Calmann-Lévy (p. 330-339).


XXIX


Vingt-quatre heures après sa lettre, Thérèse venait de Dinard à la petite maison des Ternes. Il ne lui avait pas été difficile de trouver un prétexte pour aller à Paris. Elle avait fait le voyage avec son mari, qui voulait revoir, dans l’Aisne, ses électeurs travaillés par les socialistes. Elle surprit Jacques, le matin, à l’atelier, tandis qu’il ébauchait une grande figure de Florence, pleurant, au bord de l’Arno, sa gloire antique.

Le modèle, assis sur un tabouret très haut, gardait la pose. C’était une longue fille brune. La lumière crue, qui tombait du vitrage, précisant les lignes pures de la hanche et des cuisses, accusait le visage dur, le cou noir, la poitrine marbrée, le ventre jaune, les genoux grimaçant et les pieds dont les doigts chevauchaient. Thérèse la regardait, curieuse, démêlant la forme exquise sous les misères de la chair mal nourrie et mal soignée.

Dechartre, aux mains l’ébauchoir et la boulette de glaise, vint au devant de Thérèse, avec un air de tendresse douloureuse dont elle fut émue. Puis, posant la terre et l’outil au bord du chevalet, et recouvrant la figure d’un drap mouillé, il dit au modèle :

— Ma fille, c’est assez pour aujourd’hui.

Alors elle se leva, ramassa gauchement ses habits, une poignée de lainages sombres et de linges sales, et alla se rhabiller derrière le paravent.

Cependant le sculpteur, ayant trempé dans l’eau d’une terrine verte ses mains où blanchissait la glaise tenace, sortit de l’atelier avec Thérèse.

Ils passèrent sous le platane, qui des écailles de son tronc écorcé jonchait le sable de la cour.

Elle dit :

— Vous ne croyez plus, n’est-ce pas ?

Il la conduisit à sa chambre.

La lettre écrite de Dinard avait déjà adouci les impressions pénibles. Elle était venue au moment où, las de souffrir, il avait besoin de calme et de tendresse. Quelques lignes d’écriture avaient apaisé son âme, nourrie d’images, moins sensible aux choses qu’aux signes des choses. Mais il lui restait au cœur une courbature.

Dans la chambre, où tout parlait pour elle, où les meubles, les rideaux, les tapis disaient leur amour, elle murmura des paroles très douces :

— Vous avez pu croire… Vous ne savez donc pas ce que vous êtes ?… C’était une folie !… Comment une femme qui vous a connu pourrait-elle supporter un autre après vous ?

— Mais avant ?

— Avant, je vous attendais.

— Et il n’était pas aux courses de Dinard ?

Elle ne croyait pas ; et, ce qui était bien sûr, c’est qu’elle n’y était pas, elle. Les chevaux et les hommes de cheval l’ennuyaient.

— Jacques, ne craignez personne, puisque vous n’êtes comparable à personne.

Il savait, au contraire, le peu qu’il était, et le peu qu’on est dans ce monde, où les êtres, agités comme, dans le van, les grains et la balle, sont mêlés et séparés par la secousse du rustre ou du dieu. Encore cette idée du van agricole ou mystique représentait trop bien la mesure et l’ordre pour qu’elle pût s’appliquer exactement à la vie. Il lui semblait que les hommes étaient des grains dans la cuvette d’un moulin à café. Il en avait eu la sensation très vive, l’avant-veille, en voyant madame Fusellier moudre le café dans son moulin.

Thérèse lui dit :

— Pourquoi n’avez-vous pas d’orgueil ?

Elle ajouta peu de mots, mais elle parlait avec ses yeux, ses bras, avec le souffle qui élevait et abaissait sa poitrine.

Dans l’étonnement heureux de la voir et de l’entendre, il se laissa convaincre.

Elle lui demanda qui avait dit cette parole odieuse.

Il n’avait aucune raison de le lui cacher. C’était Daniel Salomon.

