Calmann-Lévy (p. 239-257).


XXI


Thérèse glissait, vêtue de gris sombre, sous les cytises en fleurs. Les buissons d’arbouses couvraient d’étoiles argentées le bord escarpé de la terrasse et, sur le penchant des coteaux, les lauriers dardaient leur flamme odorante. La coupe de Florence était toute fleurie.

Vivian Bell allait, blanche, dans le jardin embaumé.

— Vous le voyez, darling, Florence est vraiment la ville de la fleur, et ce n’est pas à tort qu’elle porte le lys rouge pour emblème. C’est fête aujourd’hui, darling.

— Ah ! c’est fête aujourd’hui ? …

— Darling, vous ne savez pas que nous sommes au premier jour de mai, à Primavera ? Vous ne vous êtes pas éveillée ce matin dans une féerie charmante ? Oh ! darling, vous ne célébrez pas la fête de la Fleur ? Vous ne vous sentez pas joyeuse, vous qui aimez les fleurs ? Car vous les aimez, my love, je le sais ; vous êtes tendre pour elles. Vous m’avez dit qu’elles éprouvaient de la joie et de la douleur, qu’elles souffraient comme nous.

— Ah ! j’ai dit qu’elles souffraient comme nous ?

— Oh ! vous l’avez dit. C’est leur fête aujourd’hui. Il faut la célébrer selon la coutume des aïeux, dans les rites consacrés par les vieux peintres.

Thérèse entendait sans comprendre. Elle froissait sous son gant la lettre qu’elle venait de recevoir, une lettre portant le timbre-poste italien et ne contenant que deux lignes :

« Je suis descendu cette nuit à l’hôtel de la Grande-Bretagne, Lungarno Acciaoli. Je vous attends dans la matinée. No 18. »

— Oh ! darling, vous ne savez pas que c’est la coutume, à Florence, de fêter le renouveau, au premier mai de chaque année ? Mais alors, vous ne compreniez pas tout à fait ce que voulait dire le tableau de Botticelli consacré à la fête de la fleur, ce Printemps délicieux et d’une joie rêveuse. Autrefois, darling, en ce premier jour de mai, toute la ville était en liesse. Les jeunes filles, vêtues d’habits de fête et couronnées d’aubépine, allaient en long cortège par le Corso, sous des arcs de fleurs, et formaient des chœurs sur l’herbe nouvelle, à l’abri des lauriers. Nous ferons comme elles. Nous danserons dans le jardin.

— Ah ! nous danserons dans le jardin ?

— Oui, darling, et je vous apprendrai des pas toscans du xve siècle, qui ont été retrouvés dans un manuscrit par M. Morisson, le doyen des bibliothécaires de Londres. Revenez vite, my love ; nous mettrons des chapeaux de fleurs et nous danserons.

— Oui, chérie, nous danserons.

Et, poussant la grille, elle s’enfuit par le petit chemin, qui, raviné comme un lit de torrent, cachait ses pierres sous des buissons de roses. Elle se jeta dans la première voiture qu’elle trouva. Le cocher avait des bleuets à son chapeau et au manche de son fouet.

— Hôtel de la Grande-Bretagne, Lungarno Acciaoli !

Elle savait où c’était, Lungarno Acciaoli… Elle y était allée le soir, et elle revoyait l’or déchiré du soleil sur la nappe agitée du fleuve. Puis ç’avait été la nuit, le murmure sourd des eaux dans le silence, les paroles, les regards qui l’avaient troublée, le premier baiser de l’ami, le commencement de l’irréparable amour. Oh ! oui, elle se rappelait Lungarno Acciaoli et la rive du fleuve au delà du Pont Vieux… Hôtel de la Grande Bretagne… Elle savait : une grande façade de pierre sur le quai. C’était encore heureux, puisqu’il devait venir, qu’il fût venu là. Il aurait tout aussi bien pu descendre à l’hôtel de la Ville, place Manin, où était Dechartre. C’était encore heureux qu’ils ne fussent pas porte à porte, dans le même corridor… Lungarno Acciaoli !… Ce mort qu’ils avaient vu passer à la course, emporté par les cagoules, il était tranquille, quelque part, dans un petit cimetière fleuri…


— Numéro 18.

