Calmann-Lévy (p. 311-317).


XXVII


Depuis son retour à Paris, depuis six semaines, Thérèse vivait dans le demi-sommeil ardent du bonheur, et prolongeait délicieusement son rêve sans pensées. Elle retrouvait Jacques tous les jours, dans la petite maison qu’ombrageait un platane ; et, quand ils s’étaient enfin arrachés l’un de l’autre, vers le soir, elle emportait dans son âme des souvenirs adorés. Sa lassitude délicieuse et ses désirs renaissants formaient le feston qui rattachait les unes aux autres les heures d’aimer. Ils avaient tous deux les mêmes goûts : ils cédaient ensemble aux mêmes fantaisies. Les mêmes caprices les emportaient l’un avec l’autre. Ils se faisaient des joies de courir la campagne équivoque et jolie qui borde la ville, les rues où les cabarets, couleur lie de vin, sont ombragés par des acacias, les chemins pierreux où les orties croissent au pied des murs, les petits bois et les champs sur lesquels s’étend un ciel fin que rayent les fumées des usines. Elle était contente de le sentir près d’elle, dans ces pays où elle ne se reconnaissait pas elle-même et où elle se donnait l’illusion de se perdre avec lui.

Ce jour-là, ils avaient pris par fantaisie le bateau qu’elle avait vu si souvent passer sous ses fenêtres. Elle ne craignait pas d’être reconnue. Le danger n’était pas très grand. Et, depuis qu’elle aimait, elle avait perdu la prudence. Ils virent des bords qui peu à peu riaient, échappant à l’aridité poudreuse des faubourgs ; ils côtoyèrent des îles avec des bouquets d’arbres ombrageant des guinguettes et d’innombrables canots amarrés sous les saules. Ils débarquèrent au Bas-Meudon. Comme elle dit qu’elle avait trop chaud et qu’elle avait soif, il la fit entrer, par une porte de côté, dans un cabaret avec chambres meublées. C’était une bâtisse surchargée de galeries de bois, que la solitude faisait paraître plus grande, et qui sommeillait dans une paix rustique, en attendant que le dimanche la remplît des rires des filles, des cris des canotiers, de l’odeur des fritures et du fumet des matelotes.

Ils montèrent l’escalier, en façon d’échelle, qui craquait, et dans une chambre du premier étage, une servante leur apporta du vin et des biscuits. Des rideaux de laine recouvraient un lit d’acajou. Sur la cheminée, qui coupait un des angles, se penchait une glace ovale dans un cadre à fleurs. On voyait par la fenêtre ouverte la Seine, ses berges vertes, les collines au loin baignées d’air chaud et le soleil déjà près de toucher la cime des peupliers. Au bord de la rivière, les moucherons par essaims menaient leur danse. La paix frémissante d’un soir d’été remplissait le ciel, la terre et l’eau.

Thérèse regarda longtemps couler le fleuve. Le bateau passa sur l’eau que broyait son hélice ; et les remous du sillage atteignant la berge, il sembla que la maison penchée sur le fleuve se balançait comme un navire.

— J’aime l’eau, dit Thérèse, en se tournant vers son ami. Mon dieu, que je suis heureuse !

Leurs lèvres se rencontrèrent.

Abîmés dans le désespoir enchanté de l’amour, le temps n’était plus marqué pour eux que par le frais clapotis de l’eau qui, de dix minutes en dix minutes, après le passage du bateau, venait briser sous la fenêtre entre-bâillée.

Elle se souleva sur les oreillers et, tandis que ses vêtements, impatiemment jetés, jonchaient le plancher, elle vit dans la glace sa nudité fleurie. Et aux louanges caressantes de son ami, elle répondit :

— C’est vrai, pourtant, que je suis faite pour l’amour.

Avec une délicate impudeur elle contemplait l’image de sa forme dans la lumière vermeille, qui avivait les roses pâles ou pourprées des joues, des lèvres et des seins.

— Je m’aime parce que tu m’aimes.

