Calmann-Lévy (p. 272-282).


XXIII


Le lendemain, dans le pavillon caché de la via Alfieri, elle le trouva soucieux. Elle essaya d’abord de le distraire par une ardente gaieté, par les douceurs d’une intimité pressante, par l’humilité superbe d’une maîtresse qui s’offre. Mais il restait sombre. Il avait tout le long de la nuit médité, travaillé, formé sa tristesse et son ennui. Il avait trouvé des raisons de souffrir. Sa pensée avait rapproché la main qui glissait une lettre dans la boîte, devant le San Marco de bronze, et l’inconnu banal et redoutable qui avait été vu à la gare. Maintenant, Jacques Dechartre donnait un visage, un nom à sa souffrance. Dans le fauteuil d’aïeule où Thérèse s’était assise le jour de sa bienvenue et qu’elle lui avait cette fois offert, il demeurait assailli d’images pénibles, tandis qu’elle, penchée sur l’un des bras, l’enveloppait de son corps tiède et de son âme aimante. Elle devinait trop bien ce dont il souffrait pour le lui demander simplement.

Afin de le ramener aux douces idées, elle rappela les secrets de la chambre où ils étaient, et le souvenir de leurs promenades à travers la ville. Elle trouvait des familiarités gracieuses.

— La petite cuiller que vous m’avez donnée sous les Lanzi, la petite cuiller au lys rouge, je m’en sers pour prendre mon thé du matin. Et, au plaisir que j’ai de la voir à mon réveil, je sens combien je t’aime.

Puis, comme il ne répondait qu’en paroles tristes et voilées, elle lui dit :

— Je suis là, près de vous, et vous ne vous souciez pas de moi. Vous êtes occupé d’une idée que je ne sais pas. Pourtant j’existe, et une idée, ce n’est rien.

— Une idée, ce n’est rien. Croyez-vous ? On est heureux ou misérable d’une idée ; on vit, on meurt d’une idée. Eh bien, oui, je songe…

— À quoi songez-vous ?

— Pourquoi me le demander ? Vous le savez bien, je songe à ce que j’ai appris hier soir, et que vous m’aviez caché. Je songe à la rencontre que vous avez faite hier à la gare et qui n’était pas due au hasard, mais qu’une lettre avait amenée, une lettre jetée — rappelez-vous — dans la boîte d’Or San Michele. Oh ! je ne vous fais pas de reproches. Je n’en ai pas le droit. Mais pourquoi vous être donnée à moi, si vous n’étiez pas libre ?

Elle pensa qu’il fallait mentir.

— Vous voulez parler de quelqu’un que j’ai vu hier à la gare ? Je vous assure que ç’a été la rencontre la plus banale du monde.

Il fut frappé douloureusement de ce qu’elle n’osait pas nommer celui dont elle parlait. Il évita aussi de prononcer un nom.

— Thérèse, il n’était pas venu pour vous ? Vous ne le saviez pas à Florence ? Il n’est pas autre chose pour vous qu’un homme que vous voyez dans le monde et que vous recevez ? Il n’est pas celui qui, absent, vous a fait me dire au bord de l’Arno : « Je ne peux pas ! » Il ne vous est rien ?

Elle répondit résolument :

— Il vient quelquefois chez moi. C’est le général Larivière qui me l’a présenté. Je n’ai pas autre chose à vous en dire. Je vous assure qu’il ne m’intéresse en aucune façon, et que je ne conçois pas ce que vous pouvez croire.

Elle éprouvait une sorte de contentement à renier l’homme qui avait soutenu contre elle avec tant de dureté et de violence ses droits de possesseur. Mais elle avait hâte de s’arrêter dans la voie tortueuse. Elle se leva et regarda son ami avec de beaux yeux tendres et graves.

— Écoutez-moi : du jour où je me suis donnée à vous, ma vie vous appartient tout entière. S’il vous vient un doute, une inquiétude, interrogez-moi. Le présent est à vous, et vous savez bien qu’il n’y a que vous, vous seul, toi dedans. Quant à mon passé, si vous saviez quel néant c’était, vous seriez content. Je ne crois pas qu’une autre femme, faite comme moi pour aimer, vous eût apporté une âme plus neuve d’amour que la mienne. Cela, je vous le jure. Les années écoulées sans vous, je ne les ai pas vécues. N’en parlons pas. Il ne s’y trouve rien dont je puisse avoir honte. Avoir regret, c’est autre chose : je regrette de vous avoir connu si tard. Pourquoi, mon ami, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ? Je me serais laissé prendre par vous il y a cinq ans, aussi volontiers qu’aujourd’hui. Mais, croyez-moi, ne nous fatiguons pas à creuser le temps qui n’est plus. Rappelez-vous Lohengrin. Si vous m’aimez, je suis pour vous le chevalier du cygne. Moi, je ne vous ai rien demandé. Je n’ai rien voulu savoir. Je ne vous ai pas fait de querelle au sujet de mademoiselle Jeanne Tancrède. J’ai vu que tu m’aimais, que tu souffrais, et cela m’a suffi !… parce que je t’aimais.

