Calmann-Lévy (p. 349-365).


XXXI


Un pâle soleil d’hiver, perçant les brumes de la Seine, éclairait sur les portes de la salle à manger les chiens d’Oudry.

Madame Martin avait à sa droite le député Garain, ancien garde des sceaux, ancien président du Conseil, à sa gauche M. Le sénateur Loyer. À la droite du comte Martin-Bellème, M. Berthier D’Eyzelles. Intime et sobre déjeuner d’affaires. Conformément aux prévisions de Montessuy, le ministère était tombé quatre jours auparavant. Appelé le matin même à l’Élysée, Garain avait accepté la tâche de former un cabinet. Il préparait en déjeunant la combinaison qui devait être soumise dans la soirée au Président. Et, tandis qu’ils agitaient des noms, Thérèse revoyait en elle-même les images de sa vie intime.

Elle était revenue à Paris avec le comte Martin dès la rentrée des Chambres, et depuis ce moment elle menait une vie enchantée.

Jacques l’aimait ; il l’aimait avec un mélange délicieux de passion et de tendresse, d’expérience savante et d’ingénuité curieuse. Il était nerveux, irritable, inquiet. Mais l’inégalité de son humeur donnait plus de prix à sa gaieté. Cette gaieté artiste, éclatant soudain comme une flamme, caressait l’amour sans l’offenser. Et c’était l’émerveillement de Thérèse que ce rire spirituel de son ami. Elle n’aurait jamais imaginé ce goût sûr qu’il mettait naturellement dans le caprice joyeux et dans la fantaisie familière. Aux premiers temps, il ne lui avait montré qu’une ardeur monotone et sombre. Et cela seul l’avait prise. Mais, depuis, elle avait découvert en lui une âme gaie, abondante et diverse, une grâce unique dans la sensualité, le don de flatter, de contenter toute l’âme avec la chair.

— Un ministère homogène, s’écria Garain, c’est bientôt dit. Il n’en faut pas moins s’inspirer des tendances propres aux différentes fractions de la chambre.

Il était inquiet. Il se voyait entouré d’autant d’embûches qu’il en avait dressées. Ses collaborateurs eux-mêmes lui devenaient hostiles.

Le comte Martin voulait que le nouveau ministère répondît aux aspirations de l’esprit nouveau.

— Votre liste est formée de personnalités qui diffèrent essentiellement d’origine et de tendances, dit-il. Or c’est peut-être le fait le plus considérable de l’histoire politique de ces dernières années que la possibilité, je dirai la nécessité, d’introduire l’unité de vues dans le gouvernement de la République. Ce sont des idées, mon cher Garain, que vous avez exprimées vous-même avec une rare éloquence.

M. Berthier D’Eyzelles se taisait.

Le sénateur Loyer roulait dans ses doigts des boulettes de mie de pain. Antique habitué des brasseries, c’est en pétrissant des miettes ou en taillant des bouchons qu’il trouvait des idées. Il leva sa face couperosée d’où pendait une barbe sale. Et, regardant Garain avec des yeux bridés où pétillait un petit feu rouge :

— Je l’ai dit, et l’on n’a pas voulu me croire. L’anéantissement de la Droite monarchique a été pour les chefs du parti républicain un malheur irréparable. On gouvernait contre elle. Le véritable appui d’un gouvernement, c’est l’opposition. L’empire a gouverné contre les orléanistes et contre nous ; le Seize-Mai a gouverné contre les républicains. Plus heureux, nous avons gouverné contre la Droite. La Droite, quelle bonne opposition c’était, menaçante, candide, impuissante, vaste, honnête, impopulaire ! Il fallait la garder. On n’a pas su. Et puis, disons-le, tout s’use. Cependant, il faut toujours gouverner contre quelque chose. Il n’y a plus aujourd’hui que les socialistes pour nous donner l’appui que la Droite nous a prêté quinze ans, avec une si constante générosité. Mais ils sont trop faibles. Il faudrait les renforcer, les grandir, en faire un parti politique. C’est, à l’heure qu’il est, le premier devoir d’un ministre de l’intérieur.

Garain, qui n’était pas cynique, ne répondit rien.

— Garain, vous ne savez pas encore, demanda le comte Martin, si, avec la présidence, vous prenez les Sceaux ou l’Intérieur ?

