Calmann-Lévy (p. 258-271).


XXII


Le Ménil lui avait écrit : « Je pars demain à sept heures du soir. Trouvez-vous à la gare. »

Elle y était venue. Elle le vit en long manteau gris à pèlerine, correct et calme, devant les omnibus des hôtels. Il lui dit seulement :

— Ah ! vous voilà !

— Mais, mon ami, vous m’avez appelée.

Il n’avoua pas qu’il avait écrit dans l’espoir absurde qu’elle reviendrait à l’aimer, et que le reste serait oublié, ou encore qu’elle lui dirait : « C’était une épreuve. »

Si elle lui avait parlé ainsi, sur le moment il l’aurait crue.

Déçu qu’elle n’ouvrît pas la bouche, il lui dit sèchement :

— Qu’est-ce que vous avez à me dire ? c’est à vous à parler, ce n’est pas à moi. Je n’ai pas, moi, d’explications à vous donner. Je n’ai pas à me justifier d’une trahison.

— Mon ami, ne soyez pas cruel, ne soyez pas ingrat envers le passé. Voilà ce que j’avais à vous dire. Et j’ai encore à vous dire que je vous quitte avec la tristesse d’une véritable amie.

— C’est tout ? Allez le répéter à l’autre, cela l’intéressera plus que moi.

— Vous m’avez appelée, je suis venue ; ne me le faites pas regretter.

— Je suis fâché de vous avoir dérangée. Vous pouviez sans doute mieux occuper votre journée. Je ne vous retiens pas. Allez le rejoindre, vous en mourez d’envie.

À la pensée que ces pauvres et misérables paroles qu’elle entendait exprimaient un moment de l’éternelle douleur humaine, et que la tragédie en avait illustré de pareilles, elle eut une impression de tristesse mêlée d’ironie, que trahit un pli de ses lèvres. Il crut qu’elle riait.

— Ne riez pas, et écoutez-moi. Avant-hier, dans la chambre d’hôtel, j’ai voulu vous tuer. J’ai été si près de le faire que, maintenant, je sais ce que c’est. Aussi je ne le ferai pas. Vous pouvez être bien tranquille. D’ailleurs, à quoi bon ? Comme je tiens, pour moi-même, à observer les convenances, j’irai vous voir à Paris. J’aurai le regret d’apprendre que vous ne pouvez pas me recevoir. Je verrai votre mari, je verrai aussi votre père. Ce sera pour prendre congé, devant faire un voyage un peu long. Adieu, madame !

Au moment où il lui tournait le dos, Thérèse vit miss Bell et le prince Albertinelli qui sortaient de la gare des marchandises et s’avançaient vers elle. Le prince était très beau. Vivian marchait à son côté avec l’allégresse des joies chastes.

— Oh ! darling, quelle bonne surprise de vous trouver ici. Nous venons, le prince et moi, de reconnaître à la douane la cloche qui est venue.

— Ah ! la cloche est venue ?

— Elle est ici, darling, la cloche de Ghiberti ! Je l’ai vue dans sa cage de bois. Elle ne sonnait pas parce qu’elle était prisonnière. Mais je veux lui donner dans ma maison de Fiesole un campanile pour logis. Quand elle sentira l’air de Florence, elle sera heureuse de faire entendre sa voix argentine. Visitée des colombes, elle sonnera à toutes nos joies et à toutes nos douleurs. Elle sonnera pour vous, pour moi, pour le prince, pour la bonne madame Marmet, pour M. Choulette, pour tous nos amis.

— Chérie, les cloches ne sonnent jamais aux vraies joies et aux vraies douleurs. Ce sont d’honnêtes fonctionnaires qui ne connaissent que les sentiments officiels.

— Oh ! darling, vous vous trompez beaucoup. Les cloches sont dans le secret des âmes ; elles savent tout. Mais je suis bien contente de vous trouver. Oh ! je sais, my love, pourquoi vous êtes venue à la gare. Votre femme de chambre vous a trahie. Elle m’a dit que vous attendiez une robe rose qui ne venait pas, et que vous en séchiez d’impatience. Mais ne vous mettez pas en peine. Vous êtes toujours la toute belle, my love.

Elle fit monter madame Martin dans la charrette.

— Venez vite, darling, M. Jacques Dechartre dîne ce soir à la maison, et je ne voudrais pas le faire attendre.

