Calmann-Lévy (p. 202-212).


XVI


Quand, dans son manteau carmélite, elle vint à Lungarno Acciaoli, vers six heures et demie, Dechartre, l’accueillit d’un regard humble et radieux dont elle fut touchée. Le soleil couchant empourprait les eaux grossies de l’Arno. Ils restèrent un moment silencieux. Tandis que, suivant la ligne monotone des palais, ils allaient vers le Pont Vieux, elle lui parla la première.

— Vous voyez, je suis venue. J’ai cru que je devais venir. Je ne me sens pas innocente de ce qui est arrivé. Je le sais bien : j’ai fait ce qu’il fallait pour que vous fussiez avec moi ce que vous êtes maintenant. Mon attitude vous a donné des pensées que vous n’auriez pas eues.

Il semblait ne pas comprendre. Elle reprit :

— J’étais égoïste, j’étais imprudente. Vous me plaisiez ; j’avais du goût pour votre esprit, je ne pouvais plus me passer de vous. J’ai fait ce que j’ai pu pour vous attirer, pour vous retenir. J’ai été coquette… Je ne l’étais pas froidement, ni avec perfidie, mais je l’étais.

Il secoua la tête, niant qu’il s’en fût jamais aperçu.

— Si ! j’ai été coquette. Ce n’est pourtant pas mon habitude. Mais je l’ai été avec vous. Je ne dis pas que vous avez essayé d’en profiter, comme d’ailleurs vous aviez le droit de le faire, ni que vous en ayez tiré vanité. Je n’ai pas remarqué que vous fussiez fat. Il est possible que vous n’en ayez rien vu. Les hommes supérieurs manquent quelquefois de finesse. Mais je sais bien que je n’ai pas été ce que je devais être. Et je vous en demande pardon. Voilà pourquoi je suis venue. Restons bons amis, puisqu’il en est temps encore.

Il lui dit, avec une sombre douceur, qu’il l’aimait. Les premières heures de cet amour avaient été faciles et délicieuses. Il ne voulait que la voir et la revoir encore. Mais bientôt elle l’avait troublé, arraché hors de lui, déchiré. Le mal avait éclaté soudain et violent, un jour, sur la terrasse de Fiesole. Et maintenant, il n’avait plus le courage de souffrir et de se taire. Il criait vers elle. Il n’était pas venu avec un dessein arrêté. S’il avait dit sa passion, c’était par force et malgré lui, dans un inexorable besoin de parler d’elle à elle-même, puisqu’elle était pour lui le seul être qui existât au monde. Sa vie n’était plus en lui, elle était en elle. Qu’elle le sût donc, qu’il l’aimait, et que ce n’était pas avec de molles et vagues tendresses, mais dans une ardeur sèche et cruelle. Hélas ! Il avait l’imagination exacte et précise. Il savait, il voyait sans cesse ce qu’il voulait, et c’était une torture.

Et puis il lui semblait que, mêlés l’un à l’autre, ils auraient les joies qui valent que la vie soit vécue. Leur existence serait une œuvre d’art belle et cachée. Ils penseraient, comprendraient, sentiraient ensemble. Ce serait un monde merveilleux d’émotions et d’idées.

— Nous ferions de la vie un jardin délicieux.

Elle feignit de prendre le change sur l’innocence de ce rêve.

— Vous savez bien que je suis sensible au charme de votre esprit. Je me suis fait un besoin de vous voir et de vous entendre. Je ne vous l’ai que trop laissé voir. Comptez sur mon amitié, et ne vous tourmentez plus.

Elle lui tendit la main. Il ne la prit pas et répondit brusquement :

— Je ne veux pas de votre amitié. Je n’en veux pas. Il faut que je vous aie tout entière, ou que je ne vous voie plus jamais. Vous le savez bien. Pourquoi me tendez-vous la main avec des paroles dérisoires ? Que vous l’ayez voulu ou non, vous m’avez donné de vous une envie désespérée, un goût mortel. Vous êtes devenue mon mal, ma souffrance, ma torture. Et vous me demandez d’être un agréable ami. C’est maintenant que vous êtes coquette et cruelle. Si vous ne pouvez pas m’aimer, laissez-moi partir ; j’irai je ne sais où, vous oublier, vous haïr. Car je me sens pour vous un fond de haine et de colère. Oh ! je vous aime, je vous aime !

