Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Histoires du barbier de Bagdad

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 120-189).


HISTOIRES DU BARBIER DE BAGHDAD ET DE
SES SIX FRÈRES
[RACONTÉES PAR LE BARBIER ET RAPPORTÉES PAR LE TAILLEUR]


HISTOIRE DU BARBIER


Le barbier dit :

« Sachez donc, mes maîtres, que je vivais à Baghdad sous le règne de l’émir des Croyants, El-Montasser Billah[1]. On vivait heureux sous son pouvoir, car il aimait les pauvres et les petits, et la société des savants, des sages et des poètes.

Or, un jour d’entre les jours, le khalifat eut à se plaindre de dix individus qui habitaient non loin de la ville, et il ordonna au gouverneur-lieutenant de lui chercher ces dix individus. Et le destin voulut que, juste au moment où on leur faisait traverser le Tigre en barque, je fusse sur la rive du fleuve. Et je vis ces hommes dans la barque et je me dis en moi-même : « Sûr ! ces hommes se sont donné rendez-vous dans cette barque pour y passer toute la journée à s’amuser, à manger et à boire. Aussi il faut absolument que je sois leur invité et fasse partie du festin ! »

Je m’approchai alors de l’eau et, sans dire un mot, moi le Silencieux, je sautai dans la barque et me mêlai à tous ceux-là. Mais soudain je vis arriver les gardes du wali, qui se saisirent d’eux, leur mirent à chacun un carcan au cou et des chaînes aux mains, et finirent par se saisir aussi de moi et me mettre également un carcan au cou et des chaînes aux mains. Tout cela ! et je ne soufflai pas un mot et n’articulai pas une parole : ce vous est une preuve, mes seigneurs, de ma fermeté de caractère et de mon peu de loquacité. Je me laissai donc faire sans protester, et me vis conduit avec les dix individus jusqu’entre les mains de l’émir des Croyants, le khalifat Montasser Billah.

À notre vue, le khalifat appela son porte-glaive et lui dit : « Coupe immédiatement la tête à ces dix scélérats ! » Alors le porte-glaive nous rangea tous dans la cour, à la file, sous les yeux du khalifat, et, levant son glaive, il frappa la première tête et la fit sauter, puis la deuxième et la troisième et jusqu’à la dixième. Mais lorsqu’il arriva à moi, le nombre des têtes coupées était dix et il n’avait pas l’ordre d’en couper davantage. Il s’arrêta donc et dit au khalifat que son ordre était exécuté. Alors le khalifat se tourna et me vit encore debout et s écria : « Ô porte-glaive, je t’ai ordonné de couper la tête aux dix scélérats ! Comment se fait-il que ce dixième ait été épargné par toi ? Le porte-glaive répondit : « Par les grâces d’Allah sur toi et par les tiennes sur nous ! j’ai coupé dix têtes ! » Il répondit : « Voyons ! compte-les un peu devant moi ! » On les compta et on trouva en effet le nombre dix. Alors le khalifat me regarda et me dit : « Mais qui es-tu donc, toi ? et que fais-tu ici au milieu de ces amateurs de sang ? » Alors moi, ô mes maîtres, et alors seulement, devant cette question de l’émir des Croyants, je me décidai à parler. Je lui dis : « Ô émir des Croyants ! c’est moi qui suis le cheikh surnommé El-Samet à cause de mon peu de loquacité. De sagesse il y a beaucoup chez moi ; mais, pour ce qui est de la droiture de mon jugement, de la gravité de mes paroles, de l’excellence de ma raison, de la finesse de mon intelligence, de mon peu de verbiage, je ne t’en dirai rien, car ces qualités en moi sont infinies. Quant à mon métier, c’est la coiffure. Et je suis l’un des sept fils de mon père, et mes six frères sont tous vivants. Mais voici l’aventure ! Ce matin même, je me promenais le long du Tigre ; je vis ces dix individus-là qui sautaient dans une barque ; et je me mêlai à eux et je descendis avec eux et je crus qu’ils étaient conviés à un festin sur l’eau. Mais, à peine arrivé à l’autre rive, je m’aperçus que je me trouvais au milieu de criminels ; car je vis les gardes nous assaillir et nous mettre le carcan au cou. Et moi, quoique étranger à ces gens, je ne voulus point parler, ni protester, et cela à cause de mon excès de fermeté habituelle et de mon peu de loquacité.

Je fus donc conduit avec tous ceux-là entre tes mains, ô émir des Croyants. Et tu ordonnas que l’on coupât la tête à ces dix criminels, et je restai seul entre les mains du porte-glaive ; et, malgré tout, je ne dis pas un mot. Je trouve, moi, que cela est du courage et de la fermeté bien considérable. Et, d’ailleurs, rien que ce seul acte de me faire spontanément l’associé de dix inconnus, à lui seul est le plus grand acte de bravoure que je sache. Mais ne sois point étonné de mon action, ô émir des Croyants, car toute ma vie j’ai toujours agi de la sorte en obligeant des inconnus ! »

Lorsque le khalifat entendit mes paroles et apprit ainsi que j’étais plein de courage et de virilité, aimant le silence et la gravité, détestant la curiosité et l’indiscrétion quoi qu’en ait pu dire ce jeune boiteux qui était là tout à l’heure, ce jeune boiteux que j’ai sauvé de toutes sortes de calamités, il me dit : « Ô vénérable cheikh, barbier spirituel et grave ! dis-moi un peu, et tes frères les six ?… Sont-ils comme toi ? Ont-ils en eux autant de sagesse, de science et de discrétion ? » Je répondis : « Qu’Allah m’en préserve ! Combien loin de moi ils sont situés ! Ô émir des Croyants, en vérité tu viens de m’affliger d’un grand blâme en me comparant à ces six fous qui n’ont rien de commun avec moi, ni de près ni de loin. Car, à cause de leur bavardage insensé et de leur indiscrétion et de leur poltronnerie, ils s’attirèrent bien des misères et, chacun d’eux, une difformité physique ; contrairement à moi, qui suis sain et complet de corps et d’esprit. En effet, le premier de mes frères est boiteux ; le second, est borgne ; le troisième, brèche-dent ; le quatrième, aveugle ; le cinquième a les oreilles coupées et le nez coupé ; et le sixième, les lèvres fendues !

Mais, ô émir des Croyants, ne crois point que j’exagère les défauts de mes frères et mes qualités. Car, si je te racontais leur histoire, tu verrais combien je suis différent d’eux tous. Et comme leur histoire est infiniment suggestive, je vais, sans plus tarder, te la raconter :


HISTOIRE DE BACBOUK,
LE PREMIER FRÈRE DU BARBIER


« Ainsi ! sache, ô commandeur des Croyants, que le plus âgé de mes frères, le devenu boiteux, s’appelait El-Bacbouk ainsi nommé parce que, lorsqu’il se mettait à bavarder, l’on croyait entendre le glouglou d’une cruche. De son métier, il était tailleur à Baghdad.

Il exerçait son métier de tailleur dans une petite boutique qu’il avait louée d’un homme très farci d’argent et de richesses. Cet homme habitait au haut de la maison même où était située la boutique de mon frère Bacbouk ; et, tout à fait dans le bas de la maison, il y avait un moulin où habitait un meunier et aussi le bœuf du meunier.

Un jour donc que mon frère Bacbouk était assis à coudre dans sa boutique, soudain, en levant la tête, il aperçut au-dessus de lui, à la lucarne supérieure, une femme comme la lune à son lever, et qui s’amusait à regarder les passants. C’était l’épouse du propriétaire de la maison. À sa vue, mon frère Bacbouk sentit son cœur s’éprendre passionnément, et il lui fut impossible de coudre ou de faire autre chose que de regarder la lucarne ; et ce jour-là il resta ainsi hébété et en contemplation jusqu’au soir. Et le lendemain matin, dès le point du jour, il se remit à sa place et, tout en causant un peu, il levait la tête vers la lucarne et, à chaque point qu’il faisait avec l’aiguille, il se piquait les doigts, car chaque fois il dirigeait son regard vers la lucarne. Il resta dans cet état pendant plusieurs jours, durant lesquels il ne travailla et ne fit d’ouvrage même pas pour un drachme.

Quant à l’adolescente, elle comprit tout de suite les sentiments de Bacbouk mon frère, et résolut de les mettre à profit de toute manière et de s’en divertir beaucoup. Un jour donc que mon frère était encore plus hébété que d’habitude, elle lui jeta un regard rieur qui aussitôt transperça Bacbouk ; et Bacbouk regarda l’adolescente, mais si drôlement qu’elle rentra aussitôt pour rire tout à son aise. Et le sot Bacbouk fut au comble de la joie, ce jour-là, en pensant combien on l’avait regardé avantageusement.

Aussi, le lendemain, Bacbouk ne fut point considérablement étonné en voyant venir dans sa boutique, avec, sous le bras, une belle pièce d’étoffe recouverte d’un foulard de soie, le propriétaire de la maison, qui lui dit : « Je t’apporte une pièce d’étoffe pour que tu m’en tailles des chemises. » Alors Bacbouk ne douta plus que le propriétaire ne fût envoyé par son épouse, et il lui dit : « Sur mon œil et sur ma tête ! ce soir même les chemises seront prêtes. » En effet, mon frère se mit à travailler avec tant d’activité, se privant même de toute nourriture, que le soir, à l’arrivée du propriétaire, les chemises, au nombre de vingt, étaient taillées et cousues et pliées dans le foulard de soie. Et le propriétaire lui demanda : « Combien dois-je te payer ? » Mais juste à ce moment, à la lucarne furtivement apparut la jeune femme qui lança une œillade à Bacbouk et lui fit signe avec les sourcils de ne point accepter de rémunération. Et mon frère ne voulut rien accepter du propriétaire, quoiqu’il fût en ce moment dans une très grande gêne et qu’une seule obole lui eût été d’un grand secours. Mais il s’estima fort heureux de travailler et d’obliger le mari pour l’amour et les beaux yeux de l’épouse.

Mais cela n’était que le commencement des tribulations de ce Bacbouk de folie. En effet, le lendemain, à l’aube, le propriétaire vint avec, sous le bras, une nouvelle pièce d’étoffe et dit à mon frère : « Voici ! chez moi on m’a dit qu’il fallait que j’eusse des caleçons neufs pour les porter en même temps que mes chemises neuves. Et je t’apporte une nouvelle pièce pour que tu m’en tailles des caleçons. Et qu’ils soient bien amples ! Et n’épargne point les plis ni l’étoffe ! » Mon frère répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il fut durant trois jours entiers à l’ouvrage, et il ne prenait comme nourriture que le strict nécessaire, afin de ne pas perdre de temps, et surtout parce qu’il n’avait plus un seul drachme d’argent pour s’acheter le nécessaire.

Lorsqu’il eut fini le travail des caleçons, il les plia dans le grand foulard et, tout heureux et ne se possédant plus de joie, il monta lui-même les porter au propriétaire.

Il est superflu de te dire, ô commandeur des Croyants, que la jeune femme s’était entendue avec son mari pour se moquer de mon benêt de frère et pour lui faire les tours les plus surprenants. En effet, lorsque mon frère eut remis au propriétaire les caleçons neufs, le propriétaire fit mine de vouloir le payer. Mais aussitôt, dans l’embrasure de la porte, la jolie tête de la femme apparut, ses yeux lui sourirent et ses sourcils lui firent signe de refuser. Et Bacbouk se refusa absolument à recevoir n’importe quoi du mari. Alors le mari s’absenta un instant pour rejoindre son épouse, qui avait disparu, et revint bientôt auprès de mon frère et lui dit : « Moi et mon épouse avons résolu, pour reconnaître tes bons services, de te donner en mariage notre esclave blanche, qui est très belle et très gentille ; et, de la sorte, tu seras de la maison ! » Et mon Bacbouk pensa aussitôt que c’était là une excellente ruse de la jeune femme pour lui procurer ses entrées libres dans la maison, et il accepta, aussitôt ; et aussitôt on fit venir la jeune esclave et on la maria avec Bacbouk mon frère.

Lorsque, le soir venu, Bacbouk voulut s’approcher de l’esclave blanche, elle lui dit : « Non, non ! pas ce soir ! » Et il ne put, malgré tout son désir, prendre même un baiser de la jolie esclave.

Or, pour l’occasion, comme Bacbouk logeait d’ordinaire dans la boutique, on lui dit de dormir, ce soir-là, dans le moulin situé dans le bas de la maison pour qu’ils eussent plus de place, lui et sa nouvelle épouse. Et, après le refus de copulation de l’esclave qui était remontée chez sa maîtresse, Bacbouk fut obligé de se coucher tout seul. Mais, le matin, à l’aube, comme il dormait encore, soudain entra le meunier, qui disait à voix haute : « Ce bœuf ! il y a déjà quelque temps qu’il est au repos. Aussi je vais tout de suite l’atteler au moulin pour lui faire moudre le blé qui s’amasse en quantité considérable ! Les clients attendent que je leur livre la farine. » Il s’approcha alors de mon frère en faisant semblant de le prendre pour le bœuf, et lui dit : « Allons ! paresseux, lève-toi que je t’attelle ! » Et mon frère Bacbouk ne voulut point parler et se laissa prendre et atteler au moulin. Le meunier l’attacha par le milieu du corps au mât du moulin et, lui assénant un grand coup de fouet, lui cria : « Yallah ! » Lorsqu’il eut reçu le coup, Bacbouk ne put s’empêcher de beugler comme un bœuf. Et le meunier continua à lui donner de grands coups de fouet et à lui faire tourner le moulin pendant longtemps ; et mon frère beuglait absolument comme un bœuf et reniflait sous les coups.

Mais bientôt vint le propriétaire qui le vit, dans cet état, en train de tourner le moulin et de recevoir les coups. Et il alla aussitôt prévenir son épouse qui dépêcha vers mon frère la jeune esclave ; et elle le délia du moulin et lui dit avec beaucoup de compassion dans la voix : « Ma maîtresse me charge de te dire qu’elle vient d’apprendre les mauvais traitements qu’on t’a fait subir, et qu’elle est très peinée de la chose, et que nous tous nous prenons part à tes souffrances. » Mais le malheureux Bacbouk avait reçu tant de coups et était tellement recru qu’il ne put articuler un seul mot de réponse.