Garain répondit que sa décision dépendait du choix que ferait N***, dont la présence était nécessaire dans le cabinet et qui hésitait encore entre les deux portefeuilles. Lui, Garain, sacrifiait ses convenances personnelles aux intérêts supérieurs.

Le sénateur Loyer grimaça dans sa barbe. Il convoitait les Sceaux. Ce désir venait de loin. Répétiteur de droit sous l’Empire, il donnait, devant les tables des cafés, des leçons appréciées. Il avait le sens de la chicane. Ayant commencé sa fortune politique par des articles adroitement faits pour lui valoir des poursuites, des procès et quelques semaines de prison, il avait considéré, depuis lors, la presse comme une arme d’opposition, que tout bon gouvernement devait briser. Depuis le 4 septembre 1870, il rêvait de devenir garde des sceaux pour qu’on vît comment le vieux bohème, l’habitué de Pélagie au temps de Badinguet, le répétiteur de droit qui, jadis, expliquait le code en soupant d’une choucroute garnie, saurait se montrer chef suprême de la magistrature.

Des sots, par douzaines, lui avaient grimpé sur le dos. Vieilli dans les médiocres honneurs du Sénat, mal décrassé, acoquiné à une fille de brasserie, pauvre, paresseux, désabusé, son vieil esprit jacobin et son mépris sincère du peuple, survivant à ses ambitions, faisaient de lui encore un homme de gouvernement. Cette fois, entré dans la combinaison Garain, il croyait tenir la Justice. Et son protecteur, qui ne la lui donnait pas, devenait un rival importun. Il ricana, occupé à modeler dans la mie de pain un petit caniche.

M. Berthier d’Eyzelles, très calme, très grave, très morne, caressa ses beaux favoris blancs :

— Ne pensez-vous pas aussi, monsieur Garain, qu’il conviendrait de faire une place dans le cabinet aux hommes qui ont suivi, dès la première heure, la politique vers laquelle nous nous orientons aujourd’hui ?

— Ils s’y sont perdus, répliqua Garain, impatienté. Un homme politique ne doit pas devancer les circonstances. C’est un tort que d’avoir raison trop tôt. On ne fait pas les affaires avec des penseurs. Et puis, parlons franc : si vous voulez un ministère centre gauche, dites-le : je me retire. Mais je vous avertis que ni la Chambre ni le pays ne seront avec vous.

— Il est évident, dit le comte Martin, qu’il faut s’assurer une majorité.

— Avec ma liste, elle est faite, notre majorité, dit Garain. C’est la minorité qui a soutenu le ministère contre nous, plus les voix que nous en avons détachées. Messieurs, je fais appel à votre dévouement.

Et la distribution laborieuse des portefeuilles recommença. Le comte Martin reçut d’abord les Travaux publics, qu’il refusa, faute de compétence, et ensuite les Affaires étrangères, qu’il accepta sans objection.

Mais M. Berthier d’Eyzelles, à qui Garain offrait le Commerce et l’Agriculture, se réserva.

Loyer fut mis aux Colonies. Il semblait très occupé à faire tenir sur la nappe son caniche de mie de pain. Cependant, il regardait du coin de son petit œil ridé la comtesse Martin, et il la trouvait désirable. Il entrevit vaguement le plaisir de la revoir, à l’avenir, avec un peu d’intimité.

Laissant Garain se débattre, il s’occupait de cette jolie femme, cherchait à deviner ses goûts et ses habitudes, lui demandait si elle aimait le théâtre, si elle allait quelquefois, le soir, au café avec son mari. Et Thérèse commençait à le trouver plus intéressant que les autres, sous sa crasse épaisse, avec son ignorance du monde, dans son cynisme superbe.

Garain se leva. Il fallait qu’il vît encore N***, N*** et N***, avant de porter sa liste au Président de la République. Le comte Martin offrit sa voiture, mais Garain avait la sienne.

— Ne pensez-vous pas, demanda le comte Martin, que le Président puisse faire des objections sur quelques noms ?

— Le Président, répondit Garain, s’inspirera des nécessités de la situation.

Il avait déjà passé la porte quand il revint, se frappant le front :

— Nous avons oublié le ministre de la guerre !

— Vous trouverez facilement parmi les généraux, dit le comte Martin.