Elle crut ce qu’il disait, craignit qu’il ne s’en allât, et eut peur de la tristesse et de l’ennui de vivre sans lui. Elle dit :

— Je vous ai trouvé dans la vie. Je ne veux pas vous perdre. Je ne le veux pas.

Timide et violent, il balbutiait ; les paroles s’étouffaient dans sa gorge. Le crépuscule descendait des montagnes lointaines, et les derniers reflets du soleil pâlissaient à l’orient sur la colline de San Miniato. Elle dit encore :

— Si vous connaissiez ma vie, si vous aviez vu combien elle était vide avant vous, vous sauriez ce que vous êtes pour moi, et vous ne penseriez plus à m’abandonner.

Mais, par le son tranquille de sa voix et par le mouvement égal de ses pas sur les dalles, elle l’irritait. Il lui cria ce qu’il souffrait, le désir brûlant qu’il avait d’elle, la torture de l’idée fixe, comment partout, à toute heure, la nuit, le jour, il la voyait, l’appelait, lui tendait les bras. Il la connaissait maintenant, la maladie divine.

— La grâce de votre pensée, votre courage élégant, votre fierté spirituelle, je les respire comme les parfums de votre chair. Il me semble, quand vous parlez, que votre âme flotte sur vos lèvres, et je me meurs de ne pouvoir y appuyer ma bouche. Votre âme n’est pour moi que l’odeur de votre beauté. J’avais gardé les instincts des hommes primitifs, vous les avez réveillés. Et je sens que je vous aime avec une simplicité sauvage.

Elle le regarda doucement et ne répondit rien. À ce moment, ils virent, dans la nuit tombée, rouler de loin vers eux des lumières et des chants lugubres. Et puis, comme des fantômes chassés par le vent, apparurent les pénitents noirs. Le crucifix courait devant eux. C’étaient les Frères de la Miséricorde, qui, sous la cagoule, tenant des torches et chantant des psaumes, portaient un mort au cimetière. Selon la coutume italienne, le cortège allait de nuit, d’un pas rapide. Les croix, le cercueil, les bannières bondissaient sur le quai désert. Jacques et Thérèse se rangèrent contre la muraille pour laisser passer cette trombe funèbre, les prêtres, les enfants de chœur, les hommes sans visage et, galopant avec eux, la Mort importune, qu’on ne salue pas sur cette terre voluptueuse.

L’avalanche noire avait passé. Les femmes pleuraient en courant après ce cercueil emporté par des fantômes chaussés de gros souliers ferrés.

Thérèse soupira :

— Que nous aura servi de nous tourmenter sur cette terre ?

Il ne sembla pas l’entendre et reprit d’une voix apaisée :

— Avant de vous connaître, je n’étais pas malheureux. J’aimais la vie. J’y étais retenu par des curiosités, des rêves. Je goûtais les formes et l’esprit des formes, les apparences qui caressent et qui flattent. J’avais la joie de voir et de rêver. Je jouissais de tout et ne dépendais de rien. Mes désirs, abondants et légers, m’emportaient sans fatigue. Je m’intéressais à tout et je ne voulais rien : on ne souffre que par la volonté. Je le sais aujourd’hui. Je n’avais point une volonté sombre. Sans le savoir, j’étais heureux. Oh ! c’était peu de chose, c’était seulement ce qu’il faut pour vivre. Maintenant je ne l’ai plus. Mes plaisirs, l’intérêt que je prenais aux images de la vie et de l’art, le vif amusement de créer de mes mains une figure rêvée, vous m’avez fait tout perdre, et vous ne m’avez pas même laissé le regret. Je ne voudrais plus de ma liberté, de ma tranquillité passées. Il me semble qu’avant vous je ne vivais pas. Et, maintenant que je me sens vivre, je ne puis vivre ni loin de vous ni près de vous. Je suis plus misérable que ces mendiants que nous avons vus sur la route d’Ema. Ils avaient de l’air à respirer. Et moi, je ne puis respirer que vous, que je n’ai pas. Pourtant, je me réjouis de vous avoir rencontrée. Cela seul compte dans mon existence. Tout à l’heure, je croyais vous haïr. Je me trompais. Je vous adore et je vous bénis du mal que vous m’avez fait. J’aime tout ce qui me vient de vous.

Ils approchaient des arbres noirs, dressés à l’entrée du pont San Niccola. De l’autre côté du fleuve, les terrains vagues étalaient leur tristesse agrandie par la nuit. Le voyant calme et plein d’une langueur douce, elle crut que son amour, tout dans l’imagination, s’envolait en paroles et que ses désirs coulaient en rêveries. Elle ne s’était pas attendue à une résignation si prompte. Elle était presque déçue d’échapper au danger qu’elle avait craint.