Pendant qu’il était dans cet état, vint le cheikh, qui avait écrit son contrat de mariage avec la jeune esclave ; le cheikh lui souhaita la paix et lui dit : «  Qu’Allah t’accorde une longue vie ! Et puisses-tu avoir un mariage béni ! Je suis sûr que tu viens de passer une nuit dans le bonheur pur, dans les ébats les plus amusants et les plus intimes et dans les embrassades, baisers et fornications depuis le soir jusqu’au matin ! » Mon frère Bacbouk lui dit : « Qu’Allah confonde les menteurs et les perfides de ton espèce, ô traître à la millième puissance ! Tu ne m’as jeté là-dedans que pour me faire tourner le moulin à la place du bœuf du meunier, et cela jusqu’au matin ! » Le cheikh l’invita alors à raconter les détails de la chose ; et il les raconta. Alors le cheikh dit : « C’est très simple ! Ton étoile ne s’accorde point avec l’étoile de la jeune femme ! » Bacbouk dit : « Ô maudit ! va-t’en voir si tu peux inventer encore d’autres perfidies ! » Puis mon frère s’éloigna et s’en alla réintégrer sa boutique, où il se mit en devoir d’attendre quelque travail qui lui permît de gagner son pain, lui qui avait tant travaillé sans être payé.

Or, pendant qu’il était assis, voici venir à lui la jeune esclave blanche, qui lui dit : « Ma maîtresse te désire ardemment ; et elle me charge de te dire qu’elle vient de monter sur la terrasse pour, de la lucarne, avoir le plaisir de te contempler. » Et, de fait, à l’instant même, mon frère vit apparaître à la lucarne la jeune femme qui était tout en larmes, qui se lamentait et qui disait : « Pourquoi, mon chéri, as-tu l’air ainsi boudeur, et tellement fâché que tu ne me regardes même pas ? Je te jure sur ta vie que tout ce qui s’est passé dans le moulin s’est passé à mon insu ! Et quant à cette esclave folle, je ne veux même plus que tu lui fasses l’honneur de la regarder. Moi seule désormais je serai tienne ! » Alors mon frère Bacbouk leva la tête et regarda la jeune femme ; et sa seule vue lui fit oublier toutes les tribulations passées, et il se reposa les yeux à contempler sa beauté et ses charmes. Puis il se mit à lui parler, et elle aussi, jusqu’à ce qu’il se fût persuadé que tous ces malheurs étaient arrivés à d’autres qu’à lui.

Bacbouk, dans l’espoir de revoir la jeune femme, continua à tailler et coudre chemises, caleçons, robes de dessus et robes de dessous jusqu’à ce que la jeune esclave fût venue un jour le trouver et lui dit : « Ma maîtresse te salue et te dit que, cette nuit même, mon maître, son époux, s’absente à un festin chez un de ses amis, et cela jusqu’au matin. Aussi t’attend-elle avec impatience pour coucher avec toi et passer cette nuit dans les délices et toutes sortes d’amusements ! » Et ce Bacbouk stupide faillit complètement perdre la raison à cette nouvelle.

Or, la perfide jeune femme avait combiné un dernier plan, de connivence avec son mari, pour se débarrasser de mon frère et, de cette façon, se dispenser, elle et son mari, de lui payer le prix de tous les habits qu’on lui avait commandés. Le propriétaire avait donc dit à sa femme : « Comment faudra-t-il faire pour le décider à pénétrer chez toi et, de cette façon, le surprendre et le traîner chez le wali ? » Elle répondit : « Laisse-moi donc agir à ma guise, et je le tromperai d’une telle tromperie et le compromettrai d’une telle compromission qu’il sera honni de toute la ville ! »

Tout cela ! et Bacbouk mon frère ne s’en doutait nullement ! Et il ignorait, d’ailleurs, toutes les ruses et toutes les embûches dont sont capables les femmes. Aussi, le soir venu, la jeune esclave vint le prendre et le conduisit auprès de sa maîtresse, qui aussitôt se leva, le salua, lui sourit et dit : « Par Allah ! ô mon maître, comme j’arde de te voir enfin près de moi ! » Et Bacbouk lui dit : « Moi aussi ! mais vite, et avant tout, un baiser ! Et ensuite… » Mais il n’avait pas encore achevé de parler que la porte de la salle s’ouvrit, et entra le mari de la jeune femme, suivi de deux esclaves noirs qui se précipitèrent sur mon frère Bacbouk, le garrotèrent, le jetèrent à terre, et, pour commencer, lui caressèrent le dos de leurs fouets. Puis ils le chargèrent sur leurs épaules et le transportèrent chez le wali, qui aussitôt le condamna à la peine suivante : après une administration de deux cents coups de lanières, on le hissa sur le dos d’un chameau, on l’y lia et on le promena par toutes les rues de Baghdad ; et un crieur public criait à haute voix : « Voilà comment est puni tout homme qui assaille les femmes de ses semblables ! »

Or, pendant qu’on le promenait de la sorte, soudain le chameau devint furieux et se mit à faire de grands écarts. Et Bacbouk ne put que tomber à terre, et du coup il se cassa la jambe. Et, depuis ce temps, il est devenu le boiteux qu’il est. De plus, le wali le condamna à l’exil, et Bacbouk, la jambe cassée, sortit de la ville. Mais, juste à temps, je fus prévenu de tout cela, ô commandeur des Croyants, moi son frère, et je courus derrière lui, et je le ramenai ici secrètement, je dois te l’avouer, et me chargeai de sa guérison, de ses dépenses et de tous ses besoins. Et je continue ! »

— À cette histoire de Bacbouk que je racontai, ô mes maîtres, au khalifat Montasser-Billah, il se mit à rire aux éclats et me dit : « Comme tu racontes bien ! et quel joli récit ! » Je répondis : « En vérité je ne mérite point encore ces louanges de ta part ! Car alors que diras-tu lorsque tu auras entendu l’histoire de chacun de mes autres frères ! Mais j’ai bien peur que tu ne me croies un bavard ou un indiscret ! » Et le khalifat répondit : « Loin de toi ! Hâte-toi, au contraire, de me raconter ce qu’il est advenu de tes autres frères, pour orner mes oreilles de cette histoire comme de boucles d’or, et ne crains point de me la détailler longuement, car je prévois qu’elle sera délicieuse et pleine de saveur ! » Je dis alors :


HISTOIRE D’EL-HADDAR
LE SECOND FRÈRE DU BARBIER


« Sache donc, ô émir des Croyants, que mon second frère s’appelait El-Haddar, car il mugissait comme un chameau, et il était brèche-dent. Comme métier, il ne faisait absolument rien, et il me donnait beaucoup de tracas par ses aventures avec les femmes, dont voici l’une, entre mille.

Un jour qu’il marchait sans but précis dans les rues de Baghdad, il vit s’avancer de son côté une vieille femme qui lui dit à voix basse : « Écoute, l’homme ! j’ai à te faire une proposition que tu es libre d’accepter ou de refuser, selon ton agrément. » Et mon frère cessa de marcher, et dit : « J’écoute. » La vieille continua : « Mais je ne puis te proposer cette chose que si tu me promets de ne point te laisser aller à être bavard ou prolixe en paroles. » Et mon frère Haddar répondit : « Tu n’as qu’à parler. » Elle lui dit : « Que penserais-tu d’un beau palais avec de l’eau courante, des arbres fruitiers, où le vin coulerait dans des coupes jamais vides, où tu verrais des visages ravissants, où tu trouverais des joues lisses à baiser, des tailles fines et pliantes à posséder, et toutes choses à l’avenant, et où tu resterais, de la sorte, du soir jusqu’au matin ? Et pour tout cela, pour jouir de tout cela, tu n’aurais seulement qu’à te conformer à la condition posée ! »

À ces paroles de la vieille, mon frère El-Haddar dit : « Mais, ô ma maîtresse, comment se fait-il que tu viennes me faire cette proposition précisément à moi, à l’exclusion de tout autre, parmi les créatures d’Allah ? Et quelle est en moi la chose qui a pu te plaire et te faire me préférer ? » Elle répondit : « Je viens justement de te dire, il y a un instant, de ne point être prolixe en paroles, de savoir te taire, et d’agir en silence. Suis-moi donc et ne dis plus rien. » Puis la vieille s’éloigna vivement, et mon frère, alléché par la prévision de toutes les choses promises, se mit à la suivre jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés tous deux à un palais de très belle apparence, où la vieille pénétra et fit pénétrer mon frère Haddar. Et mon frère vit que l’intérieur en était très beau, mais que ce qui y était contenu était encore bien plus beau : il tomba au milieu d’un groupe formé par quatre jeunes filles incomparables ; étendues sur les tapis, elles chantaient d’une voix délicieuse dés chansons qui auraient ému les roches les plus dures.

Après les cérémonies d’usage, l’une d’elles se leva, remplit une coupe et la but. Et mon frère Haddar crut de son devoir de lui dire : « Que cela te soit sain et délicieux et plein de forces ! » Et il s’approcha vivement d’elle pour prendre d’elle la coupe vide et se mettre à son service. Mais elle, aussitôt, remplit la coupe et la lui offrit ; et Haddar prit la coupe et but. Et l’adolescente, pendant qu’il buvait, se mit à lui caresser la nuque, mais un peu trop vivement, car elle lui donna un fort coup avec la paume de la main. Alors mon frère Haddar se fâcha fort, et se leva pour s’en aller, oubliant sa promesse de tout supporter sans protester. Mais la vieille s’approcha un peu de lui et lui cligna de l’œil pour lui signifier : « Il ne faut pas ! Reste plutôt et attends la fin ! » Et mon frère obéit et resta et supporta patiemment toutes les fantaisies de la jeune fille, qui le piquait, le pinçait, et lui caressait vivement la nuque d’une manière en somme, pleine de malice et désagréable. Et les trois autres rivalisaient de leur mieux à qui lui jouerait la meilleure farce : l’une lui tirait l’oreille à l’arracher, l’autre lui donnait des chiquenaudes à le faire pleurer, et la troisième s’appliquait de préférence à le pincer avec les ongles. Et mon frère patientait beaucoup, car la vieille lui faisait toujours signe de ne rien dire. Enfin, comme pour le récompenser de sa patience, la plus belle des jeunes filles se leva et lui dit de se déshabiller complètement ; et il le fit sans objection. Alors elle prit un aspersoir d’eau de roses et l’en aspergea et lui dit : « Tu me plais beaucoup. Mais tu as une barbe et des moustaches que je n’aime pas. Je n’aime pas les moustaches et les poils de barbe qui me piqueraient la peau. Si donc tu veux venir avec moi, il te faudra auparavant te raser complètement la face. » Il répondit : « Cela m’est bien difficile, car ce serait la plus grande honte qui me pût arriver ! » Elle dit : « Je ne pourrai jamais t’aimer autrement ! Il le faut ! » Alors mon frère se laissa conduire par la vieille dans la chambre voisine ; et la vieille lui coupa toute la barbe et la lui rasa, puis les moustaches et les sourcils. Après quoi, elle lui farda la figure de rouge et de blanc et le reconduisit au milieu des jeunes filles. À cette vue, elles se mirent à rire et tellement qu’elles se renversèrent sur leur derrière.

Puis la plus belle des jeunes filles s’avança vers lui et dit : « Ô mon maître, tu viens maintenant de conquérir mon âme par la vue de tes charmes. Aussi je n’ai plus qu’une grâce à te demander, c’est d’exécuter devant nous, ainsi nu et joli, quelque danse suggestive et élégante ! » Et comme El-Haddar se refusait un peu, elle lui dit : « Je t’adjure, par ma vie, de le faire ! Et ensuite tu me posséderas ! » Alors El-Haddar, au son de la darabouka, rythmiquement maniée par la vieille, s’entoura la taille d’un foulard de soie et, s’avançant au milieu de la pièce, dansa.

Il dansa et avec tant de drôlerie et de contorsions que les jeunes filles ne pouvaient plus se tenir de rire ; et elles se mirent à lui lancer à la tête tout ce qu’elles avaient sous la main : les oreillers, les fruits, les boissons et jusqu’aux flacons.

Mais c’est alors seulement que se passa la dernière chose. La plus belle des jeunes filles se leva, et un par un, et en prenant toutes sortes de poses, et en regardant mon frère avec des yeux en coulisse et comme éperdus de passion, elle se mit à enlever ses vêtements et il ne lui resta plus que la chemise fine et l’ample caleçon de soie. Et, à cette vue, El-Haddar, qui avait interrompu sa danse, s’écria : « Allah ! Allah ! » et il s’affola extrêmement.

Alors la vieille femme s’approcha de lui et lui dit : « Maintenant, il s’agit d’attraper ton amoureuse à la course. Car ma maîtresse a l’habitude, une fois excitée par les danses et la boisson, de se dévêtir toute, et de ne se livrer à l’amoureux que si, après l’examen de ses membres nus, de son zebb en érection et de sa légèreté à la course, elle le juge digne d’elle, tu vas donc la poursuivre partout, de chambre en chambre, et le zebb debout, jusqu’à ce que tu puisses l’attraper. Et c’est alors seulement qu’elle te laissera monter sur elle ! »

À ces paroles, mon frère rejeta la ceinture de soie, et s’apprêta à la course. De son côté, la jeune fille rejeta sa chemise fine et son caleçon, et apparut aussi nette qu’un jeune palmier frissonnant sous la brise ; et elle prit son élan et s’élança, en riant aux éclats, et fit deux fois le tour de la salle. Et mon frère Haddar, le zebb debout et en avant, la poursuivait.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, pleine de discrétion, n’en dit pas davantage.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-UNIÈME NUIT

Elle dit :

il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le tailleur de la ville de la Chine raconta ainsi au roi la suite de l’histoire que le barbier de Baghdad avait racontée aux invités, concernant son second frère El-Haddar, et qu’il avait racontée pour la première fois au khalifat Montasser Billah :

« Mon frère Haddar, le zebb debout et en avant, se mit à la poursuite de l’adolescente légère et rieuse. Et à cette vue, les trois jeunes filles et la vieille, devant la figure peinte et sans barbe ni moustaches ni sourcils de mon frère Haddar dont le zebb nu s’érigeait follement, furent prises d’un rire considérable, et se mirent à trépigner et à battre des mains.

