Le Lord des îles/Gosselin, 1824/Chant V

Traduction par M. A. P.
Gosselin (p. 160-205).


CHANT CINQUIÈME

I.

Les rayons de l’aube matinale éclairent le beau Loch-Ranza. La fumée s’élève en légers nuages des cabanes du hameau solitaire qu’une baie profonde et une chaîne de montagnes séparent du reste du monde.

Le pêcheur a déroulé sa voile ; le berger mène ses chevreaux sur la cime escarpée du Ben-Ghoil. Assise devant la porte de sa chaumière et ranimée par la chaleur vivifiante du soleil, la vieille ménagère tourne ses fuseaux… Partout les mortels se réveillent au travail et aux soucis.

Les sons d’une cloche à demi couve rte de mousse appellent à d’autres devoirs les vierges des couvens. Les prières sont dites : le saint sacrifice est accompli ; chaque sœur docile à la règle ; entre dans sa cellule pour réciter son rosaire. Isabelle s’agenouille pour prier dans le recueillement ; un rayon du soleil, s’échappant à travers l’étroite jalousie, tombe sur son cou d’albâtre et sur ses cheveux noirs, qui ombragent sa tête dévotement inclinée.

II.

Sa prière est finie ; elle lève les yeux. Soudain elle aperçoit sur le plancher une bague enrichie d’un diamant, et lit ces mots sur un papier fixé à la bague par un fil de soie : — A lady Isabelle ; — Elle l’ouvre : — Cette bague fut jadis le gage de sa foi. Je la lui rends ainsi que ses promesses : je cède mes droits sur sa main à celle qui possède son cœur. O vous, qu’attend une meilleure destinée, ne refusez pas un soupir de compassion à l’infortunée Edith de Lorn ! — Un rayon de plaisir, brilla dans les yeux d’Isabelle étonnée, mais il s’évanouit aussitôt, et la honte, qui colora son front, la punit de ce mouvement de joie.

— Loin de moi, sentimens indignes de ma famille, pensées viles et coupables qui avez fait battre mon cœur en voyant les espérances d’une rivale déçues !

— Gage des sermens qui lièrent un homme ingrat à une fiancée trop crédule, tu ne séduiras pas Isabelle. Je te placerai dans un lieu où meurent toutes les pensées du monde, où toutes les grandeurs de la terre perdent leur éclat imposteur. — A ces mots, Isabelle déposa la bague au pied de son crucifix.

III.

Une autre réflexion s’éleva bientôt dans son âme…. Celle à qui cette bague appartient est loin de ces lieux ! Comment ce bijou a-t-il pu lui arriver à travers ces grilles et ces verroux ?

Mais le grillage de la fenêtre est entr’ouvert, Isabelle regarde ; elle voit la rosée du matin légèrement foulée. Sur le mur tapissé de mousse, elle suit l’empreinte d’un pied qui, en glissant, avoit détaché la verdure ; les branches de lierre étaient arrachées et entrelacées comme pour faciliter une escalade. — Quel est le hardi messager qui a pu tenter une telle entreprise ? Je conçois d’étranges soupçons. Mais Mona vient à moi ; rien n’échappe à son œil curieux. — Ma bonne mère, dites-moi quels sont les étrangers qui sont entrés auj ourd’hui dans cette sainte demeure. — Madame, il n’en est venu aucun de distinction : seulement le page de votre frère est arrivé à la pointe du jour. Je l’ai invité à se rendre à la chapelle où l’on disoit la sainte messe ; mais il a fui plus rapide que la flèche. Des larmes sembloient rouler dans ses yeux.

IV.

A ces mots, la vérité se montra aux yeux d’Isabelle, comme un rayon de soleil échappé de la nue. — C’est Edith elle-même… Sa douleur muette, sa démarche, ses regards m’expliquent assez ce mystère. Ma chère Mona, qu’à l’instant on descende à la baie, qu’on prie le roi de venir dans ma cellule, et d’amener avec lui ce jeune page muet qu’il aime avec tant d’affection. Eh quoi ! madame, ignorez-vous que, dès la point e du jour, le roi a quitté ce rivage ! Mes yeux affaiblis par les ans ont vu, du haut de la tour, le départ des guerriers. Hier, ils ont campé au milieu de la forêt, et au lever de l’aurore le cor de leur vaillant prince s’est fait entendre ; ils ont pris leurs rangs ; leurs lances ont brillé à travers les armes et les broussailles. Dans leur empressement, ils sont partis sans avoir imploré la protection du ciel, semblables aux cerfs qui, le matin, secouent les gouttes de rosée dont la nuit les a couverts, relèvent fièrement leur tête ornée de rameaux, et s’enfuient vers la plaine. — Mais en quels lieux mon frère a-t-il porté ses pas ? — J’ai appris qu’il se dirigeoit vers la baie de Brodick, où l’attendent, à ce qu’on assure, une vingtaine de barques qui doivent le porter, au premier signal, aux rivages de Carrick. Si tel est son dessein, ajouta l’inquiète Isabelle, il faut se hâter… faites venir auprès de moi le père AugIIstin. La nonne obéit, et le moine arriva bientôt.

