Calmann-Lévy (p. 340-348).


XXX


Enveloppée d’une mante de drap rose, Thérèse descendit avec Dechartre les degrés du perron. Il était arrivé le matin à Joinville. Elle l’avait fait venir dans le petit cercle des intimes, avant les chasses à courre, où elle craignait que Le Ménil, dont elle n’avait pas de nouvelles, fût invité cette année comme à l’ordinaire. L’air léger de septembre agitait les boucles de ses cheveux, et le soleil penchant faisait briller des points d’or dans le gris profond de ses prunelles. Derrière eux, la façade du château étalait, au-dessus des trois arcades du rez-de-chaussée, dans les intervalles des fenêtres, sur de longues consoles, des bustes d’empereurs romains. Le corps principal de la maison était resserré entre deux hauts pavillons, que haussait encore, sous leurs grands toits d’ardoises, un ordre démesuré de piliers ioniques. Et à cette disposition se reconnaissait l’art de l’architecte Leveau, qui avait construit en 1650 le château de Joinville-Sur-Oise pour ce riche Mareuilles, créature de Mazarin et complice heureux du surintendant Fouquet.

Thérèse et Jacques voyaient devant eux les parterres dont les fleurs formaient de grands rinceaux dessinés par Le Nôtre, le tapis vert, le bassin ; puis la grotte avec ses cinq arcades rustiques et ses termes géants, couronnée par les grands arbres sur lesquels l’automne avait déjà commencé de mettre sa pourpre et son or.

— C’est beau, tout de même, dit Dechartre, cette géométrie verdoyante.

— Oui, dit Thérèse. Mais je songe au platane penché dans la petite cour où l’herbe pousse entre les pierres. Nous y construirons une belle fontaine, n’est-ce pas ? et nous y mettrons des fleurs.

Appuyée contre l’un des lions de pierre, au visage presque humain, qui veillaient sur les fossés comblés au bas des marches, elle se retourna vers le château et, regardant une des lucarnes en gueule de dragon ouverte au-dessus de la corniche :

— C’est là qu’est votre chambre ; j’y suis montée hier soir. Au même étage, de l’autre côté, tout au bout, est le bureau de papa. Une table de bois blanc, un cartonnier en acajou, une carafe sur la cheminée : son cabinet de jeune homme. Toute notre fortune en est sortie.

Par les chemins sablés des parterres, ils gagnèrent le mur de buis taillés qui bordait le parc du côté du midi. Ils passèrent devant l’orangerie, dont la porte monumentale était surmontée de la croix lorraine de Mareuilles, et s’engagèrent ensuite dans l’allée de tilleuls, au long du tapis vert. Sous les arbres à demi défeuillés, des statues de nymphes frissonnaient dans l’ombre humide, semée de pâles lumières. Un pigeon, posé sur l’épaule d’une des femmes blanches, s’envola. De temps à autre, un souffle de vent détachait une feuille séchée, qui tombait, coquille d’or rouge où restait une goutte de pluie. Thérèse montra la nymphe et dit :

— Elle m’a vue, lorsqu’enfant j’avais envie de mourir. Je souffrais de désirs et de peur. Je vous attendais. Mais vous étiez si loin !

L’allée des tilleuls s’interrompait, au niveau du rond-point occupé par le grand bassin au milieu duquel s’élevait un groupe de tritons et de néréides soufflant dans leurs conques pour former, lorsque jouaient les eaux, un diadème liquide, aux fleurons d’écume.

— C’est la Couronne de Joinville, dit-elle.

Elle montra un sentier qui, partant du bassin, allait se perdre dans la campagne, du côté du levant.

— Voici mon chemin. Que de fois je m’y suis promenée tristement ! J’étais triste, quand je ne vous connaissais pas.

Ils retrouvèrent l’allée qui, avec d’autres tilleuls et d’autres nymphes, cheminait au delà du rond-point. Et ils la suivirent jusqu’aux grottes. C’était, dans le fond du parc, un hémicycle de cinq grandes niches de rocailles surmontées de balustres et séparées par des termes géants. L’un de ces termes, à l’angle du monument, les dominait de sa nudité monstrueuse, et abaissait sur eux son regard de pierre farouche et doux.

— Quand mon père acheta Joinville, dit-elle, les grottes n’étaient qu’un monceau de décombres plein d’herbes et de vipères. Des milliers de lapins y avaient fait leurs trous. Il a rétabli les termes et les arcades d’après les estampes de Perrelle, conservées à la Bibliothèque. Il a été lui-même son architecte.

Un désir d’ombre et de mystère les conduisit vers la charmille qui couvre le flanc des grottes. Mais un bruit de pas qu’ils entendirent, venant de l’allée couverte, les fit s’arrêter un moment. Et ils virent, à travers le feuillage, Montessuy qui tenait par la taille la princesse Seniavine. Très tranquilles, ils allaient vers le château. Jacques et Thérèse, rencoignés sous l’énorme terme, attendirent qu’ils fussent passés. Puis elle dit à Dechartre, qui la regardait en silence :

— C’est tout de même fort ! Je comprends maintenant pourquoi, cet hiver, la princesse Seniavine demandait conseil à papa pour acheter des chevaux.

