Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Récit du médecin juif

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 68-86).


RÉCIT DU MÉDECIN JUIF


« La chose la plus extraordinaire qui me soit arrivée au temps de ma jeunesse est justement cette histoire.

J’étudiais alors la médecine et les sciences dans la ville de Damas. Et lorsque j’eus bien appris mon métier, je commençai à le pratiquer et à gagner ma vie.

Or, un jour d’entre les jours, un esclave de la maison du gouverneur de Damas vint chez moi et me dit de l’accompagner, et me conduisit à la maison du gouverneur. Et là, au milieu de la grande salle, je vis un lit de marbre lamé d’or. Sur ce lit était couché un fils d’Adam, malade. C’était un jeune homme si beau qu’on ne pouvait voir son pareil dans le monde de ce temps-là. Alors je me tins à son chevet et lui souhaitai une prompte guérison et la santé. Mais il me répondit seulement en me faisant signe des yeux. Et je lui dis : « Seigneur, donne-moi la main. » Alors il me tendit la main gauche, de quoi je fus fort étonné, et je me dis en moi-même : « Allah ! quelle chose surprenante ! Voilà un jeune homme qui a l’air très convenable et il est d’une très haute condition. Et pourtant il n’a aucune politesse. Quelle chose étonnante ! » Mais cela ne m’empêcha pas de lui tâter le pouls et de lui écrire une recette. Et depuis je continuai à aller le voir pendant dix jours, au bout desquels il reprit ses forces et put se lever comme d’habitude. Alors je lui prescrivis d’aller au hammam prendre un bain, pour ensuite revenir se reposer à la maison.

Pour me marquer alors sa reconnaissance, le gouverneur de Damas me fit revêtir une très riche robe d’honneur et me nomma son propre médecin, et aussi médecin de l’hôpital de Damas. Quant au jeune homme, qui pendant toute sa maladie avait continué à me tendre la main gauche, il me pria de l’accompagner au hammam, que l’on avait spécialement réservé pour lui seul en empêchant tous les clients d’entrer. Lorsque nous arrivâmes au hammam, les domestiques s’approchèrent du jeune homme, l’aidèrent à se déshabiller, prirent ses habits et lui en donnèrent d’autres, propres et neufs. Le jeune homme une fois nu, je remarquai qu’il n’avait pas de main droite. À cette vue, je fus extrêmement surpris et peiné ; et mon étonnement augmenta encore lorsque je vis des traces de coups de verges sur tout son corps. Alors le jeune homme se tourna vers moi et me dit : « Ô médecin du siècle ! ne t’étonne point de me voir en cet état, car je me propose de t’en dire bientôt la cause, et tu entendras un récit bien extraordinaire. Mais, pour cela, il faut attendre que nous soyons sortis du hammam. »

Après avoir quitté le hammam, nous arrivâmes à la maison, où nous nous assîmes pour nous reposer et ensuite manger, tout en causant. Et le jeune homme me dit : « Ne préfères-tu pas que nous montions dans la salle haute ? » Je lui dis : « Mais certainement ! » Alors il ordonna aux gens de la maison de nous faire griller un mouton à la broche et de nous le monter ensuite dans la salle haute, où nous montâmes nous-mêmes. Et les esclaves nous apportèrent bientôt le mouton grillé et aussi toutes sortes de fruits. Et nous nous mîmes à manger, mais lui, toujours en se servant de sa main gauche. Alors je lui dis : « Maintenant raconte-moi cette histoire ! » Il me répondit : « Ô médecin du siècle ! je vais te la raconter. Écoute donc.

« Sache que je suis natif de la ville de Mossoul ; où ma famille compte parmi les plus importantes de la ville. Mon père était l’un des dix enfants que mon grand-père avait laissés à sa mort et il était l’aîné d’entre ses frères ; et mon père, comme tous mes oncles, à la mort de mon grand-père, était déjà marié. Mais lui seul avait eu un enfant, qui est moi ; et aucun de mes oncles n’avait eu d’enfant. Aussi, moi, je gagnai en grandissant l’affection de tous mes oncles, qui m’aimaient et se réjouissaient en me regardant.