C’était une chambre nue d’hôtel, avec son poêle, à la mode italienne. Un jeu de brosses minutieusement étalé sur la table et l’Indicateur des chemins de fer. Pas un livre, pas un journal. Il était là : elle vit une grande souffrance sur son visage osseux, un air de fièvre. Elle en éprouva une impression grave et pénible. Il attendit un mot, un geste ; mais elle restait étrangère, n’osant rien. Il lui offrit une chaise. Elle l’écarta et resta debout.

— Thérèse, il y a quelque chose que je ne sais pas. Parlez.

Après un moment de silence, elle répondit avec une lenteur pénible :

— Mon ami, quand j’étais à Paris, pourquoi êtes-vous parti ?

À la tristesse de l’accent, il crut, il voulut deviner un reproche affectueux. Son visage se colora. Il répondit ardemment :

— Ah ! si j’avais prévu ! Cette partie de chasse, au fond, vous pensez bien que je m’en souciais peu ! Mais vous, votre lettre, celle du 27 (il avait le don des dates), m’a jeté dans une inquiétude horrible. Il était arrivé quelque chose à ce moment-là. Dites-moi tout.

— Mon ami, je croyais que vous ne m’aimiez plus.

— Mais maintenant que vous savez le contraire ?

— Maintenant…

Elle resta les bras tombants et les mains jointes.

Puis, avec une tranquillité affectée :

— Mon Dieu ! mon ami, nous nous sommes pris sans savoir. On ne sait jamais. Vous êtes jeune, plus jeune que moi, puisque nous sommes à peu près du même âge. Vous avez, sans doute, des projets pour l’avenir.

Il la regarda fièrement en face. Elle continua, moins assurée :

— Vos parents, eux, votre mère, vos tantes, votre oncle le général, en ont pour vous, des projets. C’est bien naturel. J’aurais pu devenir un obstacle. Il vaut mieux que je disparaisse de votre vie. Nous garderons un bon souvenir l’un de l’autre.

Elle lui tendit sa main gantée. Il croisa les bras :

— Alors, tu ne veux plus de moi ? Tu crois que tu m’auras rendu heureux comme pas un homme ne l’a été, et puis mis de côté, et que c’est fini comme cela ! Vraiment, tu crois que tu en as fini avec moi !… Qu’est-ce que vous venez me dire ? Une liaison, cela se dénoue. On se prend, on se quitte… Eh bien, non ! vous n’êtes pas une personne qu’on quitte, vous.

— Oui, vous aviez peut-être mis en moi plus qu’on ne met d’ordinaire en pareil cas. J’étais pour vous plus qu’un amusement. Mais, si je ne suis pas la femme que vous croyiez, si je vous ai trompé, si je suis légère… Vous savez : on l’a dit… Eh bien ! si je n’ai pas été avec vous ce que je devais être…

Elle hésita, et reprit d’un ton grave et pur qui contrastait avec ses paroles :

— Si, pendant que je vous appartenais, j’ai eu des entraînements, des curiosités, si je vous dis que je ne suis pas faite pour un sentiment sérieux…

Il l’interrompit :

— Tu mens.

— Oui, je mens. Et je ne mens pas bien. Je voulais gâter notre passé. J’avais tort. Il est ce que vous savez. Mais…

— Mais ?…

— Ah ! cela ! je vous l’ai toujours dit : je ne suis pas sûre. Il y a des femmes, à ce qu’on dit, qui peuvent répondre d’elles. Je vous ai averti que je n’étais pas comme elles, et que je ne répondais pas de moi.

Il donna de la tête à droite et à gauche, comme une bête qu’on irrite et qui hésite encore à foncer.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas. Je ne comprends rien. Parle clairement… clairement, entends-tu ? Il y a quelque chose entre nous. Je ne sais pas quoi. Je veux le savoir. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Je vous le dis, mon ami, il y a que je ne suis pas une femme sûre d’elle-même, et que vous ne deviez pas compter sur moi. Non ! vous ne le deviez pas. Je n’avais rien promis… Et puis, si j’avais promis, qu’est-ce que des paroles ?

