Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Récit de l’intendant

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 51-68).


RÉCIT
DE
L’INTENDANT DU ROI DE LA CHINE


« Sache, ô roi des siècles et du temps, que la nuit dernière j’étais invité à un repas de noces où se trouvaient beaucoup de docteurs de la loi et de savants versés dans le Livre Saint. Lorsque la lecture du Koran fut terminée, on tendit la nappe, on rangea les mets et on apporta tout ce qu’il fallait pour le festin. Or, entre autres choses sur la nappe, il y avait un plat à l’ail, nommé rozbaja, qui a une grande réputation et qui est fort délicieux surtout si le riz qui en fait la base est bien à point et si l’ail et les aromates qui l’assaisonnent sont à la dose voulue. Alors, nous tous, les invités, nous commençâmes à en manger avec un grand appétit, excepté l’un de nous qui refusa absolument de toucher à ce plat de rozbaja. Et comme nous le pressions fort d’en goûter ne fût-ce qu’une bouchée, il jura qu’il n’en ferait rien. Alors nous redoublâmes nos instances ; mais il nous dit : « De grâce ! assez me presser de la sorte. J’ai été assez éprouvé comme cela, pour une fois que j’ai eu le malheur d’y goûter. Et il nous récita cette strophe :

« Si tu ne veux plus reconnaître ton ancien ami, et si tu le veux éviter, ne perds point ton temps à user de stratagèmes : fuis-le ! »

Alors nous ne voulûmes pas insister davantage. Mais nous lui demandâmes : « Par Allah ! et quel est donc le motif qui t’empêche de manger de cette délicieuse rozbaja ? » Il répondit : « J’ai fait le serment de ne manger de rozbaja qu’après m’être lavé les mains quarante fois de suite avec de la soude, quarante fois avec de la potasse et quarante fois avec du savon, en tout cent vingt fois. » Alors le maître de la maison ordonna à ses serviteurs d’apporter sur l’heure de l’eau et les choses qu’avait demandées l’invité. Et l’invité alors se mit à se laver les mains exactement le nombre de fois qu’il avait mentionné ; puis il revint s’asseoir, mais bien à contre-cœur, et il avança la main vers le plat commun où nous mangions tous, et, tout tremblant et tout hésitant, il se mit à manger de ce plat de rozbaja. Et nous étions très étonnés de cela ; mais nous fûmes encore bien plus étonnés lorsque nous regardâmes sa main : nous vîmes que cette main manquait de pouce et n’avait que quatre doigts. Et l’invité ne mangeait ainsi qu’avec quatre doigts. Alors nous dîmes : « Par Allah sur toi ! dis-nous comment il se fait que tu n’aies plus de pouce ! Ou bien est-ce une déformation que tu as de naissance, et qui est simplement l’œuvre d’Allah ? Ou bien es tu victime d’un accident ? » Alors il répondit : « Mes frères, vous n’avez pas tout vu ! Ce n’est pas seulement un pouce qui me manque, mais les deux. Car je n’ai pas non plus de pouce à la main gauche. Et mes deux pieds aussi n’ont que quatre orteils. D’ailleurs, voyez par vous-mêmes ! » Et il nous montra l’autre main et nous découvrit ses deux pieds, et nous vîmes qu’en effet chacun n’avait que quatre orteils. Alors notre étonnement augmenta encore, et nous lui dîmes : « Notre impatience est à son comble, et nous désirerions vivement apprendre la cause qui t’a fait ainsi perdre tes deux pouces et tes deux gros orteils, et le motif qui t’a fait aussi te laver les mains cent vingt fois de suite. » Alors il nous raconta ainsi la chose :

