Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Fin du récit du tailleur

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 189-196).

— Telle est, ô Roi fortuné, continua Schahrazade, l’histoire en sept parties que le Tailleur de la Chine raconta au roi. Puis il ajouta :

« Quand le barbier El-Sâmet eut achevé cette histoire, nous tous, les invités, nous n’eûmes pas besoin d’en entendre davantage pour nous convaincre que ce barbier étonnant était réellement le plus extraordinaire des bavards et le plus indiscret des barbiers qui se soient vus sur toute la surface de la terre. Et nous fûmes persuadés, sans autre preuve que ce que nous venions d’entendre, que le jeune boiteux de Baghdad avait été la victime de l’indiscrétion insupportable de ce barbier. Alors, quoique toutes ses histoires nous eussent grandement amusés, nous jugeâmes qu’il fallait tout de même le punir. Nous nous saisîmes de lui, malgré ses cris, et nous l’enfermâmes seul dans une chambre obscure habitée par les rats. Et, nous autres, les invités, nous continuâmes notre festin et à manger, à boire et à nous réjouir jusqu’à l’heure de la prière de l’asr. Et c’est alors seulement que chacun de nous se retira, et que moi je revins chez moi pour donner à manger à mon épouse.

Mais, à mon arrivée à la maison, je trouvai que ma femme me tournait le dos et était de fort méchante humeur. Et elle me dit : « Est-ce ainsi que tu m’abandonnes toute la journée et que, pendant que tu es dans la dilatation du plaisir et de l’épanouissement, tu me laisses à la maison toute seule, triste et déplorable ! Aussi, si tout de suite tu ne me fais pas sortir et ne me promènes pendant le reste de la journée, il n’y aura plus que le kâdi entre moi et toi, et je lui demanderai le divorce, sans différer ! »

Alors moi, qui n’aimais pas la mauvaise humeur et les scènes d’intérieur, pour avoir la paix et malgré ma fatigue, je sortis promener ma femme. Et nous restâmes à parcourir les rues et les jardins jusqu’au coucher du soleil.

Et c’est alors, comme nous retournions au logis, que nous fîmes la rencontre fortuite du petit bossu qui t’appartient, ô roi puissant et généreux. Et le bossu, qui était dans le plus grand état d’ivresse et gaîté, était en train de dire des bons mots fort plaisants à ceux qui l’entouraient, et il récitait ces deux strophes :

« Entre la coupe transparente et colorée et le vin subtil et purpurin, mon choix hésite et ne sait ce qu’il faudrait élire !

Car la coupe est comme le vin subtil et purpurin ! Et le vin est comme cette coupe transparente et colorée ! »

Puis le petit bossu s’interrompait, soit pour décocher aux assistants quelque plaisanterie divertissante, soit pour danser en s’accompagnant de son petit tambour. Et moi et mon épouse, nous pensâmes que ce bossu nous serait un agréable compagnon de table et nous l’invitâmes à venir partager notre repas. Et nous restâmes à manger ensemble, et mon épouse resta avec nous, car elle ne considérait pas que la présence du bossu fût celle d’un homme entier ; autrement elle ne serait pas restée à manger en présence d’un étranger.

Et c’est alors que mon épouse eut cette idée de plaisanter avec le bossu et de lui enfoncer dans la bouche le gros morceau de poisson qui l’étouffa. Et c’est alors, ô roi puissant, que nous prîmes le bossu mort et que nous réussîmes à nous en décharger dans la maison du médecin juif qui est ici avec nous. Et le médecin juif, à son tour, le jeta dans la maison de l’intendant qui, à son tour, en rendit responsable le courtier cophte.

Et telle est, ô roi généreux, la plus extraordinaire d’entre les histoires racontées aujourd’hui devant toi ! Et elle est certainement, cette histoire du barbier et de ses frères, bien plus surprenante et délicieuse que l’histoire du bossu ! »


— Lorsque le tailleur eut fini de parler, le roi de la Chine dit : « En vérité, je dois reconnaître que ton histoire, ô tailleur, est fort intéressante, et qu’elle est peut-être plus suggestive que l’aventure de mon pauvre bossu ! Mais ce barbier étonnant, où est-il ? Je veux d’abord le voir et l’entendre avant de prendre, une décision à votre égard à tous les quatre. Puis nous songerons à enterrer notre bossu, car il est mort déjà depuis hier. Et nous lui construirons un beau tombeau, puisqu’il m’a tant amusé de son vivant et qu’il m’a été, même après sa mort, un motif de joie en me procurant l’occasion d’entendre cette histoire du jeune boiteux avec le barbier et ses six frères, et les trois autres histoires ! »

À ces paroles, le roi ordonna à ses chambellans de prendre le tailleur pour aller à la recherche du barbier. Et, une heure plus tard, le tailleur et les chambellans, qui étaient allés délivrer le barbier de la chambre obscure, l’amenèrent au palais et le placèrent debout entre les mains du roi.