Quant à la jeune fille nue, après deux tours dans la salle, elle enfila une longue galerie, puis d’autres chambres, l’une après l’autre, et toujours suivie et serrée de près par mon frère qui haletait et dont le zebb s’érigeait à la folie. Et elle courait toujours, rieuse de toutes ses dents et mouvementée de ses hanches.

Mais soudain, à un détour, la jeune fille disparut, et mon frère, en ouvrant une porte par où il croyait la jeune fille sortie, se trouva au milieu d’une rue. Et cette rue était la rue des corroyeurs de Baghdad. Et tous les corroyeurs virent El-Haddar, la barbe rasée, et les moustaches et les sourcils rasés, et la figure peinte comme une putain, et ils le huèrent, et ils prirent des courroies et se mirent à le fustiger, tout en riant aux éclats, et à le battre si fort qu’il perdit toute connaissance. Après cela ils le juchèrent sur un âne, à rebours, et lui firent faire le tour de tous les souks, puis finirent par l’amener devant le wali. Le wali leur dit : « Qui est celui-ci ? » Ils répondirent : « Celui-ci est un qui est tombé au milieu de nous, sortant soudain de la maison du grand-vizir. Et nous le trouvâmes dans cet état ! » Alors le wali fit donner à mon frère Haddar cent coups de fouet sur la plante des pieds et le chassa de la ville.

Alors moi, ô commandeur des Croyants, je courus derrière lui et le ramenai en secret et le mis à l’abri. Puis je lui allouai de quoi vivre à ma charge. Et tu peux juger maintenant que, si je n’étais pas un homme plein de courage et de qualités, je n’aurais pas supporté un pareil sot !

Mais, pour ce qui est de mon troisième frère et de son histoire, c’est bien autre chose, comme tu vas voir !


HISTOIRE DE BACBAC
LE TROISIÈME FRÈRE DU BARBIER


« Bacbac l’aveugle, dit le Glousseur enflé, est mon troisième, et de son métier il était mendiant, et il comptait parmi les principaux de la confrérie des mendiants, à Baghdad, notre ville.

Un jour, le vouloir d’Allah et la destinée voulurent que mon frère arrivât, tout en mendiant, à la porte d’une maison assez vaste. Et mon frère Bacbac, tout en criant ses invocations habituelles pour demander l’aumône : « Ô donateur ! ô généreux ! » frappa de son bâton à la porte de la maison. Or, il faut que je te le dise, ô commandeur des Croyants, mon frère Bacbac, comme les plus rusés de sa confrérie, avait coutume de ne jamais répondre quand, ayant frappé à la porte d’une maison, il entendait. « Qui va là ? » Il se taisait ainsi pour forcer les gens de l’intérieur à ouvrir ; sans quoi, habitués qu’ils étaient aux mendiants, ils n’ouvraient pas et répondaient simplement de l’intérieur : « Qu’Allah te prenne en pitié ! » C’est la façon de renvoyer les mendiants.

Aussi, ce jour-là, on eut beau demander de l’intérieur : « Qui est à la porte ? » mon frère se taisait. Aussi finit-il par entendre des pas se rapprocher et la porte s’ouvrir. Apparut un homme auquel Bacbac, s’il n’eût pas été aveugle, n’aurait certes pas demandé l’aumône. Mais c’était sa destinée. Et chaque homme porte sa destinée attachée à son cou.

L’homme lui demanda : « Que désires-tu ? » Mon frère Bacbac lui répondit : « Quelque chose, au nom d’Allah le Très-Haut ! » L’homme lui demanda : « Serais-tu aveugle ? » Il lui dit : « Oui, mon maître, et bien pauvre ! » L’homme répondit : « Dans ce cas, donne-moi la main, que je te conduise. » Il lui donna la main, et l’homme l’introduisit et lui fit monter des marches jusqu’à le faire arriver à la terrasse, qui était fort haute. Et mon frère, essoufflé, pensait : « Il va certes me donner les restes de quelque grand festin. »

Arrivés tous deux à la terrasse, l’homme lui dit : « Que veux-tu, l’aveugle ? » Mon frère, assez étonné, répondit : « L’aumône, pour Allah ! » Il répondit : « Qu’Allah t’ouvre ailleurs la journée ! » Alors Bacbac dit : « Ô toi tel ! ne pouvais-tu donc me signifier ta réponse alors que j’étais encore en bas ? » L’homme répondit : « Ô toi qui es plus bas que mon cul, pourquoi ne répondais-tu donc pas, toi-même, quand je criais de l’intérieur : « Qui est là ? Qui est à la porte ? » Déguerpis donc d’ici au plus vite, ou je vais te faire rouler comme une boule, ô mendiant visqueux et de malheur ! » Et Bacbac fut obligé, aveugle qu’il était, de descendre au plus vite l’escalier, tout seul. Il lui restait encore une vingtaine de marches à descendre, quand il fit un faux pas et tomba et se mit à dégringoler l’escalier jusqu’à la porte. Et, dans cette chute, il se contusionna fortement la tête, et se mit à geindre, tout en se remettant à marcher dans la rue. Alors plusieurs de ses compagnons mendiants, qui le virent geindre ainsi, lui en demandèrent la raison, et il la leur fit connaître. Puis il leur dit : « Maintenant, compagnons, il faudrait m’aider à retourner prendre chez moi quelque argent pour que j’achète de quoi manger dans cette journée infructueuse et maudite. Je suis ainsi obligé de toucher à nos économies qui, vous le savez, sont assez considérables, et dont vous m’avez constitué le dépositaire. »

Or, derrière lui, était descendu l’homme en question, qui s’était mis à le suivre doucement et en le serrant de tout près, pour le surveiller un peu. Et il se mit donc à marcher derrière mon frère et les deux autres aveugles, sans qu’ils pussent s’en douter, jusqu’à ce qu’ils fussent tous arrivés au gîte de Bacbac. Ils entrèrent, et l’homme se faufila derrière eux vivement, avant qu’ils eussent eu le temps de refermer la porte. Et Bacbac dit à ses deux compagnons : « Avant tout, cherchez bien s’il n’y a pas quelque étranger qui se soit caché dans la chambre. » À ces paroles, l’homme, qui était un voleur de profession et fort réputé parmi ceux de son métier, vit une corde qui était attachée au plafond, saisit la corde et grimpa lestement et sans bruit jusqu’au plafond où il s’assit tranquillement sur une poutre. Alors les deux mendiants se mirent à chercher par toute la chambre et en firent tout le tour à plusieurs reprises en tâtant dans les coins avec leurs bâtons. Cela fait, ils revinrent près de mon frère qui alors retira de la cachette tout l’argent dont il était le dépositaire et le compta avec ses deux compagnons. Et ils trouvèrent qu’il y avait juste dix mille drachmes. Puis chacun d’eux prit deux ou trois drachmes, et on remit tout l’argent dans les sacs, et on cacha de nouveau les sacs. Ensuite l’un des trois mendiants sortit un instant pour acheter de quoi manger, et revint bientôt, et tira de son bissac trois pains, trois oignons et quelques dattes. Et les trois compagnons s’assirent en rond pour manger. Alors le voleur se laissa doucement glisser le long de la corde et vint s’accroupir à côté des mendiants, et se mit à manger avec eux. Et comme il s’était mis à côté de Bacbac, qui avait l’ouïe très fine, Bacbac l’entendit qui faisait du bruit avec ses mâchoires en mangeant, et il s’écria : « Il y a un étranger au milieu de nous ! » et il tendit vivement la main du côté d’où il entendait venir le bruit des mâchoires, et justement sa main tomba sur le bras du voleur. Alors Bacbac et les deux mendiants se précipitèrent sur le voleur et se mirent à crier et à le frapper de leurs bâtons, en aveugles qu’ils étaient ; et ils appelèrent les voisins au secours, en hurlant : « Ô musulmans ! accourez à notre aide ! c’est un voleur ! Il veut nous enlever le peu d’argent de nos économies ! » Et les voisins accoururent et trouvèrent Bacbac qui tenait solidement, aidé de ses deux compagnons, le voleur qui essayait de se défendre et de se dégager. Mais le voleur, à l’arrivée des voisins, feignit d’être aveugle lui aussi et ferma les yeux et s’écria : « Par Allah ! ô musulmans, je suis un aveugle et l’associé de ces trois qui veulent me frustrer de ma part dans les dix mille drachmes d’économies que nous possédons en commun. Je vous le jure par Allah ! par le sultan ! par l’émir ! D’ailleurs, conduisez moi devant le wali ! » Alors arrivèrent les gardes du wali qui se saisirent des quatre hommes et les conduisirent entre les mains du wali, qui demanda : « Quels sont ces hommes ? » Et le voleur s’écria : « Écoute mes paroles, ô wali juste et perspicace, et la vérité t’apparaîtra. Et même, si tu ne veux pas me croire, mets-moi immédiatement à la torture, moi le premier, pour me forcer à dire la vérité ; et tu mettras ensuite mes autres compagnons à la torture ; et ils seront bien obligés de t’éclairer sur notre affaire ! » Et le wali s’écria : « Saisissez cet homme et jetez-le par terre et frappez-le jusqu’aux aveux ! » Alors les gardes se saisirent du faux aveugle, et l’un d’eux lui prit les deux pieds, et les autres se mirent à lui appliquer dessus de grands coups de fouet. Dès les dix premiers coups, le faux aveugle se mit à hurler, puis soudain ouvrit l’un de ses yeux, qu’il avait tenu constamment fermé ; et après quelques autres coups, il ouvrit ostensiblement son second œil.

À cette vue, le wali furieux s’écria ; « Quelle est cette perfidie, ô trompeur effronté ? » Il répondit : « Fais suspendre ma peine et je t’expliquerai tout ! » Et le wali fit suspendre la peine, et le voleur dit : « Nous sommes ici quatre faux aveugles qui trompons les gens pour recevoir l’aumône, et surtout pour avoir la facilité d’entrer dans les maisons, de regarder les femmes à découvert, et de les corrompre et de les monter et de les charger, et de les voler ensuite, et d’inspecter l’intérieur des maisons et de préparer le vol à coup sûr. Et comme nous exerçons ce métier lucratif depuis déjà un certain temps, nous avons pu amasser à nous quatre la somme de dix mille drachmes. Or, aujourd’hui, je réclamai ma part à mes compagnons, qui refusèrent de me la donner et, par contre, me rouèrent de coups, et m’auraient assommé si les gardes ne m’avaient tiré de leurs mains. Telle est la vérité, ô wali ! Maintenant, pour forcer mes compagnons à avouer, eux aussi, il n’y a qu’à leur appliquer le fouet comme à moi ! Et ils parleront ! Mais que les coups soient bien assénés, sinon mes compagnons, qui sont fort endurcis, n’avoueront rien et se garderont bien d’ouvrir les yeux comme je le fis moi-même ! » Alors le wali fit saisir mon frère le premier. Mon frère eut beau protester, il eut beau crier qu’il était aveugle de naissance, on lui appliqua une torture bien plus forte encore, tellement qu’il s’évanouit. Revenu à lui, il n’ouvrit pas les yeux, et le wali lui fit donner trois cents autres coups de bâton, puis trois cents autres ; et la même chose aux deux autres aveugles, qui n’ouvrirent, d’ailleurs, pas les yeux, malgré les coups et les conseils du seul faux aveugle, leur compagnon improvisé.

Ensuite le wali fit quérir par le faux aveugle l’argent caché dans la chambre de Bacbac, mon frère, et donna le quart de cet argent, deux mille cinq cents drachmes, au voleur, et il garda tout le reste pour sa caisse.

Quant à mon frère et à ses deux compagnons, les deux aveugles mendiants, le wali, après le châtiment, leur dit : « Misérables trompeurs ! vous mangez le pain, don d’Allah ! et vous jurez par son nom que vous êtes aveugles ! Sortez d’ici et qu’on ne vous revoie jamais plus à Baghdad ! »

Alors moi, ô commandeur des Croyants, ayant appris tout cela, je sortis de la ville à la recherche de Bacbac, et le trouvai, et le ramenai secrètement à Baghdad, et le logeai chez moi, et me chargeai de sa nourriture et de son habillement, et cela pour toujours !

Et telle est l’histoire de mon troisième frère, Bacbac l’aveugle ! »

À ce récit, le khalifat Montasser Billah se mit à rire et dit : « Qu’on donne une gratification à ce barbier pour sa peine, et qu’il s’en aille ensuite ! » Mais moi, ô mes seigneurs, je répondis : « Par Allah ! ô commandeur des Croyants, je ne saurais rien accepter avant de te raconter ce qui est advenu à mes trois autres frères, et cela en peu de mots, pour te bien prouver combien je suis concis en paroles et peu bavard de mon tempérament ! » Le khalifat répondit : « Soit ! je veux bien subir le supplice d’avoir les oreilles rompues par tes radotages et endurer encore quelques-unes de tes importunités et lourdeurs, qui, d’ailleurs, ne manquent pas d’agrément. » Alors je dis :


HISTOIRE D’EL-KOUZ,
LE QUATRIÈME FRÈRE DU BARBIER


« Mon quatrième frère, le borgne El-Kouz El-Assouani, le Cruchon incassable, exerçait à Baghdad le métier de boucher. Il excellait dans la vente des viandes et des hachis, et savait à merveille faire l’élevage et engraisser les moutons à grosse queue. Et il savait à qui vendre la bonne viande et à qui réserver la mauvaise. Aussi les principaux clients de la ville et les plus riches des marchands ne s’approvisionnaient que chez lui et n’achetaient guère d’autre viande que celle de ses moutons, de sorte qu’en peu de temps il devint fort riche et propriétaire de grands troupeaux et de grandes propriétés.

