Calmann-Lévy (p. 366-385).


XXXII


C’était un vendredi, à l’Opéra. Le rideau venait de descendre sur le laboratoire de Faust. Des profondeurs agitées de l’orchestre, les lorgnettes se dressaient, et les regards, sous les lumières perdues dans le vide immense, fouillaient la salle de pourpre et d’or. Les écrins sombres des loges renfermaient les têtes étincelantes et les épaules nues des femmes. L’amphithéâtre courbait longuement au-dessus du parterre sa guirlande de diamants, de fleurs, de chevelures, de chairs, de gaze et de satin. On reconnaissait aux avant-scènes l’ambassadrice d’Autriche et la duchesse de Gladwin ; à l’amphithéâtre, Berthe d’Isigny et Jane Tulle, illustrée, la veille, par le suicide d’un amant ; dans les loges, madame Bérard de La Malle, les yeux baissés, ses longs cils ombrageant ses joues pures ; la princesse Seniavine, qui, superbe, cachait sous son éventail des bâillements de panthère ; madame de Morlaine, entre deux jeunes femmes qu’elle formait aux élégances de l’esprit ; madame Meillan, assurée sur trente ans de beauté souveraine ; madame Berthier d’Eyzelles, raide sous ses bandeaux gris de fer chargés de diamants. La couperose de son visage rehaussait la dignité de son attitude. Elle était très regardée. On avait appris, dans la matinée, qu’après l’échec de la combinaison Garain, M. Berthier d’Eyzelles avait accepté la mission de former un ministère. Les démarches étaient près d’aboutir. Les journaux publiaient les listes avec le nom de Martin-Bellème pour les finances. Et les lorgnettes se tournaient inutilement vers la loge encore vide de la comtesse Martin.

Un murmure immense de voix emplissait la salle. Au troisième rang de l’orchestre, le général Larivière, debout, à sa place accoutumée, causait avec le général de La Briche.

— Je ferai bientôt comme toi, mon vieux camarade, j’irai planter mes choux en Touraine.

Il était dans une de ses heures de mélancolie, où le néant lui apparaissait au bout prochain de la vie. Il avait flatté Garain, et Garain, le trouvant trop fin, lui avait préféré, pour ministre de la guerre, un général d’artillerie myope et chimérique. Du moins, Larivière goûtait-il le plaisir de voir Garain abandonné, trahi par ses amis Berthier d’Eyzelles et Martin-Bellème. Il en riait par les rides de ses petits yeux. Sa patte d’oie s’égayait seule sur son visage bourru. Il riait de profil. Lassé d’une longue vie de dissimulation, il se donna tout à coup la joie et la beauté d’exprimer sa pensée :

— Vois-tu, mon bon La Briche, ils nous embêtent avec leur armée civile, qui coûte cher et qui ne vaut rien. Les petites armées sont les seules bonnes. C’était l’avis de Napoléon, qui s’y entendait.

— C’est vrai, c’est bien vrai, soupira le général de La Briche, ému, les larmes aux yeux.

Montessuy, gagnant son fauteuil, passa devant eux ; Larivière lui tendit la main.

— On dit que c’est vous, Montessuy, qui avez fait échec à Garain. Tous mes compliments.

Montessuy se défendit d’exercer aucune action politique. Il n’était ni sénateur, ni député, pas même conseiller général dans l’Oise. Et, lorgnant la salle :

— Regardez, Larivière, il y a dans cette baignoire, à droite, une bien jolie femme, brune, avec des bandeaux plats sur les joues.

Et il prit sa place, tranquille, goûtant les réalités de la puissance.

Cependant, au foyer, dans les couloirs, dans la salle, les noms des nouveaux ministres passaient de bouche en bouche, au milieu d’une molle indifférence : Présidence du Conseil et Intérieur, Berthier d’Eyzelles ; Justice et Cultes, Loyer ; Finances, Martin-Bellème. On les connaissait tous, hors les titulaires du Commerce, de la Guerre et de la Marine, qui n’étaient pas encore désignés.