— Tu ne m’aimes plus. Oh ! tu ne m’aimes plus, je le vois bien. Mais, tant pis pour toi ! moi, je t’aime. Il ne fallait pas te donner. N’espère pas te reprendre. Je t’aime et je te garde… Alors, tu croyais te tirer d’affaire tout tranquillement ? Écoute-moi un peu. Tu as tout fait pour que je t’aime, pour que je te sois attaché, pour que je ne puisse pas vivre sans toi. Nous avons connu ensemble des plaisirs inimaginables. Et tu n’en refusais pas ta part. Oh ! je ne te prenais pas de force. Tu voulais bien. Il y a six semaines encore, tu ne demandais pas mieux. Tu étais tout pour moi. J’étais tout pour toi. Il y avait des moments où nous ne savions plus si j’étais toi ni si tu étais moi ; et puis tu veux que tout d’un coup je ne sache plus, que je ne te connaisse plus, que tu sois pour moi une étrangère, une dame qu’on rencontre dans le monde. Ah ! tu as un bel aplomb, toi ! Voyons, est-ce que j’ai rêvé ? Tes baisers, ton souffle sur mon cou, tes cris, ce n’est donc pas vrai ? J’invente tout ça, dis ? Oh ! il n’y a pas de doute : tu m’aimais. Je le sens encore sur moi, ton amour. Eh bien ! je n’ai pas changé. Je suis ce que j’étais. Tu n’as rien à me reprocher. Je ne t’ai pas trompée avec d’autres femmes. Ce n’est pas pour m’en faire un mérite. Je n’aurais pas pu. Quand on t’a connue, on trouve aux plus jolies un goût fade. Je n’ai jamais eu l’idée de te tromper. Je me suis toujours conduit envers vous en galant homme. Pourquoi ne m’aimeriez-vous plus ? Mais réponds-moi, parle donc. Dis que tu m’aimes encore. Dis-le, puisque c’est vrai. Viens, viens ! Thérèse, tu sentiras tout de suite que tu m’aimes comme tu m’aimais autrefois, dans le petit nid de la rue Spontini, où nous avons été si heureux. Viens !

Il se jeta sur elle, ardent, les bras avides. Elle, les yeux pleins d’effroi, le repoussa avec une horreur glaciale.

Il comprit, s’arrêta et dit :

— Tu as un amant !

Elle abaissa lentement la tête, et puis la releva, grave et muette.

Alors il la frappa à la poitrine, à l’épaule, au visage. Et aussitôt, il recula de honte. Il baissait les yeux et se taisait. Les doigts aux lèvres et se rongeant les ongles, il s’aperçut que sa main s’était déchirée à une épingle du corsage et saignait. Il se jeta dans un fauteuil, tira son mouchoir pour essuyer le sang et demeura comme indifférent et sans pensée.

Elle, adossée à la porte, la tête droite, pâle, le regard vague, détachait sa voilette déchirée et redressait son chapeau avec un soin instinctif. Au petit bruit, naguère délicieux, que faisaient autour d’elle les étoffes froissées, il tressaillit, la regarda et redevint furieux.

— Qui est-ce ? Je veux le savoir.

Elle ne bougea pas. Son visage blanc portait la marque brûlante du poing qui l’avait frappé. Elle répondit, avec une fermeté douce :

— Je vous ai dit tout ce que je pouvais vous dire. Ne me demandez plus rien. Ce serait inutile.

Il la regarda d’un regard cruel qu’elle ne lui connaissait pas.

— Oh ! ne me dites pas son nom. Je n’aurai pas de peine à le trouver.

Elle se taisait, attristée pour lui, inquiète pour un autre, pleine d’angoisses et d’alarmes, et pourtant sans regrets, sans amertume, sans affliction, ayant son âme ailleurs.