Et, tandis qu’ils allaient dans le silence du soir, par les sentiers pleins de parfums sauvages :

— Voyez-vous là-bas, darling, les noires quenouilles des Parques, les cyprès du cimetière ? C’est là que je veux dormir.

Mais Thérèse songeait, inquiète : « Ils l’ont vu. L’a-t-elle reconnu ? Je ne crois pas. La place était déjà sombre et semée de petites lumières aveuglantes. Le connaissait-elle seulement ? Je ne me rappelle pas si elle l’a vu chez moi l’année dernière. »

Ce qui l’inquiétait, c’était la joie sournoise du prince.

— Darling, voulez-vous une place à côté de moi, dans ce cimetière rustique, et que nous reposions l’une près de l’autre sous un peu de terre et beaucoup de ciel ? Mais j’ai tort de vous faire une invitation que vous ne pouvez pas accepter. Il ne vous est pas permis de dormir votre sommeil éternel au pied des coteaux de Fiesole, my love. Il faudra que vous reposiez à Paris, dans un beau monument, à côté du comte Martin-Bellème.

— Pourquoi ? Vous croyez donc, chérie, que la femme doit être unie à son mari, même après la mort ?

— Certainement, elle le doit, darling. Le mariage est pour le temps et pour l’éternité. Vous ne savez donc pas l’histoire des deux jeunes époux qui s’aimaient, dans la province d’Auvergne ? Ils moururent presque en même temps et furent mis dans deux tombes séparées par une route. Mais chaque nuit un églantier jetait d’une tombe à l’autre sa tige fleurie. Il fallut réunir les deux cercueils.

Ayant un peu dépassé la Badia, ils virent une procession qui montait les pentes de la colline. Le vent du soir soufflait sur les dernières flammes des cierges portés dans des chandeliers de bois doré. Les filles blanches et bleues des confréries accompagnaient les bannières peintes. Puis venaient un petit Saint Jean, blond, frisé, tout nu sous la toison d’agneau qui lui découvrait les bras et les épaules, et une Sainte Marie-Madeleine de sept ans, dans la robe d’or de ses cheveux crépelés. Les gens de Fiesole suivaient en foule. La comtesse Martin reconnut Choulette au milieu d’eux. Un cierge d’une main, son livre de l’autre, des lunettes bleues au bout du nez, il chantait ; des lueurs fauves tremblaient aux angles de sa face camuse et sur les bosses de son crâne tourmenté. Sa barbe sauvage se relevait et s’abaissait au rythme du cantique. Sous la dureté des ombres et des lumières qui lui travaillaient le visage, il avait l’air vieux et robuste comme ces solitaires capables d’accomplir un siècle de pénitence.

— Qu’il est beau ! dit Thérèse. Il se donne en spectacle à lui-même. C’est un grand artiste.

— Oh ! darling, pourquoi voulez-vous que M. Choulette ne soit pas un homme pieux ? Pourquoi ? Il y a beaucoup de joie et de beauté à croire. Cela, les poètes le savent. Si M. Choulette n’avait pas la foi, il ne ferait pas les admirables vers qu’il fait.

— Et vous, chérie, est-ce que vous avez la foi ?

— Oh ! oui, je crois en Dieu et à la parole de Christ.

Maintenant, le dais, les bannières, les voiles blancs avaient disparu dans les lacets du chemin montueux. Mais on voyait encore, sur le crâne nu de Choulette, la flamme du cierge rejaillir en rayons d’or.

Dechartre, cependant, attendait seul dans le jardin. Thérèse le trouva accoudé au balcon de la terrasse où il avait senti les premières souffrances d’aimer. Pendant que miss Bell cherchait avec le prince la place du campanile où elle suspendrait la cloche qui allait venir, il entraîna un moment son amie sous les cytises.

— Vous m’aviez pourtant promis de vous trouver dans le jardin quand je viendrais. Je vous attends depuis une heure qui m’a paru mortelle. Vous deviez ne pas sortir. Votre absence m’a surpris et désespéré.

Elle répondit vaguement qu’elle avait été obligée d’aller à la gare, et que miss Bell l’avait ramenée dans sa charrette.

Il s’excusa de lui montrer un visage inquiet. Mais tout l’effrayait. Son bonheur lui faisait peur.