Le rideau s’était levé sur le cabaret du dieu Bacchus. Les étudiants chantaient leur deuxième chœur, quand madame Martin parut dans sa loge, les cheveux tordus sur le haut de la tête ; sa robe blanche avait des manches comme des ailes, et, sur la draperie du corsage, au sein gauche, brillait un grand lys de rubis.

Miss Bell s’assit près d’elle, en robe Queen Ann de velours vert. Fiancée au prince Eusebio Albertinelli della Spina, elle était venue à Paris commander son trousseau.

Dans le mouvement et le bruit de la kermesse :

— Darling, dit miss Bell, vous avez laissé à Florence un ami qui garde précieusement le charme de votre souvenir. C’est le professeur Arrighi. Il vous réserve la louange qui est pour lui la plus belle : il dit que vous êtes une musicale créature. Mais comment le professeur Arrighi ne se souviendrait-il pas de vous, darling, quand les cytises du jardin ne vous ont pas oubliée ? Leurs rameaux défleuris se lamentent de votre absence. Oh ! ils vous regrettent, darling.

— Dites-leur, répondit Thérèse, que j’ai emporté de Fiesole un souvenir délicieux, dont je veux vivre.

Dans le fond de la loge, M. Martin-Bellème exprimait à voix basse ses idées à Joseph Springer et à Duvicquet. Il disait : « La signature de la France est la première du monde. » Il disait encore : « Amortir avec des excédents, non avec des impôts. » Et il inclinait à la prudence en matière financière.

Et miss Bell :

— Oh ! darling, je dirai aux cytises de Fiesole que vous les regrettez, et que vous reviendrez bientôt les visiter sur leur colline. Mais, je vous demande : voyez-vous à Paris M. Dechartre ? Moi, je voudrais le voir beaucoup. Je l’aime parce qu’il a une âme élégante. Oh ! darling, l’âme de M. Dechartre est pleine de grâce et d’élégance.

Thérèse répondit que M. Dechartre était sans doute dans la salle et qu’il ne manquerait pas de venir saluer miss Bell.

La toile tomba sur le tourbillon coloré de la valse. Les visiteurs se pressaient dans le couloir : financiers, artistes, députés, en un moment s’amassèrent dans le petit salon attenant à la loge. Ils entouraient M. Martin-Bellème, murmuraient des félicitations, lui jetaient par-dessus les têtes des gestes gracieux, et s’entre-étouffaient pour lui serrer la main. Joseph Schmoll, toussant et geignant, aveugle et sourd, s’ouvrit un chemin dans leur masse méprisée et arriva jusqu’à madame Martin. Il lui prit la main, la couvrit de souffles et de baisers sonores.

— On dit que votre mari est nommé ministre. Est-ce que c’est vrai ?

Elle savait qu’on le disait, mais elle ne croyait pas que rien fût fait encore. D’ailleurs, son mari était là. On pouvait le lui demander.

Sensible aux vérités littérales :

— Ah ! votre mari, dit-il, n’est pas encore ministre ? Quand il sera nommé, je vous demanderai un moment d’entretien. Il s’agit d’une affaire de la plus haute importance.

Puis il se tut, promenant sous ses lunettes d’or ces regards d’aveugle et de visionnaire qui l’entretenaient, malgré l’exactitude brutale de sa nature, dans une sorte de mysticisme. Il demanda brusquement :

— Vous êtes allée en Italie, cette année, madame ?

Et, sans lui laisser le temps de répondre :

— Je sais, je sais. Vous êtes allée à Rome. Vous avez regardé l’arc de l’infâme Titus, ce marbre exécrable où l’on voit le chandelier à sept branches parmi les dépouilles des Juifs. Eh bien ! je vous le dis, madame, c’est à la honte de l’univers que ce monument reste encore debout, dans la ville de Rome, où les papes n’ont subsisté que par l’art des Juifs, argentiers et changeurs. Les Juifs ont apporté en Italie la science de la Grèce et de l’Orient. La Renaissance, madame, est l’œuvre d’Israël. Voilà la vérité méconnue et certaine.