V.

— Mon père, allez en toute hâte à la baie de Brodick : soyez mon messager auprès de Bruce. Dites-lui que je le conjure, au nom du ciel, de ne point quitter ce rivage avant de m’avoir parlé. Ou bien, si ses projets ne souffrent aucun retard, qu’il vous confie ce jeune page muet qui fait partie de sa suite ; dites-lui que c’est une grâce que lui demande Isabelle, et qu’elle a des motifs qu’elle ne peut expliquer. Allez, bon père, songez que votre diligence peut donner ou la vie ou la mort. — Le vieux prêtre se couvrit de son capuchon, s’appuya sur son bâton noueux, chaussa ses sandal es, et, semblable au pèlerin courbé par l’âge, il se mit en route.

VI.

Les pas de la vieillesse sont tardifs : le trajet étoit long et pénible ; mais il n’y avoit dans ce Iieu aucune autre personne à qui l’on pût confier cet important message. Le moine chemina lentement au milieu des taillis. Il suivit le cours de maints torrens qui, se précipitant avec fracas du sommet des montagnes, rouloient en mugissant leurs eaux rapides, et se brisoient en brillante écume. Le sauvage courlis voltigeoit sans crainte autour du vieillard. Il traversa des chemins bordés de précipices dont les infractuosités demandoient un œil vigilant et une démarche assurée. Le voyageur reposa son front sur ces pierres druidiques, antiques autels de nos pères ; et, au milieu des monumens solita ires des héros païens, il murmura une humble prière pour ceux qui moururent avant que le soleil de Siloé se fût levé pour eux. Il s’agenouilla au pied de la croix de Macfarlane, dit son rosaire. sous l’ombrage, et apaisa sa soif dans l’onde du ruisseau voisin. De là, poursuivant sa route, il gravit, à l’approche de la nuit, la colline qui porte sur sa cime verdoyante les gothiques tours de Brodick. Douglas les avoit enlevées les armes à la main au dernier des Hastings, vassal de l’Angleterre. Le soleil, en se couchant derrière l’île, la coloroit encore de ses derniers rayons.

VII.

Malgré l’approche de la nuit, tout étoit en mouvement dans la baie de Brodick. Les soldats de Bruce s’étaient déployés sur le rivage. Les uns démarrent les navires et les chaloupe s, d’autres déroulent les voiles ou agitent les rames. Leurs yeux se tournent souvent vers un point lumineux qui brilloit à l’horizon et que l’on auroit pris pour une étoile de la voûte azurée, si cette lumière eût été moins vive et moins étendue. Ce feu lointain brilloit au sud. Au déclin du jour, sa clarté sembloit pâle et mourante, mais quand la nuit eut jeté son voile sombre sur les rivages de Carrick, la flamme resplendissoit de plus en plus.

Les pas appesantis du moine foulent les sables du rivage ; il se trouve au milieu d’un spectacle étrange pour un ministre des autels. Ce sont des guerriers qui s’arment pour le combat ; et qui préparent leurs bagages de guerre. Leurs mains agitent des lances et des haches ; souvent les oreilles du saint homme sont frappées par un langage auquel elles étaient peu accoutumées. Les chefs hâtent l’embarquement ; et, bouillans comme la vague de l’orage, ils parlent aux soldats avec les mots.impérieux de l’impatience.

VIII.

Le moine traversa cette armée, et parvint jusqu’à Bruce. Il le trouva appuyé contre une galère restée à sec sur le rivage, et que la marée montante devoit remettre à flot. Bruce comptoit chaque vague qui s’enfloit sur la grève, et qui venoit baigner les flancs du navire. Il tournoit parfais ses regards vers ce feu lointain, fixoit son baudrier et agitoit son épée dans le fourreau. Edward et Lennox étaient auprès de lui. Douglas et Ronald pressoient l’embarquement des troupes…. Le moine s’approche du roi, et s’incline en sa présence. — Êtes-vous arrivé de si loin, lui dit Bruce, pou r nous bénir avant notre départ ? — Prince, sujet loyal, j’invoquerai le ciel pour le succès de vos armes : mais j’ai une autre demande à vous faire. Alors il lui exposa le message d’Isabelle. — Par saint Giles, s’écria le roi ; vous me désespérez ; ce matin j’ai envoyé le page à Saute-Brigite avec l’ordre exprès d’y demeurer. — Il y est venu, nous a dit la tourière ; mais, seigneur, son séjour n’a pas duré long-temps.