« Un jour que j’étais avec mon père dans la grande mosquée de Mossoul pour faire la prière du vendredi, je vis qu’après la prière tout le monde s’était retiré, excepté mon père et mes oncles, qui étaient là aussi. Ils s’assirent tous sur la grande natte et je m’assis avec eux. Et ils se mirent à causer, et la conversation tomba sur les voyages et les merveilles des pays étrangers et des grandes villes du loin. Mais c’est surtout de la ville du Caire et de l’Égypte que l’on parla. Et mes oncles nous redirent les récits admirables des voyageurs qui avaient visité l’Égypte et qui disaient qu’il n’y avait pas sur terre de pays plus beau, ni un fleuve plus merveilleux que le Nil. Aussi les poètes ont-ils eu raison de chanter ce pays et son Nil ; et il est bien dans le vrai, le poète qui s’écrie :

» Par Allah ! je te conjure, tu diras au fleuve de mon pays, au Nil de mon pays, tu lui diras qu’ici ma soif ne peut s’étancher, qu’ici l’Euphrate ne peut me guérir de la soif qui m’altère !

« Mes oncles se mirent donc à nous énumérer les merveilles de l’Égypte et de son fleuve, et avec tant d’éloquence et tant de chaleur que, lorsqu’ils cessèrent de parler et qu’ils s’en allèrent chacun chez soi, je demeurai tout saisi et songeur ; et mon esprit ne pouvait plus se détacher du souvenir agréable de toutes ces choses que je venais d’entendre au sujet de ce pays admirable. Et quand je revins à la maison, je ne pus fermer l’œil de toute la nuit, et je perdis l’appétit et refusai de manger et de boire.

« Sur ces entrefaites, j’appris, quelques jours plus tard, que mes oncles avaient fait les préparatifs d’un voyage en Égypte, et je me mis à supplier tellement mon père et à pleurer tellement pour qu’il me laissât partir avec eux, qu’il consentit et même m’acheta des marchandises pour en faire commerce ; il recommanda toutefois à mes oncles de ne pas me garder avec eux jusqu’en Égypte, mais de me laisser, sur leur route, à Damas, où je réaliserais le gain de mes marchandises. Je fis donc mes adieux à mon père, je me joignis à mes oncles et, tous ensemble, nous quittâmes Mossoul et nous partîmes.

« Nous voyageâmes ainsi jusqu’à Alep, où nous nous arrêtâmes quelques jours, et de là nous fîmes route pour Damas, que nous ne tardâmes pas à atteindre.

« Nous vîmes que cette ville de Damas était un lieu enfoui au milieu des jardins, des eaux courantes, des arbres, des fruits et des oiseaux. C’était un paradis tout de délices ; mais ce qui surtout y abondait, c’était les fruits pleins de saveur, toutes les espèces de fruits.

« Nous prîmes notre logement dans un des khâns ; et mes oncles restèrent à Damas jusqu’à ce qu’ils eussent vendu leurs marchandises de Mossoul, et acheté des marchandises de Damas pour les vendre au Caire ; et ils vendirent aussi mes marchandises et si avantageusement que chaque drachme de marchandise me rapporta cinq drachmes d’argent. Aussi cela ne manqua pas de me réjouir fort. Puis mes oncles me laissèrent seul à Damas et firent route vers l’Égypte.

« Quant à moi, je continuai à habiter Damas, où je louai une maison merveilleuse et dont la langue humaine serait impuissante à énumérer les beautés. Elle me coûtait par mois deux dinars d’or. Mais ce n’est pas tout. Je me mis à faire de larges dépenses et à vivre en satisfaisant toutes mes envies, et à ne me priver d’aucun mets ni d’aucune espèce de boisson. Et cela dura de la sorte jusqu’à ce que j’eusse dépensé tout l’argent que je possédais.

« Sur ces entrefaites, comme j’étais un jour assis à prendre l’air à la porte de ma maison, je vis s’approcher de moi une adolescente richement vêtue et dépassant en élégance tout ce que j’avais vu en ma vie. Je me levai vivement et l’invitai à honorer ma maison de sa présence. Elle n’y mit pas de façons et, gentiment, elle franchit le seuil et pénétra dans l’intérieur. Je refermai alors la porte derrière nous et, tout joyeux, je l’enlevai dans mes bras et la transportai dans la grande salle. Là, elle se découvrit, enleva son grand voile et m’apparut dans toute sa beauté. Je la trouvai si ravissante que je devins complètement éperdu d’amour.