Cet état de prospérité ne cessant pas, mon frère El-Kouz était, un jour d’entre les jours, assis dans sa boutique, quand entra un grand cheikh à longue barbe blanche qui lui donna de l’argent et lui dit : « Coupe-m’en, de la bonne viande ! » Et mon frère lui coupa ce qu’il avait de meilleure viande, prit l’argent et rendit son salut au cheikh qui s’éloigna.

Alors mon frère examina les pièces d’argent qu’il venait de recevoir de l’inconnu, et constata qu’elles étaient toutes neuves et d’une blancheur éblouissante. Aussi se hâta-t-il de les mettre de côté, dans un coffret spécial, et se dit : « Voilà des pièces qui me porteront bonheur ! »

Cinq mois durant, le vieux cheikh à la longue barbe blanche ne cessa de venir tous les jours remettre à mon frère El-Kouz quelques-unes de ces pièces d’argent, blanches et neuves, pour de la viande fraîche et de bonne qualité ; et chaque fois, El-Kouz prenait soin de mettre cet argent à part. Mais, un jour, El-Kouz voulut compter tout l’argent qu’il avait amassé de cette manière, pour ensuite en acheter de beaux moutons et surtout quelques béliers, qu’il voulait dresser à se battre entre eux, exercice fort recherché à Baghdad, ma ville. Mais à peine avait-il ouvert le coffret où il avait mis l’argent du cheikh à la barbe blanche, qu’il s’aperçut qu’il n’y avait aucune espèce de monnaie, et il ne trouva à la place que quelques rondelles de papier blanc. À cette vue, il se mit à se donner de grands coups sur la figure et la tête et à crier en se lamentant. Et il fut bientôt le centre d’une grande quantité de passants, auxquels il raconta sa mésaventure, sans que personne sût bien s’expliquer la cause de la disparition de cet argent. Et El-Kouz continuait à crier et à dire : « Fasse Allah que ce maudit cheikh revienne maintenant, et je lui arracherai la barbe et le turban de mes propres mains ! »

À peine avait-il fini de prononcer ces dernières paroles, que le vieillard apparut soudain et fendit vivement la foule assemblée et s’approcha de mon frère le boucher, comme pour lui donner de l’argent, selon son habitude. Et aussitôt mon frère se précipita sur lui et le tint à la poitrine en s’écriant : « Ô musulmans, accourez ! secourez-moi ! Voici l’effronté voleur ! » Mais le cheikh ne perdit rien de son grand calme et, sans bouger, répondit à mon frère de façon à n’être entendu que de lui : « Choisis ! préfères-tu te taire ou aimes-tu mieux te compromettre publiquement ? Car l’affront que je te ferai sera bien plus terrible que celui dont tu veux me charger ! » El-Kouz répondit : « Mais quel affront peux-tu me faire, ô cheikh de bitume, et de quelle façon penses-tu me compromettre ? » Il dit : « Je prouverai devant tous que tu vends habituellement aux gens de la viande humaine au lieu de viande de mouton ! » Mon frère répliqua : « Tu mens, ô mille fois menteur et mille fois maudit ! » Le cheikh dit : « N’est maudit et n’est menteur que celui qui a dans sa boutique, en ce moment même, un cadavre suspendu au crochet de sa boucherie à la place d’un mouton ! » Mon frère protesta vivement : « Si la chose est prouvée comme tu la dis, ô chien fils de chien, mes biens et mon sang t’appartiennent légitimement ! » Alors le cheikh se tourna vers la foule et cria de toute sa voix : « Ô vous tous, mes amis, voyez ce boucher ! Jusqu’aujourd’hui il nous a tous trompés, et a enfreint les préceptes de notre Livre ! Cet homme, tous les jours, au lieu de moutons, égorge des fils d’Adam et nous vend leur viande comme viande de mouton ! Et si vous voulez contrôler la vérité de mon dire, vous n’avez qu’à entrer tous examiner sa boutique ! »

Aussitôt une clameur s’éleva de la foule qui se précipita dans la boutique de mon frère et la prit d’assaut. Et, à la vue de tous, un cadavre d’homme apparut suspendu au crochet, écorché, préparé, nettoyé et vidé ; et sur la planche aux têtes, ils virent trois têtes humaines écorchées et nettoyées et préparées au four pour être vendues ! Et, en effet, le cheikh à la longue barbe blanche n’était autre qu’un sorcier versé dans l’art de la magie et des envoûtements et brusquement il avait pu faire aux yeux de tous d’une chose une autre chose.

À cette vue, tous, les assistants se jetèrent sur mon frère en lui criant : « Impie ! sacrilège ! fourbe ! » et lui tombèrent dessus, les uns à coups de bâton, les autres à coups de fouet ; et les plus acharnés à lui porter les coups les plus cruels étaient ses anciens clients et les meilleurs de ses amis. Quant au vieux cheikh, il se chargea pour sa part d’asséner un violent coup de poing sur l’œil de mon frère, et le lui creva du coup irrémédiablement. Puis on prit le prétendu cadavre de l’égorgé, on garrotta mon frère El-Kouz, et tout le monde, précédé du cheikh, arriva devant l’exécuteur de la loi. Et le cheikh lui dit : « Ô émir ! voici que nous amenons entre tes mains, pour qu’il subisse la peine de ses crimes, cet homme qui, dès longtemps, égorgeait ses semblables pour en vendre la chair comme viande de mouton. Tu n’as plus qu’à prononcer la sentence et à faire marcher la justice d’Allah, car voici tous les témoins. »

Quant à mon frère, il eut beau se défendre, le juge ne voulut rien entendre de plus et le condamna à subir cinq cents coups de bâton sur le dos et le derrière ! Puis on confisqua tous ses biens et toutes ses propriétés ; et il eut bien de la chance d’avoir tant de richesses, car sans cela la peine pour lui eût été la mort sans remède. Puis on prononça contre lui la peine de l’exil.

Mon frère, devenu borgne, le dos meurtri de coups, presque mourant, sortit de la ville, et marcha droit devant lui, sans savoir où, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une ville éloignée et inconnue de lui. Il s’y arrêta et résolut d’y fixer son habitation et d’y exercer le métier de savetier, qui ne demande guère d’autre capital que de bonnes mains.

Il fixa donc sa résidence habituelle dans une encoignure, à l’angle de deux rues, et se mit à travailler pour gagner son pain. Mais un jour qu’il était en train de coudre une pièce à une vieille babouche, il entendit des hennissements de chevaux et le bruit de la marche de nombreux cavaliers. Il demanda la cause de tout ce tumulte et on lui répondit : « C’est le roi qui s’en va, selon son habitude, faire la chasse à pied et à courre, accompagné de toute sa suite. » Alors mon frère El-Kouz laissa un moment son aiguille et son marteau, et se leva pour voir passer le cortège du roi. Et pendant qu’il était debout et pensif, et rêvant à son état passé et présent, et aux circonstances qui, de boucher réputé, avaient fait de lui le dernier des savetiers, le roi vint à passer à la tête de son merveilleux cortège ; et, par hasard, il y eut cette coïncidence que les yeux du roi tombèrent sur l’œil crevé de mon frère El-Kouz. À cette vue, le roi changea de couleur et s’écria : « Qu’Allah me garde des malheurs de ce jour maudit et de mauvais augure ! » Puis il fit tourner immédiatement bride à sa jument et rebroussa chemin, lui et toute sa suite et tous ses soldats. Mais il donna en même temps l’ordre à ses esclaves de se saisir de mon frère et de lui administrer le châtiment mérité. Et aussitôt les esclaves se précipitèrent sur mon frère El-Kouz et lui donnèrent tant de coups qu’ils le laissèrent pour mort sur la route. Lorsqu’ils se furent éloignés, El-Kouz se releva et regagna douloureusement son retrait sous la petite toile qui l’abritait au coin de la rue, et il était moulu et à peine vivant. Et comme, par hasard, un homme de la suite du roi était en retard et passait devant son retrait, il l’adjura de s’arrêter, lui raconta le traitement qu’il venait de subir, et le pria de lui en dire le motif. L’homme se mit à rire aux éclats et lui répondit : « Mon frère, sache que notre roi ne peut tolérer la vue d’un borgne, surtout si le borgne est borgne de l’œil gauche ; cela lui porte malheur, et il fait toujours tuer le borgne sans rémission. Aussi je suis fort étonné que tu sois encore en vie. »

À ces paroles, mon frère, sans en entendre davantage, ramassa ses outils et ce qui lui restait de forces et, sans tarder, il prit la fuite et ne se reposa qu’une fois sorti de la ville. Et il se mit à marcher jusqu’à ce qu’il fût arrivé à une autre ville fort éloignée qui n’avait point de roi ni de tyran comme l’autre.

Il résida assez longtemps dans cette ville, en prenant soin, par précaution, de ne se montrer nulle part. Mais un jour qu’il était plus triste qu’à l’ordinaire, il sortit un peu pour respirer l’air et flâner quelque peu en regardant ; il entendit derrière lui des hennissements de chevaux et aussitôt, se rappelant sa mésaventure dernière, il s’enfuit au plus vite et se mit à la recherche de quelque coin où se cacher ; mais il n’en trouva point. Toutefois il vit devant lui une grande porte, et il poussa cette porte, qui céda, et il se précipita à l’intérieur. Devant lui s’allongeait un grand corridor obscur, où il se cacha. Il y était à peine caché que soudain deux hommes devant lui se dressèrent et se saisirent de lui et l’enchaînèrent et lui dirent : « Allah soit loué, qui nous a permis enfin de te trouver, ô l’ennemi d’Allah et des hommes ! Voilà trois jours et trois nuits que nous te cherchons sans relâche, et tu nous as enlevé tout sommeil et tout repos. Et tu nous as fait goûter l’amertume de la mort ! » Et mon frère El-Kouz dit : « Mais, ô bonnes gens, à quoi Allah m’a-t-il donc condamné ? Et quel ordre vous a-t-il donc donné contre moi ? » Ils répondirent : « Tu veux nous perdre et perdre avec nous le maître de cette maison ! Ne t’a-t-il donc point suffi d’avoir réduit tous tes amis à la misère, et le maître de cette maison à la dernière pauvreté ? Et tu veux maintenant nous assassiner ! Où est le couteau que tu tenais hier à la main, quand tu courais derrière l’un de nous ? » À ces paroles, ils se mirent à le fouiller et trouvèrent à sa ceinture le couteau qui lui servait à couper le cuir du ressemelage. Alors ils terrassèrent El-Kouz et allaient l’égorger, quand il s’écria : « Écoutez-moi, bonnes gens, je ne suis ni un voleur ni un assassin ; mais j’ai une histoire surprenante à vous raconter, et c’est ma propre histoire ! » Mais ils ne voulurent point l’écouter ; ils le foulèrent aux pieds et le battirent et lui déchirèrent ses habits. Lorsqu’ils eurent ainsi déchiré ses habits et mis son dos à nu, ils virent sur son dos les cicatrices de tous les coups de bâton et de fouet qu’il avait reçus dans les derniers temps, et ils s’écrièrent : « Ô maudit scélérat ! voici les traces des coups anciens sur ton dos qui nous prouvent tous tes crimes passés ! » Et là-dessus, ils traînèrent le pauvre El-Kouz entre les mains du wali ; et El-Kouz réfléchissait à tous ses malheurs et se disait : « Combien grands doivent être mes péchés pour les ainsi expier, alors que je suis innocent de toute faute ! Pourtant je n’ai recours qu’en Allah le Très-Haut ! »

Lorsqu’il fut entre les mains du wali, le wali le regarda avec colère et lui dit : « Effronté misérable ! certes les coups dont les traces sont sur ton dos nous sont une preuve suffisante de toutes tes malversations passées et présentes. » Il dit et il ordonna qu’on lui administrât aussitôt cent coups de verges ! Après quoi, on le hissa et ficela sur le dos d’un chameau, et les crieurs le promenèrent à travers toute la ville en criant : « Voilà la punition de celui qui s’introduit criminellement dans la maison d’autrui ! »

Mais la nouvelle de toutes ces mésaventures de mon frère El-Kouz, ce malheureux, ne resta pas longtemps sans me parvenir. Et je me mis aussitôt à sa recherche, et je finis par le retrouver et cela juste au moment où on le descendait évanoui de sur le dos du chameau. Alors moi, ô commandeur des Croyants, je me fis un devoir de le recueillir, de le soigner et de le ramener en secret à Baghdad, où je lui allouai de quoi manger et boire tranquillement jusqu’à la fin de ses jours.

C’est là l’histoire de ce malheureux El-Kouz. Quant à mon cinquième frère, son aventure est surprenante et te prouvera, ô commandeur des Croyants, combien je suis de beaucoup le plus prudent et le plus sage de mes frères.


HISTOIRE D’EL-ASCHAR
LE CINQUIÈME FRÈRE DU BARBIER


« C’est justement, ô commandeur des Croyants, celui de mes frères qui avait les oreilles coupées et le nez également. On l’avait nommé El-Aschar, soit parce qu’il était grand et avait le ventre développé comme une chamelle enceinte, soit aussi parce qu’il était comme un grand chaudron. Mais cela ne l’empêchait point d’être d’une paresse extraordinaire le jour, alors que, la nuit, il faisait toutes sortes de commissions et gagnait de l’argent pour la journée suivante par toutes sortes de moyens illicites et assez bizarres.

Mais, à la mort de notre père, nous héritâmes chacun de cent drachmes d’argent. El-Aschar, comme chacun de nous, prit les cent drachmes qui lui revenaient, mais ne sut guère quel usage en faire. Enfin il eut l’idée, entre mille, de s’acheter un lot de verreries diverses et de les vendre au détail ; et cela de préférence à tout autre métier, à cause du peu de mouvement que comportait ce métier-là.

