— Absolument rien ! Un homme fort bien vêtu ; mais on n’a pu encore découvrir son nom.

Olivier se laissa retomber dans le fond du fauteuil et ferma les yeux. Son bras lui faisait grand mal, avec les battements qu’il y sentait à tout instant : mais il n’en était pas moins très heureux, au fond du cœur. Il se réjouissait d’avoir été blessé par un fanatique, et d’avoir à souffrir pour une telle cause ; et il sentait que la sympathie de la nation entière l’accompagnait. Cet attentat avait été une aubaine merveilleuse pour les communistes. Leur orateur avait été assailli pendant l’accomplissement de son devoir. Le profit était incalculable pour eux, et la perte non moins énorme pour leurs adversaires, qui se vantaient volontiers d’être seuls à connaître la persécution.

Bientôt la vieille Mme Brand se leva et sortit, toujours sans dire un mot. Mabel se tourna vers son mari, et lui posa une main sur les genoux.

— Est-ce que tu es trop fatigué pour causer, mon chéri ?

Il rouvrit les yeux.

— Mais non, dit-il, pas du tout ! Qu’y a-t-il ?

— Quelles conséquences crois-tu que puisse produire toute cette affaire ?

— Quelles conséquences ? Oh ! rien que d’excellent ! Il était temps que quelque chose arrivât, vois-tu, ma chérie, il y avait des moments où je me sentais bien découragé ; il me semblait que nous perdions tout notre entrain, et que les anciens tories avaient un peu raison quand ils prophétisaient que le communisme finirait par faire faillite. Mais après ceci…

— Eh ! bien ?

— Eh ! bien, nous avons montré que nous pouvions verser notre sang pour la cause, nous aussi ! Je ne veux pas exagérer ; sans doute il ne s’agit que d’une égratignure : mais l’attentat a été si délibéré, et toute l’affaire a pris une allure si dramatique ! Le pauvre diable n’aurait pas pu choisir, à son point de vue, un plus mauvais moment ! Jamais le peuple n’oubliera cette journée !

Les yeux de Mabel étaient illuminés de plaisir.

— Mon cher trésor ! dit-elle. Est-ce que tu souffres ?

— Un peu, mais que m’importe ? Ah ! si seulement cette infernale affaire d’Orient pouvait finir !

Il avait conscience d’être fiévreux et irritable, et faisait grand effort pour retrouver son sang-froid.

— Ah ! ma chérie, reprit-il, si seulement les hommes voulaient comprendre ! s’ils voulaient reconnaître quelle chose glorieuse c’est cet idéal que nous leur proposons : l’humanité, la vie, la vérité, enfin, et la guérison de l’ancienne folie !… Mais écoute ! — s’interrompit-il, en revenant à un sujet qu’il avait d’abord oublié, — est-ce que, tout à l’heure, tu n’as pas remarqué quelque chose, quand j’ai répété ce que j’avais dit au sujet de Jésus-Christ ?

— Oui, j’ai vu que ta mère s’était arrêtée de tricoter, pour un moment.

— Mabel, ne crois-tu pas qu’elle soit en train de retomber ?

— Oh ! vois-tu, elle vieillit ! répondit légèrement la jeune femme. Il est bien naturel qu’elle regarde un peu en arrière.

— Mais, cependant, tu ne penses pas que ma mère… ? Ce serait trop affreux !

Elle secoua la tête.

— Non, non, mon chéri ! Tu es excité et fatigué ! je t’assure que ce n’est rien qu’un peu de sentiment !… Mais, tout de même, Olivier, à ta place, je n’aurais point parlé ainsi devant elle !

— Je n’ai rien dit qu’elle n’entende dire partout, à présent !

— Ne le crois pas ! Rappelle-toi qu’elle ne sort presque jamais ! Et puis, elle a horreur de l’entendre ! Après tout, il ne faut pas oublier qu’elle a été élevée en catholique !

Olivier se rejeta au fond du fauteuil, et considéra rêveusement la fenêtre, devant lui.

— N’est-ce pas étonnant, murmura-t-il, la manière dont persistent ces maudites suggestions ? Voilà une femme intelligente, et assez instruite, qui n’a pas réussi à les faire sortir de sa tête, même après cinquante ans ! En tout cas, veille bien sur elle, n’est-ce pas ?

iii

Mabel se rappela ce que son mari lui avait demandé, et, pendant quelques jours, fit de son mieux pour observer la vieille dame : mais elle n’aperçut rien qui pût l’alarmer. Mme Brand, par instants, était bien un peu silencieuse : mais elle continuait, comme d’habitude, à s’occuper de ses petites affaires. Quelquefois, elle demandait à la jeune femme de lui faire une lecture ; et elle écoutait, sans aucune trace de déplaisir, tout ce qu’il plaisait à Mabel de lui lire. Tous les jours, elle dirigeait le travail de la cuisine, tâchait à varier les menus, et s’intéressait passionnément à tout ce qui concernait son fils. Ce fut elle qui, de ses mains, prépara sa malle, lorsqu’il eut à partir précipitamment pour Paris ; et elle lui dit encore adieu, par la fenêtre, lorsqu’il descendit le petit escalier pour se rendre à la station. Ce voyage, d’après ce qu’il croyait, devait durer trois jours.

Le soir du second jour, cependant, la vieille dame se sentit malade ; et Mabel, qui était accourue dans sa chambre, tout alarmée, la trouva très rouge, s’agitant dans son fauteuil.

— Ce n’est rien, ma chérie ! lui dit Mme Brand, d’une voix tremblante.

Mais Mabel voulut absolument la mettre au lit ; après quoi, elle envoya chercher le médecin, et s’assit auprès d’elle.

— C’est le cœur qui est atteint ! dit le médecin, son examen fini. Elle peut mourir d’une minute à l’autre ; ou bien elle peut vivre encore dix ans !

— Croyez-vous que je doive télégraphier à mon mari ?

Il réfléchit, et fit de la main un signe négatif.