« Aussi je ne manquai pas de courir aussitôt chercher la nappe, que je couvris de mets succulents, des fruits les plus choisis et de tout ce que comportait mon devoir en pareille circonstance. Et nous nous mîmes à manger et à nous ébattre, puis à boire, tellement que nous nous grisâmes complètement. Je la pris alors. Et la nuit que je passai avec elle jusqu’au matin comptera certes parmi les meilleures, c’est évident. Aussi je crus faire largement les choses en lui offrant, le matin, dix dinars d’or. Mais elle refusa et jura que jamais elle ne saurait accepter de moi quoi que ce fût. Puis elle me dit : « D’ailleurs, mon chéri, je reviendrai te voir dans trois jours, au crépuscule. Attends-moi donc sans faute. Et comme c’est moi qui m’invite chez toi, je ne veux pas être pour toi une cause de dépense. C’est moi donc qui vais te donner de l’argent pour préparer un festin comme celui d’aujourd’hui. » À ces paroles, elle me tendit dix dinars d’or qu’elle me força d’accepter ; puis elle me fit ses adieux et me quitta en prenant toute ma raison avec elle. Mais, comme elle me l’avait promis, au bout de trois jours elle revint me voir ; et elle était vêtue encore bien plus richement que la première fois, et si bellement que la langue essaierait vainement de décrire les étoffes brodées d’or et les soieries qui l’ornaient. De mon côté, j’avais préparé tout ce qu’il fallait, et vraiment je n’avais rien ménagé. Aussi nous nous mîmes à manger et à boire comme la dernière fois, et nous ne manquâmes certes pas de coucher ensemble, et cela jusqu’au matin. Elle me promit qu’elle reviendrait dans trois jours. Et, de fait, elle vint comme il était convenu, et, de mon côté, je la reçus avec tous les honneurs qui lui étaient dus. C’est alors qu’elle me dit : « Mon maître aimé, vraiment me trouves-tu belle ? » Je répondis : « Heh ! certes, par Allah ! » Elle me dit : « Alors je peux bien te demander la permission d’amener ici avec moi une adolescente plus belle encore que moi et plus jeune, pour qu’elle s’amuse avec nous et que nous puissions rire et jouer ensemble ; car c’est elle-même qui m’a prié de la faire sortir avec moi pour que nous nous divertissions ensemble et fassions des folies à nous trois. » Alors moi, j’acceptai de grand cœur ; elle me donna, cette fois, vingt dinars d’or et me recommanda de ne rien négliger pour préparer tout ce qu’il fallait et les recevoir dignement à leur arrivée, elle et l’adolescente, sa compagne. Puis elle me fit ses adieux et s’en alla.

« Donc moi, le quatrième jour, je ne manquai pas, selon l’habitude, de tout faire largement, étant donné surtout qu’il fallait recevoir dignement la nouvelle venue. Et, à peine le soleil couché, je vis arriver mon amie accompagnée d’une autre qui était enveloppée d’un grand voile. Elles entrèrent et s’assirent. Et moi, tout joyeux, je me levai, j’allumai les flambeaux, et me mis entièrement à leurs ordres. Elles se défirent alors de leurs voiles et je pus contempler la nouvelle jeune femme. Allah ! Allah ! elle était comme la lune dans son plein ; et je pensais à part moi qu’elle était encore bien plus belle que tout ce que nos yeux avaient vu jusque-là ! Aussi je m’empressai de les servir et de leur apporter les plateaux remplis de mets et de boissons ; et elles se mirent à manger et à boire. Et moi, pendant ce temps, j’embrassais la nouvelle jeune femme et lui remplissais la coupe et buvais avec elle. Mais cela ne manqua pas de rendre jalouse la première adolescente, qui cependant n’en fit rien paraître et qui même me dit : « Par Allah ! cette jeune femme est délicieuse ! Et d’ailleurs ne trouves-tu pas qu’elle est bien mieux que moi ? » Je répondis naïvement : « Tu as raison, en vérité ! » Elle me dit : « Prends-la donc et va dormir avec elle, cela me fera plaisir ! » Je répondis : « Tes ordres, je les respecte et les mets sur ma tête et dans mes yeux ! » Elle se leva alors et nous prépara elle-même le lit et nous y entraîna. Et aussitôt je m’étendis contre ma nouvelle amie et la possédai jusqu’au matin.

