Le Livre des milles nuits et une nuit/Tome 02/Histoire de Douce-Amie

Anonyme
Traduction par Joseph-Charles Mardrus.
Eugène Fasquelle, éditeur (Tome 2p. 197-294).


HISTOIRE DE DOUCE-AMIE ET D’ALI-NOUR


Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’il y avait sur le trône de Bassra un sultan tributaire de son suzerain le khalifat Haroun Al-Rachid. Il s’appelait le roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini. Il aimait les pauvres et les mendiants, prenait en pitié ses sujets malheureux, et distribuait de sa fortune à ceux d’entre eux qui étaient des croyants en notre prophète Mohammad, — que sur lui soient la prière et la paix d’Allah ! Et il était de tous points digne de ce que dit le poète sur ses vertus et sa vaillance, dans l’ode qui commence par cette strophe :

Le fer de lance devint sa plume, le cœur des ennemis sa feuille d’écriture, et leur sang son encre habituelle.

Et il avait deux vizirs : l’un d’eux s’appelait El-Mohin ben-Sâoui, et l’autre s’appelait El-Fadl ben-Khacân. Mais il faut savoir qu’El-Fadl ben-Khacân était l’homme le plus généreux de son temps, doué d’un caractère fort agréable, de mœurs admirables et de qualités qui le faisaient aimer de tous les cœurs et estimer des hommes de sagesse et de science qui venaient le consulter et lui demander son avis dans les questions difficiles ; et tous les habitants du royaume, sans exception, faisaient des vœux pour sa longue vie et sa prospérité, tant il faisait le bien et évitait de commettre le mal et l’injustice. Quant au deuxième vizir, le nommé Ben-Sâoui, c’était bien autre chose : il détestait ses semblables et avait horreur du bien et cultivait le mal, et tellement qu’un poète qui le connut nous dit de lui :

Je le vis ! et aussitôt je me ramassai pour fuir la souillure de son approche et je relevai les pans de ma robe pour éviter le contact de sa turpitude. Et je demandai le salut à mon coursier, loin de cet élément impur.

Aussi à chacun de ces deux vizirs si différents on peut appliquer un vers différent d’un autre poète :

Savoure avec délices la société de l’homme noble, à l’âme noble, fils de noble ; car tu trouveras toujours que l’homme noble est né noble, d’un père noble !

Mais fuis au loin le contact de l’homme vil, à l’âme vile, d’extraction vile ; car tu trouveras que l’homme vil est né de père vil !

D’ailleurs, les gens avaient autant de haine et de répulsion pour le vizir El-Mohin ben-Sâoui qu’ils avaient d’amour et d’attachement pour le vizir Fadleddine ben-Khacân. Aussi le vizir Sâoui avait voué une grande inimitié au bon vizir Fadleddine et ne manquait aucune occasion de lui porter préjudice dans l’esprit du roi.

Or, un jour d’entre les jours, le roi de Bassra, Mohammad Ibn-Soleiman El-Zeini, était assis sur le trône de son royaume dans la salle de sa justice, et il était entouré de tous les émirs et des principaux notables et des grands de sa cour. Et le jour même on avait appris l’arrivée à Bassra, sur le marché des esclaves, d’une nouvelle fournée de jeunes esclaves de tous les pays. Aussi le roi se tourna vers son vizir Fadleddine et lui dit : « Je veux que tu me trouves une jeune esclave qui n’ait point sa pareille dans le monde, qui soit à la fois parfaite en beauté, supérieure en perfections et admirable de douceur de caractère ! »

À ces paroles du roi adressées au vizir Fadleddine, le vizir Sâoui, plein de jalousie de voir le roi mettre plutôt sa confiance en son rival, et voulant rebuter le roi, s’écria : « Mais, en admettant que l’on puisse trouver une femme pareille, il faudrait y mettre comme prix au moins dix mille dinars d’or ! » Alors le roi, plutôt excité par cette difficulté, appela sur le champ son trésorier et lui dit : « Prends tout de suite dix mille dinars d’or et va les porter chez mon vizir Fadleddine ben-Khacân ! » Et le trésorier se hâta d’exécuter l’ordre. En même temps, le vizir Fadleddine sortit du palais pour satisfaire au désir du roi.