— Encore une fois, tout est possible : mais mon sentiment est qu’il n’y a point d’urgence !

Puis il ajouta quelques mots pour expliquer la manière de se servir de l’injecteur d’oxygène, et prit congé.

La malade reposait tranquillement dans son lit, lorsque Mabel remonta près d’elle. Elle lui tendit sa petite main ridée.

— Eh ! bien, ma chérie ? demanda-t-elle.

— Ce n’est rien qu’un peu de faiblesse, mère ! Il faut que vous restiez tranquille, et ne vous occupiez de rien ! Voulez-vous que je vous lise quelque chose ?

— Non, ma chérie ! Je vais sommeiller un peu !

Dans la conception que se faisait Mabel de ses devoirs, n’entrait point l’idée d’informer la malade du danger qui la menaçait : car, suivant la croyance de la jeune femme, il n’existait point de fautes passées à réparer, ni de jugement à affronter à l’heure de la mort. La mort était une fin, et non pas un commencement. Et ainsi, Mabel, après avoir vu sa belle-mère s’assoupir doucement, redescendit, pour travailler et rêver, dans son petit salon.

Le lendemain matin, M. Phillips arriva comme à l’ordinaire. Mabel venait de sortir de la chambre de Mme Brand, et le secrétaire lui demanda des nouvelles de celle-ci.

— Elle va un peu mieux, je crois, dit Mabel. Il faut qu’elle reste bien tranquille, toute la journée !

Le secrétaire s’inclina, et se dirigea vers le bureau d’Olivier, où l’attendaient une foule de lettres urgentes.

Mais, environ deux heures après, comme Mabel remontait l’escalier, elle rencontra M. Phillips qui descendait. Il paraissait un peu agité et mal à son aise.

— Mme Brand m’a fait appeler ! dit-il. Elle désirait savoir si M. Olivier serait de retour aujourd’hui.

— Il va revenir ce soir, n’est-ce pas ?

— Il m’a dit qu’il serait ici pour le dîner, mais un peu tard. Il arrivera à la station vers dix-neuf heures.

— Et il n’y a pas d’autres nouvelles ?

— De simples rumeurs ! répondit le secrétaire. M. Brand m’a téléphoné, il y a quelques instants.

Il semblait si ému que Mabel le regarda avec surprise.

— Ce ne sont point des nouvelles d’Orient ? demanda-t-elle.

Il eut un petit sourire gêné.

— Il faut que vous m’excusiez, madame, dit-il : vous savez, qu’il m’est défendu de rien dire !

Mabel ne fut nullement offensée, ayant pleine confiance en son mari ; mais ce fut avec un battement de cœur qu’elle entra dans la chambre de la malade.

Celle-ci, également, avait l’air fort excitée. Elle reposait dans son lit, avec de grosses taches rouges sur ses joues pâles, et répondit à peine, d’un sourire, au salut de sa belle-fille.

— Eh ! bien, vous avez vu M. Phillips ? demanda Mabel.

La vieille Mme Brand lui jeta un rapide coup d’œil inquiet, mais ne dit rien.

— Ne vous agitez point, mère ! Olivier va revenir ce soir !

La vieille dame eut un long soupir.

— Ne vous en mettez pas en peine à mon sujet, ma chérie ! répondit-elle. Je me sens tout à fait bien, maintenant. Il sera de retour pour le dîner, n’est-ce pas ?

— Oui, si l’aérien n’est pas en retard. Et maintenant, mère, êtes-vous prête pour le déjeuner ?

Mabel passa un après-midi extrêmement inquiet. Elle avait l’impression que quelque chose de très grave était en train de se produire. Le secrétaire, qui avait déjeuné avec elle à midi, avait paru très préoccupé. Il lui avait dit qu’il serait absent tout le reste du jour, ayant reçu des instructions d’Olivier. À toutes les questions qu’elle lui avait faites sur les affaires d’Orient, il s’était borné à répondre que le grand Congrès international de Paris n’avait encore rien décidé. Après quoi, il était parti précipitamment.

La vieille Mme Brand semblait dormir, lorsque sa belle-fille remonta près d’elle ; et la jeune femme ne voulut point la déranger. Elle n’avait pas non plus le courage de sortir, ce jour-là : de sorte qu’elle passa l’après-midi à se promener dans le jardin, toute pleine de réflexions, d’espérances et de craintes, jusqu’au moment où son ombre s’allongea sur le sentier, tandis que les toits voisins se teintaient des reflets roses du crépuscule.

En rentrant au salon, elle prit le journal du soir : mais la seule nouvelle qu’elle y trouva fut que le Congrès de Paris était sur le point d’être clos.

À vingt heures, toujours aucun signe d’Olivier. L’aérien de France devait être arrivé depuis une heure déjà ; et Mabel se demandait ce qui pouvait être survenu à son mari. Pourquoi ne venait-il pas, ou, tout au moins, pourquoi ne lui faisait-il pas savoir le motif de son retard ?

Un instant, elle monta au premier étage, — follement anxieuse, elle-même, — pour rassurer la vieille dame, et trouva de nouveau celle-ci très somnolente.

— Olivier n’est pas encore venu ! dit-elle. Sans doute il aura été retenu à Paris !

Le vieux visage, sur l’oreiller, bougea, et murmura quelque chose. Mabel redescendit au salon et s’assit en face de l’appareil téléphonique. Elle considéra la petite bouche ronde, la rangée de boutons électriques portant des inscriptions. Elle avait presque envie de les toucher, l’un après l’autre, pour demander aux divers endroits si l’on ne savait rien de son mari : l’un de ces boutons communiquait avec le club d’Olivier, l’autre avec son bureau à White-Hall, un autre avec la maison de Phillips, etc. Mais elle hésita, s’encourageant à prendre patience. Elle savait qu’Olivier n’aimait pas qu’elle intervint dans ses occupations politiques. Et elle se dit que, sûrement, il ne tarderait pas à se souvenir d’elle, pour la délivrer de son anxiété.