Déjà on était à table quand parut Choulette, montrant le visage d’un antique satyre ; une joie terrible luisait dans ses yeux de phosphore. Depuis son retour d’Assise, il ne vivait plus qu’avec des gens du menu peuple, buvait toute la journée du vin de Chianti avec des filles et des artisans, à qui il enseignait la joie et l’innocence, l’avènement de Jésus-Christ, et l’abolition prochaine de l’impôt et du service militaire. À l’issue de la procession, il avait réuni des vagabonds dans les ruines du théâtre romain, et leur avait fait, en langage macaronique mêlé de français et de toscan, un sermon qu’il se plut à refaire :

— Les rois, les sénateurs et les juges ont dit : « La vie des peuples est en nous. » Or, ils mentent et ils sont le cercueil qui dit : « Je suis le berceau. »

» La vie des peuples est dans les moissons des campagnes qui jaunissent sous le regard du Seigneur. Elle est dans les vignes suspendues aux ormeaux, et dans le sourire et les larmes dont le ciel baigne les fruits des arbres, aux clos des vergers.

» Elle n’est pas dans les lois, qui sont faites par les riches et les puissants, pour la conservation de la puissance et de la richesse.

» Les chefs des royaumes et des républiques ont mis dans leurs livres que le droit des gens est le droit de guerre. Et ils ont glorifié la violence. Et ils rendent des honneurs aux conquérants, et ils élèvent sur les places publiques des statues à l’homme et au cheval victorieux. Mais le droit n’est pas de tuer : c’est pourquoi le juste ne tirera pas de l’urne son numéro à la conscription. Le droit n’est pas de nourrir la folie et les crimes du prince qui est élevé sur le royaume ou sur la république : et c’est pourquoi le juste ne paiera pas l’impôt ; et il ne donnera point d’argent aux publicains. Il jouira en paix du fruit de son travail, et il fera du pain avec le blé qu’il a semé, et il mangera les fruits des arbres qu’il a taillés.

— Ah ! monsieur Choulette, dit gravement le prince Albertinelli, vous avez bien raison de vous intéresser à l’état de nos malheureuses belles campagnes, que le fisc épuise. Quel fruit tirer d’un sol imposé à trente-trois pour cent du revenu net ? Le maître et les serviteurs sont la proie des publicains.

Dechartre et madame Martin furent frappés de la sincérité inattendue de son accent.

Il ajouta :

— J’aime le roi. Je réponds de mon loyalisme. Mais les maux des paysans me sont sensibles.

La vérité est qu’il poursuivait avec une souple obstination un but unique : rétablir le domaine rural de Casentino, que son père le prince Carlo, officier d’ordonnance de Victor-Emmanuel, avait laissé aux trois quarts dévoré par les usuriers. Sa mollesse affectée cachait son opiniâtreté. Il n’avait que des vices utiles et tendus vers l’intérêt de sa vie. C’est pour redevenir un grand propriétaire toscan qu’il avait brocanté des tableaux, vendu en contrebande les plafonds fameux de son palais, plu à de vieilles femmes et finalement recherché la main de miss Bell, qu’il savait très habile à gagner de l’argent et très entendue à tenir une maison. Il aimait vraiment la terre et les paysans. Les paroles ardentes de Choulette, qu’il comprenait vaguement, remuaient en lui cet amour. Il se laissait aller à dire sa pensée :

— Dans un pays où le maître et les serviteurs ne font qu’une seule famille, le sort de l’un dépend de celui des autres. Le fisc nous dépouille. Quels braves gens que nos fermiers ! Pour remuer la terre, ils sont les premiers hommes du monde.

Madame Martin avoua qu’elle ne l’eût pas cru. Les campagnes de la Lombardie seules lui avaient paru bien cultivées et coupées de canaux innombrables. Mais la Toscane lui semblait un beau verger sauvage.

Le prince répondit en souriant que peut-être ne parlerait-elle pas de cette manière si elle lui avait fait l’honneur de visiter ses fermes de Casentino, qui pourtant avaient enduré les souffrances de longs et ruineux procès. Elle aurait vu là ce que c’est que le paysan italien.

— Je m’occupe beaucoup de mon domaine. J’en venais, ce soir, quand j’ai eu le double plaisir de trouver, à la gare, miss Bell qui reconnaissait sa cloche, et vous, madame, qui étiez en conversation avec un ami de Paris.

Il avait eu l’idée qu’il lui serait désagréable en parlant de cette rencontre. Regardant tout autour de la table, il vit le mouvement de surprise inquiète que Dechartre n’avait pu contenir. Il insista :

— Pardonnez, madame, à un rustique une certaine prétention à connaître le monde : en ce monsieur qui causait avec vous, j’ai reconnu un Parisien à ce qu’il avait l’air anglais, et qu’en affectant la raideur, il laissait voir une aisance parfaite et une vivacité toute particulière.