Mon frère El-Aschar devint donc marchand de verreries : à cet effet, il acheta un grand panier où il mit les verreries, choisit un coin d’une rue fréquentée, et s’y installa en mettant devant lui le panier de verreries. Il s’accroupit tranquillement, s’appuya le dos contre le mur d’une maison, et se mit à offrir sa marchandise aux passants, en la criant :

« Ô verres ! ô gouttes de soleil ! ô seins des adolescentes d’albâtre ! yeux de ma nourrice ! souffle durci et froid des vierges ! ô verres ! ô verres ! »

Mais le plus souvent El-Aschar se taisait et, le dos bien appuyé à la muraille, il se laissait aller à rêver tout haut. Et voici ce que, durant un de ces jours, au moment de la prière du vendredi, El-Aschar pensait :

« Je viens de placer tout mon capital dans l’achat de ces verreries, à savoir cent drachmes. J’arriverai certes à vendre le tout deux cents drachmes. Avec ces deux cents drachmes j’achèterai encore d’autres verreries, et je les vendrai quatre cents drachmes. Et je continuerai à vendre, à acheter et à vendre jusqu’à ce que je sois devenu possesseur d’un grand capital. Alors j’achèterai de toutes les espèces de marchandises, droguerie et parfums, et je ne cesserai de vendre qu’après m’être fait de très importants bénéfices. Alors je pourrai acheter un grand palais, des esclaves, des chevaux, et des selles avec des housses de brocart ouvragé d’or ; et je mangerai et je boirai ; et il n’y aura pas une chanteuse en ville que je n’invite à venir chanter dans ma maison. Puis je me mettrai en rapport avec toutes les marieuses les plus expertes de Baghdad et je les enverrai auprès des filles des rois et des vizirs ; et il ne se passera point un long temps que je ne me marie avec, au moins, la fille du grand-vizir ! Car il m’est parvenu que cette jeune fille est particulièrement belle et parfaite en perfections ; aussi je lui constituerai une dot de mille dinars d’or. Et je ne doute pas que son père, le grand-vizir, ne consente immédiatement à ce mariage ; mais, s’il n’y veut pas consentir, eh bien ! j’irai lui enlever sa fille en dépit de son nez, et je la conduirai dans mon palais. Alors je m’achèterai dix jeunes garçons pour mon service particulier. Après cela, je me ferai faire des habits royaux comme n’en portent que les sultans et les émirs ; et je commanderai au bijoutier le plus habile de me faire une selle d’or incrustée de perles et de pierreries. Et alors, monté sur le plus beau cheval, que j’achèterai au chef des Bédouins du désert ou que je ferai venir de la tribu des Anezi, je me promènerai par la ville avec des esclaves nombreux autour de moi, devant moi et derrière moi ; et, de la sorte, j’arriverai au palais du grand-vizir qui, à mon approche, se lèvera en mon honneur et me cédera sa place et se tiendra debout au-dessous de moi et s’estimera bien honoré d’être mon beau-père. Et moi, j’aurai avec moi deux jeunes esclaves porteurs d’une grande bourse chacun, et dans chaque bourse il y aura mille dinars. Je donnerai l’une des bourses au grand-vizir comme dot de sa fille, et je lui ferai cadeau de l’autre bourse simplement pour lui montrer ma générosité, ma magnanimité et combien à mes yeux le monde entier est peu de chose. Puis je retournerai avec gravité chez moi ; et lorsque ma fiancée m’enverra une personne pour me faire parvenir ses compliments, je comblerai d’or cette personne et je lui ferai cadeau d’étoffes précieuses et de robes magnifiques. Et si le vizir vient à m’envoyer quelque cadeau de noces, je ne l’accepterai pas et je le lui retournerai, même si c’était un cadeau de très grand prix, et tout cela pour lui bien prouver que j’ai l’âme haut placée et que je suis incapable de la moindre indélicatesse. Après quoi, je fixerai moi-même le jour de mes noces et les détails de la cérémonie ; et je donnerai mes ordres pour que rien ne soit épargné, tant pour le festin que pour le nombre et la qualité des joueurs d’instruments, des chanteurs, des chanteuses et des danseuses. Et je ferai dans mon palais tous les préparatifs nécessaires, je l’ornerai et le tendrai partout de tapis, et je joncherai le sol de fleurs depuis l’entrée jusqu’à la salle du festin, et je ferai arroser le sol avec de l’eau de roses et d’autres eaux de senteur.

« La nuit de mes noces, je revêtirai mes plus beaux habits et monterai m’asseoir sur un trône placé sur une estrade élevée, toute tendue d’étoffes brodées de soie avec des dessins de fleurs et des lignes colorées agréablement. Et pendant tout le temps que dureront les cérémonies et que l’on promènera, au milieu de la salle, ma femme avec tous ses atours et plus brillante que la pleine lune du mois de Ramadân, moi, je resterai immobile et grave et ne la regarderai même pas, et ne tournerai la tête ni à droite ni à gauche, et cela pour bien faire voir la gravité de mon caractère et ma sagesse ! Et on finira par conduire ma femme devant moi, dans toute la fraîcheur de sa beauté et toute parfumée délicieusement. Et je ne bougerai pas davantage, au contraire ! Et je resterai ainsi indifférent et grave jusqu’à ce que toutes les femmes présentes à la noce se soient approchées de moi et m’aient dit : « Ô notre maître et la couronne de nos têtes, voici ton épouse et ton esclave qui se tient respectueusement entre tes mains, et qui attend que tu lui fasses la grâce d’un regard. Elle est si fatiguée d’être ainsi debout ! et elle n’espère que ton ordre pour s’asseoir ! » Mais, moi, je ne prononcerai pas une seule parole, et ferai encore mieux désirer ma réponse. Et alors toutes les femmes et toutes les invitées se prosterneront en baisant la terre beaucoup de fois devant ma grandeur. C’est seulement alors que je consentirai à abaisser mes yeux et à daigner regarder ma femme, mais rien qu’une fois, d’un seul regard : après quoi, je relèverai les yeux et reprendrai mon air de grande indifférence. Et les servantes emmèneront ma femme et, moi, je me lèverai et je descendrai changer de vêtements pour en mettre d’autres bien plus riches et bien plus somptueux. Et on ramènera, une seconde fois, devant mon estrade, la nouvelle mariée revêtue d’autres habits et avec d’autres atours et disparaissant sous l’amas des bijoux, de l’or et des pierreries, et parfumée avec d’autres parfums bien plus agréables. Et j’attendrai que l’on m’en ait prié, à diverses reprises, pour regarder mon épouse, et tout de suite je relèverai les yeux pour ne la plus voir. Et je continuerai d’agir de la sorte jusqu’à ce que toutes les cérémonies soient complètement terminées.

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, ne voulut point abuser davantage, cette nuit-là, de la permission accordée.


ET LORSQUE FUT
LA TRENTE-DEUXIÈME NUIT

Elle continua ainsi à conter l’histoire au roi Schahriar :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le barbier narra de la façon suivante la suite de l’aventure de son cinquième frère El-Aschar :

»… jusqu’à ce que toutes les cérémonies soient complètement terminées. Alors j’ordonnerai à quelques-uns de mes jeunes esclaves de prendre une bourse contenant cinq cents dinars en petite monnaie, et de jeter cette monnaie par poignées dans toute la salle et d’en distribuer autant à tous les joueurs d’instruments et chanteurs, et autant à toutes les suivantes de mon épouse. Et les suivantes, après cela, conduiront mon épouse dans sa chambre, où je me rendrai moi-même après m’être fait longtemps attendre. Lorsque j’entrerai chez elle, j’irai, sans la regarder, et en traversant les rangs des femmes alignées sur deux files dans la chambre, m’asseoir sur le divan, et je demanderai une coupe d’eau parfumée et sucrée, et je la boirai tranquillement, après avoir rendu grâces à Allah.

« Quant à mon épouse, je continuerai à ne pas m’apercevoir de sa présence sur le lit, toute prête à me recevoir ; et pour l’humilier et lui faire bien sentir ma supériorité et le peu de cas que je fais d’elle, je ne lui adresserai pas une seule fois la parole et je lui apprendrai de cette façon comment j’entends en user à l’avenir avec elle. Car ce n’est point autrement qu’on arrive à rendre les femmes dociles, douces et tendres. Et, en effet, bientôt je verrai entrer et s’approcher la femme de mon oncle, qui se mettra a m’embrasser la tête et les mains et à me dire : « Ô mon maître, daigne regarder ton esclave, ma fille, qui désire ardemment ton approche, et lui faire l’aumône d’une parole seulement ! » Mais moi, malgré les paroles respectueuses de la femme de mon oncle, qui n’aura pas osé m’appeler son gendre par crainte de paraître familière, je ne lui ferai aucune réponse. Alors elle continuera à me supplier pour me toucher et elle finira, j’en suis sûr, par se jeter à mes pieds, qu’elle baisera ainsi que le pan de ma robe, et cela bien des fois, et par me dire : « Ô mon maître, je te jure par Allah que ma fille est belle et vierge ! Je te jure par Allah qu’aucun homme n’a jamais vu ma fille à découvert ni connu la couleur de ses yeux ! De grâce, cesse de lui faire cet affront et de l’humilier aussi grandement ! Regarde comme elle est humble et soumise ; elle n’attend plus qu’un signe de toi pour te satisfaire en toutes choses ! »

« Là-dessus, la femme de mon oncle se lèvera et me remplira une coupe d’un vin exquis, et donnera la coupe à sa fille qui aussitôt viendra me l’offrir avec soumission et toute tremblante. Et moi, nonchalamment appuyé sur les coussins de velours brodé d’or du divan, je la laisserai se présenter entre mes mains et je me plairai, sans la regarder, à la voir debout, elle, la fille du grand-vizir, devant moi, l’ancien marchand de verreries qui criait sa marchandise au coin des rues :

» Ô gouttes de soleil ! seins des adolescentes d’albâtre ! yeux de ma nourrice ! souffle durci et froid des vierges, ô verres ! ombilic d’enfant, ô verres ! miel coloré, ô verres !

« Et elle, devant tant de noblesse et de grandeur, ne pourra que me prendre pour un fils de quelque illustre sultan dont la gloire remplit le monde. Et elle me dira, les larmes aux yeux : « Ô mon seigneur, de grâce ! ne refuse pas cette coupe et ne la repousse pas des mains de ton esclave ! Car je suis la dernière de tes esclaves ! » Mais, moi, à ces paroles je ne ferai aucune réponse. Et elle alors finira par s’enhardir un peu, devant mon silence, et insistera auprès de moi pour me faire prendre la coupe de vin, et l’approchera elle-même gentiment de mes lèvres. Mais moi, devant une pareille familiarité, je deviendrai furieux, je la regarderai terriblement et lui appliquerai sur la figure un grand soufflet et lui allongerai dans le ventre un violent coup de pied, là, comme ceci… »

Mon frère, continua le barbier, en prononçant ces paroles, fit le geste d’allonger le violent coup de pied à sa prétendue femme, et le coup porta en plein sur le panier fragile qui contenait les verreries devant lui ; et le panier, avec tout son contenu, roula au loin ! et il ne resta que des débris de tout ce qui constituait toute la fortune de ce fou. Ah ! si j’avais été là à ce moment, ô émir des Croyants, je l’aurais châtié comme il le méritait, ce frère plein d’insupportable vanité et de fausse grandeur d’âme !

Mais, devant ces dégâts sans remède, El-Aschar se mit à se donner de grands coups sur la figure et à déchirer ses habits de désespoir et à pleurer et à se lamenter tout en continuant à se frapper. Et alors, comme ce jour-là était précisément un vendredi et que la prière de midi allait commencer dans les mosquées, les gens qui sortaient de chez eux virent mon frère dans cet état, et les uns s’arrêtèrent à s’apitoyer sur lui, et les autres continuèrent leur chemin en le traitant de fou et en riant extrêmement, une fois qu’ils eurent appris, d’un voisin, les détails de l’extravagance de mon frère.

Pendant que mon-frère se lamentait de la sorte en déplorant la perte de son capital avec les intérêts, voici qu’une femme de haut rang vint à passer par là se rendant à la mosquée pour la prière du vendredi. Elle dépassait en beauté les femmes les plus belles ; de toute elle, se dégageait une vivifiante odeur de musc ; elle était montée sur une mule harnachée de velours et de brocart d’or ; elle était accompagnée d’un nombre considérable de serviteurs et d’esclaves. À la vue de tous ces verres cassés et de mon frère qui se lamentait si fort en pleurant, la compassion entra en son cœur et la pitié, et elle s’informa du motif d’un tel désespoir. Il lui fut répondu que le pauvre homme avait un panier de verreries dont la vente le faisait vivre, que c’était là tout son capital, mais qu’il ne lui en restait plus rien après l’accident qui lui avait tout cassé en morceaux. Alors cette femme appela l’un de ses serviteurs et lui dit : « Donne à ce pauvre homme tout ce que tu portes d’argent sur toi. Et le serviteur détacha immédiatement de son cou, où elle était fixée par un cordon, une grande bourse qu’il remit à mon frère. El-Aschar la prit, l’ouvrit et y trouva, après les avoir comptés, cinq cents dinars d’or. À cette vue il faillit mourir d’émotion et de la force de sa joie, et il se mit à appeler sur sa bienfaitrice toutes les grâces et les bénédictions d’Allah.

Devenu ainsi riche d’un moment à l’autre, El-Aschar, la poitrine dilatée de plaisir, se rendit à sa maison pour y mettre cette fortune, et il s’apprêtait à sortir pour aller à la recherche de quelque belle maison à louer où vivre à son aise, quand il entendit frapper doucement à la porte. Il se leva et courut ouvrir et vit une vieille femme qu’il ne connaissait point et qui lui dit : « Ô mon enfant, sache que le temps de la prière en ce jour saint du vendredi est presque écoulé, et je n’ai pas encore pu faire mes ablutions d’avant la prière. Je te prie donc de me permettre d’entrer un instant chez toi faire mes ablutions à l’abri des indiscrets. » Et mon frère lui répondit : « J’écoute et j’obéis ! » et il lui ouvrit toute grande la porte et l’introduisit et la mena à la cuisine, où il la laissa seule.