« Mais voici qu’en me réveillant je trouvai ma main couverte de sang ; je crus voir la chose en rêve et me frottai les yeux pour bien me rendre compte, et je vis que c’était bien réel. Comme il faisait déjà grand jour, je voulus réveiller l’adolescente encore endormie, et je lui touchai légèrement la tête. Et aussitôt la tête se sépara du corps et roula sur le sol.

« La jalousie de l’autre avait fait son œuvre.

« Ne sachant à quoi me résoudre, je restai une heure à réfléchir, puis je me décidai à me lever, à me dévêtir et à creuser une fosse dans la salle même où nous étions. J’enlevai donc les dalles de marbre et me mis à piocher et fis un trou assez grand pour contenir le corps, que j’enfouis aussitôt ; puis je comblai la fosse et remis les dalles de marbre dans le même état qu’auparavant.

« Cela fait je me vêtis, je pris tout ce qui me restait encore d’argent, je sortis et allai trouver le propriétaire de la maison et lui payai d’avance le prix d’une nouvelle année de bail et lui dis : « Je suis obligé de partir pour l’Égypte, rejoindre mes oncles qui m’y attendent. » Et je partis.

« Lorsque j’arrivai au Caire, j’y trouvai mes oncles, qui furent dans une grande joie en me voyant et me demandèrent la cause qui m’avait décidé à venir en Égypte. Je leur répondis : « Simplement le grand désir de vous revoir, et la crainte de dépenser à Damas ce qui me reste d’argent. » Ils m’invitèrent alors à demeurer avec eux ; j’acceptai. Et je restai ainsi avec eux pendant toute une année à m’amuser, à boire, à manger, à visiter les choses intéressantes de la ville, à admirer le Nil et à me réjouir de toutes les façons. Malheureusement, au bout de ce temps, mes oncles, qui avaient réalisé leur gain en vendant leurs marchandises, songèrent à retourner à Mossoul ; mais, comme je ne voulais point les y accompagner, je disparus pour les éviter, et ils partirent seuls en se disant : « Il est probable qu’il est parti pour Damas nous y devancer afin de préparer le logement, puisqu’il connaît bien cette ville. »

« Après leur départ je me remis à dépenser et à manger mon argent, et je restai ainsi au Caire durant encore trois ans ; et chaque année j’envoyai régulièrement le prix du loyer de ma maison à mon propriétaire de Damas. Au bout de ces trois années, comme il me restait à peine de quoi faire le voyage, je me décidai, à cause aussi de l’ennui et du désœuvrement où j’étais, à regagner Damas.

« Je partis donc et j’arrivai à Damas et allai aussitôt à ma maison où, à peine sur le seuil, je fus reçu avec une très grande joie par mon propriétaire, qui me souhaita la bienvenue et me remit les clefs de ma maison et me montra que la serrure était encore intacte et cachetée toujours de mon sceau. Et, en effet, j’entrai et je vis que toute chose était identiquement dans l’ordre où je l’avais mise.

« La première chose que je fis fut de laver aussitôt le parquet pour faire disparaître toute trace du sang de la jeune femme tuée par sa jalouse amie ; et alors seulement, tranquillisé, je me dirigeai vers le lit pour m’y reposer des fatigues du voyage. Et comme je soulevais le coussin pour l’arranger, je vis, sous le coussin, un collier d’or avec, d’espace en espace, trois rangs de perles nobles parfaites. C’était justement le collier de la jeune femme, qui avait été mis sous l’oreiller la nuit de nos ébats. À ce souvenir, je me mis à verser des larmes de regret et à déplorer la mort de cette adolescente. Puis je cachai soigneusement le collier dans une doublure de mon vêtement.