Sachez, ô vous tous, que mon père était un marchand d’entre les grands marchands ; et il était même le plus grand des marchands de la ville de Baghdad, au temps du khalifat Haroun Al-Rachid. Mon père était un grand amateur de bons vins et de plaisirs ; il aimait la musique de nos instruments à cordes, l’aoûd et le kânoun. Aussi lorsqu’il mourut il ne me laissa nul argent, car il avait tout dépensé. Mais tout de même, comme c’était mon père, je lui fis un enterrement selon son rang, je donnai des festins funèbres en son honneur, et je pris le deuil pour lui durant des jours et des nuits. Après quoi, j’allai voir la boutique qui avait été sienne, je l’ouvris et je n’y trouvai plus rien qui eût quelque valeur ; au contraire, je constatai qu’il laissait de grosses dettes. Alors j’allai trouver les créanciers de mon père, je leur fis prendre patience et les rassurai le mieux que je pus. Puis je me mis à l’œuvre, à vendre et à acheter, et à payer les dettes, semaine par semaine, selon le gain que je faisais. Et je ne cessai de faire de la sorte jusqu’à ce que j’eusse payé toutes les dettes et même augmenté mon premier capital par mes gains réguliers.

« Or, un jour que j’étais assis dans ma boutique, je vis une adolescente, et de ma vie je ne vis de mes yeux quelque chose de plus beau. Elle était habillée de vêtements magnifiques, et était montée sur une mule. Devant elle, marchait un eunuque et, derrière elle, un autre eunuque. Elle arrêta sa mule au commencement du souk, mit pied à terre, et entra dans le souk, suivie de l’un des deux eunuques. Et cet eunuque lui dit : « Ô ma maîtresse, de grâce ! n’entre pas ainsi dans le souk, et ne te montre pas ainsi aux passants. Tu vas nous attirer de grandes calamités, Allons-nous en d’ici ! » Et l’eunuque essaya de l’arrêter. Mais elle ne fit guère attention à ses paroles, et se mit à inspecter toutes les boutiques du souk, l’une après l’autre, et elle ne vit point de boutique mieux tenue et plus belle que la mienne. Alors elle se dirigea de mon côté, toujours suivie de l’eunuque, s’assit dans ma boutique et me souhaita la paix. Et moi, jamais de ma vie je n’avais entendu une voix plus douce ni des paroles plus délicieuses. Et elle se découvrit le visage. Alors je la regardai, et sa seule vue me jeta dans le plus grand trouble et me ravit le cœur. Et je ne pus détacher mes regards de son visage, et je récitai ces deux strophes :

« Dis à la belle au voile doux, aussi doux que l’aile du ramier,

Dis-lui combien secourable me serait la mort si je songe à mes souffrances.

Dis-lui d’être bonne, un peu ! Pour elle j’ai renoncé à ma tranquillité et pour m’approcher de son aile ! »

« Lorsqu’elle entendit mes vers, elle me donna aussitôt la réplique par ces strophes-ci :

« Mon cœur, je l’ai usé à l’aimer. Et ce cœur pourtant se refuse à d’autres amours.

Et mes yeux, si par hasard ils apercevaient jamais une beauté étrangère, mes yeux ne sauraient plus s’en réjouir.

J’ai prêté serment de ne jamais arracher ton amour de mon cœur. Et pourtant mon cœur est triste et altéré de ton amour.

J’ai bu à une coupe où j’ai trouvé le pur amour. Oh ! que n’as-tu mouillé tes lèvres à cette coupe où j’ai trouvé l’amour !… »

« Puis elle me dit : « Ô jeune marchand, as-tu de belles étoffes à nous faire voir ? » Je dis : « Ô ma maîtresse, ton esclave est un pauvre marchand, et n’a rien qui soit digne de toi. Aie donc la patience d’attendre un peu. Car, comme il est encore grand matin, les autres marchands n’ont pas encore ouvert leurs boutiques. Tout à l’heure j’irai moi-même t’acheter chez eux tout ce dont tu pourrais avoir besoin en étoffes de prix. » Puis je me mis à causer avec elle et j’étais noyé dans la mer de son amour et perdu dans la folie de l’ardeur qu’elle m’inspirait. Mais lorsque les autres marchands ouvrirent leurs boutiques, je me levai et sortis lui acheter tout ce qu’elle m’avait commandé ; et tout l’achat que je fis, et que je pris à mon compte, monta à la somme de cinq mille drachmes. Et je remis le tout à l’esclave ; et elle partit avec lui et se dirigea du côté où l’autre esclave l’attendait avec le mulet, à l’entrée du souk, et elle s’éloigna. Mais elle ne me demanda aucun compte, et ne me fit aucune mention de l’argent qu’elle me devait et que j’avais pris sur moi de payer aux marchands. Et elle ne me dit même pas qui elle était, ni où était sa maison. Et moi, de mon côté, j’eus honte de lui en parler ; et je m’engageai alors à payer aux marchands les cinq mille drachmes à la fin de la semaine, car j’espérais que l’adolescente viendrait me payer. Puis je rentrai chez moi enivré d’amour. Et on m’apporta le dîner ; mais je le touchai à peine, car j’étais tout à la pensée de sa beauté et de ses charmes. Et lorsque je voulus m’endormir, je n’eus aucun sommeil.