IX.

— Edward prit, alors la parole C’est moi qui ai trouvé pour le page une mission plus importante. Je cherchois dans mon inquiétude un messager, qui fût habile à porter vos ordres à Cuthbert : le hasard m’a fait entrer à la pointe du jour dans une chapelle où l’on célébroit la messe ; là, j’ai vu le page muet assis sur un tombeau et pleu rant sur sa jeunesse destinée à l’obscurité des cloîtres. Je lui ai proposé cette mission. Aussitôt la surprise et la joie ont rayonné dans ses yeux. Il s’est élancé dans un léger esquif ; le vent propice enfloit sa voile, et je vois qu’il a rempli fidèlement mes ordres ; car le feu qui brille à l’horizon nous annonce que Clifford garde négligemment, le château de nos pères.

X.

— Imprudent ! s’écria le roi, comment as-tu pu avoir la barbarie d’exposer à un pareil danger un orphelin,un enfant, incapable de fuir, incapable de se défendre, et qui ne peut même implorer la pitié ? Oui, si le ciel m’avoit rétabli dans mes droits, j’aurois donné ma couronne plutôt que d’exposer ainsi cet enfant sans défense. — Mon frère et mon roi, répondit Edward partagé entre la colère et le respe ct, je m’attendois peu à de pareils reproches. J’ai cru qu’un messager étranger s’introduiroit dans la demeure du chapelain plus facilement qu’aucun de nos chevaliers, qui tous y sont connus. Sa présence ne sera pas remarquée. Son intelligence est active, et son malheur sera sa défense. S’il est découvert, on ne devinera jamais le but de son voyage ; et s’il est arrêté, sa bouche ne peut le trahir… D’ailleurs, cette flamme propice mériteroit le pardon d’une faute plus grave encore que la mienne. — Ta conduite fut imprudente, reprit le roi ; mais à présent tous ces discours sont superflus. Hâtons-nous de partir. Bon père, racontez à Isabelle quel malheureux hasard m’empêche de la satisfaire. Si la victoire nous sourit, j’aurai soin de lui rendre ce page. Allez porter mes félicitations à ma sœur ; ne nous oubliez pas dans vos prières.

XI.

— Ah ! répondit le prêtre, tant que cette faible main pourra élever le calice et faire un signe de croix, tant que ma voix cassée par l’âge pourra prononcer quelques paroles, jamais le roi Bruce ne sera oublié du fidèle Augustin. Alors Ronald s’approcha de lui et lui dit à voix basse : — Portez ces paroles à la princesse ; dites-lui que, puisque je combats sous les drapeaux de Bruce, pour l’Écosse et la liberté, je la supplie de permettre à son chevalier de porter quelque marque de son suffrage ; elle brillera sur mon cimier et fera trembler les plus braves chevaliers de l’Angleterre. Quant à ce page, des soins plus importans vont réclamer l’attention de Bruce : c’est Ronald qui veillera sur lui. Mon manteau lui servira de couche, mon bouclier de défense. A ces m ots, le chevalier cessa de parler, car déjà l’effort de mille bras vigoureux avoit lancé les barques à la mer. Elles étaient au nombre de trente ; chacune portoit cent quatre-vingts hommes d’élite ; et c’étoit avec de telles forces que Bruce alloit conquérir ou l’empire ou la mort.

XII.

Toutes les barques sont à flot ; elles se balancent sur le vaste Océan. Les équipages sont prêts. Déjà les vagues brisées sous l’aviron jaillissent en étincelles argentées ; la flotte s’éloigne ; l’armure des guerriers ne renvoie plus au rivage que des éclairs affaiblis ; le murmure lointain des voix se confond avec celui des bardes.

— Daigne les protéger, ô mon Dieu ! dit le prêtre en voyant les barques glisser sur les flots ; quand les glaives sont tirés du fourreau pour l’indépen dance des peuples et les droits des monarques, c’est de ta propre cause qu’il s’agit ordonne que les coups de ces fils de la liberté portent une double blessure ; renverse les étendards ennemis ; et que les nations reconnoissent que la victoire vient de Dieu seul.

Quand il eut gravi la colline, Augustin se retourna pour bénir encore une fois la flotte de Bruce. Ses yeux la suivirent long-temps jusqu’à ce qu’elle eût entièrement disparu. Alors il dirigea ses pas vers la tour de Brodick qui lui offrit un asile pour la nuit.

XIII.