Tout à coup, l’un des timbres se mit à sonner bruyamment : celui qui portait l’étiquette White-Hall. Elle pressa le bouton correspondant, d’une main si tremblante que c’est à peine si elle put, ensuite, tenir le récepteur contre son oreille.

— Qui est là ?

Son cœur bondit en reconnaissant la voix d’Olivier, toute mince et faible à travers les lieues du fil.

— C’est moi, Mabel ! répondit-elle à la question de son mari. Je suis seule dans ton bureau.

— Oh ! très bien ! Me voici de retour. Tout est pour le mieux. Mais écoute : peux-tu bien m’entendre ?

— Oh ! oui !

— Ce qu’on pouvait espérer de plus heureux s’est produit. La question d’Orient est décidément réglée. C’est Felsenburgh qui a tout fait. Et, maintenant, écoute encore ceci ! Il m’est impossible de rentrer chez nous, ce soir : mais, dans deux heures, le résultat du Congrès va être proclamé solennellement, au Temple de Paul. Viens me rejoindre ici, tout de suite ! Il faut que tu assistes à la séance !… Tu m’entends toujours bien ?

— Oh ! très bien !

— Donc, viens tout de suite ! Ce sera la plus grande chose de toute l’histoire du monde ! Viens avant que la nouvelle se répande : dans une demi-heure, toutes les rues seront infranchissables.

— Olivier !

— Quoi ? Dis-vite ?

— Ta mère est malade. Puis-je la quitter ?

— Très malade ?

— Oh ! pas de danger immédiat ! Le médecin l’a vue.

Il y eut un instant de silence.

— Viens malgré tout ! reprit Olivier. Nous rentrerons ensemble cette nuit. Dis-lui que nous reviendrons assez tard !

— Bien !

— Oui, il faut absolument que tu sois là ! Felsenburgh y sera.

CHAPITRE iv

i

Ce même jour, dans l’après-midi, Percy reçut une visite.

Son visiteur n’avait, dans sa personne, rien d’exceptionnel ; et le prêtre, en entrant au salon pour le recevoir, ne put tirer aucune conclusion de son apparence extérieure, sinon que ce n’était pas un catholique.

— Monsieur, lui dit l’étranger, je ne vous retiendrai pas longtemps ! Mon affaire sera réglée en cinq minutes.

Percy attendit la suite, les yeux baissés.

— Une… une certaine personne m’a envoyé vers vous. Cette personne a été catholique, autrefois ; elle désirerait rentrer dans l’Église.

Percy fit un petit mouvement de tête. C’était là un message qu’il n’était plus guère accoutumé à recevoir.

— Vous viendrez la voir, monsieur, n’est-ce pas ? Vous me le promettez ?

Le visiteur semblait étrangement mal à l’aise : son visage pâle reluisait de sueur, et une inquiétude profonde se lisait dans ses yeux.

— Mais, sans doute, je viendrai ! dit Percy, en souriant.

— Oui, monsieur, mais c’est que vous ne savez pas quelle est cette personne ! Cela ferait un gros tapage, monsieur, si la chose était connue. Il ne faut pas qu’on en sache rien ! Pouvez-vous me promettre cela encore ?

— Il m’est impossible de vous faire une promesse de cette sorte, répondit doucement le prêtre, jusqu’au moment où je saurai au juste de quoi il s’agit.

— En tout cas, monsieur, reprit l’étranger, vous ne direz rien avant d’avoir vu cette personne ! Pouvez-vous me promettre cela ?

— Oh ! certainement ! dit le prêtre.

— Quant à moi, il vaut mieux que vous ignoriez mon nom ! Oui, cela vaut mieux pour vous et pour moi ! et puis, voyez-vous, monsieur, cette dame est malade ; il faudra que vous veniez dès aujourd’hui, s’il vous plaît, mais pas avant le soir. Vingt-deux heures, est-ce un moment qui vous convienne ?

— Et où est-ce ? demanda Percy.

— C’est… c’est auprès de la station de Croydon. Je vais vous écrire l’adresse, tout de suite. Et vous me promettez de ne pas venir avant vingt-deux heures, monsieur ?

— Pourquoi pas tout de suite ?

— Parce que… parce que les autres pourraient se trouver là ; tandis que, cette nuit, je sais qu’ils seront absents.

Ceci prenait une allure plutôt suspecte ; et Percy songea que bien des complots fâcheux avaient eu des débuts analogues. Mais il ne se crut pas en droit de refuser.

— Pourquoi n’envoie-t-elle pas chercher le prêtre de sa paroisse ? demanda-t-il.

— C’est qu’elle ne le connaît pas, et ne sait pas où le trouver ! Vous, monsieur, elle vous a vu, une fois, dans la cathédrale, et vous lui avez dit votre nom. Ne vous souvenez-vous point ? Une vieille dame ?…

En effet, Percy avait un vague souvenir d’une rencontre de ce genre, il y avait un mois ou deux : il le dit à son visiteur.

— Alors, monsieur, vous allez venir, n’est-ce pas ?

— Il faut d’abord que j’en cause avec le curé de Croydon, dit le prêtre. S’il me donne l’autorisation…

— Mais, s’il vous plaît, monsieur, il ne faut pas que le curé connaisse son nom ! Vous ne le lui direz pas ?

— Son nom ? Mais moi-même ne le sais pas encore ! répliqua Percy, en souriant de nouveau.

L’étranger eut un mouvement brusque, sur sa chaise, et son visage exprima tout l’effort d’une lutte intérieure.

— Eh ! bien, monsieur, je vais d’abord vous dire ceci : le fils de cette vieille dame est mon patron, et l’un des communistes les plus en vue. Elle demeure avec lui et sa femme. Son fils et sa belle-fille seront absents, cette nuit : voilà pourquoi je vous ai fixé une heure aussi tardive ! Et maintenant, c’est entendu que vous viendrez, n’est-ce pas ?