« Au bout de trois jours de repos dans ma maison, je songeai à aller au souk pour essayer de trouver une occupation et pour voir mes connaissances. Arrivé au souk, il était écrit par l’ordre du Destin que je devais être tenté par le Cheïtane et succomber à la tentation : car toute destinée ne peut que s’accomplir. Et je fus, en effet, tenté de me débarrasser du collier d’or et de perles en le vendant. Je le tirai donc de la doublure de mon vêtement et le montrai au plus habile courtier du souk. Le courtier m’invita à m’asseoir dans sa boutique, et, lui-même, sitôt le souk bien en train, prit le collier, me pria d’attendre son retour, et s’en alla le soumettre aux offres des marchands et des clients. Et, au bout d’une heure, il revint et me dit : « Je croyais d’abord que ce collier était en or véritable et en perles vraies, et qu’il devait valoir au moins mille dinars d’or. Mais je me trompais. Ce collier est faux. Il est façonné d’après les artifices des Francs, qui savent imiter l’or, les perles et les pierres précieuses. Aussi on ne m’en a offert, au souk, que mille drachmes seulement au lieu de mille dinars. » Je lui répondis : « Oui, vraiment, tu as raison. Ce collier est faux. Je l’avais fait faire simplement pour me moquer d’une femme à laquelle je l’avais donné en cadeau. Et, par le plus grand des hasards, cette femme vient de mourir et l’a laissé en héritage à mon épouse. Aussi nous avons décidé de le vendre à n’importe quel prix. Prends-le donc et vends-le à ce prix-là, et rapporte-moi les mille drachmes en question ! »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, se tut.


MAIS LORSQUE FUT
LA VINGT-HUITIÈME NUIT

Elle continua :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le médecin juif raconta ainsi la suite.

Lorsque le jeune homme dit au courtier : « Tu peux le vendre à mille drachmes ! » le courtier comprit que le jeune homme ne connaissait pas la valeur du collier et qu’il l’avait ou volé ou trouvé, et que la chose devait être éclaircie. Il prit donc le collier et alla le porter au chef principal des courtiers du souk, qui aussitôt le prit et alla trouver le wali de la ville et lui dit : « Voici ! ce collier m’avait été volé ! Et justement nous venons de trouver le voleur. C’est un jeune homme qui est mis comme les fils des marchands, et il est à tel endroit, chez le courtier tel ! »

Et le jeune homme continua à me raconter ainsi son histoire :

« Aussitôt, et pendant que j’attendais le retour du courtier avec l’argent, je me vis entouré et saisi par les gardes, qui me traînèrent de force chez le wali. Et le wali me questionna sur le collier, et je lui racontai la même histoire qu’au courtier. Alors le wali se mit à rire et me dit : « Je vais t’apprendre, moi, le prix exact de ce collier ! » Il fit signe à ses gardes, qui m’appréhendèrent, me dépouillèrent de mes vêtements et me tombèrent dessus à coups de verges et de fouet jusqu’à me mettre tout le corps en sang. Alors de douleur je m’écriai : « Je vais vous dire la vérité. Ce collier, oui, c’est moi que l’ai volé au chef des courtiers ! » Et je pensai en mon âme qu’il valait encore mieux pour moi dire cela qu’avouer la vérité terrible de l’assassinat de la jeune femme dans ma maison. Car sûrement j’aurais été condamné à mort et tué de la même façon, en rachat de son meurtre.

« Mais à peine m’étais je accusé de ce vol qu’on se saisit de mon bras, et on me trancha la main droite, comme punition de ce vol ; et on fit cuire mon bras dans l’huile bouillante pour cicatriser la plaie. Et aussitôt je tombai évanoui de douleur. Et on me donna à boire quelque chose qui me fit recouvrer mes sens. Alors je ramassai ma main coupée et je revins à ma maison.

« Lorsque j’arrivai à ma maison, le propriétaire qui avait appris la chose, me dit : « Du moment que tu as été reconnu coupable de larcin et de choses illicites, je ne peux plus te garder dans ma maison. Tu vas donc reprendre tes effets et t’en aller chercher un gîte ailleurs ! » Je lui répondis : « Mon seigneur, je te prie de m’accorder seulement deux ou trois jours de délai pour que j’aie le temps de me trouver un autre logement ! » Et il me dit : « Je veux bien t’accorder ce délai. » Puis il me laissa et partit.

