Calmann-Lévy (p. 189-194).


XIV


Le lendemain à son réveil, elle se dit qu’il fallait répondre à Robert. Il pleuvait. Elle écoutait languissamment les gouttes d’eau tomber sur la terrasse. Vivian Bell, soigneuse et raffinée, avait fait placer sur la table toute une papeterie artiste : des feuillets imitant le vélin des missels, et d’autres, d’un violet pâle, semés d’une cendre d’argent ; des plumes de celluloïd, blanches et légères, qu’il fallait manier comme des pinceaux ; une encre irisée qui, sur la page, se nuait d’azur et d’or. Thérèse s’impatientait de ces délicatesses et de ces préciosités, mal appropriées à une lettre qu’elle aurait voulue simple et peu voyante. En s’apercevant que ce nom d’« ami », donné à Robert à la première ligne, jouait sur le papier argenté, se teintait en gorge de pigeon et en coquille de nacre, il lui vint aux lèvres un demi-sourire. Les premières phrases lui donnèrent de la peine. Elle précipita le reste, parla beaucoup de Vivian Bell et du prince Albertinelli, un peu de Choulette, dit qu’elle avait vu Dechartre de passage à Florence. Elle vanta quelques tableaux des musées, mais sans goût et seulement pour remplir les pages. Elle savait que Robert n’entendait rien à la peinture ; qu’il admirait uniquement un petit cuirassier, de Detaille, acheté chez Goupil. Elle le revoyait, ce petit cuirassier, qu’il lui avait montré un jour, avec orgueil, dans sa chambre à coucher, près de la glace, sous des portraits de famille. Tout cela, de loin, lui semblait mesquin, ennuyeux et triste. Elle finit sa lettre par des mots d’amitié, d’une douceur qui n’était pas feinte. Car, vraiment, elle ne s’était jamais sentie à ce point paisible et clémente envers son ami. En quatre pages, elle avait peu dit et fait comprendre moins encore. Elle annonçait seulement qu’elle resterait un mois à Florence, dont l’air lui faisait du bien. Elle écrivit ensuite à son père, à son mari et à la princesse Seniavine. Elle descendit l’escalier, ses lettres à la main. Dans l’antichambre, elle en jeta trois sur le plateau d’argent destiné à recevoir les papiers pour la poste. Se méfiant des yeux fureteurs de Madame Marmet, elle glissa dans sa poche la lettre à Le Ménil, comptant sur le hasard des promenades pour la couler dans une boîte.

Presque aussitôt, Dechartre vint prendre les trois amies pour les accompagner dans la ville. Comme il attendait un moment dans l’antichambre, il vit les lettres sur le plateau.

Sans croire en aucune manière à la divination des âmes par l’écriture, il était sensible à la forme des lettres comme à une sorte de dessin qui peut avoir aussi son élégance. L’écriture de Thérèse le charmait pour le souvenir d’elle et comme une fraîche relique, et il en goûtait aussi la franchise mordante, le tour hardi et simple. Il contempla les adresses sans les lire, avec une admiration sensuelle.

Ils visitèrent, ce matin-là, Sainte-Marie-Nouvelle, où la comtesse Martin était déjà allée avec madame Marmet. Mais miss Bell leur avait fait honte de n’avoir pas vu la belle Ginevra de’ Benci, sur une fresque du chœur. « Il fallait, disait Vivian, visiter dans la lumière du matin cette figure matinale. » Tandis que la poétesse et Thérèse causaient ensemble, Dechartre, attaché à madame Marmet, écoutait avec patience des anecdotes où des académiciens dînaient chez des femmes élégantes ; et il entrait dans les soucis de cette dame, très préoccupée depuis plusieurs jours d’acheter une voilette de tulle. Elle n’en trouvait pas à son goût dans les magasins de Florence, et elle regrettait la rue du Bac.

Au sortir de l’église, ils passèrent devant l’échoppe du savetier que Choulette avait pris pour son maître. Le bonhomme rapiéçait des chaussures rustiques. Le basilic élevait près de lui sa boule verte, et le moineau à la patte de bois pépiait.

Madame Martin demanda au vieillard s’il se portait bien, s’il avait assez de travail pour vivre, s’il était content. À toutes ces questions il répondait par le « oui » charmant de l’Italie, le « si », qui chantait doucement dans sa bouche édentée. Elle lui fit dire l’histoire de son moineau. La pauvre bestiole avait un jour trempé sa patte dans la poix bouillante.

— J’ai fait au petit compagnon une jambe de bois avec une allumette, et il se perche sur mon épaule comme autrefois.

— C’est ce bon vieil homme, dit miss Bell, qui enseigne la sagesse à M. Choulette. Il y avait à Athènes un cordonnier nommé Simon, qui écrivait des livres de philosophie et qui était l’ami de Socrate. J’ai toujours trouvé que M. Choulette ressemblait à Socrate.

Thérèse demanda au cordonnier de dire son nom, son histoire. Il se nommait Serafino Stoppini, natif de Stia. Il était vieux. Il avait eu des peines dans sa vie.

Il souleva ses lunettes sur son front, découvrant des yeux bleus, très doux et presque éteints sous leurs paupières rouges :

— J’ai eu une femme, des enfants, je n’en ai plus. J’ai su des choses que je ne sais plus.

Miss Bell et madame Marmet s’en étaient allées à la recherche d’une voilette.

« Il n’a au monde, songea Thérèse, que ses outils, une poignée de clous, le baquet où il trempe ses cuirs et un pot de basilic, et il est heureux. »

Elle lui dit :

— Cette plante sent bon et elle fleurira bientôt.

Il répondit :

— Si la pauvre petite fleurit, elle mourra.

Thérèse, en le quittant, laissa sur la table une pièce de monnaie.

Dechartre était près d’elle. Gravement, presque sévèrement, il lui dit :

— Vous le saviez ?…

Elle le regarda et attendit.

Il acheva :

— … que je vous aime.

Elle continua un moment d’attacher sur lui, en silence, le regard de ses yeux clairs dont les paupières battaient. Puis elle fit de la tête signe que oui. Et, sans qu’il essayât de la retenir, elle alla rejoindre miss Bell et madame Marmet qui l’attendaient au bout de la rue.