— Ah ! s’écria Garain, vous croyez que le choix d’un ministre de la guerre est facile. On voit bien que vous n’avez pas, comme moi, fait partie de trois cabinets et présidé le conseil. Dans mes ministères, et durant ma présidence, les difficultés les plus épineuses sont toujours venues du ministre de la guerre. Les généraux sont tous les mêmes. Celui que j’avais choisi dans le cabinet que j’ai formé, vous le connaissez. Nous l’avions pris étranger aux affaires. Il savait à peine qu’il y eût deux Chambres. Il a fallu lui expliquer tous les rouages du mécanisme parlementaire ; lui apprendre qu’il y avait une commission de l’armée, une commission des finances, des sous-commissions, des rapporteurs, une discussion du budget. Il a demandé qu’on lui mît tous ces renseignements sur un petit morceau de papier. Son ignorance des hommes et des choses nous effrayait… Au bout de quinze jours, il savait les tours les plus fins du métier, il connaissait personnellement tous les sénateurs et tous les députés, et il intriguait avec eux contre nous. Sans le secours du président Grévy, qui se méfiait des militaires, il nous culbutait. Et c’était un général très ordinaire, un général comme les autres. Ah ! non ne croyez pas que le portefeuille de la Guerre puisse être donné à la hâte, sans réflexion…

Et Garain, se rappelant son ancien collègue du boulevard Saint-Germain, frissonnait encore. Il sortit.

Thérèse se leva. Le sénateur Loyer lui offrit le bras avec les belles attitudes arrondies qu’il avait apprises quarante ans auparavant à Bullier. Elle laissa les hommes politiques au salon. Elle avait hâte de retrouver Dechartre.


Des brumes rousses couvraient la Seine, les quais de pierre et les platanes dorés. Le soleil rouge jetait dans le ciel nuageux les dernières gloires de l’année. Thérèse, en sortant de chez elle, goûta délicieusement la savoureuse âpreté de l’air et la splendeur mourante du jour. Depuis son retour à Paris, heureuse, elle s’égayait chaque matin de la nouveauté du temps. Il lui semblait, dans son égoïsme généreux, que c’était pour elle que le vent soufflait dans les arbres déchevelés ou que le gris fin de la pluie trempait l’horizon des avenues, ou que le soleil traînait dans le ciel frileux son bloc refroidi ; pour elle, et afin qu’elle pût dire en entrant dans la petite maison des Ternes : « Il fait du vent, il pleut, le temps est agréable », mettant ainsi l’océan des choses dans l’intimité de son amour. Et tous les jours se levaient beaux pour elle, puisqu’ils la ramenaient tous dans les bras de son ami.

Tandis qu’elle allait, ce jour-là comme les autres jours, à la petite maison des Ternes, elle songeait à son bonheur inattendu, si plein et dont elle se sentait enfin assurée. Elle marchait dans cette dernière gloire du soleil déjà touché par l’hiver, et elle se disait :

« Il m’aime, je crois qu’il m’aime tout à fait. Aimer lui est plus facile et plus naturel qu’aux autres hommes. Ils ont dans la vie des idées supérieures à eux, une foi, des habitudes, des intérêts. Ils croient en Dieu ou à des devoirs, ou à eux-mêmes. Lui, il ne croit qu’à moi. Je suis son dieu, son devoir et sa vie. »

Puis elle songea :

« C’est vrai aussi qu’il n’a besoin de personne, pas même de moi. Sa pensée est un monde magnifique où il pourrait vivre aisément. Mais moi, je ne peux pas vivre sans lui. Qu’est-ce que je deviendrais, si je ne l’avais plus ? »

Elle se rassurait sur ce goût violent, sur cette habitude charmée, qu’il avait pris d’elle. Elle se rappelait qu’elle lui avait dit un jour : « Tu n’as pour moi qu’un amour sensuel. Je ne m’en plains pas, c’est peut-être le seul vrai. » Et il lui avait répondu : « C’est aussi le seul grand et le seul fort. Il a sa mesure et ses armes. Il est plein de sens et d’images. Il est violent et mystérieux. Il s’attache à la chair et à l’âme de la chair. Le reste n’est qu’illusion et mensonge. » Elle était presque tranquille dans sa joie. Les soupçons, les inquiétudes s’en étaient allés comme les nuées d’un orage d’été. Le plus mauvais temps de leur amour, ç’avait été lorsqu’ils étaient loin l’un de l’autre. Il ne faut jamais se quitter quand on s’aime.