Percy le dévisagea pendant quelques instants. Certes, si c’était là une conspiration, les conspirateurs n’étaient point des hommes bien énergiques ! Puis il répondit :

— C’est entendu, monsieur, je vous promets que j’irai. Et maintenant, le nom et l’adresse !

L’étranger se lécha les lèvres, nerveusement, et promena un regard autour de lui. Puis, se penchant en avant, il murmura très vite :

— Monsieur, le nom de cette vieille dame est Brand ; c’est la mère de M. Olivier Brand !

Au premier moment, Percy resta tout saisi. La chose était trop extraordinaire pour être vraie ! Il ne connaissait que trop bien le nom d’Olivier Brand : c’était l’homme que l’incident de Trafalgar-Square avait promu à une brusque et immense popularité. Et maintenant, voici que sa mère…

Il se retourna brusquement vers son visiteur.

— Monsieur, dit-il, j’ignore qui vous êtes, et si vous croyez en Dieu ou non : mais voudriez vous me jurer, sur votre religion et votre bonheur, que tout ce que vous me dites est vrai ?

Les yeux timides rencontrèrent les siens, et hésitèrent : mais c’était l’hésitation de la faiblesse, non de la traîtrise.

— Je vous le jure, monsieur, par Dieu tout-puissant !

— Seriez-vous catholique ?

L’étranger répondit non, d’un signe de tête.

— Mais je crois en Dieu ! dit-il. Du moins, il me semble que j’y crois…

Percy se redressa et resta silencieux, tâchent à se rendre un compte exact de ce que cette affaire signifiait. Il n’y avait aucune trace de triomphe, dans son esprit, mais plutôt une sorte de crainte, et de l’étonnement, et de l’agitation, et, sous tout cela, le plaisir de penser au pouvoir souverain de la grâce divine. Tout à coup, il s’aperçut que son visiteur le considérait anxieusement.

— Ce que je vous ai dit ne vous aurait-il pas effrayé, monsieur ? N’allez-vous pas retirer votre promesse ?

Percy eut un sourire amusé.

— Oh ! non, certes, dit-il. Je serai là à vingt-deux heures !… Est-ce que le danger de mort est imminent ?

— Non, monsieur. C’est une maladie de cœur, avec des syncopes. La matinée d’aujourd’hui a même été assez bonne.

— C’est entendu, je serai là ! dit Percy. Et vous, monsieur, y serez-vous aussi ?

— J’aurai à être avec M. Brand, monsieur ! répondit l’étranger, en se levant de sa chaise. Il y aura une grande assemblée publique, cette nuit. Mais je n’ai pas le droit d’en parler encore… Vous demanderez Mme Brand, et vous direz qu’elle vous attend ; on vous conduira tout de suite dans sa chambre. Il tira un carnet, y écrivit l’adresse, déchira la feuille et la tendit au prêtre.

— Je vous demanderai, monsieur, d’avoir la bonté de détruire ce papier, après avoir recopié l’adresse ! C’est que… j’aimerais bien à ne point perdre ma place, autant que possible ! Percy resta debout un moment, roulant la feuille sur un de ses doigts.

— Pourquoi n’êtes-vous point catholique vous-même ? demanda-t-il.

L’étranger fit un signe de tête vague ; puis il prit son chapeau, et se dirigea vers la porte.

Percy passa le reste de l’après-midi dans un état de grande agitation.

Pendant les deux derniers mois, bien peu de choses étaient arrivées qui eussent de quoi l’encourager. Il avait eu à enregistrer une dizaine d’abjurations importantes, que ne compensait plus aucune conversion, Sans nul doute possible, désormais, le flot montait, de plus en plus haut, contre l’Église. La folle aventure de Trafalgar Square, aussi, l’autre semaine, avait fait un mal incalculable ; plus que jamais les journaux criaient, et tout le monde répétait, que les actes publics de l’Église démentaient sa foi au surnaturel. « Grattez un catholique, et vous trouverez un assassin ! » avait été le texte d’un grand article du Nouveau Peuple ; et Percy, lui-même, était à la fois stupéfait et indigné de la folie d’un tel attentat. Il est vrai que l’archevêque, du haut de la chaire de sa cathédrale, avait formellement répudié aussi bien l’acte que ses motifs : mais cela encore avait servi d’occasion aux journaux pour rappeler l’usage constant, qu’avait l’Église, de tirer parti de la violence tout en répudiant les violents. L’horrible mort du criminel n’avait nullement apaisé la colère populaire ; et, de plus en plus, le bruit se répandait que l’on avait vu cet homme sortir de l’archevêché, un peu avant l’accomplissement de son attentat.

Et maintenant, voici que la propre mère du héros de cette aventure désirait se réconcilier avec cette Église qui avait essayé d’assassiner son fils !

Vingt fois, durant l’après-midi, Percy, au cours d’une visite qu’il dut faire à l’un de ses collègues habitant Worcester, se demanda si la visite de l’étranger ne cachait pas, tout de même, un complot, une sorte de talion, une tentative de le prendre au piège. Cependant, il avait promis de ne rien dire, et d’aller à l’adresse indiquée. Il termina sa lettre, après le dîner, comme d’habitude, mais avec un sentiment singulier de fatalité. Puis, l’ayant enveloppée et timbrée, il se dirigea, vêtu de son costume de ville, vers la chambre du P. Blackmore.

— Mon père, lui dit-il brusquement, voudriez-vous entendre ma confession ?

II

Son visiteur lui ayant dit que le danger n’était pas imminent, Percy n’avait pas emporté d’hostie ; mais le curé de Croydon lui avait téléphoné qu’il pourrait s’en procurer à la sacristie de l’église Saint-Joseph, toute proche de la gare. Il avait seulement pris, dans sa poche, un cordon violet, qu’il avait l’habitude de jeter sur ses épaules quand il était auprès des malades.