Le vizir Fadleddine se rendit aussitôt au souk des esclaves, mais ne trouva rien qui approchât de près ou de loin des conditions requises pour l’achat. Alors il fit venir tous les courtiers qui s’occupaient au souk de l’achat et de la vente des esclaves blanches et noires, et leur recommanda de faire toutes recherches pour lui trouver une jeune esclave telle que la voulait le roi, et leur dit : « Il faut, chaque fois qu’une esclave atteint au souk le prix d’au moins mille dinars d’or, que vous m’avisiez aussitôt ; et je verrai si elle peut convenir ! »

Et, en effet, désormais il ne se passa pas de jour que deux courtiers ou trois ne vinssent proposer une jolie esclave au vizir, qui, chaque fois, renvoyait et courtier et esclave sans faire d’achat. Il vit de la sorte, en l’espace d’un mois, plus de mille jeunes filles plus belles les unes que les autres, et capables d’infuser la vie à mille vieillards impotents. Et il ne pouvait se décider pour aucune d’entre elles.

Or, un jour d’entre les jours, le vizir Fadleddine allait monter à cheval pour se rendre auprès du roi et le prier d’attendre encore quelque temps qu’il se fût acquitté de la commission, quand il vit s’approcher vivement un courtier qu’il connaissait et qui, lui tenant l’étrier, le salua avec respect et récita ses deux stances en son honneur :

« Ô toi qui fais se rehausser la gloire du règne et se redresser le vieil édifice des ancêtres, ô toi le toujours victorieux grand vizir !

Par ta générosité et tes bienfaits, tu redonnes la vie aux miséreux et aux mourants ! Et toutes tes actions sont toujours bien agréées d’Allah, notre Seigneur ! »

Et, ces vers récités, le courtier dit au vizir : « Ô noble Ibn-Khâcan, glorieux Fadleddine, je t’annonce que l’esclave dont tu as bien voulu généreusement me donner la description est présente, et tu peux en disposer ! » Et le vizir dit au courtier : « Vite amène-la à mon palais, que je la voie ! » Et le vizir rentra à son palais attendre l’esclave ; et, une heure après, le courtier revint en tenant par la main l’esclave en question. Pour la dépeindre, je dirai seulement que c’était une adolescente svelte et élancée, aux seins droits et glorieux, aux paupières brunes, aux yeux de nuit, aux joues pleines et lisses, au menton fin et souriant et ombré légèrement d’une fossette, aux hanches riches et solides, à la taille mince d’abeille et à la croupe lourde et souveraine. Elle entra et elle était vêtue d’étoffes rares et choisies. Mais j’oubliais de te le dire, ô Roi, sa bouche était une fleur, sa salive plus douce que le julep, ses lèvres plus rouges que la noix muscade dans sa fraîcheur, et tout son corps plus fin et plus pliant que la branche tendre du saule. Quant à sa voix, elle était plus mélodieuse que le chant de la brise et plus agréable que la brise qui passe parfumée aux fleurs des jardins. Et elle était de tous points digne de ces vers d’un poète qui l’a dépeinte :

Elle est de peau douce telle la soie, et de parler tel l’eau, avec des détours comme l’eau, et pure et reposante.

Et ses yeux ! Allah a dit : « Soyez ! » et ils furent. Ils sont l’œuvre d’un Dieu ! Et leur regard penché trouble les humains plus que ne le ferait le vin et son ferment.

Oh ! l’aimer ! À y penser aux heures nocturnes, mon âme se trouble et mon corps brûle ! Car je songe à sa crinière de nuit et à son front d’aurore, illuminateur du matin !