Il eut comme un vague sentiment de ce qui se passait en elle. Dans sa colère de la voir si douce et si sereine, de la trouver belle autrement qu’il ne l’avait eue, et belle pour un autre, il eut envie de la tuer, et lui cria :

— Va-t’en ! va-t’en !

Puis, accablé par cet effort de haine qui ne lui était pas naturel, il se prit la tête dans les mains et se mit à sangloter.

Cette douleur la toucha, lui rendit l’espoir de le calmer, d’adoucir les adieux. Elle se fit l’illusion qu’elle pouvait peut-être le consoler d’elle. Amicale et confiante, elle vint s’asseoir près de lui.

— Mon ami, blâmez-moi. Je suis blâmable, et plus encore pitoyable. Méprisez-moi, si vous voulez et si l’on peut mépriser une malheureuse créature qui est le jouet de la vie. Enfin, jugez-moi comme vous voudrez. Mais gardez-moi un peu d’amitié dans votre colère, un souvenir aigre et doux, comme ces temps d’automne, où il y a du soleil et de la bise. C’est ce que je mérite. Ne soyez pas dur à la visiteuse agréable et frivole qui passa à travers votre vie. Faites-moi des adieux comme à une voyageuse qui s’en va on ne sait où, et qui est triste. Il y a toujours tant de tristesse à partir ! Vous étiez irrité contre moi, tout à l’heure. Oh ! je ne vous le reproche pas. J’en souffre seulement. Gardez-moi un peu de sympathie. Qui sait ? L’avenir est toujours inconnu. Il est bien vague, bien obscur devant moi. Que je puisse me dire que j’ai été bonne, simple, franche avec vous, et que vous ne l’avez pas oublié. Avec le temps, vous comprendrez, vous pardonnerez. Dès aujourd’hui ayez un peu de pitié.

Il ne l’écoutait pas, apaisé seulement par la caresse de cette voix, où les sons coulaient limpides et clairs. Il dit en sursaut :

— Vous ne l’aimez pas. C’est moi que vous aimez. Alors ?…

Elle hésita, glissa :

— Ah ! dire ce qu’on aime ou ce qu’on n’aime pas, c’est une chose qui n’est pas facile pour une femme, au moins pour moi. Car je ne sais pas comment font les autres. Mais la vie n’est pas clémente. On est jetée, poussée, ballottée…

Il la regarda, très calme. Il lui était venu une idée ; il avait pris une résolution. C’était simple. Il pardonnait, il oubliait, pourvu qu’elle lui revînt tout de suite.

— Thérèse, vous ne l’aimez pas ? C’était une erreur, un moment d’oubli, une chose horrible et stupide que vous avez faite, par faiblesse, par surprise, peut-être de dépit. Jurez-moi que vous ne le reverrez plus.

Il lui prit le bras :

— Jurez-le-moi.

Elle se taisait, les dents serrées, le visage sombre ; il lui tordit le poignet. Elle cria :

— Vous me faites mal !

Cependant il suivait son dessein. Il la traîna jusqu’à la table, sur laquelle se trouvaient, près du jeu de brosses, une bouteille d’encre et quelques feuilles de papier à lettres avec une grande vignette bleue représentant la façade de l’hôtel, aux fenêtres innombrables.

— Écrivez ce que je vais vous dicter. Je ferai porter la lettre.

Et, comme elle résistait, il la fit tomber à genoux. Fière et tranquille, elle dit :

— Je ne peux pas, je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que… Vous voulez le savoir ? … Parce que je l’aime.

Brusquement, il lui lâcha le bras. S’il avait eu son revolver sous la main, peut-être l’aurait-il tuée. Mais, presque aussitôt, sa fureur s’était mouillée de tristesse ; et maintenant, désespéré, c’est lui qui aurait bien voulu mourir.

— Est-ce vrai, ce que vous dites là ? Est-ce donc possible ? Est-ce donc vrai ?

— Est-ce que je sais, moi ? Est-ce que je peux dire ? Est-ce que je comprends encore ? Est-ce que j’ai encore une idée, un sentiment, une lueur de quoi que ce soit ? Est-ce que…

Avec un peu d’effort, elle ajouta :

— Est-ce que je suis dans ce moment à autre chose qu’à ma tristesse et à votre désespoir ?