Au bout de quelques instants, la vieille vint retrouver mon frère dans sa chambre, et là elle se tint sur le vieux morceau de natte qui servait de tapis dans la chambre, y fit quelques génuflexions assez à la hâte, puis elle termina sa prière en faisant pour mon frère des vœux fort bien dits et pleins de componction. Et mon frère, qui d’ailleurs ne se possédait pas de bonheur, la remercia vivement et, tirant de sa ceinture deux dinars d’or, les lui tendit généreusement. La vieille les repoussa avec dignité et s’écria : « Ô mon enfant, qu’Allah soit loué qui t’a fait si généreux ! Aussi je ne m’étonne plus que tu saches si vite inspirer de la sympathie aux gens, même à ceux qui, comme moi, ne t’ont vu qu’une seule fois. Quant à cet argent que tu veux bien m’offrir, remets-le dans ta ceinture, car, à en juger à ta mine, tu dois être un pauvre saâlouk, et cet argent te doit être plus nécessaire qu’à moi, qui n’en ai guère besoin. Et si vraiment, toi-même, tu peux aussi t’en dispenser, tu n’as qu’à le rendre à la noble femme qui te l’avait donné en voyant tes verres casses en morceaux. » Mon frère répondit : « Comment ! ma bonne mère, tu connais donc cette femme ? Dans ce cas, je te prie de me rendre le service de m’indiquer le moyen de la revoir. » La vieille répondit : « Mon fils, cette jeune femme, qui est fort belle, ne t’a fait cette générosité que pour t’exprimer son penchant pour toi, qui es jeune, beau et vigoureux, alors que son mari est impuissant et bien en retard, une fois au lit, avec elle ; car il est affligé d’une paire d’œufs froids à faire pitié. Lève-toi donc, mets tout ton or dans ta ceinture, de peur qu’on ne te le vole dans cette maison sans cadenas, et viens avec moi. Car je dois te dire que je suis au service de cette jeune dame depuis longtemps, et c’est moi qui lui fais toutes ses commissions secrètes. Une fois que je t’aurai introduit, ne manque pas d’être très empressé auprès d’elle, de lui dire toutes sortes de paroles gentilles et de lui faire tout ce dont tu es capable ; et plus ce sera, mieux tu te l’attacheras ; car elle, de son côté, n’épargnera rien pour te procurer tous les plaisirs, et tu seras le maître absolu de sa beauté et de ses richesses, entièrement ! »

Lorsque mon frère entendit ces paroles de la vieille, il se leva, fit comme elle lui avait dit et suivit la vieille qui se mit à marcher, et mon frère marcha derrière elle, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés tous deux à un grand portail que la vieille heurta d’une façon particulière. Et mon frère était dans une très grande émotion et ne se sentait pas de bonheur.

Au signal donné par la vieille femme, une jeune esclave grecque fort jolie vint ouvrir la porte très gentiment et leur souhaita la bienvenue en souriant d’un sourire engageant. La vieille entra et mon frère la suivit ; et il fut introduit par la petite grecque dans une salle grande et magnifique, située au milieu de cette vaste demeure, et tendue de grands rideaux de soie brodée d’or fin, et tapissée somptueusement. Et mon frère, se trouvant seul, s’assit sur un divan et enleva son turban, qu’il déposa sur ses genoux, et s’essuya le front. Mais à peine était-il là que les rideaux s’écartèrent, et apparut une adolescente incomparable et que rien ne pouvait égaler devant les regards émerveillés des hommes ; et elle avait sur elle tout ce que l’on pouvait imaginer de beau en fait de vêtements. Et mon frère El-Aschar se leva debout sur ses deux pieds.

Et l’adolescente, lorsqu’elle le vit, se mit à lui sourire de ses yeux, et se hâta d’aller fermer la porte, qui avait été laissée ouverte. Elle s’approcha alors de mon frère, lui prit la main, et l’attira à elle sur le divan de velours d’or. Là il serait inutile de détailler tout ce que, une heure durant, mon frère et l’adolescente se firent l’un à l’autre en embrassades, copulations, baisers, morsures, caresses, coups de zebb, torsions, contorsions, variations, premièrement, deuxièmement, troisièmement, et autrement.

Après ces ébats, la jeune femme se releva et dit à mon frère : « Mon œil, ne bouge pas d’ici avant que je ne revienne ! » Puis elle sortit vivement et disparut.

Et voici que soudain, horrible et l’œil en feu, à la porte brusquement ouverte, un nègre apparut, grand et tenant un glaive nu à la main, un glaive aux éclairs aveuglants. Et il cria au terrifié El-Aschar : « Malheur à toi, misérable ! Comment as-tu osé pénétrer dans ce lieu, ô fils de putain, fils adultérin, produit mêlé de tous les œufs pourris des scélérats ! » À ce langage assez violent mon frère ne sut quelle, réponse apporter, et sa langue se paralysa et tous ses muscles s’annihilèrent et il devint jaune de teint et affaissé de corps. Alors le nègre le prit, le mit complètement nu, et, pour allonger son supplice, se mit à lui donner de grands coups du plat de son sabre, et de la sorte plus de quatre-vingts coups ; puis il lui enfonça son sabre dans les chairs en plusieurs endroits, jusqu’à ce que mon frère tombât à terre et que le nègre le crût mort. Alors il appela d’une voix terrible, et aussitôt arriva une négresse avec un plateau rempli de sel. Elle posa le plateau à terre et se mit à remplir de ce sel les blessures de mon frère qui, malgré ses souffrances horribles, n’osait donner de la voix de peur qu’on l’achevât. Puis elle le couvrit entièrement de ce sel et s’en alla. Alors le nègre poussa un second cri aussi épouvantable que le premier, et la vieille femme se présenta et, aidée du nègre, fouilla les habits et la ceinture de mon frère, et en enleva tout l’or ; puis elle prit mon frère par les pieds et le traîna à travers les chambres jusqu’à un endroit de la cour où, par une ouverture, elle le lança au fond d’un trou noir où elle avait l’habitude de précipiter les cadavres de tous ceux que ses artifices attiraient dans cette maison pour servir de monteurs solides à l’assaut de sa jeune maîtresse, et pour ensuite être dépouillés et jetés dans ce souterrain, après avoir été recouverts de sel afin que leurs corps ne sentissent pas mauvais.

Le souterrain au fond duquel mon frère El-Aschar fut jeté était grand et plein de ténèbres, et les corps de ceux qui y avaient été précipités s’amassaient en tas les uns sur les autres. Et il demeura là dedans deux jours pleins, dans l’impossibilité d’aucun mouvement par suite de ses blessures et de sa chute. Mais Allah (qu’il soit glorifié et loué !) voulut que le sel dont mon frère avait été bourré fût justement la cause de sa guérison et empêchât le sang de se corrompre et l’étanchât. Ses blessures en voie de cicatrisation et ses forces un peu revenues, mon frère put se dégager d’entre les corps des morts, et se traîner tout le long du souterrain à la faveur d’une faible lumière qui lui parvenait du fond ; cette lumière provenait d’une lucarne au mur qui fermait le souterrain. Il put se hisser jusqu’à la lucarne et de là revenir à la clarté du jour, hors du souterrain.

Il se hâta alors de regagner sa maison, où je vins le trouver et le soignai avec les remèdes que je savais tirer des plantes et des sucs végétaux, et, au bout d’un certain temps, mon frère, complètement guéri, résolut de faire expier à la vieille femme et aux autres le supplice qu’il avait enduré. Il se mit à la recherche de la vieille et suivit ses traces et remarqua l’endroit où elle venait tous les jours pour attirer les jeunes gens qui devaient satisfaire sa maîtresse et devenir ensuite ce qu’ils devenaient. Et, un jour, il se déguisa en Persan étranger, s’entoura la taille d’une ceinture qu’il remplit de morceaux de verre pour faire croire que c’était de l’or, cacha un grand sabre sous sa longue robe de Persan, et alla attendre l’arrivée de la vieille, qui ne tarda pas à paraître. Aussitôt il s’approcha d’elle, fit semblant de mal parler l’arabe, notre langue, et imita le parler barbare des Persans pour dire à la vieille femme : « Bonne vieille, je suis un étranger et je voudrais savoir où trouver un trébuchet pour peser et contrôler ces neuf cents dinars d’or, que j’ai là dans ma ceinture et que je viens de toucher pour la vente des marchandises que j’avais apportées de mon pays. » La maudite vieille de malheur lui répondit : « Mais certes, mon jeune ami ! tu tombes bien, car justement mon fils, qui est un beau garçon comme toi, est changeur de sa profession et te prêtera bien son trébuchet. Viens donc, que je te conduise chez lui ! » Il lui dit : « Marche alors devant moi ! » Et elle marcha devant lui et lui derrière elle jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à la maison en question. Et la même jeune esclave grecque leur vint ouvrir, en souriant agréablement, et la vieille lui dit à voix basse : « Cette fois, j’apporte à notre maîtresse des muscles solides et de la chair bien à point ! » Et la jeune esclave prit mon frère par la main et le conduisit dans la salle aux soieries, et resta avec lui à l’amuser quelques instants, puis alla prévenir sa maîtresse, qui arriva et fit avec mon frère tout ce qu’elle avait fait la première fois : et il n’y a aucune utilité à le répéter. Puis elle se retira et soudain apparut l’horrible nègre avec le glaive nu à la main, qui lui cria de se lever et de le suivre en le traitant comme la première fois. Et alors mon frère, qui marchait derrière le nègre, sortit tout à coup le sabre de dessous sa robe, et d’une seule fois coupa net la tête du nègre. Au bruit de la chute, accourut la négresse, qui subit le même sort, puis l’esclave grecque, dont la tête vola d’un seul coup. Puis vint le tour de la vieille, qui accourait, prête à mettre la main sur le butin. À la vue de mon frère, le bras couvert de sang et le sabre à la main, elle fut épouvantée et tomba sur le sol ; et mon frère la prit par les cheveux et lui cria : « Me reconnais-tu, ô vieille putain, fille de putain, ô pourrie de malheur ? » Et la vieille répondit : « Ô mon maître, je ne te reconnais pas ! » Mon frère dit : « Sache donc, ô vieille avaleuse de zebbs, que je suis celui-là même chez lequel tu étais venu faire tes ablutions, ô cul de vieux singe ! celui que tu avais entraîné ici pour qu’il montât ta maîtresse et la satisfit, celui que tu avais traîné par les pieds pour le jeter dans le souterrain ! » Et, ce disant, mon frère, d’un seul coup de sabre, trancha la vieille et en fit deux morceaux ; puis, cela fait, il se mit à la recherche de la jeune femme qui avait par deux fois copulé avec lui.

Il la trouva bientôt, occupée à s’attifer et à se parfumer, dans une pièce retirée. À sa vue, elle jeta un cri terrifié et se précipita à ses pieds en implorant la vie sauve ; et mon frère, se souvenant des plaisirs vrais qu’elle lui avait procurés et qu’elle avait eus avec lui, lui accorda généreusement la vie sauve, et lui dit : « Mais comment se fait-il que tu sois au milieu de cette maison, sous la gouverne de cet horrible nègre que j’ai tué de ma main et qui a dû te faire bien des horreurs ? » Elle répondit : « Ô mon maître, avant d’être enfermée dans cette maison maudite, j’étais la propriété d’un riche marchand de la ville ; et cette vieille était une amie de la maison et venait souvent nous voir et me témoignait, à moi surtout, beaucoup d’attachement. Un jour d’entre les jours, elle vint à moi et me dit : « Je suis invitée à une noce qui n’a jamais eu sa pareille, et personne au monde n’en a encore vu une semblable. Et je viens pour t’emmener avec moi ! » Je lui répondis : « Certes, j’écoute et j’obéis ! » Je me levai, je mis mes plus beaux habits et je pris avec moi une bourse contenant cent dinars et je partis avec la vieille. Nous arrivâmes bientôt à cette maison, où la vieille m’introduisit et où je tombai, par sa ruse, entre les mains et sous la puissance du nègre atroce qui, après m’avoir ravi ma virginité, me retint ici par la force et me fit servir ses desseins criminels, aux dépens de la vie des jeunes gens riches que la vieille lui procurait. Et c’est ainsi que depuis trois ans je ne suis qu’une chose entre les mains de la misérable vieille. » Alors mon frère lui dit : « Comme ton sort fut malheureux ! Mais, dis-moi, depuis le temps que tu es ici, tu dois savoir s’il y a beaucoup de richesses amassées par ces criminels ! » Elle répondit : « Certes, il y en a ! et tant, en vérité, que je doute fort que tu puisses tout emporter à toi seul ; car dix hommes n’y suffiraient pas. Viens, d’ailleurs, voir de ton propre œil ! » Et elle prit mon frère et lui fit voir de grands coffres remplis de monnaies de tous les pays et de bourses de toutes les formes. Et mon frère en resta tout ébloui et immobile. Elle lui dit alors : « Ce n’est pas là le moyen de faire sortir tout cet or ! Va donc chercher une quantité de portefaix et reviens avec eux pour les charger de tout cet or. Et, pendant ce temps, je vais moi-même préparer les charges. »

Mon frère se hâta alors de courir à la recherche des portefaix, et, au bout d’un certain temps, il revint avec dix hommes tenant chacun une grande couffe vide.

Mais, en arrivant à la maison, mon frère trouva la grande porte largement ouverte ; et la jeune femme avait disparu, elle et tous les grands coffres. Et il comprit qu’elle s’était jouée de lui pour emporter à elle seule les principales richesses. Pourtant il se consola, en voyant toutes les belles choses qui restaient dans la maison et toutes les valeurs qui étaient enfermées dans les armoires, toutes choses qui pouvaient le rendre riche pour le restant de ses jours. Aussi se promit-il de transporter tout cela le lendemain ; et, comme il était brisé de fatigue, il s’étendit sur le grand lit somptueux et s’endormit.