Ils ont perdu de vue ces lieux enchanteurs où les îles de Cumray bordent d’une ceinture de feuillage le bassin de la Clyde ; les bois de Bute fuient au loin sur les flots ; les matelots joyeux frappent de l’aviron le sein paisible de l’Océan ; et les chevaliers, plus accoutumés à manier la lance, se mêlent aux rameurs. La lune à demi voilée jette des rayons pâles et obscurs sur les voiles blanchissantes. Les pilotes dirigent leur gouvernail vers cette lumière qu’on aperçoit au loin : des cris souvent répétés (tel étoit l’ordre du roi pour que toutes les galères abordassent à la fois) avertissent les navires de presser ou de ralentir leur course. La flotte s’avance ainsi vers les terres de l’ouest. Bientôt elle va toucher les rivages de Garrick. Elle voit les feux du signal croître rapidement. Cette lumière, qui, de loin, ressembloit à peine à une étoile solitaire, brille maintenant comme une flamme majestueuse qui jette un vif éclat. Elle embrase le ciel et s’étend sur les flots. Les rochers de la côte et les îles voisines semblent nager dans un océan de lumière. L’oiseau de mer ébloui pousse un cri d’alarme et disparaît sous la vague écumeuse. Le cerf s’enfuit dans les taillis lointains ; et le coq, croyant saluer les rayons de l’aurore, fait entendre son chant matinal. Bientôt toute la plaine paroît enflammée comme si un vaste incendie dévoroit un antique château. — Eh bien ! mon frère, que pensez-vous, dans votre sagesse, de mon rusé de page ?

— Qu’on avance toujours, répliqua le roi, nous apprendrons bientôt la vérité, quelle qu’elle puisse être ; car le page et le chapelain n’auroient pu allumer seuls de semblables signaux.

XIV.

Cependant les galères s’approchoient de la côte. — Celle d’Edward s’engagea dans le sable. Alors l’impatient chevalier s’élança dans la mer ; et, ayant de l’eau jusqu’à la ceintur e, il aborda le premier au rivage, quoique les soldats de chaque galère se disputassent l’honneur de sauter à terre les premiers. Soudain cette étrange lumière, qui, de loin, sembloit immobile comme l’étoile polaire, parcourt les airs, semblable au char enflammé du prophète ; les casques, les haches et les lances en réfléchissent le miraculeux éclat, et les soldats distinguent la figure de leurs camarades pales de terreur. Mais déjà la clarté disparaît, et l’obscurité couvre tout le rivage.

Ronald implore le ciel ; l’intrépide Douglas fait le signe de la croix : — Grand saint Jacques, veille sur nous, s’écrie Lennox. Mais Edward, avec un air d’insouciance, dit à part à Kirkpatrick : — Penses-tu que ce soit l’âme irritée de Comyn qui nous soit apparue dans cette flamme ; et n’oserois-tu plus changer en certitude le doute de sa mort 1 ?… — Silence, interrompit le roi, nous saurons bientôt si ces feux sont une vaine apparition ou un stratagème de nos ennemis. La lune brille à l’horizon ; que chaque chef range ses soldats sur la plage.

XV.

La clarté douteuse de la lune n’avoit remplacé que faiblement l’éclat de cette lumière surnaturelle dans la baie silencieuse et sur les sables humides. Le roi Bruce formoit les rangs de ses soldats sous l’abri des rochers, lorsqu’on aperçut le page muet se glissant le long d’un sentier qui menoit à la mer. Il fléchit respectueusement le genou sur le sable, et remit à Bruce un rouleau de papier. — Qu’on apporte une torche, s’écria le monarque, nous allons savoir ce que nous mande Cuthbert.

Cuthbert ne donnoit que de tristes nouvelles ; l’armée de Clifford étoit nombreuse, et se tenoit sur ses gardes ; ce matin même elle avoit été renforcée d’une troupe de montagnards commandée par le baron de Lorn. Le courage et la fidélité n’habitoit plus cette terre depuis long-temps flétrie par un joug cruel. Le sombre sommeil de l’esclavage s’étoit appesanti sur les habitans de Carrick.

Cuthbert avoit vu la flamme du signal sans en deviner la cause ; dans la crainte de quelque trahison, il renvoyoit le messager muet d’Edward, pour avertir le roi du danger qu’il couroit en abordant à ce fatal rivage.

XVI.

