Calmann-Lévy (p. 318-329).


XXVIII


La mer bleue, semée d’écueils roses, jetait mollement sa frange argentée au sable fin de la grève, le long de l’amphithéâtre que terminaient deux cornes d’or. La beauté du jour mettait un rayon du soleil de la Grèce sur la tombe de Chateaubriand. Dans la chambre à ramages, dont le balcon, par delà les myrtes et les tamaris du jardin, dominait la plage, l’océan, les îles et les promontoires, Thérèse lisait les lettres qu’elle était allée chercher le matin au bureau de poste de Saint-Malo, et qu’elle n’avait pu ouvrir dans le bac chargé de passagers. Tout de suite après le déjeuner, elle s’était enfermée dans sa chambre, et là, ses lettres déployées sur ses genoux, elle lisait avidement, goûtait en hâte sa joie furtive. Elle devait faire, à deux heures, une promenade en mail, avec son père, son mari, la princesse Seniavine, madame Berthier D’Eyzelles, la femme du député, et madame Raymond, la femme de l’académicien. Elle avait deux lettres ce jour-là. La première qu’elle lut exhalait une odeur fine et gaie d’amour. Jacques ne s’était jamais montré plus riant, plus simple, plus heureux, plus charmant.

Depuis qu’il l’aimait, disait-il, il allait si léger et soulevé d’une telle allégresse que ses pieds ne touchaient plus la terre. Il n’avait qu’une peur, c’était qu’il ne rêvât, et qu’il ne vînt à s’éveiller inconnu d’elle. Sans doute, il faisait un songe. Et quel songe ! le pavillon de la Via Alfieri, le cabaret de Meudon, les baisers et ces épaules divines, et toute cette peau où riaient des fossettes, ce corps souple, frais et parfumé comme un ruisseau coulant dans les fleurs. S’il n’était pas le dormeur éveillé, il était l’homme ivre qui chante. Il n’avait plus sa raison, par bonheur. Absente, il la voyait sans cesse. « Oui, je te vois près de moi, je vois tes cils sur tes prunelles d’un gris plus délicieux que tout le bleu du ciel et des fleurs, tes lèvres qui ont la chair et le goût d’un fruit merveilleux, tes joues où le rire met deux creux adorés, je te vois belle et désirée, mais fuyante et qui glisses ; et, quand j’ouvre les bras, tu t’en es allée, et je te découvre loin, bien loin, sur la longue plage blonde, pas plus grande, dans ta robe rose et sous ton ombrelle, qu’un brin fleuri de bruyère. Oh ! toute petite, telle que je t’ai vue, un jour, du haut du Campanile, sur la place du Dôme, à Florence. Et je me dis comme je me disais ce jour-là : « Un brin d’herbe suffirait pour me la cacher tout entière, et elle est pour moi l’infini de la joie et de la douleur. »

Il se plaignait seulement des tourments de l’absence. Et encore mêlait-il à ses plaintes les sourires de l’amour heureux. Il la menaçait en plaisantant de l’aller surprendre à Dinard. « Ne crains rien. On ne me reconnaîtra pas. Je me déguiserai en marchand de plâtres. Ce ne sera pas mentir. Vêtu d’une blouse grise et d’un pantalon de coutil, la barbe et le visage couverts d’une poussière blanche, je sonnerai à la grille de la villa Montessuy. Tu me reconnaîtras, Thérèse, aux statuettes qui chargeront la planche posée sur ma tête. Toutes seront des amours. Il y aura l’Amour fidèle, l’Amour jaloux, l’Amour tendre, l’Amour vif ; il y aura beaucoup d’Amours vifs. Et je crierai dans la langue rude et sonore des artisans de Pise ou de Florence : Tutti gli Amori per la signora Teresina ! »

La dernière page de cette lettre était tendre et recueillie. Il s’en échappait des effusions pieuses qui rappelaient à Thérèse les livres de prières qu’elle lisait, enfant. « Je vous aime, et j’aime tout en vous : la terre qui vous porte, sur laquelle vous pesez si peu et que vous embellissez, la lumière qui fait que je vous vois, l’air que vous respirez. J’aime le platane penché de ma cour, parce que vous l’avez vu. Je me suis promené, cette nuit, sur l’avenue où je vous ai rencontrée un soir d’hiver. J’ai cueilli un rameau du buis que vous aviez regardé. Dans cette ville où vous n’êtes pas, je ne vois que vous. »

Il lui disait en finissant qu’il allait déjeuner dehors. En l’absence de Madame Fusellier, partie la veille pour Nevers, sa ville natale, la marmite était renversée ; il irait dans un cabaret de la rue Royale auquel il était accoutumé. Et là, parmi la foule indistincte, il serait seul avec elle.