En descendant de la station, à Croydon, il fut frappé de l’animation extraordinaire qui remplissait la place. Plusieurs centaines de personnes, la tête levée, lisaient une énorme affiche en lettres de feu, au-dessus d’une maison, qui annonçait, en espéranto et en anglais, la nouvelle que l’Angleterre avait fiévreusement attendue depuis plusieurs mois. Percy lut l’affiche dix fois de suite, avant de se remettre en mouvement, fasciné comme par un spectacle surnaturel, dont il ne savait point, d’ailleurs, s’il manifestait le triomphe du ciel ou de l’enfer :

Le Congrès d’Orient est terminé ! La Paix définitive et non la guerre ! La fraternité universelle établie ! Felsenburgh sera à Londres cette nuit !

Il fallut bien deux heures à Percy, après cela, pour se frayer un chemin à travers la foule, jusqu’à la maison d’Olivier. Lorsqu’il parvint enfin devant la porte, il s’aperçut que son chapeau lui était tombé de la tête, et que son manteau était déchiré. De grosses gouttes de sueur lui coulaient sur le front.

Il savait à peine que penser de cette nouvelle imprévue. Évidemment, la guerre aurait été une catastrophe terrible : mais le prêtre, sans trop comprendre pourquoi, avait l’idée qu’il y avait d’autres choses possibles qui étaient pires encore. Il songeait à cette paix universelle qui se trouvait établie par d’autres méthodes que celle du Christ. Ou bien, est-ce que Dieu, tout de même, était derrière toutes ces choses ? Aucun espoir de trouver une réponse à cette question.

Et ce mystérieux, cet inquiétant Felsenburgh ! Donc, c’était lui qui avait fait cela, qui avait accompli cet acte, incontestablement supérieur à tout autre événement temporel connu jusque-là dans l’histoire de la civilisation ! Quelle espèce d’homme était-il ? Quels pouvaient être son caractère, ses motifs ? Et quel usage allait-il faire de son prodigieux succès ? Ainsi les points d’interrogation dansaient, devant Percy, comme une foule d’étincelles, et toute sorte de problèmes s’imposaient à lui, dont chacun avait pour objet tout l’avenir du monde. Et, en attendant, il se rappela qu’il y avait là une vieille femme qui désirait se réconcilier avec Dieu, avant de mourir…

Deux ou trois fois, il sonna sans qu’on vint lui répondre. Enfin, une lumière se montra, au premier étage.

— On est venu me chercher ! expliqua-t-il à la servante effarée qui lui avait ouvert la porte. J’avais promis d’être là à vingt-deux heures, mais j’ai été retardé par la foule.

La servante lui balbutia précipitamment une question.

— Oui, je crois bien que c’est vrai ! répondit-il. Toute perspective de guerre a disparu, et c’est la paix universelle. Mais ayez la bonté de me conduire là-haut !

En traversant l’antichambre, il éprouvait une curieuse sensation d’être en faute. Ainsi, c’était là que demeurait Brand, cet éloquent et passionné ennemi de son Dieu ! Et voici que lui, un prêtre, se glissait dans cette maison, sous le couvert de la nuit ! En tout cas, il se dit que la responsabilité en retomberait sur d’autres.

Devant la porte d’une chambre, au premier étage, la servante se retourna vers lui.

— Monsieur est médecin ? demanda-t-elle.

— Cela me regarde ! répondit brièvement Percy, en ouvrant la porte.

Avant qu’il eût le temps de la refermer, un petit cri jaillit de l’un des coins de la chambre.

— Oh ! que Dieu soit loué ! Je croyais déjà qu’I m’avait oubliée ! Vous êtes prêtre, mon père ?

— Oui, je suis prêtre. Ne vous souvenez-vous pas de m’avoir vu, dans la cathédrale ?

— Oh ! oui, oui, mon père ! Je vous ai vu prier. Oh ! que Dieu soit loué !

Percy la considéra un moment, examine son visage animé, l’éclat de ses yeux profondément creusés, le tremblement continu de ses mains.

Oui, certes, tout cela était bien sincère !

— Et maintenant, mon enfant, parlez !

— Voici ma confession, mon père !

Percy tira de sa poche le fil violet, le glissa par-dessus son épaule, et s’assit près du lit.

. . . . . . . . . . . . . . . . .

Mais la vieille femme ne voulut point le laisser partir, sa confession terminée.

— Dites-moi, mon père, quand m’apporterez-vous la sainte communion ?

Il hésita.

— D’après ce que l’on m’a dit, M. Brand et sa femme ne savent rien de tout ceci ?

— Non, mon père !

— Dites-moi : êtes-vous très malade ?

— Je ne sais pas, mon père ! On ne veut pas me le dire. J’ai bien cru que tout allait finir, la nuit passée !

— Quand voulez-vous que je vous apporte la communion ? Ce sera comme vous le voudrez !

— Voulez-vous que je vous envoie chercher dans un jour ou deux ? Et puis, mon père, faut-il que je dise tout à mon fils ?

— Vous n’y êtes pas obligée !

— Si vous jugez que je le dois, je le ferai !

— Eh ! bien, réfléchissez-y, et faites-moi sa voir votre décision… Vous avez appris ce qui vient d’arriver ?

Elle répondit : oui, d’un signe de tête, mais presque avec indifférence ; et Percy en éprouva comme une piqûre de honte, dans son propre cœur. Tout compte fait, la réconciliation d’une âme avec Dieu était une bien plus grosse affaire que la réconciliation de l’Orient avec l’Occident !

— La chose peut avoir beaucoup d’importance pour M. Brand, dit-il : car votre fils est en train de devenir un très grand homme, à ce qu’il me semble !

La malade continuait à le considérer en silence, avec une ombre de sourire, et Percy s’émerveilla de l’expression juvénile de ce vieux visage. Soudain, Mme Brand fronça les sourcils.

— Mon père, je ne veux pas vous retenir ! Mais dites-moi encore : qu’est-ce que c’est que cet homme ?

— Felsenburgh ?

— Oui !

— Personne ne le sait ; mais, probablement, nous allons être renseignés dès demain, car il est à Londres ce soir même !

