Calmann-Lévy (p. 386-394).


XXXIII


Dans la voiture, dans sa chambre, elle revoyait ce regard de son ami, ce regard cruel et douloureux. Elle lui connaissait cette facilité au désespoir, cette prompte volonté de ne plus vouloir. Elle l’avait vu fuir ainsi sur la berge de l’Arno. Heureuse alors, dans sa tristesse et son angoisse, elle avait pu courir à lui, lui crier : « Venez ! » Cette fois encore, entourée, surveillée, elle aurait dû trouver, dire quelque chose, ne pas le laisser partir muet et désolé. Elle était restée surprise, accablée. L’accident avait été si absurde et si rapide ! Elle avait contre Le Ménil cette colère simple que donnent les choses malfaisantes, la pierre contre laquelle on s’est fendu la tête. C’est à elle-même qu’elle faisait des reproches amers d’avoir laissé partir son ami, sans un mot, sans un regard, où elle eût mis son âme.

Tandis que Pauline attendait pour la déshabiller, elle allait et venait d’impatience. Puis elle s’arrêtait brusquement. Dans les glaces obscures où se noyaient les reflets des bougies, elle voyait le couloir du théâtre et son ami la fuyant sans retour.

Où était-il maintenant ? Que se disait-il, seul ? C’était pour elle un supplice de ne pouvoir le rejoindre, le revoir, tout de suite.

Elle appuya longtemps ses mains sur son cœur, elle étouffait.

Pauline poussa un petit cri. Elle voyait sur le corsage blanc de sa maîtresse des gouttes de sang. Thérèse, sans le savoir, s’était déchiré la main aux étamines du lys rouge.

Elle détacha le joyau emblématique, qu’elle avait porté devant tous comme le secret éclatant de son cœur, et, le tenant entre ses doigts, elle le contempla longtemps. Alors elle revit les jours de Florence, la cellule de San Marco où le baiser de son ami vint peser doucement sur sa bouche, tandis qu’à travers ses cils abaissés elle apercevait vaguement encore les anges et le ciel bleu peints sur la muraille, les Lanzi, et la fontaine éclatante du glacier sur la nappe de cotonnade rouge ; le pavillon de la via Alfieri, ses nymphes, ses chèvres, et la chambre où les bergers et les masques des paravents entendaient ses cris et ses longs silences.

Non, tout cela, ce n’était pas les ombres du passé, les fantômes des heures anciennes, c’était la réalité présente de son amour. Et un mot jeté stupidement par un étranger détruirait ces belles choses ! Heureusement, ce n’était pas possible. Son amour, son amant ne dépendaient pas d’une telle misère. Si seulement elle pouvait courir chez lui, comme elle était là, à demi dévêtue, dans la nuit, entrer dans sa chambre… Elle le trouverait devant le feu, les coudes aux genoux, la tête entre les mains, triste. Alors, les doigts dans les cheveux de son ami, elle le forcerait à relever la tête, à voir qu’elle l’aimait, qu’elle était sa chose, son trésor vivant de joie et d’amour.

Elle avait renvoyé sa femme de chambre. Dans son lit, la lampe allumée, elle remuait une seule idée en son esprit.

C’était un accident, un accident absurde. Il le comprendrait bien, que leur amour n’avait rien à voir à cette chose bête. Quelle folie ! lui, s’inquiéter d’un autre ! Comme s’il y avait d’autres hommes au monde !

M. Martin-Bellème entr’ouvrit la porte de la chambre. Voyant de la lumière, il entra.

— Vous ne dormez pas, Thérèse ?

Il venait de conférer chez Berthier d’Eyzelles avec ses collègues. Il voulait demander conseil sur certains points à sa femme, qu’il savait intelligente. Surtout il avait besoin d’entendre des paroles sincères.

— C’est fait, dit-il. Vous m’aiderez, chère amie, j’en suis sûr, dans une situation très enviée, mais aussi très difficile et même périlleuse, que je vous dois en partie, puisque j’y ai été porté surtout par l’influence puissante de votre père.

Il la consulta sur le choix d’un chef de cabinet.

Elle le conseilla de son mieux. Elle le trouvait sensé, calme, et pas plus sot que les autres.

Il s’enfonça dans des réflexions :

— Il faut que je défende devant le Sénat le budget tel qu’il a été voté par la Chambre. Ce budget renferme des innovations que je n’approuvais pas. Député, je les ai combattues. Ministre, je les soutiendrai. Je regardais les choses par le dehors. Vues du dedans, elles changent d’aspect. Et puis je ne suis plus libre.

Il soupira :

— Ah ! si l’on savait le peu que nous pouvons quand nous sommes au pouvoir !

Il lui fit part de ses impressions. Berthier se réservait. Les autres restaient impénétrables. Loyer seul se montrait excessivement autoritaire.

Elle l’écoutait sans attention et sans impatience. Ce visage et cette voix pâles marquaient pour elle, comme une horloge, les minutes qui passaient une à une, lentement.

— Il a eu des saillies bizarres, Loyer. Au moment où il se déclarait strictement concordataire : « Les évêques, a-t-il dit, sont des préfets spirituels. Je les protégerai, puisqu’ils m’appartiennent. Et par eux je tiendrai les gardes champêtres des âmes : les curés. »

Il lui rappela qu’elle devrait aller dans un monde qui n’était pas le sien et qui la choquerait sans doute par sa vulgarité. Mais leur situation exigeait qu’ils ne méprisassent personne. D’ailleurs, il comptait sur son tact et sur son dévouement.