Thérèse, alanguie par la douceur des caresses invisibles, ferma les yeux et renversa la tête au dossier de son fauteuil. En entendant le bruit du mail qui venait se placer devant le perron, elle ouvrit la seconde lettre. Dès qu’elle en vit l’écriture altérée, les lignes précipitées et tombantes, l’aspect triste et violent, elle se troubla.

Le début obscur laissait paraître une angoisse soudaine et de noirs soupçons : « Thérèse, Thérèse, pourquoi vous être donnée, si vous ne vous donniez pas tout entière ? Que me sert-il que vous m’ayez trompé, maintenant que je sais ce que je ne voulais pas savoir ? »

Elle s’arrêta ; ses yeux se voilaient. Elle songea : Nous étions si heureux tout à l’heure ! Qu’est-il arrivé, mon Dieu ? Et moi qui me réjouissais de sa joie, quand elle n’était déjà plus ! Il vaudrait mieux ne pas écrire, puisque les lettres ne montrent que des sentiments évanouis, des idées effacées.

Elle lut plus avant. Et, voyant qu’il était déchiré de jalousie, elle se découragea :

— Si je ne lui ai pas prouvé que je l’aime de toutes mes forces, que je l’aime de tout moi, comment le lui persuader jamais ?

Et elle avait hâte de découvrir la cause de cette brusque folie. Jacques la disait :

Déjeunant dans un cabaret de la rue Royale, il y avait rencontré un ancien camarade qui, venant de prendre les eaux et allant à la mer, traversait Paris. Ils s’étaient mis à causer ensemble ; le hasard voulut que cet homme, très répandu dans le monde, parlât de la comtesse Martin, qu’il connaissait. Et tout de suite, interrompant le récit, Jacques s’écriait :

« Thérèse, Thérèse, à quoi bon m’avoir menti, puisque je devais apprendre un jour ce que j’étais seul à ignorer ? Mais l’erreur vient de moi plus encore que de vous. Votre lettre, jetée dans la boîte d’Or San Michele, vos rendez-vous à la gare de Florence m’auraient assez instruit, si je ne m’étais pas obstiné à garder mes illusions, au mépris de l’évidence. Je ne voulais pas, non, je ne voulais pas savoir que vous étiez à un autre au moment où vous vous donniez à moi, avec cette grâce hardie, cette volupté charmante dont je mourrai. J’ignorais, je voulais ignorer. Je ne vous demandais plus rien, de peur que vous ne pussiez plus mentir ; j’étais prudent ; et il a fallu qu’un imbécile, tout d’un coup, brutalement, devant une table de restaurant, m’ouvrît les yeux, me forçât à savoir. Oh ! maintenant que je sais, maintenant que je ne peux plus douter, il me semble que douter, c’était délicieux ! Il a dit le nom, le nom que j’avais déjà entendu à Fiesole, dans la bouche de miss Bell, et il a ajouté : « C’est connu, cette histoire-là. »

» Ainsi, vous l’aimiez, vous l’aimez encore ! Et quand, seul dans ma chambre, je mords l’oreiller où tu as mis ta tête, peut-être est-il près de toi. Il y est sans doute. Il va tous les ans aux courses de Dinard. On me l’a dit. Je le vois. Je vois tout. Si tu savais les images qui m’obsèdent, tu dirais : « Il est fou ! » et tu aurais pitié de moi. Oh ! que je voudrais t’oublier, toi, et tout. Mais je ne peux pas. Tu le sais bien, que je ne peux t’oublier qu’en toi. Je te vois sans cesse avec lui. C’est une torture. Je me croyais malheureux, la nuit, tu sais, sur la berge de l’Arno. Mais à ce moment je ne savais pas même ce que c’est que de souffrir. Aujourd’hui, je le sais. »