À l’angle de l’avenue Marceau et de la rue Galilée, elle devina, plutôt qu’elle ne la reconnut, une ombre qui l’avait effleurée, une forme oubliée. Elle crut, elle voulut s’être trompée. Celui qu’elle avait pensé voir n’existait plus, n’avait jamais existé. C’était un fantôme vu dans les limbes d’un monde antérieur, dans les ténèbres d’une demi-vie. Et elle allait, gardant de cette rencontre indécise une impression de froid, de gêne vague, un serrement de cœur.

Comme elle montait l’avenue, elle vit dévaler vers elle les porteurs de journaux qui tenaient à bras tendus les feuilles du soir annonçant en grosses lettres le nouveau ministère.

Elle traversa la place de l’Étoile ; ses pas suivaient l’impatience de son désir. Elle voyait Jacques l’attendant au pied de l’escalier parmi les figures nues de marbre et de bronze, la prenant dans ses bras et la portant, déjà amortie et frémissante de baisers, jusqu’à cette chambre pleine d’ombre et de délices, où la douceur de vivre lui faisait oublier la vie.

Mais, dans la solitude de l’avenue Mac-Mahon, l’ombre déjà entrevue à l’angle de la rue Galilée s’approcha, se dressa près d’elle avec une précision banale et pénible.

Elle reconnut Robert Le Ménil, qui, l’ayant suivie depuis le quai de Billy, la joignait à l’endroit le plus tranquille et le plus sûr.

Son air, son attitude laissaient voir cette limpidité d’âme qui avait plu à Thérèse autrefois. Son visage naturellement dur, assombri par le hâle et l’embrun, un peu creusé, très calme, cachait et laissait voir une souffrance profonde.

— J’ai à vous parler.

Elle ralentit le pas. Il marcha à son côté.

— J’ai cherché à vous oublier. Après ce qui s’était passé, c’était bien naturel, n’est-ce pas ? J’ai tout fait pour cela. Il valait mieux vous oublier, bien sûr. Mais je n’ai pas pu. Alors, j’ai acheté un bateau. Et j’ai navigué pendant six mois. Vous savez, peut-être ?

Elle fit signe qu’elle savait.

Il reprit :

Rosebud, un joli yacht de quatre-vingts tonneaux. J’avais six hommes d’équipage. Je manœuvrais avec eux. C’était une distraction.

Il se tut. Elle allait lentement, attristée, surtout ennuyée. C’était pour elle une chose absurde et pénible au delà de tout d’écouter ces paroles étrangères.

Il reprit :

— Ce que j’ai souffert sur ce bateau, j’aurais honte de vous le dire.

Elle sentit qu’il disait vrai et détourna la tête.

— Oh ! je vous pardonne. J’ai beaucoup réfléchi, seul. J’ai passé des jours et des nuits étendu sur le divan du deck-house ; et je retournais sans cesse les mêmes idées dans ma tête. J’ai réfléchi pendant ces six mois plus que je n’avais fait dans toute ma vie. Ne riez pas. La douleur, il n’y a rien de tel pour élargir l’esprit. J’ai compris que, si je vous avais perdue, c’était de ma faute. Il fallait savoir vous garder. Et, couché à plat ventre, tandis que Rosebud filait sur la mer, je me disais : « Je n’ai pas su. Oh ! si c’était à recommencer ! » À force de penser et de souffrir, j’ai compris ; j’ai compris que je n’étais pas entré suffisamment dans vos goûts et dans vos idées. Vous êtes une femme supérieure. Je ne m’en étais pas aperçu, parce que ce n’était pas pour cela que je vous aimais. Sans m’en douter, je vous agaçais, je vous froissais.

Elle secoua la tête. Il insista.

— Si ! si ! Je vous ai souvent froissée. Je ne ménageais pas assez votre délicatesse. Il y a eu des malentendus entre nous. Cela tient à ce que nous n’avons pas la même nature. Et puis je n’ai pas su vous distraire. Je n’ai pas trouvé les amusements qu’il vous faut ; je ne vous ai pas procuré le genre de plaisirs qui convient à une femme intelligente comme vous.