Elle le regarda, un peu effarée.

— Rien ne presse, mon ami. Nous verrons plus tard…

Il était fatigué, accablé. Il lui souhaita le bonsoir, lui conseilla de dormir. Elle se perdrait la santé à lire ainsi toute la nuit. Il la laissa.

Elle entendit le bruit de ses pas, un peu plus lourds que de coutume, tandis qu’il traversait le cabinet de travail encombré de livres bleus et de journaux, pour gagner sa chambre où il dormirait, peut-être. Puis elle sentit peser sur elle le silence de la nuit. Elle regarda sa montre, il était une heure et demie.

Elle se dit : « Il souffre aussi, lui… Il m’a regardée avec tant de désespoir et de colère ! »

Elle avait tout son courage et toute son ardeur. Ce qui l’impatientait, c’était d’être là, prisonnière, et comme au secret. Libre quand viendrait le jour, elle irait, elle le verrait, elle lui expliquerait tout. C’était si clair ! Dans la monotonie douloureuse de sa pensée, elle écoutait le roulement des charrettes qui, à longs intervalles, passaient sur le quai. Ce bruit, qui lui coupait les heures, l’occupait, l’intéressait presque. Elle tendait l’oreille à la rumeur d’abord faible et lointaine, puis grossie et dans laquelle se distinguaient le frottement des roues, le grincement des essieux, le choc des sabots ferrés, et qui, s’affaiblissant peu à peu, finissait en un murmure imperceptible.

Et, quand revenait le silence, elle retombait dans son idée.

Il comprendrait qu’elle l’aimait, qu’elle n’avait jamais aimé que lui. Le malheur, c’est que la nuit fût si lente à couler. Elle n’osait pas regarder sa montre, de peur d’y voir l’accablante immobilité du temps.

Elle se leva, alla à la fenêtre et souleva les rideaux. Une lueur pâle était répandue dans le ciel nuageux. Elle crut que c’était le jour qui commençait à poindre. Elle regarda sa montre. Il était trois heures et demie.

Elle retourna à la fenêtre. L’infini sombre du dehors l’attirait. Elle regarda. Le trottoir luisait sous les becs de gaz. Une pluie invisible et muette tombait du ciel blafard. Tout à coup, une voix monta dans le silence ; aiguë et puis grave, saccadée, elle semblait faite de plusieurs voix qui se répondaient. C’était un ivrogne qui, battant le trottoir et se heurtant aux arbres, menait une longue dispute avec les êtres de son rêve auxquels il donnait généreusement la parole, et qu’il accablait ensuite sous de grands gestes et des mots impérieux. Thérèse voyait le long du parapet, le pauvre homme flotter, dans sa blouse blanche, comme une loque au vent de la nuit, et elle entendait çà et là des mots qui revenaient sans cesse : « Voilà ce que je lui dis, au gouvernement ! »

Saisie par le froid, elle se remit au lit. Une angoisse lui vint. Elle pensa : « Il est jaloux, il l’est follement. C’est une affaire de nerfs et de sang. Mais son amour aussi est une affaire de sang et de nerfs. Son amour et sa jalousie, c’est une même chose. Un autre comprendrait. Il suffirait de contenter son amour-propre. » Mais lui, il était jaloux en dedans et du fond de sa chair. Elle le savait, qu’en lui la jalousie était une torture physique, une plaie avivée, élargie par toutes les tenailles de l’imagination. Elle savait combien le mal était profond. Elle l’avait vu pâlir devant le Saint Marc de bronze, quand elle avait jeté une lettre dans la boîte, au mur de la vieille maison florentine, alors qu’il ne la possédait qu’en désir et qu’en rêve.

Elle se rappelait ses plaintes étouffées, ses brusques tristesses, plus tard, après les longs baisers, et le mystère douloureux des paroles qu’il répétait sans cesse : « Il faut que je t’oublie en toi. » Elle revoyait la lettre de Dinard, et ce désespoir furieux pour un mot entendu à la table d’un cabaret. Elle sentait que le coup avait été porté par hasard à l’endroit sensible, à la plaie saignante. Mais elle ne perdait pas courage. Elle dirait tout, elle avouerait tout, et tous ses aveux crieraient : « Je t’aime, je n’ai jamais aimé que toi ! » Elle ne l’avait pas trahi. Elle ne lui apprendrait rien qu’il n’eût déjà deviné. Elle avait menti si peu, le moins possible, et seulement pour ne pas lui faire de la peine. Comment ne comprendrait-il pas ? Il valait mieux qu’il sût tout, puisque ce tout n’était rien. Elle se représentait sans cesse les mêmes idées, se répétait les mêmes paroles.

Sa lampe ne jetait plus qu’une lueur fumeuse. Elle alluma des bougies. Il était six heures et demie. Elle s’aperçut qu’elle avait sommeillé. Elle courut à la fenêtre. Le ciel était noir et mêlé à la terre dans un chaos de ténèbres épaisses. Alors, il lui vint la curiosité de savoir exactement à quelle heure le soleil se lèverait. Elle n’en avait aucune idée. Elle pensait seulement que les nuits étaient très longues en décembre. Elle chercha à se rappeler, mais elle ne trouva pas. Elle ne songea point à regarder le calendrier oublié sur la table. Les pas lourds des ouvriers qui passaient par escouades, le bruit des voitures de laitiers et de maraîchers frappèrent son oreille comme des sons de bon augure. Elle tressaillit à ce premier réveil de la ville.