En achevant de lire cette lettre, Thérèse songea : « Une parole lancée au hasard l’a mis dans cet état. Un mot l’a jeté dans le désespoir et dans la folie. » Elle chercha quel pouvait être le misérable qui avait parlé d’elle de la sorte. Elle soupçonna deux ou trois jeunes gens que Le Ménil lui avait présentés autrefois en l’avertissant de se méfier d’eux. Et, avec une de ces colères blanches et froides qu’elle avait héritées de son père, elle se dit : « Je le saurai. » En attendant, que faire ? Son ami désespéré, fou, malade, elle ne pouvait courir à lui, l’embrasser, se jeter sur lui avec un tel abandon de la chair et de l’âme qu’il sentît qu’elle était à lui tout entière et qu’il fût forcé de croire en elle. Écrire ! Comme il eût mieux valu l’aller trouver, tomber muette sur son cœur, et, après, lui dire : « Ose croire encore que je ne suis pas toute à toi seul ! » Mais elle ne pouvait que lui écrire. Elle avait à peine commencé sa lettre quand elle entendit des voix et des rires dans le jardin. Déjà la princesse Seniavine se suspendait à l’échelle du mail.

Thérèse descendit et se montra sur le perron, tranquille, souriante ; son large chapeau de paille, couronné de coquelicots, jetait sur son visage une ombre transparente où brillaient ses yeux gris.

— Mon Dieu, qu’elle est jolie ! s’écria la princesse Seniavine. Et quel dommage qu’on ne la voie jamais ! Dès le matin, elle passe le bac et trotte dans les ruelles de Saint-Malo ; l’après-midi, elle s’enferme dans sa chambre. Elle nous fuit.

Le mail contournait le large cercle de la grève, au pied des villas et des jardins étagés sur le flanc de la colline. Et l’on voyait à gauche les remparts et le clocher de Saint-Malo sortir de la mer bleue. Puis il s’engagea dans une route bordée de haies vives, le long desquelles passaient des femmes de Dinard, droites sous leur large coiffe de batiste aux ailes flottantes.

— Malheureusement, dit madame Raymond, assise sur le siège à côté de Montessuy, les vieux costumes se perdent. C’est la faute des chemins de fer.

— Il est vrai, dit Montessuy, sans les chemins de fer, les paysans porteraient encore leurs costumes pittoresques d’autrefois. Mais nous ne les verrions pas.

— Qu’importe ! répliqua madame Raymond, nous les imaginerions.

— Mais, demanda la princesse Seniavine, est-ce que vous voyez quelquefois des choses intéressantes ? Moi, jamais.

Madame Raymond, qui avait pris dans les livres de son mari une vague teinte de philosophie, déclara que les choses n’étaient rien, et que l’idée était tout.

Sans regarder madame Berthier D’Eyzelles, assise à sa droite sur la deuxième banquette, la comtesse Martin murmura :

— Oh ! oui, les gens ne voient que leur idée ; ils ne suivent que leur idée. Ils vont, aveugles, sourds. On ne peut pas les arrêter.

— Mais, ma chère, dit le comte Martin placé devant elle, à côté de la princesse, sans idées conductrices, on irait au hasard… À propos, avez-vous lu, Montessuy, le discours prononcé par Loyer à l’inauguration de la statue de Cadet-Gassicourt ? Le début est remarquable. Loyer ne manque pas de sens politique.

La voiture, ayant traversé les prés bordés de saules, gravit une côte et s’avança sur un vaste plateau boisé. Longtemps elle longea le mur d’un parc. La route cheminait à perte de vue sous son ombre humide.

— C’est le Guerric ? Demanda la princesse Seniavine.

Tout à coup, entre deux piliers de pierre surmontés de lions, se dressa, sous sa couronne de fer à quatre fleurons, la grille, fermée. À travers les barreaux, on découvrait au bout d’une profonde allée de tilleuls les pierres grises du château.