— Oh ! dit négligemment Thérèse, il y avait longtemps que je ne l’avais vu. Et j’ai été très surprise de le rencontrer à Florence, au moment de son départ.

Elle regarda Dechartre, qui affectait de ne pas écouter.

— Mais je le connais, ce monsieur, dit miss Bell. C’est M. Le Ménil. J’ai dîné près de lui deux fois, chez madame Martin, et il a causé avec moi, très bien. Il m’a dit qu’il aimait le football ; que c’est lui qui a introduit ce jeu en France, et que maintenant le football est très à la mode. Il m’a aussi conté ses aventures de chasse. Il aime les animaux. J’ai remarqué que les chasseurs aimaient beaucoup les animaux. Je vous assure, darling, que M. Le Ménil parle admirablement des lièvres. Il connaît leurs habitudes. Il m’a dit que c’était un plaisir de les voir, au clair de lune, danser dans les bruyères. Il m’a assuré qu’ils étaient très intelligents, et qu’il avait vu un vieux lièvre, poursuivi par les chiens, forcer à coup de pattes un autre lièvre à sortir du gîte, pour donner le change. Darling, est-ce que M. Le Ménil vous a parlé des lièvres ?

Thérèse répondit qu’elle ne savait pas, qu’elle trouvait les chasseurs ennuyeux.

Miss Bell répliqua. Elle ne croyait pas que M. Le Ménil fût jamais ennuyeux en parlant des lièvres qui dansent au clair de lune, dans les bruyères et dans les vignes. Elle aurait voulu, comme Phanion, élever un petit lièvre.

— Darling, vous ne connaissez pas Phanion. Oh ! je suis bien sûre que M. Dechartre la connaît. Elle était belle, et chère aux poètes. Elle habitait dans l’île de Cos une maison au penchant de la colline, qui, couverte de citronniers et de térébinthes, descendait vers la mer bleue. Et l’on dit qu’elle regardait le regard azuré des flots. J’ai conté l’histoire de Phanion à M. Le Ménil, et il a été bien content de l’apprendre. Elle avait reçu de quelque chasseur un petit lièvre aux longues oreilles, enlevé à sa mère quand il tétait encore. Elle l’éleva sur ses genoux, et le nourrit des fleurs du printemps. Il aimait Phanion et il oublia sa mère. Il mourut d’avoir mangé trop de fleurs. Phanion le pleura. Elle l’ensevelit dans le jardin de citronniers, sous un tombeau qu’elle pouvait voir de son lit. Et l’ombre du petit lièvre fut consolée par les chansons des poètes.

La bonne madame Marmet dit que M. Le Ménil plaisait par des façons élégantes et discrètes, que les jeunes gens n’ont plus guère. Elle aurait bien voulu le voir. Elle avait un service à lui demander.

— C’est pour mon neveu, dit-elle. Il est capitaine d’artillerie, très bien noté et très aimé de ses chefs. Son colonel a été longtemps sous les ordres d’un oncle de M. Le Ménil, le général de La Briche. Si M. Le Ménil voulait bien demander à son oncle d’écrire un mot en faveur de mon neveu au colonel Faure, je lui en serais bien reconnaissante. D’ailleurs, mon neveu n’est pas un étranger pour M. Le Ménil. Ils se sont trouvés ensemble l’année dernière au bal masqué que le capitaine de Lessay donna, à l’hôtel d’Angleterre, aux officiers de la garnison de Caen et aux jeunes gens de famille des environs.

Madame Marmet, baissant les yeux, ajouta :

— Les invitées, naturellement, n’étaient pas des femmes du monde. Mais on dit qu’il y en avait de très jolies. Ces messieurs en avaient fait venir de Paris. Mon neveu, qui m’a donné ces détails, était costumé en postillon ; M. Le Ménil en hussard de la Mort, et il a eu un très grand succès.

Miss Bell dit qu’elle était bien fâchée de n’avoir pas appris que M. Le Ménil était à Florence. Certainement, elle l’aurait invité à venir se reposer à Fiesole.

Dechartre resta sombre et distrait pendant le reste du dîner ; et, quand, au moment de se séparer, Thérèse lui tendit la main, elle sentit qu’il évitait de la presser dans la sienne.