Cependant Thérèse admirait son père d’avoir conquis cette belle femme, qui passait pour difficile et qu’on savait riche, malgré les embarras où la mettait son désordre fou. Elle demanda à Jacques s’il ne trouvait pas la princesse très belle. Il lui reconnaissait de l’allure, avec une saveur de chair trop forte à son gré. Elle était belle, sans doute. Mais il devinait sur ces formes de brune la médaille noire et les coulées de safran. Thérèse reprit que c’était possible et que, pourtant, le soir, la princesse Seniavine effaçait les autres femmes.

Elle mena Jacques aux escaliers moussus qui, montant derrière les grottes, conduisaient à la Gerbe-de-l’Oise, formée d’une touffe de roseaux de plomb, au milieu d’une vasque de marbre rose. Là s’élevaient les grands arbres qui fermaient la perspective du parc et commençaient les bois. Ils allèrent sous les hautes futaies. Ils se taisaient, dans le gémissement faible des feuilles. Au delà du rideau magnifique des ormes, s’étendaient les halliers coupés de bouquets de trembles et de bouleaux, dont l’écorce pâle s’allumait d’un dernier rayon de soleil.

Il la pressa dans ses bras et lui mit des baisers sur les paupières. La nuit descendait du ciel, les premières étoiles tremblaient entre les branches. Dans l’herbe mouillée soupirait la flûte des crapauds. Ils n’allèrent pas plus avant.


Quand elle reprit avec lui, dans la nuit, le chemin du château, il lui restait aux lèvres un goût de baisers et de menthe, et dans les yeux l’image de son ami qui, debout au tronc d’un bouleau, semblait un faune, tandis que, soulevée dans ses bras, les mains nouées à la nuque, elle se mourait de volupté. Elle sourit sous les tilleuls aux nymphes qui avaient vu les larmes de son enfance. Le Cygne élevait dans le ciel sa croix d’étoiles et la lune mirait sa corne fine au bassin de la Couronne. Les insectes dans l’herbe jetaient des appels d’amour. Au dernier détour de la muraille de buis, Thérèse et Jacques découvrirent la triple masse noire du château, et par les grandes baies du rez-de-chaussée, ils devinaient, dans la rouge lumière, des formes qui se mouvaient. La cloche sonnait.

Thérèse s’écria :

— Je n’ai que le temps de m’habiller pour le dîner.

Et elle s’échappa devant les lions de pierre, laissant à son ami comme une vision de conte de fées.


Dans le salon, après le dîner, M. Berthier D’Eyzelles lisait le journal, et la princesse Seniavine, devant la table de jeu, faisait une réussite. Thérèse, les yeux mi-clos sur un livre et sentant aux chevilles la piqûre des épines enjambées dans les taillis, derrière la Gerbe-de-l’Oise, se rappelait en frissonnant l’ami qui l’avait prise dans les feuilles comme un faune jouant avec une nymphe.

La princesse lui demanda si c’était amusant ce qu’elle lisait là.

— Je ne sais pas. Je lisais et je songeais. Paul Vence a raison : « Nous ne trouvons que nous dans les livres. »

À travers les tentures venaient de la salle de billard les voix brèves des joueurs et le bruit sec des billes.

— Réussite ! s’écria la princesse en jetant les cartes.

Elle avait mis une grosse somme sur un cheval qui courait ce jour-là aux courses de Chantilly.

Thérèse dit qu’elle avait reçu une lettre de Fiesole : Miss Bell lui annonçait son prochain mariage avec le prince Eusebio Albertinelli della Spina.

La princesse se mit à rire :

— Voilà un homme qui lui rendra un fameux service.

— Lequel ? demanda Thérèse.

— Celui de la dégoûter des hommes, pardi !

Montessuy entra dans le salon, très gai. Il avait gagné la partie.

Il s’assit à côté de Berthier D’Eyzelles et, prenant un journal déployé sur le canapé :

— Le ministre des finances annonce qu’il déposera à la rentrée son projet de loi sur les caisses d’épargne.

Il s’agissait d’autoriser les caisses d’épargne à prêter de l’argent aux communes, ce qui eût retiré aux établissements que dirigeait Montessuy leur meilleure clientèle.

— Berthier, demanda le financier, êtes-vous résolument hostile à ce projet ?

Berthier inclina la tête.

Montessuy, se levant, posa la main sur l’épaule du député :

— Mon cher Berthier, j’ai l’idée que le ministère tombera au début de la session.

Il s’approcha de sa fille :

— J’ai reçu une lettre bizarre de Le Ménil.

Thérèse alla fermer la porte qui séparait le salon du billard.

Elle craignait, disait-elle, les courants d’air.

— Une lettre singulière, reprit Montessuy. Le Ménil ne viendra pas chasser à Joinville. Il a acheté un yacht de quatre-vingts tonneaux, Rosebud. Il navigue dans la Méditerranée et ne veut plus vivre que sur l’eau. C’est dommage. Il n’y a que lui qui sache mener la chasse.

À ce moment, Dechartre entra dans le salon avec le comte Martin qui, après l’avoir battu au billard, l’ayant pris en amitié, lui exposait les dangers d’un impôt basé sur le train de maison et le nombre des domestiques.