— Tu l’aimes ! tu l’aimes ! Qu’est-ce qu’il a, comment est-il, pour que vous l’aimiez ?

Il était stupide de surprise, dans un abîme d’étonnement. Mais ce qu’elle avait dit les avait pourtant séparés. Il n’osait plus la manier brutalement, la saisir, la frapper, la pétrir comme sa chose mauvaise et rétive, mais sa chose à lui. Il répétait :

— Vous l’aimez ! vous l’aimez ! Mais qu’est-ce qu’il vous a dit, qu’est-ce qu’il vous a fait, pour que vous l’aimiez ? Je vous connais : je ne vous ai pas dit toutes les fois que vos idées me choquaient. Je parie que ce n’est même pas un homme du monde. Et vous croyez qu’il vous aime ? vous le croyez ? Eh bien ! Vous vous trompez : il ne vous aime pas. Il est flatté, tout simplement. Il vous lâchera à la première occasion. Quand il vous aura assez compromise, il vous enverra promener. Et vous roulerez dans la galanterie. L’année prochaine, on dira de vous : « Elle traîne avec tout le monde. » Cela me contrarie pour votre père, qui est un de mes amis, et qui saura votre conduite, car n’espérez pas le tromper, lui.

Elle écoutait, humiliée, mais consolée, songeant à ce qu’elle aurait souffert de le trouver généreux.

Dans sa simplicité, il la méprisait sincèrement. Ce mépris le soulageait. Il s’en mettait plein la gorge.

— Comment la chose s’est-elle faite ? Vous pouvez bien me le dire, à moi.

Elle haussa les épaules avec tant de pitié qu’il n’osa plus continuer sur ce ton. Il redevint haineux.

— Est-ce que vous vous imaginez que je vous aiderai à sauver les apparences, que je retournerai chez vous, que je continuerai à fréquenter votre mari, que je tiendrai le chandelier ?

— Je pense que vous ferez ce qu’un galant homme doit faire. Je ne vous demande rien. J’aurais voulu conserver de vous le souvenir d’un excellent ami. Je croyais que vous seriez indulgent et bon pour moi. Ce n’est pas possible. Je vois qu’on ne se quitte jamais bien. Plus tard, plus tard vous me jugerez mieux. Adieu !

Il la regarda. Son visage maintenant exprimait plus de douleur que de colère. Elle ne lui avait jamais vu ces yeux secs et cernés, ces tempes arides sous des cheveux rares. Il semblait qu’il eût vieilli en une heure.

— J’aime mieux vous avertir. Il me sera impossible de vous revoir. Vous n’êtes pas une femme qu’on peut rencontrer dans le monde quand on l’a eue et qu’on ne l’a plus. Je vous l’ai dit. Vous n’êtes pas comme les autres. Vous avez un poison à vous, que vous m’avez donné, et que je sens en moi, dans mes veines, partout. Pourquoi vous ai-je connue ?

Elle le regarda avec bonté.

— Adieu ! et dites-vous que je ne vaux pas des regrets si cuisants.

Alors, quand il vit qu’elle posait la main sur la clef de la porte, quand il sentit, à ce geste, qu’il allait la perdre, qu’il ne l’aurait plus jamais, il poussa un cri et s’élança. Il ne se rappelait plus rien. Il lui restait l’étourdissement d’un grand malheur accompli, d’un deuil irréparable. Et du fond de sa stupeur un désir montait. Il voulait la reprendre une fois encore, celle qui s’en allait et ne reviendrait plus. Il la tira à lui. Il la voulait simplement, de toute la force de sa volonté animale. Elle lui résista de toute sa volonté présente, libre et qui veillait. Elle se dégagea froissée, arrachée, déchirée, n’ayant pas même eu peur.

Il comprit que tout serait inutile ; il retrouva la suite oubliée des choses et qu’elle n’était plus à lui parce qu’elle était à un autre. Sa souffrance revenue, il lui cracha des injures, et la poussa dehors.