Elle n’était pas surprise. Daniel Salomon, qui passait pour ne pouvoir être l’amant d’aucune femme, voulait du moins se mettre dans l’intimité de toutes, et savoir leurs secrets. Elle devinait pourquoi il avait parlé :

— Jacques, ne soyez pas fâché de ce que je vais vous dire. Vous n’êtes pas très adroit pour cacher vos sentiments. Il a soupçonné que vous m’aimiez, et il a voulu s’en assurer. Je suis sûre que maintenant il n’a plus de doutes sur nos relations, mais cela m’est bien indifférent. Au contraire, si vous saviez mieux dissimuler, je serais moins tranquille. Je croirais que vous ne m’aimez pas assez.

De peur de l’inquiéter, elle passa vite à d’autres idées :

— Je ne vous ai pas dit combien votre ébauche m’a plu. C’est Florence, au bord de l’Arno. Alors, c’est nous ?

— Oui, j’ai mis dans cette figure l’émotion de mon amour. Elle est triste, et je voudrais qu’elle fût belle. Voyez-vous, Thérèse, la beauté est douloureuse. C’est pourquoi, depuis que ma vie est belle, je souffre.

Il fouilla la poche de sa veste de flanelle et en tira son étui à cigarettes. Mais elle le pressa de s’habiller. Elle l’emmenait déjeuner chez elle. Ils ne se quitteraient pas de la journée. Ce serait délicieux.

Elle le regarda avec une joie enfantine. Puis elle s’attrista, songeant qu’il lui faudrait, à la fin de la semaine, retourner à Dinard, ensuite aller à Joinville, et que, pendant ce temps, ils seraient séparés.

À Joinville, chez son père, elle le ferait inviter pour quelques jours. Mais ils n’y seraient pas libres et seuls comme à Paris.

— C’est vrai, dit-il, que Paris nous est bon, dans son immensité confuse.

Et il ajouta :

— Même en ton absence, je ne peux plus quitter Paris. Il me serait odieux de vivre dans des pays qui ne te connaissent pas. Un ciel, des montagnes, des arbres, des fontaines, des statues qui ne sauraient pas me parler de toi n’auraient rien à me dire.

Pendant qu’il s’habillait, elle feuilletait un livre qu’elle avait trouvé sur la table. C’était les Mille et une Nuits. Des gravures romantiques étalaient çà et là, dans le texte, des vizirs, des sultanes, des eunuques noirs, des bazars, des caravanes.

Elle demanda :

Les Mille et une Nuits, cela vous amuse ?

— Beaucoup, répondit-il en nouant sa cravate. Je crois, quand je veux, à ces princes arabes dont les jambes sont devenues de marbre noir et à ces femmes de harem qui errent la nuit dans les cimetières. Ces contes me donnent des rêves faciles, qui font oublier la vie. Hier soir, je me suis couché tout triste, et j’ai lu dans mon lit l’histoire des trois Calenders borgnes.

Elle dit, avec un peu d’amertume :

— Tu cherches à oublier ! Moi, je ne consentirais pour rien au monde à perdre le souvenir d’une peine qui me vient de toi.

Ils descendirent ensemble dans la rue. Elle devait prendre une voiture un peu plus loin et le précéder chez elle de quelques minutes.

— Mon mari vous attend à déjeuner.

Ils parlaient en chemin de choses petites, que leur amour faisait grandes et charmantes. Ils arrangeaient leur après-midi pour y mettre l’infini de la joie profonde et du plaisir ingénieux. Elle le consultait sur ses toilettes. Elle ne se décidait pas à le quitter, heureuse d’aller avec lui par les rues qu’emplissaient le soleil et la gaieté de midi. Arrivés à l’avenue des Ternes, ils découvrirent devant eux, sur l’avenue, des boutiques étalant côte à côte, à l’envi, une abondance magnifique de vivres. C’étaient des chapelets de volailles à la porte du rôtisseur et, chez le fruitier, des caisses d’abricots et de pêches, des paniers de raisin, des tas de poires. Des voitures de fruits et de fleurs bordaient la chaussée. Sous l’auvent vitré d’un restaurant, des hommes et des femmes déjeunaient. Thérèse reconnut parmi eux, seul à une petite table, contre un laurier en caisse, Choulette qui allumait sa pipe.