— Une femme ne peut pas être jalouse de la même manière qu’un homme, ni sentir ce qui nous fait le plus souffrir.

— Je n’en sais rien. Pourquoi ?

— Pourquoi ? Parce qu’il n’y a pas dans le sang, dans la chair d’une femme, cette fureur absurde et généreuse de possession, cet antique instinct dont l’homme s’est fait un droit. L’homme est le dieu qui veut sa créature tout entière. Depuis des siècles immémoriaux la femme est faite au partage. C’est le passé, l’obscur passé qui détermine nos passions. Nous étions déjà si vieux quand nous sommes nés ! La jalousie n’est pour une femme que la blessure de l’amour-propre. Chez l’homme, c’est une torture profonde comme la souffrance morale, continue comme la souffrance physique… Tu demandes pourquoi ? Parce que, malgré ma soumission et mes respects, en dépit de la peur que tu me donnes, tu es la matière et moi l’idée, tu es la chose, et moi l’âme, tu es l’argile et moi l’artisan. Oh ! ne t’en plains pas. Auprès de l’amphore arrondie et ceinte de guirlandes, qu’est-ce que l’humble et rude potier ? Elle est tranquille et belle. Il est misérable. Il se tourmente, il veut, il souffre ; car vouloir, c’est souffrir. Oui, je suis jaloux. Je sais bien ce qu’il y a dans ma jalousie. Quand je l’examine, j’y trouve des préjugés héréditaires, un orgueil de sauvage, une sensibilité maladive, un mélange de violence bête et de faiblesse cruelle, une révolte imbécile et méchante contre les lois de la vie et du monde. Mais j’ai beau la connaître pour ce qu’elle est : elle est et me tourmente. Je suis le chimiste qui, étudiant les propriétés de l’acide qu’il a avalé, sait avec quelles bases il se combine et quels sels il forme. Cependant l’acide le brûle et le brûlera jusqu’aux os.

— Mon ami, vous êtes absurde.

— Oui, je suis absurde, je le sens mieux que vous ne le sentez vous-même. Vouloir une femme dans tout l’éclat de sa beauté et de son esprit, maîtresse d’elle-même, et qui sait, et qui ose, plus belle en cela et plus désirable, et dont le choix est libre, volontaire, instruit ; la désirer, l’aimer pour ce qu’elle est et souffrir de ce qu’elle n’a ni la candeur puérile, ni la pâle innocence qui choqueraient en elle, s’il était possible de les y rencontrer ; lui demander à la fois qu’elle soit elle et ne soit pas elle, l’adorer telle que la vie l’a faite et regretter amèrement que la vie, qui l’a tant embellie, l’ait seulement touchée, oh ! c’est absurde. Je t’aime, entends-tu, je t’aime avec tout ce que tu m’apportes de sensations, d’habitudes, avec tout ce qui vient de tes expériences, avec tout ce qui vient de lui peut-être, d’eux, que sais-je ?… Ce sont là mes délices et ce sont mes tortures. Il faut bien qu’il y ait un sens profond à cette bêtise publique qui veut que nos amours soient coupables. La joie est coupable quand elle est immense. Voilà pourquoi je souffre, ma bien-aimée.

Elle s’agenouilla devant lui, lui prit les mains, l’attira à elle :

— Je ne veux pas que tu souffres, je ne le veux pas. Mais ce serait une folie. Je t’aime et je n’ai jamais aimé que toi. Tu peux me croire : je ne mens pas.

Il lui mit un baiser sur le front.

— Si tu me trompais, ma chérie, je ne t’en voudrais pas. Au contraire, je t’en serais reconnaissant. Quoi de plus légitime, de plus humain que de tromper la douleur ? Que deviendrions-nous, mon Dieu ! si les femmes n’avaient plus pour nous la pitié du mensonge ? Mens, ma bien-aimée, mens par charité. Donne-moi le songe qui colore les noirs chagrins. Mens, n’aie pas de scrupules. Tu n’ajouterais qu’une illusion à l’illusion de l’amour et de la beauté.