« Et je restai en cet état durant une semaine, au bout de laquelle les marchands vinrent me réclamer l’argent ; mais, comme je n’avais pas encore eu de nouvelles de la dame, je les priai de patienter un peu et de m’accorder encore un crédit d’une semaine. Et ils y consentirent. En effet, au bout de la semaine, je la vis arriver un matin de bonne heure, montée sur sa mule ; et elle était accompagnée d’un serviteur et de deux eunuques. Elle me salua et dit : « Ô mon maître, excuse-nous d’avoir ainsi différé un peu trop de venir te payer. Mais voici l’argent. Fais venir un changeur pour vérifier les pièces d’or et toucher l’argent. » Et je fis venir le changeur ; et un des eunuques lui remit l’argent, qu’il contrôla et trouva de bonne nature. Alors je pris l’argent ; puis je me mis à causer avec l’adolescente jusqu’à ce que le souk fût ouvert et que les marchands fussent venus dans leurs boutiques. Alors elle me dit : « J’ai encore besoin de telle et telle chose. Va donc me les acheter. » Et je lui achetai, à mon compte, tout ce qu’elle avait demandé, et je le lui remis. Et elle le prit et s’en alla sans me dire quoi que ce soit au sujet de l’argent qu’elle me devait. Alors moi, quand je la vis s’éloigner, je me repentis d’avoir ainsi agi avec trop de confiance, car l’achat m’avait coûté mille dinars d’or. Et lorsque je l’eus perdue de vue, je dis en mon âme : « Je ne comprends plus rien à cette passion et à cette amitié qu’elle a pour moi ! Elle m’apporte la valeur de quatre cents dinars et elle me prend pour mille dinars de marchandises ! Si cela marche de cette façon-là, je n’ai plus devant moi que la faillite et la perte du bien des autres. Et, d’ailleurs, c’est à moi seul que les marchands frustrés viendront s’attaquer. Et j’ai bien peur que cette femme ne soit une trompeuse pleine d’astuce qui vient me circonvenir de ses charmes et de sa beauté, une rusée qui profite de ce que je suis un pauvre marchand sans protection et sans appui pour se moquer de moi et rire sur mon dos. Et moi qui ne lui ai pas demandé l’adresse de sa demeure ! »

« Je restai ainsi rempli de soucis et de pensées torturantes pendant un mois entier, au bout duquel les marchands vinrent me réclamer leur argent et insistèrent tellement que je me vis obligé, pour les contenter, de leur dire que j’allais tout vendre, ma boutique et ce qu’elle contenait, ma maison et tous mes biens. Et je fus ainsi tout près de ma ruine ; et je m’assis fort soucieux tout à ces pensées tristes, quand soudain je la vis apparaître au haut du souk, franchir la porte du souk et se diriger de mon côté. Lorsque je la vis, je sentis aussitôt s’évanouir mes soupçons et mes soucis, et j’oubliai l’état malheureux où j’avais été durant tout le temps de son absence. Et elle s’approcha de moi et se mit à causer avec moi en me parlant de sa voix si belle et en me disant de ces paroles si délicieuses qu’elle savait dire. Puis elle me dit : « Apporte le trébuchet et pèse l’argent que je t’apporte ! » Et elle me donna, en effet, tout ce qui me revenait et même plus, pour prix des achats que j’avais faits pour elle.