Et le roi examina le barbier et trouva que c’était un vieux cheikh âgé d’au moins quatre-vingt-dix ans, à la figure fort noire, à la barbe fort blanche et aux sourcils également blancs, aux oreilles pendantes et percées, au nez d’une longueur étonnante, et au maintien plein de morgue et de fierté. À cette vue, le roi de la Chine se mit à rire bruyamment et lui dit : « Ô Silencieux, il m’est parvenu que tu savais raconter des histoires admirables et pleines de merveilleux. Aussi je voudrais t’entendre me raconter quelque peu de ces histoires que tu connais si bien. » Le barbier répondit : « Ô roi du temps, on ne t’a pas trompé en te rapportant mes qualités. Mais, avant toutes choses, je voudrais savoir moi-même ce que font ici, réunis tous à la fois, ce courtier chrétien, ce juif, ce musulman et ce bossu couché par terre, mort. Et pourquoi cette réunion étrange ? » Et le roi de la Chine rit beaucoup et dit : « Mais pourquoi m’interroges-tu au sujet de ceux-là qui sont pour toi des inconnus ? » Le barbier dit : « J’interroge pour simplement démontrer à mon roi que je suis loin d’être un parleur indiscret, que je ne m’occupe jamais de ce qui ne me concerne point, et que je suis complètement innocent des calomnies racontées sur mon compte, à savoir que je suis un bavard extraordinaire et le reste. Et sache aussi que je suis digne de porter ce surnom de Silencieux que je porte. Comme dit le poète :

« Lorsque tes yeux voient un homme avec un surnom, sache que, si tu cherches bien, pour toi surgira toujours le sens de ce surnom. »

Alors le roi dit : « Ce barbier me plaît infiniment. Je veux donc lui raconter l’histoire du bossu, puis celle racontée par le chrétien, celle du juif, celle de l’intendant, et celle du tailleur ! » Et le roi raconta au barbier toutes ces histoires, sans omettre un détail. Et il n’y a point d’utilité ici à les répéter.

Lorsque le barbier eut entendu ces histoires et la cause de la mort du bossu, il se mit à hocher gravement la tête et dit : « Par Allah ! voilà une chose étonnante et qui me surprend extrêmement. Vous autres ! levez le voile qui recouvre le corps de ce bossu mort, que je le voie ! » Et le barbier, une fois le corps du bossu à découvert, s’approcha, s’assit par terre, prit la tête du bossu sur ses genoux, et le regarda attentivement à la figure. Et soudain il partit d’un éclat de rire et tel qu’il se renversa sur son derrière par la force explosive de son rire. Puis il dit : « En vérité, à toute mort une cause d’entre les causes ! Or, la cause de la mort de ce bossu est la plus étonnante chose d’entre les choses étonnantes ! Et elle mérite d’être inscrite en très belle écriture d’or sur les registres du règne, pour l’instruction des hommes futurs ! »

Et le roi fut surpris à l’excès en entendant les paroles du barbier et dit : « Ô barbier, ô Silencieux, explique-nous le sens de tes paroles ! » Il répondit : « Ô roi, je le jure par ta grâce et tes bienfaits, sache que ton bossu a l’âme en lui ! Et tu vas la voir ! » Et aussitôt le barbier tira de sa ceinture une fiole qui contenait un onguent, dont il enduisit le cou du bossu, et il couvrit le cou d’un morceau de laine, et attendit que vînt la moiteur. Alors il tira de sa ceinture de longues tenailles en fer, les introduisit dans le gosier du bossu, les manipula et les retira bientôt avec, au bout, tout le gros morceau de poisson et l’arête, cause de l’étouffement du bossu. Et, à l’heure même, le bossu eut un fort éternuement, ouvrit les yeux, revint à lui complètement, se caressa la figure de ses deux mains et sauta debout sur ses deux pieds, et s’écria : « La ilah ill’Allah ! et Mohammad est l’Envoyé d’Allah ! que sur lui soient la prière et le salut d’Allah ! »

À cette vue, tous les assistants furent stupéfaits et dans une grande admiration pour le barbier. Puis, revenus un peu de ce premier sentiment, le roi et tous les assistants ne purent s’empêcher de rire aux éclats de la mine du bossu. Et le roi dit : « Par Allah ! qu’elle est prodigieuse, cette aventure ! De ma vie je n’ai vu chose plus étrange et plus extraordinaire ! » Puis il ajouta : « Ô vous tous, musulmans ici présents, y a-t-il quelqu’un parmi vous qui ait vu de la sorte un homme mourir puis ressusciter ? Or, si, par les bienfaits d’Allah, nous n’avions pas eu le barbier, le cheikh El-Sâmet, ce jour aurait été le dernier du bossu. Et ce n’est que grâce à la science et au mérite de ce barbier admirable et plein de capacité que devons la vie sauve de notre bossu ! » Et tous les assistants répondirent : « Oui, certes, ô roi ! et cette aventure est le prodige des prodiges et le miracle des miracles ! »

Alors le roi de la Chine, plein de joie, ordonna que l’on mît immédiatement par écrit, en lettres d’or, cette histoire du bossu et celle du barbier, et qu’on les conservât dans l’armoire du règne : ce qui fut exécuté sur l’heure. Ensuite il fit cadeau d’une magnifique robe d’honneur à chacun des inculpés, au médecin juif, au courtier chrétien, à l’intendant et au tailleur, et les attacha tous quatre à sa personne et au service du palais, et leur fit faire la paix avec le bossu. Et il fit présent de cadeaux merveilleux au bossu qu’il combla de richesses et nomma à de hauts emplois et dont il fit son compagnon de table et de boisson. Quant au barbier, il eut pour lui des égards tout particuliers, lui fit revêtir une somptueuse robe d’honneur, lui fit faire un astrolabe d’or, des instruments en or et des ciseaux et des rasoirs incrustés de perles et de pierreries, et le nomma barbier et coiffeur de sa personne et du royaume, et en fit également son compagnon intime.

Et ils ne cessèrent tous de vivre de la vie la plus délicieuse et la plus prospère jusqu’à ce que fût venue mettre un terme à leur bonheur la Ravisseuse de toute jouissance, la Dislocatrice de toute intimité, la Mort.

— Mais, dit Schahrazade au roi Schahriar, sultan des îles de l’Inde et de la Chine, ne crois point que cette histoire soit plus admirable que celle de la belle Douce-Amie ! » Et le sultan Schahriar s’écria : « Quelle Douce-Amie ? » Alors Schahrazade dit :