Calmann-Lévy (p. 195-201).


XV


Thérèse, en quittant Dechartre, fut déjeuner avec son amie et madame Marmet chez une très vieille dame florentine que Victor-Emmanuel avait aimée lorsqu’il était duc de Savoie. Depuis trente ans, elle n’était pas sortie une fois de son palais sur l’Arno où, fardée et peinte, coiffée d’une perruque violette, elle jouait de la guitare dans les grandes salles blanches. Elle recevait la belle société de Florence, et miss Bell allait souvent la voir. À table, cette recluse de quatre-vingt-sept ans interrogea la comtesse Martin sur le monde élégant de Paris, dont elle suivait le mouvement dans les journaux et dans les conversations avec une frivolité qui devenait auguste par la durée. Solitaire, elle gardait le respect et le culte du plaisir.

Au sortir du palazzo, pour fuir le vent qui soufflait sur le fleuve, l’aigre libeccio, miss Bell conduisit ses amies dans les vieilles rues étroites aux maisons de pierre noire, qui brusquement s’entr’ouvrent sur l’horizon où, dans la pureté de l’air, rit une colline, avec trois arbres grêles. Elles allaient, et Vivian montrait à son amie, sur les façades sordides où pendaient des loques rouges, quelque joyau de marbre, une Vierge, une fleur de lys, une Sainte Catherine dans une volute de feuillage. Ils allèrent, par ces ruelles de l’antique cité, jusqu’à l’église d’Or San Michele, où il était convenu que Dechartre les retrouverait. Thérèse songeait à lui, maintenant, avec une attention intéressée et minutieuse. Madame Marmet pensait à chercher une voilette ; on lui donnait l’espoir d’en trouver une sur le Corso. Cette affaire lui rappela une distraction de M. Lagrange qui, un jour, dans son cours public, en chaire, tira de sa poche une voilette à pois d’or et s’en essuya le front, croyant se servir de son mouchoir. Les auditeurs étaient surpris, et l’on chuchotait. C’était la voilette que lui avait confiée, la veille, sa nièce, mademoiselle Jeanne Michot, qu’il accompagnait au théâtre. Et madame Marmet expliqua comment, la trouvant dans la poche de son pardessus, il l’avait prise sur lui, pensant la rendre à sa nièce, et comment, par mégarde, il la déploya et l’agita sur l’assistance qui souriait.

Au nom de Lagrange, Thérèse se rappela l’étoile flamboyante annoncée par le savant, et se dit avec une tristesse narquoise que c’était le moment qu’elle vînt finir le monde pour la tirer d’affaire. Mais, au-dessus des murs précieux de la vieille église, elle vit le ciel qui, séché par le vent de la mer luisait d’un bleu pâle et cruel. Miss Bell lui montra une des statues de bronze qui, dans leurs niches ciselées, ornent les façades de l’église.

— Voyez, darling, comme ce Saint Georges est jeune et fier. Saint Georges était autrefois le chevalier dont rêvaient les jeunes filles. Et vous savez que Juliette s’écria en voyant Roméo : « Vraiment, c’est un beau Saint Georges ! »

Mais darling lui trouvait un air correct, ennuyeux et têtu. À ce moment, elle se rappela tout à coup la lettre qui était restée dans sa poche.

— Je crois que voici M. Dechartre, dit la bonne madame Marmet.

Il les avait cherchées dans l’église, devant le tabernacle d’Orcagna. Il aurait dû se rappeler l’attrait irrésistible que le Saint Georges de Donatello exerçait sur miss Bell. Il admirait aussi cette figure fameuse. Mais il gardait une amitié particulière au Saint Marc, rustique et franc, qu’ils pouvaient voir dans sa niche, à gauche, vers cette ruelle sur laquelle passe un massif arc-boutant appuyé à la vieille maison des Cardeurs de laine.