— Oui, dit Montessuy, c’est le Guerric.

Et, s’adressant à Thérèse :

— Tu as bien connu le marquis de Ré… À soixante-cinq ans, il avait gardé sa force, sa jeunesse. Il faisait la mode, décidait des élégances et était aimé. Les jeunes gens copiaient sa redingote, son monocle, ses gestes, son insolence exquise, ses manies amusantes. Tout à coup, il abandonna le monde, ferma son hôtel, vendit son écurie, ne se montra plus. Tu te rappelles, Thérèse, sa brusque disparition ? Tu étais mariée depuis peu de temps. Il allait te voir assez souvent. Un jour, on apprit qu’il avait quitté Paris. C’est ici, au Guerric, qu’il était allé en plein hiver. On chercha les raisons de cette retraite subite, on pensa qu’il avait fui sous le coup de quelque chagrin, dans l’humiliation d’un premier échec et de peur qu’on ne le vît vieillir. La vieillesse, voilà ce qu’il redoutait le plus. Le fait est que depuis six ans qu’il est retiré, il n’est pas sorti une seule fois de son château et de son parc. Il reçoit au Guerric deux ou trois vieillards qui furent les compagnons de sa jeunesse. Cette grille ne s’ouvre que pour eux. Depuis sa retraite, on ne l’a jamais vu ; on ne le verra jamais. Il met à se cacher l’énergie qu’il mit à paraître. Il n’a pas souffert qu’on épiât son déclin. Il est mort vivant. Je ne trouve pas cela méprisable.

Et Thérèse, se rappelant l’aimable vieillard qui avait voulu finir glorieusement par elle sa vie galante, tourna la tête et regarda le Guerric, dressant sur les cimes grises des chênes ses quatre tours en poivrières.

Au retour de la promenade, elle dit qu’elle avait la migraine et qu’elle ne pourrait pas dîner. Elle s’enferma dans sa chambre et tira de son coffre à bijoux la lettre désolante. Elle relut la dernière page.

« La pensée que tu es à un autre me brûle et me déchire. Et puis, je ne voulais pas que ce fût celui-là ! »

C’était une idée fixe. Il avait mis trois fois sur le même feuillet ces mots :

« Je ne voulais pas que ce fût celui-là ! »

Elle aussi n’avait qu’une idée : ne pas le perdre. Pour ne pas le perdre, elle eût tout dit, tout fait. Elle se mit à sa table, écrivit, dans l’élan d’une tendre et plaintive violence, une lettre où elle répétait comme un gémissement : « Je t’aime, je t’aime, je n’ai jamais aimé que toi. Tu es seul, seul, entends-tu ? dans mon âme, dans tout moi. N’écoute pas un misérable. Écoute-moi. Je n’ai jamais aimé personne, je te jure, personne avant toi. »

Tandis qu’elle écrivait, le soupir immense et léger de la mer accompagnait le soupir de sa poitrine. Elle voulait, croyait dire des paroles véritables ; et tout ce qu’elle disait était vrai de la vérité de son amour. Elle entendit le pas pesant et sûr de son père dans l’escalier. Elle cacha sa lettre, et ouvrit la porte. Montessuy, très câlin, lui demanda si elle n’allait pas mieux :

— Je venais, lui dit-il, te souhaiter le bonsoir et te demander une chose. Il est probable que je trouverai demain Le Ménil aux courses. Il y va tous les ans. C’est un homme d’habitudes. Si je le rencontre, vois-tu, mignonne, un inconvénient à ce que je l’invite à passer quelques jours ici ? Ton mari pense qu’il sera pour toi une distraction agréable. Nous pourrions lui donner la chambre bleue.

— Comme tu voudras. Mais j’aimerais mieux que tu gardes la chambre bleue pour Paul Vence, qui a très envie de venir. Il est possible aussi que Choulette arrive sans avertir. C’est assez son habitude. On le verra un matin sonnant comme un pauvre à la grille. Tu sais, mon mari se trompe, quand il croit que Le Ménil m’est agréable. Et puis il faut, la semaine prochaine, que j’aille passer deux ou trois jours à Paris.