« Ensuite elle s’assit à côté de moi, et se mit à me parler avec beaucoup de laisser-aller et d’aisance. Et moi, je faillis mourir de joie et de bonheur. Et elle finit par me dire : « Es-tu célibataire ou as-tu une épouse ? » Alors je dis : « Eh non ! je ne connais point de femme ! » Et je pleurai en disant cela. Alors elle me dit : « Qu’as-tu à pleurer ? » Et je répondis : « C’est une chose qui vient de me passer par l’esprit. » Puis je pris le serviteur au fond de la boutique, lui tendis quelques dinars d’or et le priai de servir d’intermédiaire entre elle et moi pour cette affaire. Alors il se mit à rire et me dit : « Mais sache donc qu’elle aussi est amoureuse de toi, et beaucoup plus que toi d’elle ! Et elle n’avait aucune envie d’acheter des étoffes, et elle n’en a acheté que pour pouvoir te parler, et te dire sa passion pour toi. Aussi tu peux lui parler et lui dire ce que tu veux ; et certainement elle n’y trouvera rien à reprendre et ne te contrariera pas. »

« Mais elle, au moment où elle allait s’éloigner et prendre congé de moi, me vit tendre les dinars au serviteur qui l’accompagnait. Alors elle rentra dans la boutique et s’assit en souriant. Et je lui dis : « Accorde à ton esclave la grâce qu’il va te demander et pardonne-lui d’avance ce qu’il a à te dire ! » Puis je l’entretins de ce que j’avais dans l’esprit. Et je vis que cela lui agréait, et elle me répondit gentiment et me dit : « Ce serviteur t’apportera ma réponse à ta demande, et ma volonté ! Et toi fais exactement tout ce qu’il te dira de faire. » Puis elle se leva et s’en alla.

« Alors j’allai remettre leur argent aux marchands et le gain qu’ils méritaient. Quant à moi, ce ne fut guère un gain que je fis, mais j’eus une grande affliction en voyant, au bout d’un certain temps, que je n’avais plus de ses nouvelles. Et, dès l’instant que je ne la vis plus, je perdis tout sommeil durant toutes mes nuits. Mais enfin, au bout de quelques jours, son serviteur vint me trouver ; et je le reçus avec empressement et générosité et le priai de me donner des nouvelles. Il dit : « Elle était malade ces jours derniers. » Alors je dis : « Donne-moi donc quelques détails sur elle ! » Il dit : « Cette adolescente a été élevée par notre maîtresse Zobéida, l’épouse favorite de Haroun Al-Rachid, et elle devint l’une de ses suivantes. Et notre maîtresse Zobéida l’aime comme sa propre fille et ne lui refuse rien. L’autre jour, la jeune fille demanda à sa maîtresse la permission de sortir en lui disant : « Mon âme désire se promener et rentrer ensuite au palais ! » Et la permission lui fut accordée. Et, depuis ce jour, elle ne cessa d’aller en ville et de rentrer au palais, et si souvent qu’elle finit par être fort experte dans les achats et devint ainsi la pourvoyeuse de notre maîtresse Zobéida. C’est alors qu’elle te vit et parla de toi à sa maîtresse et la pria de te marier à elle. Et sa maîtresse dit : « Je ne puis le faire avant de voir moi-même ce jeune homme. Si je constate qu’il te ressemble en qualités, je te marierai à lui ! » Or, maintenant, je viens te voir pour te dire que notre but, à cette heure-ci, est de te faire entrer dans le palais. Si donc nous pouvons t’y faire entrer sans que personne s’en doute, tu peux être certain de l’avoir en mariage ; mais, si l’affaire est découverte, tu es sûr d’avoir la tête coupée. Qu’en dis-tu ? » Je répondis : « Certainement, j’irai avec toi. Tu n’as donc qu’à persister dans cette combinaison dont tu viens de me parler. » Alors le serviteur me dit : «  Lorsque la nuit sera venue, dirige-toi vers la mosquée que la dame Zobéida a fait construire sur le Tigre ; entre et fais ta prière et reste là à attendre ! » Et je répondis : « J’obéis, j’aime et j’honore ! »