« Quant à moi, je me jetai à terre et me mis à pleurer et à me dire à moi-même : « Comment pourrais-je désormais retourner à Mossoul, mon pays, et avoir le courage de revoir mes parents avec ma main coupée ! Et mes parents ne me croiront pas lorsque je leur dirai que je suis innocent ! Aussi maintenant je n’ai plus qu’à me laisser aller à la volonté d’Allah, qui seul peut m’envoyer un moyen de salut ! »

« La peine et les chagrins que je continuai à avoir me rendirent malade, et je ne pus aller chercher une autre maison. Aussi, comme j’étais couché, le troisième jour, je vis tout à coup ma maison envahie par les gens du gouverneur général de Damas, et je vis s’avancer vers moi le propriétaire de la maison et le chef des courtiers. Et le propriétaire me dit : « Je dois te dire que le wali a mis le gouverneur général au courant du vol de ce collier. Et maintenant il ressort de tout cela que ce collier appartenait en réalité, non point à ce chef des courtiers, mais au gouverneur général lui-même, ou plutôt à l’une de ses filles, qui a disparu, elle aussi, voilà bientôt trois ans ! Et l’on vient pour se saisir de toi ! »

« À ces paroles, toutes mes jointures se mirent à trembler et tous mes membres aussi, et je pensai : « Maintenant, sans recours désormais, on va sûrement me mettre à mort. Il vaut mieux que je dise toute la vérité au gouverneur général. Et lui seul sera juge de ma mort ou de ma vie. » Mais déjà j’étais saisi et garrotté et traduit, la chaîne au cou, devant le gouverneur entre les mains duquel on me laissa, moi et le chef des courtiers. Et le gouverneur dit à ses gens, en me regardant : « Ce jeune homme que vous m’amenez n’est point un voleur, et sa main a été coupée injustement, j’en suis sûr ! Quant à ce chef des courtiers, c’est un menteur et un accusateur à faux ! Saisissez-vous donc de lui et jetez-le dans le cachot ! » Puis le gouverneur dit à ce chef courtier : « Tu vas tout de suite dédommager ce jeune homme pour sa main coupée, sinon je te ferai pendre et je confisquerai tous tes biens et toutes tes richesses, ô courtier de malédiction ! » Et il s’écria, en s’adressant aux gardes : « Emmenez-le de devant ma face, et sortez-tous ! » Et alors il ne resta plus dans la salle que le gouverneur et moi. Mais je n’avais plus ni le carcan au cou ni les bras liés.

« Lorsque nous fûmes ainsi seuls, le gouverneur me regarda avec une grande pitié et me dit : « Mon enfant, tu vas maintenant me parler avec franchise et me dire toute la vérité sans me rien cacher. Raconte-moi donc comment ce collier est parvenu entre tes mains. » Je lui répondis : « Ô mon maître et suzerain, je vous dirai la vérité ! » Et alors je lui racontai tout ce qui m’était arrivé avec la première adolescente, comment elle m’avait procuré et avait amené chez moi la deuxième adolescente, et comment ensuite, prise de jalousie, elle avait sacrifié sa compagne. Et je lui narrai la chose dans tous ses détails.

« En entendant mes paroles, le gouverneur, de douleur et d’affliction, inclina la tête sur sa poitrine, se couvrit la figure de son mouchoir et se mit à longtemps pleurer. Puis il se rapprocha de moi et me dit :