Il y avait, dans le regard de la vieille femme, quelque chose de si étrange que, d’abord, Percy craignit l’approche d’une nouvelle syncope. Une frayeur infinie se dégageait de tous les traits du visage contracté.

— Qu’y a-t-il, mon enfant ?

— Mon père, j’ai très peur, très peur, quand je pense à cet homme ! Il ne peut me faire aucun mal, n’est-ce pas ? Je suis à l’abri de lui, maintenant que me voici redevenue catholique…

— Mais sans doute, ma fille, vous êtes à l’abri ! Comment cet homme pourrait-il vous nuire ?

Mais l’expression d’épouvante persistait. Percy se pencha vers la malade.

— Il ne faut pas vous abandonner à des imaginations ! lui dit-il. Confiez-vous simplement à notre Sauveur ! Cet homme ne peut vous faire aucun mal !

Il lui parlait, maintenant, comme a un enfant. Mais toujours encore les vieilles lèvres étaient comme rentrées, et les yeux erraient, terrifiés, dans les ténèbres de la chambre.

— Mon enfant, voyons, dites-moi ce qu’il y a ! Que savez-vous de Felsenburgh ? Vous aurez fait un mauvais rêve !

Mme Brand répondit : oui, d’un mouvement de tête énergique, et le prêtre, pour la première fois, sentit en soi-même un petit sursaut d’appréhension. La vieille dame avait-elle perdu la raison ? Mais pourquoi le nom de cet homme lui semblait-il avoir quelque chose de sinistre, à lui aussi ? Et il se rappela que, naguère, le P. Blackmore avait eu une impression analogue. Il se ressaisit, énergiquement.

— Dites-moi les choses comme elles sont ! reprit-il. Qu’avez-vous rêvé ?

Elle se souleva un peu dans son lit, toujours en promenant autour d’elle un regard d’effroi, puis elle étendit une de ses vieilles mains couvertes de bagues, prit l’une des mains du prêtre, et la tint serrée.

— La porte est bien fermée, mon père ? Personne ne nous écoute ?

— Non, non, mon enfant ! Pourquoi tremblez-vous ? Vous n’avez pas le droit d’être superstitieuse !

— Eh ! bien, mon père, voici ce que j’ai vu, tout à l’heure ! J’étais quelque part, dans une grande maison inconnue. C’était une des maisons d’autrefois, et très obscure. Et moi, il me semblait que j’étais une enfant, et que j’avais très peur de quelque chose. Tous les corridors étaient noirs, et j’allais pleurant, criant, dans les ténèbres, en quête d’une lumière. Et, alors, j’ai entendu une voix qui parlait, très loin… Mon père…

Elle s’arrêta, et serra plus fort la main de Percy. La maison était étrangement silencieuse, et le prêtre avait l’impression de se trouver lui-même, avec sa pénitente, dans cette autre maison dont elle lui parlait.

— Et alors, mon père, j’ai entendu des paroles, et je me suis mise à courir le long des corridors, jusqu’à une porte où j’ai vu un rayon de lumière se dessiner sur le sol. Là, je me suis arrêtée… Approchez-vous, mon père !

La voix avait faibli, peu à peu, et n’était plus qu’un murmure ; et les yeux, creusés, fixaient le prêtre, comme s’ils tâchaient à le retenir par force.

— Je me suis arrêtée, mon père : je n’ai pas osé entrer ! J’entendais, à présent, les paroles, je voyais la lumière : mais je n’osais pas entrer. Et, tout de suite, j’ai su, mon père, que c’était ce Felsenburgh qui était dans cette chambre !…

D’en bas, retentit tout à coup le choc violent d’une porte fermée, et l’on entendit un bruit de pas dans l’antichambre. Percy se leva précipitamment.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

Deux voix parlaient, assez haut, sur l’escalier.

— C’est mon fils et sa femme ! dit Mme Brand. Eh ! bien… eh ! bien, mon père…

Elle fut interrompue par une douce et légère voix de jeune femme, qui disait, de l’autre côté de la porte :

— Il y a encore de la lumière chez elle ; viens vite, Olivier, mais sans bruit !

Puis la porte s’ouvrit.

CHAPITRE V

I

Il y eut une exclamation, puis un silence, et une grande et belle jeune femme, le visage brillant d’émotion, s’avança vers le lit de la malade, suivie bientôt par un homme que Percy reconnut tout de suite, pour avoir vu souvent sa photographie.

— Eh ! bien, mère ?… demanda Mabel.

Mais elle s’interrompit, pour considérer l’étranger, cet homme au visage tout jeune sous ses cheveux blancs.

Olivier, lui aussi, considérait le prêtre, avec une émotion singulière dans tous ses traits.

Puis s’adressant à sa mère :

— Qui est-ce là ? demanda-t-il, d’un ton ferme.

— Olivier, s’écria Mabel, en se tournant vers lui, c’est le prêtre que j’ai vu…

— Un prêtre ! reprit Olivier. Mais pour quoi ?… C’est vous qui l’avez envoyé chercher, ma mère ? — poursuivit-il, avec un tremblement dans la voix et un tressaillement de tout son corps.

— Oui, je suis prêtre ! dit Percy, fort embarrassé de cette situation imprévue.

— Et vous êtes venu dans ma maison ? cria Olivier. Et vous êtes resté ici toute la soirée ?

Mabel, de nouveau, s’avança vers son mari, et lui prit la main.

— Olivier, lui dit-elle, il ne faut pas qu’il y ait de scène ici ! Notre pauvre chère mère est malade, ne l’oublie pas ! Ne voudriez-vous point descendre au salon, monsieur ?

Percy fit un pas vers la porte, mais, avant de sortir, il se retourna et éleva la main.

— Que Dieu vous bénisse, ma fille ! dit-il simplement, s’adressant à la pauvre figure ridée qui, dans le lit, murmurait quelque chose.

Puis il sortit, et attendit dans le corridor.