Et il sortit à travers la foule des visiteurs, dans le craquement sourd des chapeaux qu’il écrasait.

Cependant, la princesse Seniavine, au bord de sa loge, lorgnait son amie avec cette curiosité que lui donnait par éclairs la beauté des femmes. Elle fit signe à Paul Vence, qui était près d’elle :

— Ne trouvez-vous pas que madame Martin est extraordinairement jolie, cette année ?

Dans le foyer vibrant de lumière et d’or, le général de La Briche demandait à Larivière :

— Avez-vous vu mon neveu ?

— Votre neveu ? Le Ménil ?

— Oui, Robert. Il était dans la salle tout à l’heure.

La Briche resta un moment pensif. Puis :

— Il est venu cet été à Sémanville. Je l’ai trouvé bizarre, absorbé. Un garçon sympathique, franc comme l’or et intelligent. Mais il lui faudrait une occupation, un but dans la vie.

La sonnerie qui annonçait la fin de l’entr’acte s’était tue depuis un moment. Dans le foyer déserté, les deux vieillards allaient.

— Un but dans la vie, répétait La Briche, grand, maigre et voûté, tandis que son camarade, allégé, rajeuni, s’échappant, gagnait l’entrée de la scène.

Marguerite, dans le bosquet, filait et chantait. Quand elle eut fini, miss Bell dit à madame Martin :

— Oh ! darling, M. Choulette m’a écrit une lettre parfaitement belle. Il m’a dit qu’il était très célèbre. Et j’ai été bien contente de le savoir. Et il m’a dit aussi : « La gloire des autres poètes repose dans la myrrhe et les aromates. La mienne saigne et gémit sous une pluie de pierres et d’écailles d’huîtres. » Est-ce que véritablement, my love, les français lapident le bon Monsieur Choulette ?

Tandis que Thérèse rassurait miss Bell, Loyer, impérieux et un peu tapageur, se fit ouvrir la loge.

Il apparut mouillé, crotté.

— Je viens de l’Élysée, dit-il.

Il eut la galanterie d’annoncer d’abord à madame Martin la nouvelle.

— Les décrets sont signés. Votre mari a les Finances. C’est un joli portefeuille.

— Le Président de la République, demanda M. Martin-Bellème, n’a pas fait d’objection quand mon nom a été prononcé devant lui ?

— Non. Berthier a fait valoir au président la probité héréditaire des Martin, votre situation de fortune, et surtout les liens qui vous attachent à certaines personnalités du monde financier, dont le concours peut être utile au gouvernement. Et le Président, selon l’heureuse expression de Garain, s’est inspiré des nécessités de la situation. Il a signé.

Sur la face jaunie du comte Martin passèrent deux ou trois rides. Il souriait.

— Le décret, reprit Loyer, paraîtra demain à l’Officiel. J’ai accompagné moi-même dans un sapin l’attaché de cabinet qui le portait à la composition. C’était plus sûr. Du temps de Grévy, qui pourtant n’était pas une bête, on interceptait les décrets dans le trajet de l’Élysée au quai Voltaire.

Et Loyer se jeta sur une chaise. Là, goûtant des yeux et des narines les épaules de madame Martin :

— On ne dira plus, comme du temps de mon pauvre ami Gambetta, que la République manque de femmes. Vous nous donnerez de belles fêtes, madame, dans les salons du ministère.

Marguerite, se regardant au miroir, avec son collier et ses boucles d’oreilles, chantait l’air des bijoux.

— Il faudra, dit le comte Martin, rédiger la déclaration. J’y ai songé. En ce qui concerne mon département, j’ai trouvé, je crois, la formule : « Amortir avec des excédents, non avec des impôts. »

Loyer haussa les épaules.

— Mon cher Martin, nous n’avons rien d’essentiel à changer dans la déclaration du précédent cabinet ; la situation est restée sensiblement la même.

Il se frappa le front.