Elle resta un moment dans le corridor, attendant par fierté un mot, un regard digne d’être mis sur leur amour passé.

Mais il cria encore : « Va-t’en » et poussa violemment la porte.


Via Alfieri, elle revit le pavillon au fond de la cour où croissait l’herbe pâle. Elle le trouva tranquille et muet, fidèle, avec ses chèvres et ses nymphes, aux amoureux du temps de la grande-duchesse Élisa. Elle se sentit dès l’abord échappée au monde douloureux et brutal et transportée dans des âges où elle n’avait pas connu la tristesse de vivre. Au pied de l’escalier, dont les degrés étaient jonchés de roses, Dechartre l’attendait. Elle se jeta dans ses bras et s’y abandonna. Il la porta inerte, comme la dépouille précieuse de celle devant qui il avait pâli et tremblé. Elle goûtait, les paupières mi-closes, l’humiliation superbe d’être une belle proie. Sa fatigue, sa tristesse, ses dégoûts de la journée, le souvenir de la violence, sa liberté reprise, le besoin d’oublier, un reste de peur, tout avivait, irritait sa tendresse. Renversée sur le lit, elle noua ses bras autour du cou de son ami.

Quand ils revinrent à eux, ils eurent des gaietés d’enfant. Ils riaient, disaient des riens, jouaient, mordaient aux limons, aux oranges, aux pastèques amassés près d’eux sur des assiettes peintes. N’ayant gardé que la fine chemise rose, qui, glissant en écharpe sur l’épaule, découvrait un sein et voilait l’autre, dont la pointe rougissait à travers, elle jouissait de sa chair offerte. Ses lèvres s’entr’ouvraient sur l’éclair de ses dents humides. Elle demandait, avec une coquette inquiétude, s’il n’était pas déçu après le rêve savant qu’il avait fait d’elle.

Dans les lueurs caressantes du jour qu’il avait ménagées, il la contemplait avec une joie jeune. Il lui donnait des louanges et des baisers.

Ils s’oubliaient en caresses mignardes, en querelles amicales, en regards heureux. Puis, subitement graves, les yeux assombris, les lèvres serrées, en proie à cette colère sacrée qui fait que l’amour ressemble à la haine, ils se reprenaient, se mêlaient et cherchaient l’abîme.

Et elle rouvrait ses yeux noyés et souriait, la tête sur l’oreiller, les cheveux épars, avec une douceur de convalescente.

Il lui demanda d’où lui venait cette petite marque rouge sur la tempe. Elle répondit qu’elle ne savait plus et que ce n’était rien. Elle mentait à peine et d’un cœur ouvert. Vraiment, elle ne savait plus.

Ils se rappelaient leur belle et courte histoire, toute leur vie, qui datait du jour où ils s’étaient rencontrés.

— Vous savez, sur la terrasse, le lendemain de votre arrivée. Vous me disiez des paroles vagues et sans suite. J’ai deviné que vous m’aimiez.

— J’avais peur de vous paraître stupide.

— Vous l’étiez un peu. C’était mon triomphe. Je commençais à m’impatienter de vous voir si peu troublé près de moi. Je vous ai aimé avant que vous m’aimiez. Oh ! je n’en rougis pas.

Il lui versa entre les dents une goutte d’asti mousseux. Mais il y avait sur le guéridon une bouteille de vin de Trasimène. Elle voulut y goûter, en souvenir de ce lac qu’elle avait vu désolé et beau, le soir, dans sa coupe ébréchée d’opale. C’était lors de son premier voyage en Italie. Il y avait de cela six ans.

Il la querella d’avoir découvert sans lui la beauté des choses.

Elle lui dit :

— Sans toi, je ne savais rien voir. Pourquoi n’es-tu pas venu plus tôt ?

Il lui ferma la bouche d’un baiser pesant. Et quand elle revint à elle, brisée de joie, la chair heureuse et lasse, elle lui cria :

— Oui, je t’aime ! Oui, je n’ai jamais aimé que toi !