Les chefs s’étaient rassemblés autour de la torche. Bruce lut à haute voix ces nouvelles inquiétantes. — Maintenant, nobles chevaliers, dites quel est votre avis. Nous mettrons-nous en embuscade dans les bois, attendant une chance favorable pour terminer notre entreprise, ou faut-il regagner nos navires pour fuir dans un nouvel exil ? Le farouche Edward répondit : — Advienne ce qu’il pourra, les seigneurs de Carrick doivent rester à Carrick. Je ne voudrois pas que jamais ménestrel pût dire qu’un météore ou un feu follet nous fit reculer. Si le roi entre vainqueur dans ces remparts, ce premier succès réveillera la fidélité dans tout ce qu’il y a de cœurs nobles et généreux. — Quelle honte, ajouta lord Ronald, si Torquil, venant au rendez vous, trouvoit qu’après tant de vaines forfanteries nous avons abandonné ces rivages sans frapper un seul coq ? Je ne puis croire que cette terre si féconde en cœurs généreux, la nourrice de Bruce et de Wallace, puisse long-temps transiger avec ses tyrans. — Il faut tenter la fortune, s’écrièrent en même temps Boyd, Delahaie, Lennox et tous les chefs. Bruce se rendit à leurs désirs. — Les fiers habitans du sud se sont établis dans mon château, dit-il, mais l’heure n’est pas loin où je vais, à la tête de mes braves guerriers, forcer Clifford d’acquitter sa dette. Qu’on me suive, ces bois et ces sentiers me sont connus, je vais vous conduire dans un asile assuré.

XVII.

Que vous répondrois-je maintenant, si vous me demandiez d’où venoit cette lumière merveilleuse dont la clarté trompa nos guerriers ? On n’a jamais su qui l’alluma ; mais nos ancêtres superstitieux ont cru que ce ne fut point une main mortelle. On dit encore que tous les ans, dans la même nuit où Bruce débarqua sur la côte de Ca rrick, la même lumière colore d’une teinte rougeâtre les montagnes et les vallées, la plage et l’Océan. Mais que ce soit une lumière céleste qui favorisa la descente du roi, ou un feu sorti de l’enfer pour l’attirer à sa défaite et à la mort, ou peut-être encore un de ces étranges météores qui trompent parfais le voyageur égaré, c’est ce que j’ignore… et ce qu’on ignorera toujours.

XVIII.

L’armée de Bruce se dirigeoit dans un défilé hérissé de rochers ; Ronald, fidèle-à sa promesse, donnoit le bras au jeune page, pour l’aider à marcher dans ce sentier difficile.

— Courage, pauvre Amadine (c’est le nom que les pirates avaient donné à leur captif) ! pourquoi ton cœur palpite-t-il ? N’es-tu pas appuyé sur mon bras ? N’es-tu pas réchauffé par les plis de mon manteau ? Cette triple peau de buffle ne forme-t-elle pas un bouclier suffisant pour nous deux ? L’épée du clan de Colla n’est-elle pas d’un bon acier ? Page timide, peux-tu sentir encore la crainte ? Allons, courage, que ton cœur se rassure : Ronald ne cessera jamais de veiller sur toi.

Il arrive quelquefois qu’une flèche lancée au hasard atteint le but que l’archer ne visoit pas ; souvent une parole prononcée sans dessein flatte ou déchire un cœur malheureux partagé entre le plaisir et la crainte : le page se pressoit contre Ronald. Le sentiment d’une joie délirante lui fit oublier ses terreurs, sa lassitude et ses chagrins ; l’amour absorba toutes ses pensées.

XIX.

Les soldats ont franchi les barrièr es de ces sombres rivages et la cime escarpée des rochers. Sur les remparts du château lointain l’on entend les sentinelles s’appeler ; leur voix retentit dans la plaine et sur la mer : elle prouve la vigilance de l’ennemi.

Bruce a atteint le vaste parc du château. N’en cherchez plus l’auguste ombrage ; la hache, la charrue, ont tout détruit ; mais il existoit alors des bouquets d’arbres qui ornoient cette plaine couverte d’un tapis de verdure ; ici de belles et hautes fougères couvroient le vallon, et donnoient un asile au faon timide ; là on voyoit quelques tertres élevés, qu’ombrageoient des taillis verts et touffus. A l’entour régnoit une pelouse digne d’être foulée par des fées. Le houx aux feuilles lustrées se plaisoit dans ces lieux ; l’if y projetoit son ombre épaisse ; de vieux chênes cicatrisés par la faux du temps y dominoient avec leurs rameaux desséchés. La lune caressoit amoureusement de ses rayons cette belle plaine, ces monticules, ces clairières et ces vallons. Bruce soupira à l’aspect de ces lieux qu’il avoit tant aimés dans son enfance. Il étoit libre alors, et aujourd’hui il erre comme un proscrit sous ces ombrages silencieux.

XX.

Les guerriers hâtent leurs pas : ils connoissoient cette marche mesurée par laquelle une troupe s’avance en bataillons serrés dans une retraite ou dans une charge. Malheur à eux si l’aurore les surprenoit dans la plaine découverte. Ils traversent les taillis et les ruisseaux, foulent aux pieds tour à tour les sables et la mousse ; les gouttes d’une sueur froide ruissellent sur le front abattu du jeune page. Il traînoit avec peine ses pas languissan s. — Courage, lui dit Ronald ; encore quelques efforts. Je vais t’aider à supporter la fatigue. Mes bras sont vigoureux ; il me sera facile de porter un fardeau aussi léger que toi. Eh quoi, tu me refuses ! enfant capricieux. Eh bien, je te laisse à tes propres forces… Encore cette nuit, et je veux te placer auprès d’une belle dame ; là tu accorderas ton luth pour dire combien Ronald aime Isabelle. — A ces mots, épuisé par la fatigue et la douleur, Amadine aban- donne le manteau ; ses membres tremblans lui refusent leurs secours ; il tombe au milieu de la rosée du soir.