En s’approchant de la statue qu’il désignait, Thérèse découvrit une boîte aux lettres contre le mur de la rue étroite que regardait le saint. Dechartre, cependant, s’étant placé à l’endroit convenable pour voir son bon Marc, parlait de lui avec une abondante amitié.

— C’est à lui que je fais ma première visite, dès mon arrivée à Florence. J’y ai manqué une seule fois. Il me le pardonnera : c’est un homme excellent. Il n’est guère apprécié de la foule et n’attire point l’attention. Pour moi, je me plais dans sa société. Il est vivant. Je comprends qu’après lui avoir donné une âme, Donatello lui ait crié : « Marc, pourquoi ne parles-tu pas ? »

Madame Marmet, lasse d’admirer le Saint Marc et sentant au visage les brûlures du libeccio, entraîna miss Bell vers la rue Calzaioli, à la recherche d’une voilette.

Elles s’éloignèrent toutes deux, laissant darling et Dechartre à leurs admirations. On se retrouverait chez la marchande de modes.

— Je l’aimais, poursuivit le sculpteur, je l’aimais ce Saint Marc, parce que j’y sentais, mieux encore que dans le Saint Georges, la main et l’âme de Donatello, qui fut toute sa vie un bon et pauvre ouvrier. Je l’aime encore plus aujourd’hui, parce qu’il me rappelle, dans sa candeur vénérable et touchante, ce vieux savetier de Santa-Maria-Novella à qui vous parliez si gentiment ce matin.

— Ah ! dit-elle, je ne sais plus son nom. Avec M. Choulette, nous l’appelons Quentin Matsys, parce qu’il ressemble aux vieillards de ce peintre.

Comme ils tournaient l’angle de l’église pour voir la façade qui regarde la vieille maison des Cardeurs de laine, portant sous son auvent de tuiles rouges l’agneau héraldique, elle se trouva devant la boîte aux lettres, si poudreuse et si rouillée, qu’il semblait que le facteur n’en approchât jamais. Elle y coula sa lettre, sous le regard ingénu de Saint Marc.

Dechartre la vit et sentit comme un coup sourd frappé dans sa poitrine. Il essaya de parler, de sourire, mais la main gantée qui jetait la lettre lui restait devant les yeux. Il se rappelait avoir vu, le matin, des lettres de Thérèse sur le plateau de l’antichambre. Pourquoi n’avait-elle pas mis celle-ci avec les autres ? La raison n’était pas difficile à deviner.

Il restait immobile, songeur, regardait sans voir. Il essayait de se rassurer : peut-être était-ce une lettre insignifiante qu’elle avait voulu cacher à l’agaçante curiosité de madame Marmet.

— Monsieur Dechartre, il serait temps de rejoindre nos amies chez la modiste du Corso.

Peut-être écrivait-elle à madame Schmoll, qui était brouillée avec madame Marmet. Et tout de suite il s’apercevait de la niaiserie de ces suppositions.

C’était bien clair. Elle avait un amant. Elle lui écrivait. Peut-être qu’elle lui disait : « J’ai vu Dechartre aujourd’hui, le pauvre garçon est amoureux de moi. » Mais qu’elle écrivît cela ou autre chose, elle avait un amant. Il n’y avait pas encore songé. La savoir à un autre, brusquement, il en ressentait une souffrance de toute la chair et de toute l’âme. Et cette main, cette petite main glissant la lettre lui restait dans les yeux et y faisait une atroce brûlure.

Elle ne savait pas pourquoi il était devenu tout à coup muet, sombre. C’est en le voyant jeter un regard anxieux sur la boîte aux lettres qu’elle devina. Elle le trouva bizarre d’être jaloux sans en avoir le droit ; mais elle ne s’en fâcha pas.

Arrivés sur le Corso, ils virent de loin miss Bell et madame Marmet qui sortaient de la boutique de modes.

Dechartre dit à Thérèse, d’une voix impérieuse et suppliante :

— J’ai à vous parler. Il faut que je vous voie seule demain ; soyez le soir, à six heures, Lungarno Acciaoli.

Elle ne répondit rien.