Il entendait, dans la chambre, un échange rapide de paroles, où il distinguait surtout l’accent, plein de compassion, de la voix de la jeune femme. Mais bientôt Olivier le rejoignit, toujours pâle et frémissant ; et, après lui avoir fait un geste silencieux, il le précéda dans l’escalier.

Toute cette affaire apparaissait à Percy comme un rêve ; sa seule impression nette était la satisfaction d’avoir pu terminer sa tâche, auprès de la malade, avant la catastrophe.

Dans le salon, après avoir pressé le bouton de la lumière, Olivier fit signe au prêtre de s’asseoir, tandis que lui-même se tenait de bout devant la table, les mains enfoncées dans les poches de son veston. Il y eut un assez long silence, pendant lequel Percy, machinalement, étudia la personne du jeune orateur. Il considérait cette taille droite, mince, la courbe élégante des mâchoires, le nez allongé, les cheveux d’un noir d’encre, l’expression idéaliste des grands yeux sombres, profondément enfoncés sous un vaste front. Tout à coup, la porte se rouvrit, et Mabel arriva en courant. Elle mit une main sur l’épaule de son mari.

— Assieds-toi, Olivier, dit-elle ; il faut que nous causions à l’aise…

Et lorsque tout le monde fut assis, Percy d’un côte de la table et les deux jeunes gens, l’un près de l’autre, sur un petit canapé en face de lui, c’est encore Mabel qui reprit :

— Ceci doit être arrangé tout de suite, dit-elle ; mais simplement et sans drame ! Tu entends, Olivier ? Je te défends de faire un éclat ! Elle parlait d’une voix franche et assurée, avec un mélange charmant de tendre confiance et d’autorité.

— Et puis, Olivier, poursuivit-elle, en passant son bras autour de la taille de son mari, ne regarde pas monsieur avec cette expression comique d’amertume ! Il n’a fait aucun mal !

— Aucun mal ? murmura Olivier.

— Aucun, absolument ! Quelle importance cela peut-il avoir, ce que pense et croit cette pauvre femme, là-haut ?… Mais maintenant, monsieur, voudrez-vous nous dire pourquoi vous êtes venu ici ?

Percy avait retrouvé tout son sang-froid.

— Je suis venu ici pour recevoir de nouveau Mme Brand dans l’Église ! dit-il.

— Et vous l’avez fait ?

— Je l’ai fait.

— Ne voudriez-vous point nous dire votre nom ?

Percy hésita, mais à peine une seconde.

— Certainement ! répondit-il. Je m’appelle Franklin.

— Le père Franklin ? demanda la jeune femme, avec une petite nuance d’ironie dans l’accentuation du mot « père ».

— Mais oui, le père Franklin, demeurant à l’archevêché ! dit résolument le prêtre.

— Eh bien, alors, père Franklin, pourriez-vous nous dire encore qui vous a demandé de venir ici ?

— C’est Mme Brand qui m’a envoyé chercher.

— Oui, mais de quelle façon ?

— Cela, je ne puis pas le dire !

— Mais pourriez-vous nous dire quel profit cela apporte, d’être « reçu dans l’Église » ?

Percy se leva brusquement de sa chaise.

— À quoi bon ces questions, madame ? demanda-t-il.

La jeune femme le regarda avec une surprise bien sincère.

— À quoi bon ces questions, père Franklin ? Mais c’est que nous désirons savoir ! Y aurait-il donc une loi de votre Église pour vous défendre de nous renseigner ?

Percy hésita ; il n’avait aucune idée de l’objet que pouvait poursuivre Mabel, mais il songeait qu’il valait mieux, pour lui, garder son sang-froid intact, jusqu’au bout. Si bien qu’il se rassit, et répondit :

— Certes non, madame ! et je vais tout vous dire, puisque vous le désirez ! En étant reçu dans l’Église, l’homme se trouve réconcilié avec Dieu.

— Oh ! (Olivier, ne t’agite pas ainsi !) Et comment parvenez-vous à opérer cette réconciliation, père Franklin ?

— J’ai entendu la confession de Mme Brand, et je lui ai donné l’absolution.

— Et alors, il ne faut rien de plus que cela ?

— Pardon, Mme Brand devrait encore recevoir la sainte communion, comme aussi l’extrême-onction, si elle est en danger de mort !

Cette fois, Olivier ne put se contenir et sursauta.

— Olivier, implora Mabel, je t’en prie, laisse-moi terminer cette affaire ! Et ainsi, père Franklin, je suppose que vous désirez donner encore à notre mère ces autres choses que vous dites, n’est-ce pas ?

— Ni l’une ni l’autre ne sont absolument nécessaires, madame ! répondit le prêtre, avec l’impression bien nette que la partie qu’il jouait était perdue d’avance.

— Oh ! pas absolument nécessaires ! mais cependant vous aimeriez à les donner ?

— Je le ferai, si seulement je le puis : mais, ce qui était nécessaire, je l’ai fait déjà !

— Oui ! dit-elle doucement. Eh ! bien, père Franklin, j’imagine que vous n’espérez point que mon mari vous donne la permission de revenir ici : mais je suis heureuse que vous ayez fait ce que vous estimez nécessaire. Ce sera, sans doute, une satisfaction pour vous, et c’en sera une autre pour la pauvre chère créature de là-haut. Et quant à nous… — elle serrait expressivement le bras de son mari — cela ne nous gêne en rien. Oh ! mais il y a encore quelque chose…

Elle se tut un moment, et Percy se demanda ce qui allait venir.

— Vous autres, — les chrétiens, — excusez-moi si ce que je vous dis vous parait désagréable ! — mais le fait est que vous avez la réputation de compter les têtes de vos adhérents, et de tirer grand parti des conversions que vous faites. Eh ! bien, nous Vous serions fort obligés, père Franklin, si vous vouliez nous donner votre parole de ne point rendre public ce… cet incident ! Une telle publicité affligerait mon mari, et pourrait lui causer toutes sortes d’ennuis.

— Madame… commença le prêtre.