« Lorsque le soir vint, j’allai à la mosquée, où j’entrai et me mis en prières, et j’y passai toute la nuit. Au point du jour, je vis arriver des esclaves dans une barque ; et ils avaient avec eux des caisses vides qu’ils introduisirent dans la mosquée et ils retournèrent vers leur barque. Mais l’un d’eux resta en arrière des autres ; et je l’examinai et je vis que c’était celui qui me servait d’intermédiaire. Et au bout de quelques instants je vis monter à la mosquée et venir à moi mon amie la suivante de Sett-Zobéida. Comme elle s’approchait, j’allai vivement à elle et l’embrassai, et elle m’embrassa aussi ; et nous nous assîmes un moment pour causer, et elle m’expliqua sa résolution. Puis elle me prit et me mit dans l’une des caisses, qu’elle ferma à clef ; et moi je n’avais pas encore eu le temps de réfléchir que j’étais déjà dans le palais du khalifat. Et on me fit sortir de la caisse, et on m’apporta des effets et des vêtements qui valaient certainement cinquante mille drachmes. Puis je vis vingt autres esclaves blanches, toutes aux seins merveilleux et toutes des vierges. Et au milieu d’elles se trouvait Sett-Zobéida, qui ne pouvait se mouvoir à cause de tout ce qu’elle avait sur elle de bijoux et de robes magnifiques. Devant elle, lorsqu’elle fut toute proche, les suivantes se mirent sur deux rangs, et je m’avançai et je baisai la terre entre ses mains. Alors elle me fit signe de m’asseoir ; et je m’assis entre ses mains. Alors elle se mit à me questionner sur mes affaires et mes parents et ma lignée. Et je répondis à toutes les choses qu’elle me demanda. Alors elle fut très contente et dit : « Ouallah ! je vois maintenant que je n’ai pas perdu mes peines à élever cette jeune fille, puisque je lui trouve un tel époux ! » Puis elle me dit : « Sache que nous tenons cette suivante pour l’égale de l’enfant même de notre moelle. Et elle te sera une épouse soumise et douce devant Allah et devant toi ! » Alors je m’inclinai et baisai la terre, et consentis à me marier avec la suivante.

« Alors elle m’invita à rester au palais dix jours. Et je restai ces dix jours, durant lesquels je ne sus ce qu’était devenue la jeune fille. Et, pour mes repas, c’étaient d’autres jeunes suivantes qui m’apportaient à déjeuner et à dîner et me servaient.

« Au bout du laps de temps nécessaire pour les préparatifs du mariage, Sett-Zobéida pria l’émir des Croyants de lui accorder la permission de marier leur suivante ; et il le lui permit et fit don à la suivante de dix mille dinars d’or. Alors Sett-Zobéida envoya chercher le kâdi et les témoins, qui écrivirent le contrat de mariage. Puis, cela terminé, on commença la fête. On prépara les douceurs de toutes sortes et les mets d’usage ; et on mangea et on but ; et on distribua des mets sur des assiettes à toute la ville. Et on fit durer le festin dix jours entiers. Alors seulement on fit entrer la jeune femme au hammam pour me la préparer selon l’usage.

« Pendant ce temps, on tendit la nappe pour moi et mes invités, et on apporta des mets exquis ; et entre autres choses il y avait, au milieu de poulets rôtis, de pâtisseries de toutes sortes, de farces délicieuses et de sucreries parfumées au musc et à l’eau de roses, un plat de rozbaja capable de rendre fou l’homme le plus sage et l’esprit le plus posé ! Et moi, à peine assis devant la nappe, par Allah ! je ne pus m’empêcher de me précipiter sur cette rozbaja et de m’en gorger. Puis je m’essuyai les mains, mais en oubliant de les laver…

« Après cela, je me levai et restai tranquille jusqu’à la nuit. Alors on alluma les flambeaux, et on fit entrer les chanteuses et les joueuses d’instruments ; et on se mit, à plusieurs reprises, à habiller la nouvelle mariée et chaque fois de façon différente ; et chaque fois, à chaque tour, chaque invité mettait une pièce d’or dans le plateau qu’on faisait circuler selon l’usage. Et le palais était entièrement rempli de la foule des invités ; et cela dura ainsi jusqu’à la fin. Alors j’entrai dans la chambre réservée, et on m’amena la nouvelle mariée, et les suivantes la déshabillèrent de tous ses vêtements et sortirent.

