Calmann-Lévy (p. 213-218).


XVII


Après le dîner, miss Bell dessinait dans le salon. Elle traçait sur le canevas des profils d’Étrusques barbus, pour un coussin que devait broder madame Marmet. Le prince Albertinelli choisissait les laines avec un sentiment féminin des nuances. La soirée s’avançait quand Choulette, ayant, selon sa coutume, joué à la briscola, avec le cuisinier, chez le traiteur, parut, joyeux et comme plein de l’esprit d’un dieu. Il alla s’asseoir sur le canapé, à côté de madame Martin, et la regarda tendrement. Une volupté mousseuse pétillait dans ses yeux verts. Il l’enveloppait, en lui parlant, de louanges poétiques et pittoresques. C’était comme l’ébauche d’une chanson amoureuse qu’il improvisait près d’elle. En des phrases courtes, tourmentées et bizarres, il lui disait le charme qu’elle exhalait.

Elle songea :

— Lui aussi !

Et elle s’amusa à le taquiner. Elle lui demanda s’il n’avait pas trouvé à Florence, dans les bas quartiers, quelqu’une de ces personnes auxquelles il s’adressait le plus volontiers. Car on savait ses préférences. Il avait beau le nier : on n’ignorait pas à quelle porte il avait trouvé le cordon de son tiers ordre. Ses amis l’avaient rencontré sur le boulevard Saint-Michel avec des demoiselles en cheveux. Son goût pour ces malheureuses créatures se retrouvait dans ses plus beaux poèmes.

— Oh ! monsieur Choulette, autant que je puis en juger, elles sont bien mal, vos préférées.

Il répondit avec solennité :

— Madame, vous pouvez recueillir le grain des calomnies semées par M. Paul Vence et me le jeter à poignées. Je ne m’en garderai pas. Il n’est pas nécessaire que vous sachiez que je suis chaste, et que j’ai l’âme pure. Mais ne jugez point avec légèreté celles que vous appelez des malheureuses, et qui vous devraient être sacrées, puisqu’elles sont malheureuses. La fille méprisée et perdue, c’est l’argile docile au doigt du potier divin ; c’est la victime expiatoire et l’autel de l’holocauste. Les prostituées sont plus près de Dieu que les femmes honnêtes : elles ont perdu la superbe et dépouillé l’orgueil. Elles ne se glorifient pas du néant dont la matrone s’honore. Elles possèdent l’humilité, qui est la pierre angulaire des vertus agréables au ciel. Il leur suffira d’un court repentir pour y être les premières, car leurs péchés, sans malice et sans joie, portent en eux le rachat et le pardon. Leurs fautes, qui sont des douleurs, participent des mérites attachés à la douleur. Asservies à l’amour brutal, elles se sont privées de toute volupté, et elles approchent par là des hommes qui se sont faits eunuques en vue du royaume de Dieu. Elles sont comme nous des coupables, mais la honte coule sur leur crime comme un baume, la souffrance le purifie comme un charbon ardent. C’est pourquoi Dieu entendra le premier regard qu’elles lèveront vers lui. Un trône est préparé pour elles à la droite du Père. Dans le royaume de Dieu, la reine et l’impératrice seront heureuses de s’asseoir aux pieds de la rôdeuse de barrières. Car ne croyez pas que la maison céleste soit construite sur le plan humain. Il s’en faut de tout, madame.

Pourtant il concéda qu’il y avait plus d’un chemin conduisant au salut. On pouvait suivre celui de l’amour.

— L’amour des hommes est bas, dit-il, mais il s’élève en pentes douloureuses et mène à Dieu.

Le prince s’était levé. Baisant la main à miss Bell, il lui dit :

— À samedi.

— Oui, à après-demain, à samedi, reprit Vivian.

Thérèse tressaillit. Samedi ! Ils parlaient de samedi tranquillement, comme d’un jour ordinaire et prochain. Jusque-là elle n’avait pas voulu penser que samedi viendrait si tôt et si naturellement.


On s’était séparé depuis une demi-heure. Thérèse, étourdie et lasse, songeait dans son lit, quand elle entendit gratter à la porte de la chambre. Le battant s’entr’ouvrit et la petite tête de Vivian parut entre les grands citronniers de la portière.

— Je ne vous ennuie pas, darling ? Vous n’avez pas sommeil ?

Non, darling n’avait pas envie de dormir. Elle se souleva sur son coude. Vivian s’assit sur le lit, si légère qu’elle ne le creusa pas.

— Darling, je sais que vous avez beaucoup de raison. Oh ! j’en suis sûre. Vous êtes raisonnable comme M. Sadler est violoniste. Il joue un peu faux quand il veut. Et vous aussi, quand vous ne raisonnez pas tout à fait juste, c’est que vous vous donnez un plaisir de virtuose. Oh ! darling, vous avez beaucoup de raison et de jugement. Et je viens vous demander un conseil.

Surprise et un peu inquiète, Thérèse se défendit d’avoir de la raison. Elle s’en défendit avec sincérité. Mais Vivian ne l’écouta pas.

— J’ai beaucoup lu François Rabelais, my love. C’est dans Rabelais et dans Villon que j’ai appris le français. Ils sont de vieux bons maîtres de langage. Mais, darling, connaissez-vous le Pantagruel ? Oh ! le Pantagruel est une belle et noble ville pleine de palais, dans l’aube resplendissante, avant que les balayeurs soient passés. Oh ! non, darling, les balayeurs n’ont pas enlevé les ordures, et les filles de service n’ont pas lavé les parvis de marbre. Et j’ai vu que les dames françaises ne lisaient pas le Pantagruel. Vous ne le connaissez pas ? Non ? Oh ! ce n’est pas nécessaire. Dans le Pantagruel, Panurge demande s’il doit se marier, et il se couvre de ridicule, my love. Eh bien, moi, je suis tout aussi risible que lui, puisque je vous fais la même question.

Thérèse répondit avec un malaise qu’elle ne cachait pas :

— Oh ! pour cela, chérie, ne me demandez rien. Je vous ai déjà dit mon avis.

— Mais, darling, vous avez dit seulement que les hommes ont tort de se marier. Je ne peux pas prendre le conseil pour moi.

Madame Martin regarda la petite tête garçonnière de miss Bell, qui exprimait bizarrement la pudeur amoureuse.

Elle dit, en l’embrassant :

— Chérie, il n’y a pas d’homme, au monde, assez exquis et délicat pour vous.

Puis, avec une expression de gravité affectueuse :

— Vous n’êtes pas un enfant : si l’on vous aime et que vous aimiez, faites ce que vous croirez devoir faire, sans mêler à l’amour des intérêts et des combinaisons qui n’ont rien à voir avec les sentiments. C’est le conseil d’une amie.

Miss Bell hésita un moment à comprendre. Puis elle rougit et se leva. Elle était choquée.