— Un moment encore ! Comme vous voyez, nous vous avons parfaitement traité. Il n’y a eu, de notre part, aucune violence. En outre, nous vous promettons de ne point faire de scène, là-haut, avec notre mère. Mais vous, en échange, voulez-vous nous promettre ce que je vous demande ?

Percy avait pris déjà le temps de réfléchir, et il répondit sur-le-champ :

— Certes, madame, je vous promets cela !

Mabel eut un soupir de satisfaction.

— Voilà qui est parfait ; nous vous en serons obligés… et je crois pouvoir vous dire que, peut-dire après avoir pesé le pour et le contre, peut-être mon mari ne refusera-t-il pas de vous laisser revenir ici, une autre fois, pour donner votre communion, et puis encore votre… enfin l’autre chose !

Et, comme son mari recommençait à s’agiter nerveusement :

— En tout cas, reprit-elle, nous verrons ! Nous savons votre adresse, et nous vous ferons dire !… À propos, père Franklin, est-ce que vous retournez à Westminster, cette nuit ?

Il fit un signe de tête affirmatif.

— J’espère que vous pourrez vous frayer un passage : mais vous allez trouver Londres tout sens dessus dessous. Peut-être avez-vous déjà entendu que…

— Felsenburgh ? demanda Percy.

— Oui, Julien Felsenburgh ! — reprit doucement la jeune femme, pendant qu’une flamme singulière s’allumait brusquement dans ses yeux. — Julien Felsenburgh ! répéta-t-elle. Il est ici, comme vous le savez ! Il va séjourner quelque temps en Angleterre.

De nouveau, Percy eut conscience comme d’une piqûre d’effroi au cœur, sous la mention de ce nom.

— D’après ce que j’ai cru comprendre, nous allons avoir la paix ? dit-il.

La jeune femme se releva, et son mari avec elle.

— Oui, dit-elle, d’un ton où le prêtre crut lire une certaine compassion pour lui. Oui, nous allons avoir la paix, enfin la paix ! Et maintenant, retournez à Londres, père Franklin, et tenez vos yeux ouverts ! Peut-être le verrez-vous lui-même, ce sauveur du monde ; mais à coup sûr vous verrez bien des choses intéressantes. Et alors, peut-être, vous comprendrez pourquoi nous vous avons traité ainsi, pourquoi nous n’avons plus peur de vous, pourquoi nous consentons à laisser notre mère faire tout ce qu’elle veut ! Oui, vous comprendrez cela, père Franklin, demain, sinon aujourd’hui !

— Mabel ! s’écria son mari.

La jeune femme lui posa, joyeusement, une main sur la bouche.

— Pourquoi ne lui dirais-je pas ce que je pense, Olivier, mon chéri ? Qu’il aille, et qu’il voie par lui-même ! Bonne nuit, père Franklin !

Arrivé à la porte de la maison, Percy se retourna un instant ; et il les revit, le mari et la femme, debout dans la douce lumière, comme transfigurés. Mabel tenait, à présent, un de ses bras autour du cou d’Olivier ; et elle était là, droite et rayonnante, et, même sur le visage de l’homme, il n’y avait plus désormais aucune colère, rien qu’une confiance et un orgueil presque surnaturels. Tous les deux souriaient. Puis Percy ouvrit la porte, et sortit dans la claire et tiède nuit d’été.

II

Il ne fallut pas moins de trois heures, au jeune prêtre, pour se frayer un passage jusqu’à Westminster, parmi la foule énorme qui encombrait les rues et les places. L’aube, maintenant, se levait dans le ciel, avec une lueur pâle que faisait paraître plus pâle encore l’illumination brillante des globes électriques.

Percy voyait, en face de lui, le clocher de la cathédrale ; mais il se demandait s’il réussirait jamais à franchir les quelques mètres qui lui restaient à franchir. Et il travaillait patiemment, des coudes, à se pousser de proche en proche, lorsqu’un mouvement subit de la foule l’obligea, lui aussi, à lever la tête ; et alors un spectacle lui apparut que, jusqu’à son dernier jour, il ne devait pas oublier.

Un objet mince, frêle, ayant un peu la forme d’un poisson, blanc comme le lait, fantastique comme une ombre, et beau comme le jour, glissait légèrement dans l’air, au-dessus du clocher de la cathédrale, tournait, et puis se dirigeait vers l’endroit où se trouvait Percy, semblant flotter sur les vagues mêmes du silence que créait sa vue ; et l’objet allait, allait, les ailes déployées, à une hauteur d’environ dix mètres au-dessus des têtes.

Lorsque Percy put retrouver sa force de réflexion, — car il avait été, d’abord, absolument ébloui par ce spectacle imprévu, — l’étrange chose blanche s’était encore rapprochée de lui. Et toujours elle se rapprochait, flottant lentement, doucement, comme une mouette au-dessus de la mer. Percy pouvait apercevoir, à présent, tous les détails du vaisseau aérien, la proue ornée, le parapet bas, la tête du pilote ; il distinguait même tous les mouvements des quatre hommes de l’équipage. Et puis, derrière eux, il découvrit et put considérer ce que toute cette foule, et lui-même, aspiraient à voir.

Sur le pont central du vaisseau blanc, se dressait, très haut, un siège drapé de blanc, orné d’insignes maçonniques ; et, sur ce siège, une figure d’homme trônait, seule et immobile. L’homme ne faisait aucun signe, ne semblait pas se rendre compte de la présence du monstrueux troupeau humain accumulé au-dessous de lui. Son vêtement sombre contrastait violemment avec la blancheur qui l’environnait. Il avait un visage pâle, très jeune encore, mais fortement accentué, avec des sourcils noirs très arqués, de grands yeux sombres d’un éclat de glace, des lèvres minces, et des cheveux blancs.

Puis le visage se détourne, le pilote fit un mouvement ; et le vaisseau, poursuivant sa route, se dirigea vers le palais.

On entendit quelque part un cri d’angoisse, un gémissement hystérique ; puis, de nouveau, le mugissement tempétueux des voix se déchaîna parmi la foule.