« Lorsque je la vis ainsi toute nue et que nous fûmes tous deux seuls sur notre couche, je la pris dans mes bras et je ne croyais pas, dans ma joie, que je la possédais vraiment. Mais, à ce moment même elle sentit l’odeur de ma main avec laquelle j’avais mangé la rozbaja, et lorsqu’elle sentit cette odeur, elle jeta un grand cri ! Et aussitôt accoururent vers nous de tous côtés les suivantes, pendant que, moi, j’étais tout tremblant d’émotion et ne savais guère quel était le motif de tout cela. Et les suivantes dirent : « Ô notre sœur, que t’arrive-t-il ? » Elle leur dit : « Oh ! débarrassez-moi vite de cet homme stupide que j’avais cru être un homme doué de bonnes manières ! » Et je lui dis : « Et qu’as-tu donc constaté de ma stupidité ou de ma folie ? » Elle dit : « Insensé que tu es ! Pourquoi donc as-tu mangé de la rozbaja et ne t’es-tu pas ensuite lavé les mains ! Et moi, maintenant, par Allah, je ne veux plus de toi, à cause de ton peu de jugement et de ton action mauvaise et criminelle ! » À ces paroles, elle saisit un fouet qui était près d’elle et me tomba sur le dos à grands coups, ainsi que sur les fesses, et tellement fort et si longtemps qu’à force de recevoir des coups, je perdis toute connaissance. Alors elle s’arrêta et dit aux suivantes : « Prenez-le et conduisez-le chez le gouverneur de la ville pour qu’il lui fasse couper la main dont il s’est servi pour manger la rozbaja, cette main qu’il n’a pas ensuite lavée ! » Mais moi, je revins à moi lorsque j’entendis ces paroles et je m’écriai : « Il n’y a de recours et de force, qu’en Allah le Tout-Puissant ! Est-ce parce que j’ai mangé de la rozbaja sans me laver la main que cette main doit être coupée ? A-t-on jamais vu une chose pareille ? » Alors les suivantes se mirent à intercéder pour moi auprès d’elle et lui dirent : « Ô notre sœur, ne le châtie pas cette fois-ci pour son action ! De grâce, pardonne-lui ! » Alors elle dit : « Soit, je ne lui ferai pas couper la main cette fois ; mais il me faut tout de même lui couper quelque chose d’entre ses extrémités ! » Puis elle sortit et me laissa seul.

« Et quant à moi, je restai ainsi seul durant dix jours sans la voir. Mais au bout de ces dix jours, elle vint me trouver et me dit : « Ô toi à la figure pleine de noir ![1] Je suis donc si peu de chose à tes yeux pour que tu aies mangé de la rozbaja sans te laver les mains ! » Puis elle cria à ses suivantes et leur dit : « Liez-lui les bras et les jambes ! » Alors on me lia les bras et les jambes ; et elle prit un rasoir au tranchant bien affilé, et me coupa les deux pouces des mains et les deux pouces des pieds. Et c’est pourquoi, ô vous tous, vous me voyez ainsi, sans pouces aux mains ni aux pieds.

« Quant à moi, je tombai évanoui. Alors elle saupoudra mes plaies avec une poudre de racine aromatique, et aussitôt mon sang cessa de couler. Et c’est alors que je dis en mon âme, et ensuite à haute voix : « Jamais plus je ne mangerai de rozbaja sans me laver ensuite les mains quarante fois avec de la potasse, quarante fois avec de la soude et quarante fois avec du savon ! » À ces paroles, elle me fit prêter serment pour cette promesse que je venais de faire, à savoir de ne jamais plus manger de rozbaja sans faire exactement ce que je venais de dire.