Le lendemain, en se réveillant, il fut à la limite de la terreur quand il se vit entouré par vingt gardes du wali, qui lui dirent : « Lève-toi tout de suite et viens avec nous chez le wali, qui te demande ! » Et ils l’emmenèrent, et refermèrent et scellèrent les portes, et le livrèrent aux mains du wali, qui lui dit : « J’ai appris toute ton histoire et les assassinats que tu as commis et le vol que tu allais faire. » Alors mon frère s’écria : « Ô wali, donne-moi le signe de la sécurité et je te raconterai la vérité ! » et le wali alors lui donna le petit voile, signe de la sécurité, et mon frère lui raconta toute l’histoire depuis le commencement jusqu’à la fin ; et il n’y a aucun profit à la répéter. Puis mon frère ajouta : « Maintenant, ô wali plein d’idées justes et droites, si tu veux, je consens à partager avec toi tout ce qui reste dans cette maison, et cela à parts égales ! » Mais le wali répliqua : « Comment ! tu oses prétendre au partage ! Or, par Allah ! tu n’auras rien, car je dois prendre le tout et ne te rien laisser ! Et tu dois t’estimer fort heureux d’avoir la vie sauve ! D’ailleurs, tu vas immédiatement quitter la ville et ne plus y paraître, sinon tu subiras le pire châtiment ! » Et le wali, qui craignait que le khalifat vînt à savoir l’histoire de l’enlèvement de l’argent pour son seul compte à lui, wali, exila mon frère. Et mon frère fut ainsi obligé de fuir au loin. Mais, pour que la destinée s’accomplit entièrement, à peine était-il hors des portes de la ville, qu’il fut assailli par des brigands qui, ne trouvant sur lui ni or ni valeurs, se contentèrent de lui prendre les habits qu’il avait sur lui, de le mettre nu, et de lui donner une quantité de coups de bâton ; et ils finirent, pour le punir de les frustrer d’une aubaine sur laquelle ils comptaient, par lui couper les oreilles et le nez également.

Et c’est alors que moi, ô commandeur des Croyants, je finis par apprendre les mésaventures de ce pauvre El-Aschar. Alors je me mis à sa recherche, et je n’eus de paix qu’en le retrouvant. Et je le menai chez moi, je le soignai, je le guéris et lui allouai de quoi manger et boire pour le restant de ses jours.

Là est l’histoire d’El-Aschar !

Mais pour ce qui est de l’histoire de mon sixième frère et dernier, ô émir des Croyants, elle mérite d’être entendue avant que je ne prenne le temps de me reposer.


HISTOIRE DE SCHAKÂLIK LE SIXIÈME FRÈRE
DU BARBIER


« Il s’appelait Schakâlik, le Pot fêlé, ô commandeur des Croyants, et c’est, lui, d’entre mes frères, qui avait les lèvres coupées, et non seulement les lèvres, mais aussi le zebb. Et son zebb ainsi que ses lèvres furent coupés à la suite de circonstances étonnantes extrêmement.

Schakâlik, ce sixième frère, était d’entre nous sept le plus pauvre ; il était tout à fait pauvre. Je ne parle pas des cent drachmes de l’héritage de notre père, car ces cent drachmes, Schakâlik, qui n’avait jamais vu de sa vie autant d’argent à la fois, se hâta de les manger, en une nuit en compagnie des chiffes déplorables du quartier gauche de Baghdad.

Il n’était donc possesseur d’aucune des vanités de ce monde périssable, et ne vivait que grâce aux aumônes des gens qui le recevaient chez eux à cause de ses bons mots et de ses drôleries.

Un jour d’entre les jours, Schakâlik était sorti à la recherche de quelque subsistance pour soutenir son corps exténué par les privations, et il se trouva, en marchant par les rues, devant la façade d’une magnifique maison qui s’ouvrait par un grand portique élevé de plusieurs marches. Et, sur les marches et à l’entrée, il y avait un nombre considérable de serviteurs, de jeunes esclaves, d’officiers et de portiers. Et mon frère Schakâlik s’approcha de quelques-uns de ceux qui stationnaient là et leur demanda à qui appartenait cette merveilleuse bâtisse. Ils répondirent : « Elle est la propriété d’un homme d’entre les fils des rois. » Puis mon frère s’approcha des portiers qui étaient assis sur un grand banc au haut des marches et leur demanda l’aumône, pour Allah ! Ils lui répondirent : « Mais d’où viens-tu donc pour ignorer que tu n’as qu’à entrer te présenter à notre maître pour qu’aussitôt tu sois comblé de ses dons ? » Alors mon frère entra, franchit le grand portique, traversa la cour spacieuse et le jardin, qui était rempli des plus beaux arbres et d’oiseaux chanteurs. Cette cour était pavée des plus beaux marbres blancs et noirs, et le jardin était incomparable de tenue, et nul humain n’en avait jamais vu le pareil. Tout autour, régnait une galerie à jour pavée de marbre ; de grands rideaux y entretenaient la fraîcheur pendant les heures chaudes. Et mon frère continua à marcher et entra dans la salle principale, qui était toute couverte de carreaux de porcelaine colorés de bleu, de vert et d’or, avec des fleurs et des feuillages entrelacés ; au milieu de la salle, il y avait un beau bassin d’albâtre où coulait l’eau fraîche avec un bruit fort doux. Une merveilleuse natte colorée tapissait la moitié surélevée du sol ; et, appuyé sur des coussins de soie brodée d’or, sur la natte était assis à son aise un très beau vieillard à la longue barbe blanche et à la figure éclairée par un sourire bienveillant. Et mon frère s’avança et dit au vieillard à la belle barbe : « Que la paix soit avec toi ! » Et le vieillard aussitôt se leva et répondit : « Et que sur toi soient la paix et la miséricorde d’Allah et ses bénédictions ! Que souhaites-tu, ô toi tel ? » Mon frère répondit : « Ô mon maître, te demander seulement l’aumône, car je suis exténué par la faim et les privations ! »

À ces paroles, le vieillard montra une grande commisération, et fut pris d’une telle douleur en apprenant cet état infortuné de mon frère, qu’il fut sur le point de se déchirer les habits, et il s’écria : « Par Allah ! est-il donc possible que je sois dans une ville et qu’un être humain soit dans cet état de faim où tu te trouves ! Vraiment c’est là une chose que je ne puis supporter avec patience ! » Et mon frère s’écria en élevant ses deux mains vers le ciel : « Qu’Allah t’accorde ses bénédictions ! et bénis soient tes générateurs ! » Le vieillard dit : « Il faut absolument que tu restes ici pour partager mon repas et goûter au sel de ma nappe ! » Et mon frère s’écria : « Ô mon maître, que je te remercie ! car je ne puis me tenir plus longtemps à jeun, ou je mourrai de faim ! » Alors le vieillard frappa ses mains l’une contre l’autre et dit au jeune esclave qui se présenta aussitôt : « Vite ! apporte l’aiguière d’argent et le bassin pour que nous nous lavions les mains ! » Et il dit à mon frère Schakâlik : « Ô mon hôte, approche-toi et lave-toi les mains ! »

À ces paroles, le vieillard se leva et s’approcha lui-même, quoique le jeune garçon n’eût plus reparu, et fit le geste de laisser couler sur ses mains l’eau d’une invisible aiguière, et de se frotter les mains comme si l’eau était versée dessus réellement. À cette vue, mon frère Schakâlik ne sut que penser ; mais, comme le vieillard insistait pour le faire s’approcher à son tour, il s’imagina que c’était une plaisanterie, et, comme il était lui-même réputé pour ses drôleries et ses tours amusants, il s’avança et se mit à faire le geste de se laver les mains, tout comme le vieillard. Alors le vieillard dit : « Ô vous autres, hâtez-vous de tendre la nappe et de nous apporter à manger, car ce pauvre homme est pressé par la faim ! » Et aussitôt accoururent de nombreux serviteurs qui se mirent à aller et venir, tout comme s’ils tendaient la nappe et la couvraient de mets nombreux et de plats remplis jusqu’au bord. Et Schakâlik, quoique fort affamé, se dit que les pauvres devaient endurer les caprices des riches et se garda bien de faire voir le moindre signe d’impatience. Alors le vieillard lui dit : » Ô mon hôte, assieds-toi là, à côté de moi, et hâte-moi de faire honneur à ma nappe ! » Et mon frère vint s’asseoir à côté de lui, près de cette nappe imaginaire ; et le vieillard se mit aussitôt à faire semblant de toucher à des plats, de prendre des bouchées et de faire mouvoir ses mâchoires et ses lèvres, tout comme s’il mâchait réellement ; et, il disait à mon frère : « Ô mon hôte, ma maison est ta maison, et ma nappe ta nappe ; ne te gène donc pas, et mange ton plein, sans honte ! Tiens, regarde ce pain ; comme il est blanc et bien à point ! que penses-tu de ce pain ? » Schakâlik dit : « Ce pain est très blanc et, en vérité, délicieux et tel que, de ma vie, je n’en ai goûté le pareil ! » Le vieillard dit : « Je crois bien ! la négresse qui l’a pétri est fort habile, et je l’ai achetée pour cinq cents dinars d’or ! Mais, ô mon hôte, prends et mange de ce plateau où tu vois se dorer cette admirable pâte losangée de kébéba au beurre, cuite au four ! Crois bien que la cuisinière n’y a épargné ni la viande rouge bien battue ni le blé mondé et concassé ni le cardamome ni le poivre ! Mange-donc, pauvre affamé, et dis-moi, que penses-tu de son goût, de son odeur et de son parfum ? » Mon frère répondit : « Cette kébéba est délicieuse à mon palais, et son odeur me dilate la poitrine ! Quant à la manière dont elle est réussie, je dois te dire que, même dans les palais des rois, on n’en goûte de semblable ! » Et, en disant ces paroles, Schakâlik se mit à agiter ses mâchoires, à mâcher, à agiter ses joues et à avaler, tout comme s’il faisait la chose réellement. Le vieillard dit : « Comme tu me fais plaisir, ô mon hôte ! mais je pense que je ne mérite pas ces louanges, car alors que dirais-tu de ce mets qui est là, à ta gauche, de ces merveilleux poulets rôtis, farcis aux pistaches, aux amandes, au riz, au raisin sec, au poivre, à la cannelle et à la viande hachée de mouton ? Et que dis-tu de leur fumet ! » Mon frère s’écria : « Allah ! Allah ! que leur fumet est délicieux, et que leur goût est savoureux et leur farce admirable ! » Le vieillard dit : « En vérité, que tu es plein de bonnes manières et d’indulgence pour ma cuisine ! Aussi je veux te faire, de mes propres doigts, goûter de cet incomparable plat-ci ! » Et le vieillard fit le geste de confectionner une bouchée qu’il aurait prise à un plat sur la nappe et, l’approchant des lèvres de mon frère, lui dit : « Prends et mange cette bouchée, ô mon hôte, et tu me donneras ton opinion sur ce plat où les aubergines farcies nagent dans leur sauce appétissante ! » Et mon frère fit le geste d’allonger le cou, d’ouvrir la bouche, et d’avaler la bouchée ; puis il dit en fermant les yeux de plaisir : « Ya Allah ! que c’est agréable et bon a digérer ! Je constate avec un plaisir inouï que nulle part ailleurs que dans ta demeure je n’ai goûté d’aussi bonnes aubergines farcies ! Tout y est ménagé avec l’art de doigts experts : la viande hachée d’agneau, les pois chiches, les pépins de pin, les grains de cardamome, la noix muscade, les clous de girofle, le gingembre, Je poivre et les herbes aromatiques. Et je perçois, tant c’est bien fait, le goût de chaque aromate ! » Le vieillard dit : « Aussi, ô mon hôte, je n’attends pas moins de ta faim et de ta politesse que te de voir avaler les quarante-quatre aubergines farcies qui sont dans ce plat ! » Mon frère dit : « Il m’est aisé de les avaler, car elles sont plus délicieuses que le sein de ma nourrice et plus caressantes à mon palais que les doigts des jeunes filles ! » Et mon frère fit le geste de prendre chaque aubergine farcie l’une après l’autre et de l’avaler, en hochant la tête de plaisir et en faisant claquer sa langue sur son palais. Et il pensait en lui-même à tous ces mets, et sa faim s’exaspérait, et il se disait qu’il se contenterait fort bien, pour assouvir sa faim, d’un simple pain sec de fèves moulues ou de maïs. Mais il se garda bien de trahir son sentiment.

Le vieillard lui dit alors : « Ô mon hôte, que ton langage est d’un homme bien élevé et accoutumé à manger en compagnie des rois et des grands ! Mange, mon ami, et que cela te soit sain et de délicieuse digestion ! » Et mon frère dit : « En vérité, pour ce qui est des mets, j’en ai assez mangé ! » Alors le vieillard frappa ses mains l’une contre l’autre et s’écria : « Vous autres ! enlevez cette nappe, et tendez-nous la nappe du dessert ! et portez-nous toutes les pâtisseries, toutes les confitures et tous les fruits les plus choisis ! » Et aussitôt accoururent les jeunes esclaves qui se mirent à aller et venir, et à agiter leurs mains, et à élever leurs bras arrondis au-dessus de leur tête, et à changer la nappe pour en mettre une autre ; puis, à un geste du vieillard, ils se retirèrent. Et le vieillard dit à mon frère Schakâlik : « C’est maintenant, ô mon hôte, le moment de nous dulcifier. Commençons par les pâtisseries. N’est-elle pas réjouissante à l’infini, cette pâte fine, légère, dorée, arrondie, et farcie aux amandes, au sucre et aux grenades, dans cette assiette, cette pâte de kataïefs sublimes ! Par ma vie ! goûte une ou deux pour voir ! Hein ! le sirop en est-il assez lié et juste à point, et la poudre de cannelle gentiment saupoudrée au-dessus ! On en mangerait, sans se rassasier, une cinquantaine ; mais il faut réserver une place pour cette excellente kenafa du plateau de cuivre ciselé. Regarde comme ma pâtissière est habile, et comme elle a su enrouler artistement les écheveaux de la pâte ! Ah ! de grâce, hâte-toi de t’en réjouir le palais avant que son julep ne s’écoule et qu’elle ne s’effrite : elle est si délicate ! Oh ! regarde ! et cette mahallabieh à l’eau de roses et saupoudrée de pistaches pulvérisées ! et ces porcelaines remplies de crème soufflée, relevée d’aromates et d’eau de fleurs d’oranger ! Mange, mon hôte, et plonge ta main sans restriction, là, bien ! » Et le vieillard donnait l’exemple à mon frère, et portait gloutonnement la main à la bouche, et avalait, tout comme dans la réalité. Et mon frère l’imitait excellemment, tout en sentant, de convoitise et de faim, l’eau lui mouiller les lèvres.