Certes, il l’aimait, et il ne lui était pas possible de s’expliquer à lui-même pourquoi il l’aimait avec une piété ardente, avec une sorte de fureur sacrée. Ce n’était pas à cause de sa beauté, pourtant si rare, infiniment précieuse. Elle avait la ligne, mais la ligne suit le mouvement et fuit sans cesse ; elle se perd et se retrouve, cause des joies et des désespoirs esthétiques. La belle ligne, c’est l’éclair qui blesse délicieusement les yeux. On l’admire et l’on s’étonne. Ce qui fait qu’on désire et qu’on aime, c’est une force douce et terrible, plus puissante que la beauté. On trouve une femme entre mille qu’on ne peut plus quitter, dès qu’on l’a possédée, et qu’on veut toujours, et qu’on veut encore. C’est la fleur de sa chair qui donne ce mal inguérissable d’aimer. Et c’est autre chose encore qu’on ne peut dire, c’est l’âme de son corps. Elle était cette femme qu’on ne peut ni quitter ni tromper.

Elle s’écria, joyeuse :

— On ne peut pas me quitter, dis ?

Elle lui demanda pourquoi il ne faisait pas son buste, puisqu’il la trouvait jolie.

— Pourquoi ! Parce que je suis un sculpteur médiocre. Et je le sais ; ce qui n’est pas d’un esprit médiocre. Mais, si tu veux à toute force me croire un grand artiste, je te donnerai d’autres raisons. Pour créer une figure qui vive, il faut prendre le modèle comme une matière vile, dont on extrait la beauté, qu’on presse, qu’on broie, pour en tirer l’essence. Toi, il n’y a rien dans ta forme, dans ta chair, dans tout toi, qui ne me soit précieux. Si je faisais ton buste, je m’attacherais servilement à ces riens, qui sont tout pour moi, parce qu’ils sont un rien de toi. Je m’y entêterais stupidement, et je ne parviendrais pas à composer un ensemble.

Elle le regardait, un peu surprise.

Il reprit :

— De mémoire, je ne dis pas. J’ai essayé un petit crayon, que je porte toujours sur moi.

Comme elle voulait absolument le voir, il le lui montra. C’était, sur un feuillet d’album, une esquisse très simple et très hardie. Elle ne s’y reconnut point, s’y trouva des duretés, une âme qu’elle ne se savait pas.

— Ah ! c’est comme cela que tu me vois, c’est comme cela que je suis en toi ?

Il ferma l’album.

— Non, c’est un renseignement, une note, voilà tout. Mais je crois la note juste. Il est probable que tu ne te vois pas tout à fait comme je te vois. Toute créature humaine est un être différent en chacun de ceux qui la regardent.

Il ajouta, avec une espèce de gaieté :

— En ce sens on peut dire qu’une même femme n’a jamais appartenu à deux hommes. C’est une idée de Paul Vence.

— Je la crois vraie, dit Thérèse.

Elle demanda :

— Quelle heure est-il ?

Il était sept heures.

Elle le pressa de partir. Elle rentrait tous les jours plus tard chez elle. Son mari en avait fait la remarque. Il avait dit : « Nous arrivons les derniers à tous les dîners ; c’est une fatalité ! » Mais, attardé tous les jours au Palais-Bourbon où l’on discutait le budget, et absorbé par les travaux de la sous-commission qui l’avait nommé rapporteur, il se faisait lui-même beaucoup attendre, et la raison d’État couvrait les inexactitudes de Thérèse.

Elle rappela en souriant le soir où elle était arrivée chez madame Garain à huit heures et demie. Elle craignait de faire scandale. Mais c’était le jour de la grande interpellation. Son mari ne vint de la Chambre qu’à neuf heures, avec Garain. Ils dînèrent tous deux en veston. Ils avaient sauvé le ministère.

Puis elle devint songeuse.

— Quand la chambre sera en vacances, mon ami, je n’aurai plus de prétexte pour rester à Paris. Déjà mon père ne comprend pas du tout le dévouement qui me retient ici. Dans huit jours, il faudra que j’aille le rejoindre à Dinard. Qu’est-ce que je deviendrai sans toi ?

Elle joignit les mains et le regarda avec une tristesse infiniment tendre. Mais lui, plus sombre :

— C’est moi, Thérèse, c’est moi qui dois me demander avec inquiétude ce que je deviendrai sans toi. Quand tu me laisses seul, je suis assailli de pensées douloureuses ; les idées noires viennent s’asseoir en cercle autour de moi.

Elle lui demanda quelles idées c’était.

Il répondit :

— Ma bien-aimée, je te l’ai déjà dit : il faut que je t’oublie toi-même en toi. Quand tu seras partie, ton souvenir viendra me tourmenter. Il faut bien que je paie le bonheur que tu me donnes.