XXI.

Que faire ? Le jour va luire, l’armée de Bruce avance à pas précipités, et ce seroit pour Ronald une honte éternelle s’il ne combattoit pas au pr emier rang. Vois ce chêne, dit-il, le temps a creusé son tronc comme une grotte obscure ; entre dans cet asile, tu t’y reposeras enveloppé dans un manteau. Je ne serai pas loin, tu peux m’en croire ; mais il ne m’est pas possible d’abandonner l’armée. Je saurai reconnoître l’arbre qui te cache, et tu me verras bientôt de retour pour te mettre hors de danger. Allons, sèche tes larmes, pauvre enfant !… dors, en paix, et réveille-toi au bonheur. — Ronald ayant caché le page dans cette étroite retraite, continua sa route et atteignit bientôt l’armée.

XXII.

Ainsi délaissé, le jeune page pleura et sanglota long-temps ; mais la fatigue l’emportant sur la douleur, il s’endormit… Les accens d’une voix rauque interrompirent son sommeil. — Oui, c’est ici, près de ce bois, que la bête a passé… Le vieux Ryno s’est arrêté sous le chêne ! — Que vois-je ! un manteau écossois, un jeune enfant enveloppé dans ses plis ! Allons, dehors ; quel est ton nom ? que fais-tu ici ?… Comment, il ne répond pas ?… Ha, ha, je le devine ; tu es cet espion envoyé à Cuthbert et arrivé d’Arran hier matin… Camarades, retournons, notre seigneur trouvera un moyen pour rendre la parole à cet espion muet… Donne-moi la corde de ton arc pour le garrotter. Mais il pleure, je crois ; il a l’air tout effrayé ; eh bien ! nous le conduirons sans liens. N’aïe point de peur… C’est un bel enfant, ma foi, pour un Écossois ! Les chasseurs conduisirent sans délai leur pauvre prisonnier.

XXIII.

Le vaillant Clifford se préparoit dans la cour de son château à la chasse du matin. Tantôt il s’entretenoit avec Lorn, tantôt il s’occupoit des chiens et des coursiers. Les palefrois et les chevaux de bataille, dans leur impatience, creusoient la terre avec leurs pieds ; les chiens de chasse aboyaient… Amadine, en entendant la voix trop connue du baron de Lorn, qui se mêloit au bruit des fanfares, crut être abusé par les visions que donne le délire de la fièvre ; ces accens le troublèrent, comme ces sons de douleur que l’imagination du solitaire croit distinguer au milieu du mugissement des vagues et du sifflement des tempêtes. — Mais les paroles des deux Chefs frappèrent bientôt plus distinctement les oreilles du page.

XXIV.

— C’est donc ainsi qu’elle vo us fut enlevée ? disoit Clifford. Soyez sûr que le moine s’en repentira. Mais vous l’avez interrogé, que dit-il ? — Il avoue qu’Edith déguisée entra dans son esquif ; il fut le seul à la connoître. Il ajoute qu’une barque partie de Lorn les aborda le même jour, et que les pirates firent ma sœur captive. Le moine offrit de l’or pour prix de sa rançon, et ils l’acceptèrent ; mais avant qu’on fût d’accord, le vent souffla avec violence, les vagues se soulevèrent en mugissant ; les deux navires furent séparés, et depuis lors ils ne se sont plus revus. Telle étoit la violence de la tempête, que le vaisseau, l’équipage, la jeune fugitive, tout fut abîmé sous les flots. Fasse le ciel qu’il en soit ainsi ; qu’une vague ait englouti avec Édith la honte qu’elle a imprimée à sa noble race ! Il eût mieux valu pour elle qu’elle ne fût jamais née, que d’avoir couvert de déshonneur le nom glorieux de Lorn.

XXVI.