— Bigre ! j’oubliais. Nous avons mis à la Guerre votre ami, le vieux Larivière, sans le consulter. Je suis chargé de l’avertir.

Il pensait le trouver dans le café du boulevard où vont les militaires. Mais le comte Martin savait que le général était dans la salle.

— Il faut mettre la main dessus, dit Loyer.

Saluant :

— Vous permettez, comtesse, que j’emmène votre mari ?

Ils venaient de sortir, quand Jacques Dechartre et Paul Vence entrèrent dans la loge.

— Je vous félicite, madame, dit Paul Vence.

Mais elle se tourna vers Dechartre :

— J’espère que vous ne venez pas me féliciter, vous…

Paul Vence lui demanda si elle allait s’installer dans les appartements du ministère.

Elle se récria :

— Ah ! non, par exemple !

— Du moins, madame, reprit Paul Vence, vous irez aux bals de l’Élysée et des ministères ; et nous admirerons par quel art vous y garderez votre charme mystérieux, comment vous y serez encore celle dont on rêve.

— Les changements de ministères, dit madame Martin, vous inspirent, monsieur Vence, des réflexions bien frivoles.

— Madame, reprit Paul Vence, je ne dirai pas, comme Renan, mon maître bien-aimé : « Qu’est-ce que cela fait à Sirius ? » parce qu’on me répondrait raisonnablement : « Que fait le gros Sirius à la petite terre ? » Mais je suis toujours un peu surpris de voir des personnes adultes et même vieilles se laisser abuser par l’illusion du pouvoir, comme si la faim, l’amour et la mort, toutes les nécessités ignobles ou sublimes de la vie, n’exerçaient pas sur la foule des hommes un empire trop souverain pour laisser aux maîtres de chair autre chose qu’une puissance de papier et un empire de paroles. Et, ce qui est plus merveilleux encore, c’est que les peuples croient aussi qu’ils ont d’autres chefs d’État et d’autres ministres que leurs misères, leurs désirs et leur imbécillité. Il était sage, celui qui a dit : « Donnons aux hommes pour témoins et pour juges l’Ironie et la Pitié. »

— Mais, Monsieur Vence, dit madame Martin en riant, c’est vous-même qui avez écrit cela. Je vous lis.

Cependant les deux ministres cherchaient vainement le général dans la salle et dans les couloirs. Sur le conseil des ouvreuses, ils passèrent dans les coulisses, et, à travers les décors qui s’élevaient et s’abaissaient, dans la foule des jeunes Allemandes en jupe rouge, des sorcières, des démons, des courtisanes de l’antiquité, ils gagnèrent le foyer de la danse. La vaste salle, ornée de peintures allégoriques, presque déserte, avait cet air de gravité que donnent à leurs institutions l’État et la fortune.

Deux danseuses se tenaient immobiles, un pied sur la barre qui règne le long des murs. Çà et là des hommes en habit noir et des femmes en jupe courte et bouffante formaient des groupes silencieux.

Loyer et Martin-Bellème, en entrant, ôtèrent leur chapeau. Ils aperçurent, au fond de la salle, Larivière avec une jolie fille, dont la tunique rose, retenue par une ceinture d’or, était fendue aux hanches sur le maillot.

Elle tenait à la main une coupe de carton doré. En s’approchant, ils entendirent qu’elle disait au général :

— Vous êtes vieux, vous, mais je suis sûre que vous en faites au moins autant que lui.

Et elle montrait dédaigneusement de son bras nu un jeune homme qui, près d’eux, une fleur de gardénia à la boutonnière, ricanait.

Loyer fit signe au général qu’il voulait lui parler ; et, le poussant contre la barre :

— J’ai le plaisir de vous annoncer que vous êtes nommé ministre de la Guerre.

Larivière, méfiant, ne répondit rien. Cet homme mal mis, à cheveux longs, qui, sous son habit flottant et poussiéreux, ressemblait à un prestidigitateur de beuglant, lui inspirait si peu de confiance, qu’il soupçonnait un piège, peut-être même une mauvaise plaisanterie.