Si simple et si vrai dans ses regrets et dans sa douleur, elle le trouvait tout de même sympathique. Elle lui dit doucement :

— Mon ami, je n’ai pas eu à me plaindre de vous.

Il reprit :

— Tout ce que je vous dis là est vrai. Je l’ai compris, tout seul, au large, dans mon bateau. J’y ai passé des heures que je ne souhaiterais pas à l’homme qui m’a causé le plus de mal. Bien des fois j’ai eu envie de me jeter à l’eau. Je ne l’ai pas fait. Est-ce à cause de mes principes religieux et de mes sentiments de famille, ou parce que je n’ai pas eu le courage ? Je ne sais. C’était peut-être que, de loin, vous me reteniez dans la vie. J’étais attiré vers vous, puisque me voilà. Depuis deux jours, je vous guette. Je n’ai pas voulu reparaître chez vous. Je ne vous aurais pas trouvée seule, je n’aurais pas pu vous parler. Et puis vous étiez forcée de me recevoir. J’ai trouvé mieux de vous parler dans la rue. C’est encore une idée que j’ai eue en bateau. Je me suis dit : « Dans la rue, elle ne m’écoutera que si elle veut, comme il y a quatre ans, dans le parc de Joinville, vous savez, sous les statues, près de la Couronne.

Et il reprit avec un soupir rude :

— Oui, comme à Joinville, puisque tout est à recommencer. Il y a deux jours que je vous guette. Hier il pleuvait : vous êtes sortie en voiture. J’aurais pu vous suivre, savoir où vous alliez. J’en avais bien envie. Je ne l’ai pas fait. Je ne veux pas faire ce qui vous déplairait.

Elle lui tendit la main.

— Je vous remercie. Je savais bien que je n’aurais pas à regretter la confiance que j’avais mise en vous.

Alarmée, impatiente, énervée, ayant peur de ce qu’il allait dire, elle essaya de rompre et de s’échapper.

— Adieu ! vous avez toute la vie devant vous. Vous êtes heureux. Sachez-le donc, et ne vous tourmentez plus pour ce qui n’en vaut pas la peine.

Mais il l’arrêta d’un regard. Son visage avait pris cette expression violente et résolue qu’elle connaissait.

— Je vous ai dit que j’avais à vous parler. Écoutez-moi une minute.

Elle songeait à Jacques, qui déjà l’attendait.

De rares passants la regardaient et suivaient leur chemin. Elle s’arrêta sous les branches noires d’un arbre de Judée, et attendit avec de la pitié et de la peur dans l’âme.

Il lui dit :

— Voici : je vous pardonne et j’oublie tout. Reprenez-moi. Je vous promets de ne jamais vous dire un mot du passé.

Elle tressaillit et laissa paraître un mouvement si naturel de surprise et de désolation qu’il s’arrêta.

Puis, après un moment de réflexion :

— Ce que je vous propose n’est pas ordinaire, je le sais bien. Mais j’ai réfléchi, j’ai pensé à tout. C’est la seule chose possible. Pensez-y, Thérèse, et ne me répondez pas tout de suite.

— Ce serait mal de vous tromper. Je ne peux pas, je ne veux pas faire ce que vous dites ; et vous savez pourquoi.

Un fiacre passait lentement près d’eux. Elle fit signe au cocher, qui s’arrêta. Il la retint un moment encore.

— J’ai prévu que vous me diriez cela. Et c’est pourquoi je vous dis : Ne me répondez pas tout de suite.

La main sur la poignée de la portière, elle tourna sur lui le regard de ses prunelles grises.

Ce fut pour lui le moment douloureux. Il se rappela le temps où il voyait ces prunelles d’un gris charmant couler sous les paupières mi-closes. Il retint un sanglot dans sa poitrine et murmura d’une voix étranglée :

— Écoutez, je ne peux pas vivre sans vous, je vous aime. C’est maintenant que je vous aime. Avant, je ne savais pas.

Et, pendant qu’elle jetait au hasard l’adresse d’une modiste, il s’éloigna de son allure souple et vive, un peu saccadée, cette fois.

Elle gardait de cette rencontre un malaise et une inquiétude. Puisqu’elle devait le revoir, elle aurait mieux aimé le retrouver violent et brutal comme à Florence.

À l’angle de l’avenue, elle cria vivement au cocher :

— Rue Demours, aux Ternes.