Le Livre des morts des anciens Égyptiens/Préface

Traduction par Paul Pierret.
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale elzévirienne, XXXIIIp. iii-ix).


PRÉFACE





Les Égyptiens avaient coutume de placer dans la tombe, indépendamment des autres objets nécessaires au long voyage hyperterrestre de l’âme, un rouleau de papyrus, sorte de passeport destiné à lui assurer une réception favorable aux nombreuses portes des régions et demeures célestes, à la mettre en présence du soleil, à l’introduire dans la barque de ce dieu où, lumineuse, elle traversera la plaine éthérée et à la défendre contre les puissances ennemies qui s’opposeront à sa marche. La plupart des papyrus conservés dans les musées de l’Europe appartiennent à cette classe de manuscrits mortuaires ; ils étaient placés sous les bandelettes, entre les jambes, sous les bras ou sur la poitrine de la momie. Ils furent en grande partie écrits par des scribes de la caste sacerdotale qui les confectionnaient d’avance pour la vente et y ajoutaient, au dernier moment, en certains endroits laissés en blanc, le nom du mort accompagné presque toujours du nom de sa mère, rarement du nom de son père. Ce sont des textes en écriture hiéroglyphique ou hiératique[1], entrecoupés de vignettes et de tableaux, qui donnent des extraits plus ou moins développés d’un Codex remontant aux plus anciennes époques. Les Égyptiens attribuaient à Thot la rédaction du chapitre lxiv découvert sous le règne de Menchérès, de la IVe dynastie. Le chapitre cxxx aurait été trouvé dans l’hypogée construit par Horus à son père Osiris, sous le règne de Hesepti, l’Ousaphaïs de Manéthon, cinquième roi de la première dynastie. En tout cas, les plus anciens fragments que nous possédions aujourd’hui sont tracés sur des cercueils en bois de la XIe dynastie.

M. Lepsius, l’éminent égyptologue de Berlin, a donné à ce recueil le nom de Todtenbuch, c’est-à-dire Livre des Morts. Cette dénomination est préférable à celle, trop exclusive, de Rituel Funéraire, qu’avait choisie Champollion et qu’adopta ensuite E. de Rougé : les prescriptions relatives à l’ensevelissement y sont très rares, la plus grande partie du recueil se compose de prières adressées par le défunt à différents dieux dans ses pérégrinations d’outre-tombe.

Il n’y faut pas voir, dit M. Lepsius que je cite presque textuellement[2], un tout, œuvre d’un rédacteur unique, ayant son commencement, son développement et sa fin, mais une collection, plus ou moins volumineuse, de paragraphes indépendants les uns des autres et dont la règle de coordination n’est pas la même à toutes les époques. Les exemplaires les plus complets donnent quelquefois, à la suite l’une de l’autre, deux ou trois rédactions différentes d’un même paragraphe : ces variantes sont annoncées par le titre Ki ro « autre chapitre » ; elles sont nécessairement de sources et d’époques différentes.

L’exemplaire dont je donne la traduction est un manuscrit hiéroglyphique du musée de Turin, d’époque saïte ; il a été calqué par M. Lepsius, lithographié sous ses yeux et publié par lui en 1842. Il est devenu l’exemplaire type auquel se réfèrent toutes les citations des égyptologues.


Une traduction irréprochable et définitive du Livre des Morts est-elle possible aujourd’hui ? Le sera-t-elle même jamais ? Deux graves difficultés se dressent devant le traducteur :

1° L’incorrection des manuscrits : anciens ou modernes, beaux ou laids d’écriture, luxueux ou grossiers, tous sont également incorrects. Les scribes ne comprenaient souvent pas ce qu’ils copiaient et des volumens destinés à l’ombre éternelle des hypogées, sans crainte d’un contrôle ultérieur, ne pouvaient pas être traités avec un grand soin de détail ; ceux qui se vendaient le plus cher étaient ceux qui frappaient l’œil par une plus grande richesse de vignettes, mais leur texte n’en était pas plus pur. Je sais par expérience le peu de lumière qu’il y a à tirer de la collation des papyrus : on n’y recueille guère que des erreurs, en variante d’autres erreurs ;

2° La difficulté du texte, alors même qu’il semble correct. Si l’on en peut traduire la lettre, il reste à en expliquer le sens caché. On se heurte à chaque instant à un mysticisme d’expressions dont la clé est à trouver, à des allusions à des faits mythologiques supposés connus du lecteur et que sans doute nous ignorerons toujours.

Donc une traduction irréprochable et définitive est un rêve irréalisable. — Une traduction provisoire est-elle possible ? Je n’hésite pas à affirmer qu’elle est possible et même utile. Téméraire, si l’on veut, au point de vue purement égyptologique, c’est une entreprise utile au point de vue du grand public des lettrés qui, étrangers au déchiffrement des hiéroglyphes, entendent depuis si longtemps parler du Livre des Morts sans avoir été mis à même de le feuilleter. Ils sauront ce qu’il contient ; un index analytique leur permettra d’y chercher les notions qu’il renferme concernant le point particulier qui les intéresse. Je crois aussi ne pas m’abuser en pensant que la traduction littérale d’un texte de soixante-dix-neuf planches in-4o sera d’un certain secours pour les débutants. Car, ainsi que l’a fait le savant M. Birch, en 1867[3], j’ai toujours traduit la lettre, sauf en trois ou quatre passages véritablement intraduisibles ; j’ai interprété le sens, quand je l’ai pu, dans les notes qui suivent chaque chapitre et, en dépit de ce qui a été dit plus haut, je n’ai pas négligé de recourir aux variantes des manuscrits du Louvre pour élucider la leçon du papyrus de Turin. Du reste, tout en priant le lecteur de m’excuser de le renvoyer à mes propres ouvrages, je crois qu’une étude fructueuse de celui-ci est impossible sans s’aider de mon Dictionnaire d’archéologie égyptienne et de mon Panthéon égyptien dont l’Index constitue un petit dictionnaire mythologique ; ce dernier livre contient des dissertations sur la doctrine religieuse qui, je l’espère, donneront l’explication de bien des passages obscurs.


Paris, 27 octobre 1881.

  1. On ne connaît qu’un exemplaire en écriture démotique : il est d’époque romaine.
  2. R. Lepsius, das Todtenb. der Ägypter, Vorwort, pp. 1-8.
  3. S. Birch, The funereal Ritual dans Bunsen, Egypt’s place, vol. V.