— Monsieur Loyer, garde des Sceaux, dit le comte Martin.

Loyer fut pressant :

— Général, vous ne pouvez vous dérober. J’ai répondu de votre acceptation. En hésitant, vous favorisez un retour offensif de Garain. Il est traître.

— Mon cher collègue, vous exagérez, dit le comte Martin. Mais Garain manque peut-être un peu de franchise. Et l’adhésion du général est urgente.

— La patrie avant tout, répondit Larivière en bredouillant d’émotion.

— Vous savez, mon général, reprit Loyer : les lois existantes appliquées avec une inflexible modération. Ne sortez pas de là.

Il fixait du regard les deux danseuses qui tendaient sur la barre leur jambe courte et musclée.

Larivière murmurait :

— Le moral de l’armée excellent… La bonne volonté des chefs à la hauteur des circonstances les plus critiques…

Loyer lui tapa sur l’épaule :

— Mon cher collègue, les grandes armées ont du bon.

— Je suis de votre avis, répondit Larivière, l’armée actuelle répond aux nécessités supérieures de la défense nationale.

— Les grandes armées ont cela de bon, reprit Loyer, qu’elles rendent la guerre impossible. Il faudrait être fou pour engager dans une guerre ces forces démesurées dont le maniement passe toute faculté humaine. C’est bien votre avis, n’est-ce pas, général ?

Le général Larivière cligna de l’œil.

— La situation, dit-il, exige une grande circonspection. Nous sommes en face d’un inconnu redoutable.

Alors Loyer, regardant son collègue de la Guerre avec un mépris cynique et doux :

— Dans le cas très improbable d’une guerre, ne pensez-vous pas, mon cher collègue, que les vrais généraux, ce seraient les chefs de gare ?

Les trois ministres sortirent par l’escalier de l’administration. Le Président du Conseil les attendait chez lui.

Le dernier acte commençait ; madame Martin n’avait plus dans sa loge que Dechartre avec miss Bell.

Miss Bell disait :

— Je suis réjouie, darling, — comment dites-vous en français ? — je suis exaltée en pensant que vous portez sur le cœur le lys rouge de Florence. Et M. Dechartre, qui a une âme artiste, doit être bien content aussi de voir à votre corsage ce gentil joyau. Oh ! je voudrais connaître le joaillier qui l’a fait, darling. Ce lys est svelte et souple comme la fleur d’iris. Oh ! il est élégant, magnifique et cruel. Avez-vous remarqué, my love, que les beaux joyaux ont un air de magnifique cruauté ?

— Mon joaillier, dit Thérèse, il est ici, et vous l’avez nommé : c’est M. Dechartre qui a bien voulu dessiner ce bijou.

La loge s’ouvrit. Thérèse tourna à demi la tête et vit dans l’ombre Le Ménil, qui la saluait avec sa brusque souplesse.

— Transmettez, je vous prie, madame, mes félicitations à votre mari.

Il la complimenta un peu sèchement sur sa bonne mine. Il eut pour miss Bell quelques paroles obligeantes et correctes.

Thérèse l’entendait, anxieuse, la bouche entr’ouverte, dans l’effort douloureux de répondre des choses insignifiantes. Il lui demanda si elle avait passé une bonne saison à Joinville. Il aurait bien voulu y aller au moment des chasses. Mais il n’avait pas pu. Il avait navigué sur la Méditerranée ; ensuite, il avait chassé à Sémanville.

— Oh ! monsieur Le Ménil, dit miss Bell, vous avez erré sur la mer bleue. Avez-vous vu des sirènes ?

Non, il n’avait pas rencontré de sirènes ; mais, pendant trois jours, un dauphin avait nagé dans les eaux du yacht.

Miss Bell lui demanda si ce dauphin aimait la musique.

Il ne croyait pas.

— Les dauphins, dit-il, sont tout bonnement de petits cachalots que les marins appellent des oies de mer, à cause d’une certaine ressemblance dans la forme de la tête.