En cet instantClifford aperçut le captif : — Que nous amènes-tu là, Herbert ? lui cria-t-il. C’est un espion que nous avons trouvé blotti dans le creux d’un chêne. — Et que dit ce jeune homme ?… — Rien ; car il fait le muet. — Eh bien, qu’on fasse un nœud coulant à cette corde,… à moins que le vaillant Lorn ne s’oppose à l’exécution de la sentence, en faveur du plaid que porte le captif. — C’est un tartan de Colla, dit Lorn dont les regards indifférens se portoient sur le vêtement plutôt que sur les traits du jeune homme ; ce sont les femmes de ce clan qui préparent ce tissu. Ni le manteau ni celui qui le porte n’ont de droit à ma protection. Si on veut m’en croire, i l faut l’attacher au vieux chêne et le balancer dans les airs jusqu’à ce que l’effroi lui délie la langue ; qu’il ne meure pas sans les rites funèbres de sa tribu… Angus-Roy, assiste à l’exécution, et fais entendre le Chant de mort de Clan-Colla.

Frère toujours cruel ! dit en lui même le captif ; mais ces mots ne passèrent pas ses lèvres ; ferme dans sa résolution, il soupira le mot d’adieu sans le prononcer.

XXVII.

Sa constance ne sera-t-elle pas ébranlée à l’aspect du trépas ? Un seul mot suffit pour lui rendre la vie et la liberté. Amadine restera-t-il sourd à cette voix de l’instinct qui nous crie de tout sacrifier à la conservation de l’existence ? Mais l’amour, aussi puissant que la mort, a fortifié son cœur, et lui donne une force surnat urelle. Il ne succombera point ; le mot qu’il prononceroit livreroit Ronald à l’épée de son ennemi.

Le chant de mort du clan de Colla retentit au loin, l’exécuteur de la sentence est auprès du page. Les voilà dans le parc. Ils arrivent sous le vieux chêne destiné au supplice. Quelles sont les pensées d’Amadine lorsque ses regards cherchent en vain dans la plaine quelque espoir de secours ? quelles sont ses pensées quand son oreille effrayée entend les prières de la mort ? Se résoudra-t-il à cette mort barbare ; ou son secret sortira-t-il de son cœur ? La terreur couvre son front d’une sueur froide ; ses lèvres sont devenues livides. Non, la dernière agonie d’un mourant n’a rien de comparable à ce moment affreux.

XXVII.

Mais non loin de là sont d’autres témoins qui rient de la peur, et savent défier le trépas.

Les sons lugubres du chant de mort furent entendus des soldats de Bruce placés en embuscade. Le prince des Iles lève les yeux, il voit… — Par le ciel ! s’écrie-t-il transporté de fureur, c’est le jeune page qu’ils mènent à la mort. Ce chant funèbre est une raillerie contre Ronald. Ils la paieront cher.

Bruce le retient par le bras. — Ils n’arracheront pas un cheveu de sa tête, dit-il ; mais attendez mon ordre. Douglas, conduis cinquante soldats dans le lit de ce torrent ; fais-les coucher par terre, ils fermeront le chemin aux fuyards. Une lance élevée au-dessus du taillis vous annoncera que cette embuscade est prêt e. Toi, Edward, avec quarante hommes armés de lances, tu iras à travers les arbres te placer auprès de la porte du château ; et quand tu entendras le bruit du combat, tu marcheras en avant pour occuper le passage. Rends-toi maître du pont-levis, force la porte, et maintiens-toi dans la cour. Le reste de nos soldats va me suivre à pas lents le long des arbres, jusqu’à ce que Douglas soit arrivé à son poste.

XXVIII.

Semblable au cheval de bataille avide de combats et impatient du signal, Ronald frémit de rage en restant caché sous le feuillage. Il tient son épée dont l’acier bleuâtre sera bientôt teint du sang des vaincus. Cependant Bruce suit d’un œil attentif les mouvemens de ses soldats, et mesure l’espace que Douglas doit parcourir avant d’arriver au torrent désigné. Mais les chants funèbres ont cessé ; le cortége s’avance d’un pas grave et solennel vers le chêne fatal ; une prière prononcée à voix basse prépare la victime à la mort. Quel est cet éclair qui brille au milieu de l’obscurité des bois ? C’est la lance de Douglas qui donne le signal. — Noble Chef, je ne te retiens plus, s’écrie Bruce ; Ronald, tu peux partir.

XXIX.

Bruce ! Bruce ! ce cri si connu est répété par l’écho des rochers et des bois qui ont vu naître le monarque. Bruce ! Bruce ! ce cri terrible est le signal de mille morts. Les Anglois étourdis cherchent de quel côté doit éclater la tempête que présage ce nom terrible : elle fond sur eux de toute part. Surpris, cernés, ils sont tous taillés en pièces. Bruce s’élance au milieu de la mêlée ; la redoutabl e épée du clan de Colla exerce ses ravages : tous ceux qui résistent tombent percés de coups ; malheur aussi à ceux qui prennent la fuite ; la lance de Douglas les attend. Deux cents soldats étaient sortis du château, pas un seul n’y rentra.

XXX.