Il soupira :

— Oh ! le bon sens ! la commune sagesse !

Elle lui demanda ce qu’il voulait dire et quelle était cette sagesse commune. Il répondit que c’était un proverbe sensé, mais brutal, et qu’il valait mieux taire.

— Dites-le tout de même.

— Vous voulez que je vous le dise : « Bouche baisée ne perd pas sa fraîcheur. »

Et il ajouta :

— C’est vrai que l’amour conserve la beauté, et que la chair des femmes se nourrit de caresses comme l’abeille de fleurs.

Elle lui mit sur la bouche un serment dans un baiser.

— Je te jure que je n’ai jamais aimé que toi. Oh ! non, ce ne sont pas les caresses qui ont conservé ce peu de charmes que je suis heureuse d’avoir pour te l’offrir. Je t’aime ! je t’aime !

Mais il se souvenait de la lettre d’Or San Michele et de l’inconnu rencontré à la gare.

— Si vous m’aimiez vraiment, vous n’aimeriez que moi.

Elle se leva, indignée :

— Alors, vous croyez que j’en aime un autre ? Mais c’est monstrueux ce que vous dites là. Voilà ce que vous pensez de moi ? Et vous dites que vous m’aimez… Tenez ! j’ai pitié de vous, parce que vous êtes fou.

— Vraiment, je suis fou ? Dites-le-moi. Dites-le-moi encore.

Elle, agenouillée, du creux souple de ses mains, lui enveloppait les tempes et les joues. Elle lui dit encore qu’il était insensé de s’inquiéter d’une vulgaire et banale rencontre. Elle le força de croire, ou plutôt d’oublier. Il ne vit, ne sut, ne connut plus rien que ces mains légères, ces lèvres ardentes, ces dents avides, cette gorge pleine et toute cette chair offerte. Il n’eut plus d’autre idée que de s’anéantir en elle. Son amertume et sa colère évanouies ne lui laissaient plus que l’âcre désir de tout oublier, de lui faire tout oublier, et de tomber avec elle dans un évanouissement voluptueux. Elle-même, aiguillonnée d’inquiétude et de désir, éprouvant l’infinie passion qu’elle inspirait, sentant à la fois sa toute-puissance et sa faiblesse, rendit amour pour amour avec une fureur inconnue d’elle. Et, dans une rage instinctive, dans une sourde volonté de se donner mieux et plus que jamais, elle osa ce qu’elle n’eût pas cru possible d’oser. Une ombre chaude enveloppait la chambre. Des rayons d’or, dardés au bord des rideaux, éclairaient le panier de fraises posé sur la table près d’un flacon de vin d’Asti. Au chevet du lit, l’ombre claire de la dame vénitienne souriait de ses lèvres décolorées. Les masques de Bergame et de Vérone traînaient leur joie silencieuse au long des paravents. Dans un verre, une rose trop lourde tombait feuille à feuille. Le silence était chargé d’amour ; ils goûtaient leur fatigue ardente.

Elle s’endormit sur la poitrine de son amant. Son léger sommeil prolongea sa volupté. Quand elle rouvrit les yeux, elle dit, heureuse :

— Je t’aime.

Accoudé à l’oreiller, il la regardait avec une sourde angoisse.

Elle lui demanda pourquoi il était triste.

— Tu étais content tout à l’heure. Pourquoi ne l’es-tu plus ?

Et, comme il secouait la tête et se taisait :

— Parle. J’aime mieux tes plaintes que ton silence.

Alors, il lui dit :

— Tu veux savoir ? ne te fâche pas. Je souffre plus que jamais, parce que je sais maintenant ce que tu donnes.

Elle se retira brusquement, et les yeux pleins de douleur et de reproche :

— Vous pouvez croire que j’ai été avec un autre ce que je suis avec vous ! Vous me blessez dans ce que j’ai de plus sensible, dans mon amour pour vous. Je ne vous le pardonne pas. Je vous aime. Je n’ai jamais aimé que vous. Je n’ai jamais souffert que par vous. Soyez content. Vous me faites beaucoup de mal… Seriez-vous méchant ?

— Thérèse, on n’est jamais bon quand on aime.

Assise sur le lit, laissant, comme une baigneuse, pendre ses jambes nues, elle resta longtemps immobile et songeuse. Son visage, que le plaisir avait pâli, se colora et une larme vint mouiller ses cils.

— Thérèse, vous pleurez !

— Pardonnez-moi, mon ami. C’est la première fois que j’aime et qu’on m’aime vraiment. J’ai peur.