« Aussi, quand vous autres, tous ici assemblés, vous m’avez pressé de manger de la rozbaja qui est sur cette nappe, j’ai changé de couleur et mon teint a jauni, et je me suis dit en moi-même : « Voilà cette rozbaja cause de la perte de mes pouces ! » Et quand vous m’avez absolument obligé d’en manger, je me suis vu obligé, par mon serment, de faire ce que j’ai fait !»

— Alors, moi, ô Roi des siècles, continua l’intendant qui racontait l’histoire, je dis au jeune marchand de Bagdad, pendant que tous les assistants écoutaient : « Mais que t’est-il ensuite arrivé avec ton épouse ? » Il dit :

« Lorsque j’eus prêté le serment devant elle, son cœur se calma à mon égard et elle finit par me pardonner. Et alors, moi, je la pris et je couchai avec elle. Et nous restâmes ainsi un long temps unis en cet état. Au bout de ce temps, elle me dit : « Il faut bien que tu saches que personne à la cour du khalifat n’a appris ce qui s’est passé entre moi et toi ! Nul, si ce n’est toi, n’a jamais pu s’introduire dans ce palais. Et, si toi tu es entré ici, ce n’est que grâce aux bons soins d’El-Saïedat[2] Zobéida ! » Puis elle me remit cinquante mille dinars d’or et me dit : « Prends toute cette somme et va nous acheter, pour nous deux, une belle et vaste demeure, que nous y habitions ensemble. »

« Alors je sortis et j’achetai une maison magnifique et vaste. Puis j’y transportai toutes les richesses de mon épouse, tous les dons qu’on lui avait faits, les objets précieux, les belles étoffes et les beaux meubles et toutes les belles choses. Et je mis tout cela dans cette maison que j’avais ainsi achetée. Et nous y vécûmes ensemble fort heureux.

« Mais au bout d’une année, par la volonté d’Allah, mon épouse mourut ; et alors je ne pris point d’autre femme, et voulus voyager. Je sortis alors de Baghdad, après avoir vendu tous mes biens ; je pris tout mon argent et je me mis à voyager, jusqu’à ce que je fusse arrivé en cette ville-ci. »

— Et telle est, ô roi de ce temps, continua l’intendant, l’histoire que me raconta le jeune marchand de Baghdad ! Alors nous tous qui étions les invités de cette maison nous continuâmes à manger ; puis nous nous en allâmes.

Et c’est quand je fus sorti que m’est arrivée cette aventure-là, pendant la nuit, avec le bossu. Et c’est alors qu’il est arrivé, ce qui est arrivé.

Et telle est mon histoire ! Et je suis persuadé qu’elle est plus étonnante encore que celle qui nous est arrivée avec le bossu !

Ouassalam ![3] »

— Alors le roi de la Chine dit : « Tu te trompes ! Cela n’est pas du tout plus merveilleux que l’aventure du bossu, au contraire, l’aventure du bossu est, de beaucoup, plus étonnante que tout cela ! Aussi, il n’y a pas à hésiter, je vais vous faire tous crucifier, jusqu’au dernier ! »

Mais, à ce moment, s’avança le médecin juif qui baisa la terre et dit : « Ô roi de ce temps, moi, je vais te raconter une histoire qui est certainement, cette fois, bien plus extraordinaire que tout ce que tu as entendu et que l’aventure même du bossu ! »

Alors le roi de la Chine lui dit : « Donne ce que tu as, car je ne peux plus attendre ! »

Et le médecin juif dit :


Notes
  1. Expression très usitée ; elle signifie que quelqu’un n’a pas brillé dans l’accomplissement d’un acte quelconque. Au contraire, quand on dit : « Votre visage a blanchi », cela signifie que l’on s’est tiré d’une affaire fort brillamment et à son avantage.
  2. El-Saïedat, la grande dame, la maîtresse.
  3. Formule pour prendre congé ou se retirer : « Que la paix soit sur vous ! »