L’épée de Ronald ne poursuivit point les fuyards : un plus tendre intérêt réclamoit ses soins. Il releva le page que la crainte avoit fait tomber par terre à demi mort. Deux fois dans cette matinée la surprise manqua lui ravir son secret, que l’aspect de la mort n’avoit pu lui arracher. Quand Amadine revint à la vie, le nom de Ronald alloit s’échapper de ses lèvres, et il eut peine à le remplacer par un murmure confus. Qu’il lui en coûta encore de ne point se trahir quand, le prince des Iles voulut dél ivrer son sein oppressé du vêtement qui protégeoit sa pudeur !… Mais soudain le cor de Bruce retentit : il faut retourner aux combats.

XXXI.

Le bouillant Edward cherchoit une victoire plus difficile ; il avoit attaqué les portes du château. sans attendre le signal. Telle étoit sa bravoure et sa témérité habituelle ; et souvent cette valeur impétueuse remportoit un plein succès, et son audace réussissoit là où la prudence eût échoué. Il se précipita sur le pont, brisa les chaînes qui servoient à le lever, et d’un coup de sa hache abattit sur le seuil de la porte la sentinelle de garde, dont le cadavre s’opposa aux efforts de ceux qui essayèrent de la fermer.

Quoique surpris, les Anglois se défendirent vaillamment ; Lorn et Clifford combattirent en braves, mais Edward s’ouvrit une route à travers cent ennemis ; bientôt on entendit le cri de Bruce ! Bruce ! Il ne restoit plus d’espoir ; aux Anglois ; de nouveaux combattans se précipitoient à tout moment dans le château ; encouragés par le succès et enivrés de sang, ils chassoient devant eux l’ennemi de poste en poste. Le glaive vengeur fut impitoyable, le sang ruisseloit à grands flots ; les gémissemens de la mort se mêloient aux cris des combattans ; les coursiers s’élançoient dans la cour ; les aboiemens des chiens retentissoient dans les tourelles. Bientôt il ne resta plus d’ennemis en vie que ceux qui, étendus par terre, poussoient les derniers gémissemens.

XXXII.

Le vaillant Clifford n’est plus ; son sang a coulé sous, l’épée de Ronald ; mais, plus heureux que lui, Lorn parvint à gagner le port avec une suite peu nombreuse. Son vaisseau étoit abrité sous la citadelle ; il coupa le câble qui le retenoit ; c’en étoit fait de lui si, dans ce moment de furie et de carnage, Bruce l’eût rencontré.

Les vainqueurs firent retentir leurs cris de joie sous les sombres voûtes des tours. Les habitans de Carrick virent flotter sur le donjon du château la croix de Saint-André, blasonnée en argent sur un large drapeau.

XXXIII.

Bruce a reconquis le château de ses pères. — Braves amis, vous tous, mes camarades, réjouissons-nous : que les plaisirs et l’allégresse soient avec nous ; vous êtes tous mes amis, le prince ; le lord, le capitaine, le soldat, et le page muet. Grand D ieu ! la demeure de mes aïeux est donc redevenue la mienne ! c’est ici-que se sont traînés les premiers pas de mon enfance. Les voici ces arches vnutées dont l’écho répondoit aux cris de ma jeunesse ; et qui retentirent si souvent du bruit de mes jeux. Dieu du ciel ! c’est à toi le premier que j’adresse mes actions de grâce, puis à vous tous, ô mes amis ! Bruce s’interrompt à ces mots, se signe,… et jette sur la table son épée encore fumante et teinte jusqu’à la garde du sang des habitans du sud.

XXXIV.

— Rapportez-moi, ajouta-t-il, les quatre coupes conservées par mes pères. Qu’on les fasse circuler autour de la table, et qu’elles soient le gage de la délivrance de l’Écosse. Qu’il soit tenu Écossois déloyal, celui dont les lèvres effleureront le vin, et qui, d ans son cœur, ne fera pas comme Moi le serment sincère de ne tenir ni à sa vie ni à ses biens jusqu’à ce que la liberté soit conquise ; que la honte éternelle soit son partage. Asseyez-vous, mes amis ; une heure de bonheur est courte ; il faut consacrer une heure à la joie. Les rayons du soleil ont plus d’éclat encore au milieu de l’orage.

— Nous avons commencé la délivrance de la patrie ; mais il nous reste beaucoup à faire. Qu’on expédie des courriers dans toute la contrée ; rassemblons nos vieux amis ! obtenons-en de nouveaux : que les chevaliers de Lanark revêtent leurs cottes de mailles ; que les braves fils de Teviotdale se joignent à nous ; que les archers d’Ettrick aiguisent leurs flèches leur fidélité égale leur adresse. Appelez à nous toute l’Écosse, depuis les défiés de Reedswair jusqu’aux contrées sauvages du cap Wrath. Qu’on sache partout que l’aigle du nord a déployé ses ailes.