« Sache donc, ô mon enfant, que la première adolescente est ma fille aînée. Dès son enfance elle fut pleine de perversité, et fut, pour cette raison, tenue par moi avec une grande sévérité. Mais, à peine fut-elle pubère, que je me hâtai de la marier, et, dans ce but, je l’envoyai au Caire chez son oncle, mon frère, pour l’unir à l’un de mes neveux, son propre cousin. Elle se maria donc ; mais, peu de temps après, son époux mourut, et elle me revint et réintégra ma maison. Mais elle n’avait pas manqué de profiter de son séjour en Égypte pour apprendre des Égyptiennes tous les vices, toutes les corruptions et tous les genres de libertinage. Et tu sais, puisque tu as été en Égypte, combien expertes dans la débauche sont les femmes de ce pays. Les hommes ne leur suffisent point, et elles s’aiment et se mêlent entre elles, et s’enivrent et se perdent. Aussi, à peine de retour ici, elle te rencontra et se donna à toi et t’alla trouver quatre fois de suite. Mais cela ne lui suffisait point. Comme elle avait déjà eu le temps de pervertir ma seconde fille, sa sœur, et de se faire passionnément aimer d’elle, elle n’eut pas de peine à la persuader de venir chez toi, après lui avoir raconté tout ce qu’elle faisait avec toi. Ma seconde fille me demanda donc la permission d’accompagner sa sœur au souk, et moi, je le lui permis. Et il arriva ce qui arriva ! Donc lorsque ma fille aînée revint sans sa sœur, je lui demandai où était sa sœur. Elle ne me répondit que par des pleurs, et finit par me dire, tout en larmes : « Je l’ai tout à fait perdue dans le souk, et je ne sais pas du tout ce qu’elle est devenue ! » C’est ce qu’elle me dit, à moi. Mais bientôt elle s’ouvrit à sa mère et finit par lui raconter, en secret, toute l’histoire et la mort de sa sœur, tuée de ses propres mains, dans ta maison. Et depuis lors elle est dans les larmes et ne cesse de répéter jour et nuit : « Je dois pleurer jusqu’à mourir ! » Quant à tes paroles, ô mon enfant, elles n’ont fait que me confirmer dans ce que je savais déjà, et m’ont démontré qu’elle disait la vérité. Tu vois donc, mon fils, combien je suis malheureux ! Aussi j’ai un souhait à faire et une prière à t’adresser, et tu ne refuseras pas. Je désire ardemment faire de toi un membre de ma famille, et te donner en mariage ma troisième fille qui est une jeune fille sage, ingénue et vierge, et qui n’a aucun des vices de ses sœurs. Et je ne te demanderai aucune dot, pour ce mariage ; au contraire je te rémunérerai largement moi-même, et tu resteras chez moi, dans ma maison, comme un fils ! »

« Alors je lui répondis : « Qu’il soit fait suivant ta volonté, seigneur. Mais auparavant, comme j’ai appris dernièrement que mon père était mort, je voudrais envoyer recueillir son héritage. »

« Aussitôt le gouverneur fit envoyer un exprès à Mossoul, ma ville natale, pour recueillir, en mon nom, l’héritage laissé par mon père. Et moi, en effet, je me mariai avec la fille du gouverneur ; et, depuis ce jour, nous tous ici nous vivons de la vie la plus prospère et la plus douce.

« Et toi-même, ô médecin, tu as pu constater de tes propres yeux combien je suis aimé et honoré dans cette maison. Et tu ne me tiendras pas compte de l’incivilité que j’ai commise à ton égard, durant toute ma maladie, en te tendant ma main gauche, puisque ma main droite était coupée ! »

— Pour moi, continua le médecin juif, je fus fort émerveillé de cette histoire, et je félicitai le jeune homme de s’être tiré de la sorte de cette aventure. Et il me combla de présents, et me retint trois jours près de lui dans le palais, et me renvoya chargé de richesses et de biens.

Et alors, moi, je me mis à voyager et à parcourir le monde, pour mieux m’instruire dans mon art. Et c’est ainsi que j’arrivai dans ton empire, ô roi puissant et généreux ! Et c’est alors que, la nuit dernière, il m’est advenu cette aventure, désagréable plutôt, avec le bossu ! Et voilà mon histoire ! »

— Alors le roi de la Chine dit : « Cette histoire m’a assez intéressé. Mais tu te trompes, ô médecin ! elle n’est ni aussi merveilleuse ni aussi étonnante que l’aventure du bossu. Donc il ne me reste plus qu’à vous faire pendre tous les quatre, et surtout ce tailleur de malédiction qui est la cause et le commencement de votre crime ! »

À ces paroles, le tailleur s’avança entre les mains du roi de la Chine et dit : « Ô roi plein de gloire, avant de nous faire pendre, permets-moi, à moi aussi, de parler, et je te raconterai une histoire qui, à elle seule, contient des choses plus extraordinaires que toutes les autres histoires réunies, et dépasse en prodiges l’histoire même du bossu ! »

Et le roi de la Chine dit : « Si tu dis vrai, je vous pardonnerai à tous ! Mais malheur à toi si tu me racontes une histoire faible d’intérêt et dénuée de choses sublimes. Car je n’hésiterai pas à vous empaler, toi et tes trois compagnons, en vous faisant forer d’outre en outre, de la base jusqu’au sommet ! »

Alors le tailleur dit :