Mais miss Bell ne voulait pas croire que le monstre qui porta le poète Arion au promontoire de Ténare eût une tête d’oie.

— Monsieur Le Ménil, si, l’année prochaine, un dauphin vient encore nager autour de votre bateau, je vous prie, jouez pour lui, sur la flûte, l’hymne à Apollon delphique. Aimez-vous la mer, Monsieur Le Ménil ?

— Je préfère les bois.

Maître de lui, très simple, il parlait avec tranquillité.

— Oh ! monsieur Le Ménil, je sais que vous aimez beaucoup les bois et les clairières où les petits lièvres dansent au clair de la lune.

Dechartre, pâle, se leva et sortit.

C’était la scène de l’église. Marguerite, agenouillée, se tordait les mains, la tête entraînée au poids des longues nattes blondes. Et les voix de l’orgue et du chœur firent retentir la prose des morts :

Quand du Seigneur le jour luira,
Sa croix au ciel resplendira,
Et l’univers s’écroulera.

— Oh ! darling, savez-vous que cette prose des morts que l’on chante dans les églises catholiques vient d’un ermitage franciscain ? Elle garde le bruit du vent qui souffle, l’hiver, dans les mélèzes, sur la cime de l’Alverne.

Thérèse n’entendait pas. Son âme s’était écoulée par la petite porte de la loge.

Il se fit dans le salon un bruit de fauteuils culbutés. Schmoll revenait. Il avait appris que M. Martin-Bellème était nommé ministre. Tout de suite il réclamait la croix de commandeur et un appartement plus vaste à l’Institut. Le sien était sombre, exigu, insuffisant pour sa femme et ses cinq filles. Il avait dû établir son cabinet de travail dans une soupente. Il traîna de longues plaintes, et ne consentit à partir qu’après avoir reçu l’assurance que madame Martin parlerait pour lui.

— Monsieur Le Ménil, demanda miss Bell, est-ce que vous naviguerez l’année prochaine ?

Le Ménil pensait que non. Il n’avait pas l’intention de garder Rosebud. La mer était triste.

Et calme, énergique, têtu, il regarda Thérèse.

Sur la scène, dans la prison de Marguerite, Méphistophélès chantait : « Le jour est levé », et l’orchestre imitait le galop effrayant des chevaux. Thérèse murmura :

— J’ai mal à la tête, on étouffe ici.

Le Ménil alla entr’ouvrir la porte.

La phrase claire de Marguerite, appelant les anges, monta en blanches étincelles dans l’air.

— Darling, je vais vous dire : cette pauvre Marguerite ne veut pas être sauvée selon la chair, et, pour cela, elle est sauvée en esprit et en vérité. Je crois une chose, darling, je crois fermement que nous serons tous sauvés. Oh ! oui, je crois à la purification finale des pécheurs.

Thérèse se leva, longue et blanche, au côté la fleur sanglante. Miss Bell, immobile, écoutait la musique. Le Ménil, dans le salon, prit le manteau de madame Martin. Et, tandis qu’il le tenait déployé, elle traversa la loge, le salon, et s’arrêta devant la glace près de la porte entr’ouverte. Il posa sur les épaules nues, en les effleurant des doigts, la grande chape de velours rouge brodé d’or et doublé d’hermine, et dit tout bas d’une voix brève, très nette :

— Thérèse, je vous aime. Rappelez-vous ce que je vous ai demandé avant-hier. Je serai tous les jours, tous les jours à partir de trois heures, chez nous, rue Spontini.

À ce moment, comme elle fit un mouvement de la tête pour recevoir son manteau, elle vit Dechartre, la main sur le bouton de la porte. Il avait entendu. Il la regarda avec tout ce que des yeux humains peuvent contenir de reproches et de douleur. Puis il s’enfonça dans le vague du couloir. Elle sentit des marteaux de feu battre dans sa poitrine et resta immobile sur le seuil.

— Tu m’attendais ? lui dit Montessuy qui venait la prendre. Tu es très abandonnée, aujourd’hui ; je vais vous reconduire, toi et miss Bell.