Le vieillard continua : « Aux confitures maintenant et aux fruits ! Comme confitures, ô mon hôte, tu n’as que l’embarras du choix, comme tu peux le constater. Tu vois là, devant loi, des confitures sèches, et des confitures dans leur jus. Je te conseille beaucoup les sèches, que je préfère, quoique les autres me tiennent à cœur également. Vois cette transparente et rutilante confiture sèche d’abricots, étalée en large lames fines, fondantes, sympathiques ! Et cette confiture sèche de cédrats au sucre cristallisé, parfumée à l’ambre ! et l’autre, l’arrondie en boules roses, de pétales de roses et de pétales de fleurs d’oranger ! oh ! celle-là surtout, vois-tu, j’en mourrai un jour ! Réserve-toi ! Réserve-toi ! car je te conseille de te plonger un peu dans cette confiture humide de dattes farcies d’amandes et de clous de girofle. Elle me vient du Caire, car à Baghdad on ne la fait pas si bien. Aussi ai-je chargé un de mes amis d’Égypte de m’envoyer cent pots remplis de cette délicieuse-là ! Mais ne va pas si vite, quoique ton empressement et ton appétit m’honorent extrêmement ! Je veux que tu me donnes particulièrement ton avis sur cette confiture sèche de carottes au sucre, aux noix et parfumée au musc ! » Mon frère Schakâlik dit : « Oh ! celle-là dépasse tous mes rêves et mon palais est dans l’adoration de ses délices ! Mais, à mon goût, je trouve que le musc en est un peu fort ! » La vieillard répondit : « Oh, non ! oh, non ! je ne trouve pas ; au contraire ! car je suis accoutumé à ce parfum, et à l’ambre aussi, et mes cuisinières et mes pâtissières m’en mettent des tas et des tas dans toutes mes pâtisseries, mes confitures et mes douceurs ! Le musc et l’ambre sont les deux soutiens de mon âme ! »

Le vieillard continua : « Mais n’oublie pas ces fruits ! car j’espère que tu as encore de la place. Voilà des limons, des bananes, des figues, des dattes fraîches, des pommes, des coings, des raisins et d’autres et d’autres ! Puis voici les amandes fraîches, les noisettes, les noix fraîches et d’autres ! Mange, ô mon hôte, Allah est grand et miséricordieux ! »

Mais mon frère, qui, à force de mâcher à vide, ne pouvait plus remuer les mâchoires, et dont l’estomac était plus excité que jamais par le rappel incessant de toutes ces bonnes choses, dit : « Ô seigneur, je dois t’avouer que je suis rempli, et qu’une bouchée de plus ne saurait s’introduire dans mon gosier ! » Le vieillard répondit : « C’est étonnant que tu te sois si vite rassasié ! Mais nous allons boire. Nous n’avons pas encore bu. »

Alors le vieillard frappa des mains, et accoururent les jeunes garçons aux manches et aux robes relevées soigneusement, et firent le geste de tout enlever, puis de mettre sur la nappe deux coupes et des flacons et des gargoulettes et des pots lourds et précieux. Et le vieillard fit semblant de verser du vin dans les coupes, et prit une coupe imaginaire et la présenta à mon frère, qui l’accepta avec gratitude et la porta à sa bouche et la but et dit : « Allah ! ya Allah ! quel vin exquis ! » et il fit le geste de se caresser la poitrine de plaisir. Et le vieillard fit semblant de prendre un grand pot de vieux vin et d’en verser délicatement dans la coupe, que mon frère but à nouveau. Et ils ne cessèrent de faire de la sorte, jusqu’à ce que mon frère eût fait semblant d’être dominé par les vapeurs de toutes ces boissons ; et il commença à hocher la tête et à dire des mots un peu vifs. Et à part soi il pensait : « C’est maintenant pour moi le temps de faire expier à ce vieillard tous les supplices qu’il m’impose ! »

Alors mon frère se leva tout d’un coup, comme ivre absolument, leva le bras si haut que son aisselle se découvrit, et l’abaissa brusquement en assénant un coup si violent de la paume sur la nuque du vieillard que toute la salle en retentit ; et, relevant de nouveau son bras, il lui porta un second coup encore bien plus violent. Alors le vieillard se mit dans une grande indignation et s’écria : » Qu’as-tu fait, ô le plus vil d’entre les gens de la terre entière ! » Mon frère Schakâlik répondit : « Ô mon maître et la couronne de ma tête, je suis ton esclave soumis, celui-là même que tu viens de combler de tes dons, que tu as accepté dans l’intérieur de ta demeure, que tu as nourri à ta nappe avec les mets les plus exquis, des mets comme n’en ont jamais goûté les rois mêmes, celui que tu as dulcifié avec les confitures, les compotes et les pâtisseries les plus douces, et dont tu as fini par assouvir l’ardente soif avec les vins les plus vieux et les plus précieux ! Mais qu’y faire ? il a tellement bu de ces vins, qu’il s’est enivré, qu’il a perdu toute retenue et qu’il a levé la main sur son bienfaiteur. Mais, de grâce ! excuse-le, cet esclave, car tu as l’âme plus haut placée que la sienne, et pardonne-lui sa folie ! »

À ces paroles de mon frère, le vieillard, loin de se montrer courroucé, se mit à rire haut et longtemps, puis finit par dire à Schakâlik : « Voilà déjà un long temps passé que je cherche dans le monde entier, parmi les gens réputés les plus drôles et les plus plaisants, un homme de ton esprit, de ton caractère et de ta patience ! Et nul n’a su tirer aussi heureux parti que toi de mes plaisanteries et de mes tours badins. Et tu es jusqu’ici l’unique qui ait pu se plier à mon humeur et à mon goût, et qui ait enduré jusqu’à la fin ma plaisanterie, et qui ait eu le bon esprit d’entrer dans mon jeu ! Aussi, non seulement je te pardonne ta conclusion, mais je veux que réellement, à la minute même, tu me tiennes compagnie devant une nappe réellement couverte de tous les mets et de toutes les douceurs et de tous les fruits en question ! Et jamais plus je ne me séparerai de toi désormais ! »

Et, en disant ces paroles, le vieillard ordonna réellement à ses jeunes esclaves de les servir tout de suite et ne rien épargner. Ce qui fut fait sans retard.

Après qu’ils eurent mangé les mets et se furent dulcifiés avec les pâtisseries, les confitures et les fruits, le vieillard invita mon frère à passer avec lui dans la seconde salle, celle spécialement réservée aux boissons. Et, dès leur entrée, ils furent reçus au son des instruments d’harmonie et aux chants des esclaves blanches toutes plus belles que des lunes. Ces jeunes chanteuses, pendant que mon frère et le vieillard buvaient délicieusement les vins les plus exquis, ne cessèrent de chanter sur tous les tons toutes les mélodies les plus charmantes et avec des modulations et une valeur des sons et un accent admirables. Puis, légères, quelques-unes dansèrent comme les oiseaux et fraîches et les ailes rapides et parfumées. Et ce jour-là la fête se termina par des baisers et des jouissances plus délicieuses qu’en songe.

Depuis lors, le vieillard s’attacha à mon frère d’une façon très solide, et en fit son ami intime et inséparable, et il l’aima d’un amour considérable, et lui fit chaque jour un présent nouveau et plus riche chaque fois. Et ils ne cessèrent de manger, de boire et de vivre dans les délices et cela durant encore vingt années.

Mais la destinée était inscrite et devait se consommer. En effet, au bout de ces vingt ans, le vieillard mourut, et aussitôt le wali fit saisir tous ses biens et les confisqua à son profit, car il n’y avait pas d’héritiers, et mon frère n’était point son fils. Alors mon frère, obligé de fuir la persécution et les mauvais desseins du wali, dut chercher le salut en quittant Baghdad, notre ville.

Mon frère Schakâlik sortit donc de Baghdad et se mit à voyager, et résolut de traverser le désert pour se rendre à la Mecque, se sanctifier. Mais, un jour, la troupe à laquelle il s’était joint fut attaquée par des Arabes nomades, des brigands coupeurs de routes, de mauvais musulmans ne pratiquant point les préceptes de notre Prophète, que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! Tous furent dépouillés et réduits en esclavage, et mon frère échut au plus féroce d’entre ces brigands bédouins. Et ce Bédouin conduisit mon frère dans sa tribu lointaine, et en fit son esclave. Et tous les jours il le battait et lui faisait subir tous les supplices et lui disait : « Tu dois être fort riche dans ton pays, rachète-toi donc et paie-moi ta rançon ! Sinon je te ferai subir les pires tortures et finirai par te massacrer de ma main ! » Et mon frère se lamentait et disait en pleurant : « Moi, par Allah ! je ne possède rien, ô cheikh des Arabes, et je ne connais même pas la route qui conduit à la richesse, et je suis dénué de tout, et maintenant je suis ton esclave et ta propriété, et je suis tout entier entre tes mains. Fais-donc de moi ce que tu veux ! »

Or, le Bédouin avait sous sa tente, comme épouse, une merveille d’entre les femmes, aux sourcils noirs et aux yeux de nuit ; et elle était chaude et brûlante en copulation. Aussi elle ne manquait pas, chaque fois que son mari le Bédouin s’éloignait de sa tente, de se proposer à mon frère et de venir s’offrir à lui de tout son corps, ce produit du désert arabe. Quant à mon frère Schakâlik, qui, contrairement à nous tous, n’était pas fameux en assauts et en foutreries, il se refusait à cette Bédouine, par honte d’être vu par Allah le Très-Haut ! Pourtant, un jour d’entre les jours, cette Bédouine enflammée réussit à troubler la continence de Schakâlik, mon frère, en rôdant sans cesse autour de lui avec des mouvements fort excitants de hanches, de seins et de ventre harmonieux. Et mon frère la prit, joua avec elle des jeux de circonstance et finit par la prendre sur ses cuisses. Et pendant qu’ils étaient tous deux dans cette posture, en train de s’entrebaiser, soudain le Bédouin terrible fit irruption dans la tente et vit le spectacle de son propre œil. Alors le Bédouin plein de férocité tira de sa ceinture un coutelas large à trancher d’un seul coup la tête d’un chameau d’une veine jugulaire à l’autre. Et il saisit mon frère et commença par lui couper les deux lèvres adultérines, et les lui enfonça ensuite dans la bouche. Et il s’écria : « Malheur à toi, ô traître perfide, voilà que maintenant tu as réussi à corrompre mon épouse ! » Et, en disant ces paroles, le Bédouin dur saisit le zebb encore chaud de Schakâlik, mon frère, et le trancha à la racine d’un seul coup, lui et les deux œufs. Puis il traîna Schakâlik par les pieds et le jeta sur le dos d’un chameau et le conduisit au sommet d’une montagne où il le jeta, et partit en l’état de son chemin.

Comme cette montagne est située sur la route des pèlerins, plusieurs, qui étaient de Baghdad, le découvrirent sur leur passage, et reconnurent en lui Schakâlik le Pot fêlé, qui les faisait tant rire par ses drôleries. Et ils vinrent en hâte m’aviser, après lui avoir donné à manger et à boire.

Alors moi, ô commandeur des Croyants, je courus à sa recherche, et je le portai sur mes épaules, et je le fis rentrer à Baghdad. Puis je le guéris de ses blessures, et je lui allouai de quoi se suffire jusqu’à la fin de ses jours.

Et voici que moi, ô commandeur des Croyants, je suis maintenant entre tes mains, et que j’ai mis une grande hâte à te raconter, en peu de mots, l’histoire de mes six frères, quoique j’eusse pu te la raconter bien plus longuement. Mais j’ai préféré m’en abstenir pour ne point abuser de ta patience, pour te montrer combien je suis peu porté au bavardage, et pour te prouver que je suis, non seulement le frère, mais le père de mes frères, dont, d’ailleurs, le mérite disparaît quand je suis là, moi que l’on appelle El-Sâmet ! »


— À cette histoire, continua le barbier aux invités, que je racontai au khalifat Montasser Billah, le khalifat se mit à rire extrêmement et me dit : « En vérité, ô Sâmet, tu parles fort peu, et tu es loin d’être affligé d’indiscrétion, de curiosité et de mauvaises qualités ! Mais, et j’ai des raisons pour cela, je veux que sur l’heure tu abandonnes Baghdad et que tu t’en ailles ailleurs. Mais hâte-toi surtout ! » Et le khalifat m’exila ainsi, injustement et sans me dire le motif d’une telle punition.

Alors, moi, ô mes maîtres, je ne cessai de voyager par tous les pays et par tous les climats, jusqu’à ce que j’eusse appris la mort de Montasser Billah et le règne de son successeur le khalifat El-Mostasem. Je revins alors à Baghdad ; mais je trouvai que tous mes frères étaient morts. Et c’est alors que le jeune homme, qui vient de nous quitter si malhonnêtement, m’a appelé chez lui pour se faire raser la tête. Et, contrairement à ce qu’il a dit, je vous assure, ô mes maîtres, que je ne lui ai fait que le plus grand bien, et probablement que, sans le secours que je lui ai porté, il aurait été tué par ordre du kâdi, père de l’adolescente. Aussi tout ce qu’il a raconté sur mon compte est calomnie, et tout ce qu’il vous a rapporté de moi sur ma prétendue curiosité, mon indiscrétion, mon verbiage, mon caractère grossier et mon manque de tact et de goût est absolument faux, mensonger et imaginaire, ô vous tous, les assistants ! »


Notes
  1. Montasser Billah ou le Victorieux-avec-l’aide-d’Allah.