Elle lui tendit la main, plus hardiment cette fois que la première.

— Allons, soyons amis. Il est tard. Retournons, et conduisez-moi jusqu’à ma voiture, que j’ai laissée place de la Seigneurie. Je serai pour vous ce que j’étais, une excellente amie. Vous ne m’avez pas fâchée.

Mais il l’entraîna du côté de la campagne, dans la solitude croissante de la rive.

— Non, je ne vous laisse pas partir sans vous avoir dit ce que je voulais vous dire. Mais je ne sais plus parler, je ne trouve pas les mots. Je vous aime, je vous veux. Je veux savoir que vous êtes à moi. Je vous jure que je ne passerai pas une nuit encore dans l’horreur d’en douter.

Il la prit, la serra dans ses bras ; et, visage contre visage, épiant la lueur de son regard à travers l’obscurité de la voilette :

— Il faut que vous m’aimiez. Je le veux, et c’est vous aussi qui l’avez voulu. Dites que vous êtes à moi. Dites-le !

S’étant dégagée avec douceur, elle répondit d’une voix faible et lente :

— Je ne peux pas. Je ne peux pas. Vous voyez bien que j’agis franchement avec vous. Je vous disais tout à l’heure que vous ne m’avez pas fâchée. Mais je ne peux pas faire ce que vous voulez.

Et rappelant à sa pensée l’absent qui l’attendait, elle répéta :

— Je ne peux pas.

Penché sur elle, il interrogeait anxieusement ce regard dont la double étoile tremblait et se voilait.

— Pourquoi ? Vous m’aimez, je le sens, je le vois. Vous m’aimez. Pourquoi me faire ce tort de n’être pas à moi ?

Il l’attira contre sa poitrine, voulant mettre sa bouche et son âme sur ces lèvres voilées. Cette fois, elle se déroba avec une volonté agile et dit :

— Je ne peux pas. Ne m’en demandez pas plus. Je ne peux pas être à vous.

Il eut un tremblement des lèvres, une convulsion de tout le visage. Il lui cria :

— Vous avez un amant et vous l’aimez. Pourquoi vous moquiez-vous de moi ?

— Je vous jure que je n’avais pas envie de me moquer de vous, et que, si j’aimais quelqu’un au monde, ce serait vous.

Mais il ne l’écoutait plus.

— Laissez-moi ! Laissez-moi !

Et il fuyait vers la campagne noire. L’Arno, maintenant répandu sur la rive, formait dans les terres grasses des lagunes où la lune, à demi voilée, brisait ses clartés incertaines. Il allait, par les flaques d’eau et de boue, d’une marche rapide, aveugle, affreuse.

Elle eut peur et poussa un cri. Elle l’appela. Mais il ne tourna pas la tête et ne répondit pas. Il fuyait avec une tranquillité effrayante. Elle courut après lui. Les pieds froissés par les cailloux, sa jupe alourdie d’eau, elle le rejoignit, le tira vivement à elle :

— Qu’est-ce que vous alliez faire ?

Alors, la regardant, il vit dans ses yeux la peur qu’elle avait eue, et il lui dit :

— Ne craignez rien. J’allais sans voir. Je vous assure que je ne cherchais pas à mourir. Oh ! soyez tranquille. Je suis désespéré, mais je suis très calme. Je vous fuyais. Je vous demande pardon. Mais je ne pouvais plus, non, je ne pouvais plus vous voir. Laissez-moi, je vous en supplie. Adieu !

Elle répondit, troublée et faible :

— Venez ! Nous ferons ce que nous pourrons.

Il restait sombre et ne parlait pas.

Elle répéta :

— Allons, venez !

Elle lui prit le bras. La vive douceur de cette main le ranima. Il lui dit :

— Vous voulez bien ?

— Je ne veux pas vous perdre.

— Vous me promettez ? …

— Il faut bien.

Et, dans son inquiétude et son angoisse, elle sourit presque en pensant qu’il avait si vite réussi par sa folie.

Il lui dit :

— Demain !

Elle, vivement, avec un instinct de défense :

— Ah ! non, pas demain !

— Vous ne m’aimez pas ; vous regrettez d’avoir promis.

— Non, je ne regrette pas, mais…

Il l’implorait, la suppliait. Elle le regarda un moment, détourna la tête, hésita, et dit très bas :

— Samedi.