L’ayant vue, il jeta superbement une pièce de cent sous sur la table, se leva, salua. Il était très grave ; sa longue redingote lui donnait un air de décence et d’austérité.

Il dit qu’il aurait bien voulu aller voir madame Martin à Dinard. Mais il avait été retenu en Vendée, auprès de la marquise de Rieu. Cependant, il avait donné une nouvelle édition du Jardin clos, augmentée du Verger de Sainte-Claire. Il avait touché des âmes qu’on eût cru insensibles, fait jaillir des sources dans les rochers.

— De la sorte, dit-il, j’ai été une manière de Moïse.

Il fouilla dans sa poche et tira de son portefeuille une lettre usée et tachée.

— Voici ce que m’écrit madame Raymond, l’académicienne. Je publie ses paroles parce qu’elles sont à sa louange.

Et, déployant les minces feuillets, il lut :

— « J’ai fait connaître votre livre à mon mari qui s’est écrié : « C’est du plus pur spiritualisme ! Voilà un jardin clos qui, du côté des lys et des roses blanches, a bien, j’imagine, une petite porte qui s’ouvre sur le chemin de l’Académie. »

Choulette goûta ces paroles mêlées dans sa bouche aux parfums de l’eau-de-vie, et remit soigneusement la lettre en son portefeuille.

Madame Martin félicita le poète d’être le candidat de madame Raymond.

— Vous seriez le mien, monsieur Choulette, si je m’occupais d’élections académiques. Mais est-ce que l’Institut vous fait envie ?

Il garda quelques instants un silence solennel, puis :

— Je vais de ce pas, madame, conférer avec diverses notabilités du monde politique et religieux, qui habitent Neuilly. La marquise de Rieu me presse de poser ma candidature, dans son pays, à un siège sénatorial devenu vacant par la mort d’un vieillard qui fut, dit-on, général durant sa vie illusoire. Je vais consulter à cet égard des prêtres, des femmes, des enfants, — ô sagesse éternelle ! — boulevard Bineau. Le collège dont je briguerai les suffrages se trouve dans une terre ondulée et boisée, où des saules étêtés bordent les champs. Et il n’est pas rare de trouver au creux d’un de ces vieux saules le squelette d’un chouan, pressant encore son fusil et son chapelet entre ses doigts décharnés. Je ferai coller ma profession de foi sur l’écorce des chênes ; on y lira : « Paix aux presbytères ! Vienne le jour où les évêques, ayant aux mains la crosse de bois, se feront semblables au plus pauvre desservant de la plus pauvre paroisse ! Ce sont les évêques qui ont crucifié Jésus-Christ. Ils se nommaient Anne et Caïphe. Et ils gardent encore ces noms devant le Fils de Dieu. Or, tandis qu’ils l’attachaient à la croix, j’étais le bon larron pendu à son côté ».

Il leva son bâton vers Neuilly :

— Dechartre, mon ami, ne pensez-vous pas que le boulevard Bineau poudroie là-bas, à droite ?

— Adieu, monsieur Choulette, dit Thérèse. Ne m’oubliez pas quand vous serez sénateur.

— Madame, je ne vous oublie en aucune de mes oraisons, tant matinales que vespérales. Et je dis à Dieu : « Puisque, dans votre colère, vous lui avez donné la richesse et la beauté, regardez-la, Seigneur, avec mansuétude, et traitez-la selon votre grande miséricorde. »

Et il s’en alla, raide et traînant la jambe, par l’avenue populeuse.