Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Récit du tailleur

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 87-88).


RÉCIT DU TAILLEUR


« Sache donc, ô roi du temps, qu’avant mon aventure avec le bossu, j’ai été invité dans une maison où l’on donnait un festin aux principaux membres des corporations de notre ville : tailleurs, savetiers, vendeurs d’étoffes, barbiers, menuisiers et d’autres aussi.

Et c’était de bon matin. Aussi, dès le lever du jour, nous nous étions tous assis en rond pour commencer le premier repas et nous n’attendions plus que le maître du logis, lorsque nous le vîmes entrer accompagné d’un adolescent étranger, beau, bien fait et gentil, et vêtu à la mode de Baghdad. Et il était aussi beau qu’on pouvait le souhaiter et aussi bien habillé qu’on pouvait l’imaginer. Mais il était ostensiblement boiteux. Il entra donc au milieu de nous et nous souhaita la paix, et nous nous levâmes tous pour lui rendre son salut. Puis nous allions tous nous asseoir, et lui avec nous, quand soudain nous le vîmes changer de couleur, s’abstenir de s’asseoir et se retirer pour sortir. Alors nous tous, avec le maître de la maison, nous fîmes nos efforts pour le retenir au milieu de nous, et le maître du logis insista beaucoup et l’adjura et lui dit : « En vérité nous ne comprenons rien à la chose. Je t’en prie, dis-nous au moins la cause qui te pousse à nous quitter ! »

Alors le jeune homme répondit : « Par Allah ! seigneur, je te supplie de ne point davantage insister pour me retenir. Car il y a ici, au milieu de vous, quelqu’un qui est la cause qui m’oblige à m’en aller. Et c’est ce barbier que voilà assis au milieu de vous ! »

À ces paroles le maître du festin fut extrêmement surpris et nous dit : « Comment peut-il se faire que ce jeune homme, qui vient d’arriver de Baghdad, puisse être incommodé par la présence de ce barbier qui est ici ? » Alors nous tous, les invités, nous nous tournâmes vers le jeune homme et nous lui dîmes : « De grâce, raconte-nous le motif de la répulsion pour ce barbier ! » Il répondit : « Seigneurs, ce barbier à la figure de goudron et à l’âme de bitume est la cause d’une aventure extraordinaire qui m’est arrivée à Baghdad, ma ville, et c’est lui aussi, ce maudit, qui est la cause que je suis boiteux. Aussi j’ai juré de ne jamais habiter la ville où demeurerait ce barbier et de ne jamais m’asscoir dans un endroit où il serait assis. Et c’est pour cela que j’ai été obligé de quitter Baghdad, ma ville, et de venir jusque dans ce pays éloigné. Mais voici que je le retrouve ici même. Aussi, dès ce moment, je vais m’en aller, et, ce soir, je serai déjà loin de cette ville et de la vue de cet homme de malheur ! »

À ce discours, le barbier devint jaune de teint, baissa les yeux et ne prononça pas une parole. Alors nous insistâmes tant auprès du jeune homme qu’il voulut bien nous raconter ainsi cette histoire :