Et c’est pourquoi, dès que pubère et mûre comme la fleur, on l’appela Douce-Amie.[1]

Aussi, lorsque le vizir la vit, il fut complètement émerveillé et il demanda au courtier : « Quel est le prix de cette esclave ? » Il répondit : « À moi, son propriétaire me demande dix mille dinars, et j’ai arrêté ce prix avec lui, car je le trouve convenable, et le propriétaire m’a juré qu’il y perdait, vu une quantité de choses qu’il m’a énumérées et que je voudrais que tu entendisses toi-même de sa bouche, ô vizir ! » Alors le vizir dit : « Eh bien ! fais donc vite venir le propriétaire ! »

Aussitôt le courtier vola chercher le propriétaire et revint se présenter avec lui entre les mains du vizir. Et le vizir vit que le propriétaire de la merveilleuse jeune fille était un vieux Persan, très âgé et réduit par la vieillesse aux os et à la peau. Comme dit le poète :

Le temps et la destinée m’ont vieilli ; et ma tête tremble et mon corps se casse. Car qui peut résister à la force du temps et à sa violence ?

Jadis, debout je me tenais et le corps droit, et je marchais vers le soleil. Maintenant, terrassé de ma hauteur, la maladie est mon partage, et ma maîtresse l’immobilité !

Il souhaita la paix au vizir, qui lui dit : « Alors, c’est bien conclu, tu acceptes de me vendre cette esclave dix mille dinars d’or ? D’ailleurs, elle n’est pas pour moi, mais elle est destinée au roi ! » Le vieux répondit : « Du moment qu’elle est destinée au roi, je préfère l’offrir comme un présent, sans toucher le moindre prix. Mais, ô vizir généreux, puisque tu m’interroges, c’est mon devoir de répondre. Et je te dirai que ces dix mille dinars d’or, c’est à peine s’ils me dédommagent du prix des poulets dont je l’ai nourrie depuis son enfance, des robes de valeur dont je l’ai toujours habillée et des dépenses que j’ai faites pour son instruction. Car je lui ai donné plusieurs maîtres, sans compter ; et elle apprit la belle écriture, les règles de la langue arabe et de la langue persane, la grammaire et la syntaxe, les commentaires du Livre, les règles du droit divin et leurs origines, la jurisprudence, la morale et la philosophie, la géométrie, la médecine, le cadastre ; mais elle excelle surtout dans l’art des vers, dans le jeu des instruments de plaisir les plus variés et dans le chant et la danse ; enfin elle a lu tous les livres des poètes et des historiens. Mais tout cela n’a fait que contribuer à la rendre encore plus admirable de caractère et d’humeur ; et c’est pourquoi je l’ai appelée Douce-Amie. » Le vizir dit : « Assurément tu as raison. Mais je ne puis mettre plus de dix mille dinars d’or. Et, d’ailleurs, je vais te les faire peser et vérifier sur le champ. » Et, en effet, le vizir Fadleddine fit aussitôt peser les dix mille dinars en présence du vieux Persan, qui les prit. Mais, avant de partir, le vieux marchand d’esclaves s’avança et dit au vizir : « Je demande la permission à notre maître le vizir de lui donner un conseil. » Fadleddine répondit : « Certes ! donne ce que tu as ! » Le vieux dit : « Je conseille à notre maître le vizir de ne pas conduire Douce-Amie tout de suite chez notre roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, car c’est aujourd’hui seulement qu’elle est arrivée de voyage, et la fatigue et le changement de climat et d’eau l’ont un peu épuisée. Aussi, le mieux pour toi et pour elle, c’est de la garder chez toi dans ton palais pendant encore dix jours ; et elle se reposera alors et elle haussera en beauté, et elle prendra un bain au hammam, et elle changera de vêtements. Et c’est alors seulement que tu pourras la présenter au sultan ; et cela te fera beaucoup plus d’honneur et de mérite aux yeux de notre sultan ! » Et le vizir trouva que le vieux était un homme de bon conseil, et il l’écouta. Et il mena Douce-Amie dans son palais, où il lui fit préparer une chambre réservée où elle pût se bien reposer.

Or, le vizir Fadleddine ben-Khacân avait un fils d’une admirable beauté, comme la lune à son lever. Son visage était d’une blancheur merveilleuse ; ses joues roses et avec, sur l’une d’elles, un grain de beauté comme une goutte d’ambre gris ; et sur ses joues était un duvet frais et soyeux ; et en tout il était comme dit le poète :

Les roses de ses joues ! plus délicieuses que les dattes rouges et leurs grappes ! je veux les cueillir.

Mais oserai-je vers elles tendre mes mains ? J’ai si peur de n’être point agréé ! D’ailleurs, à quoi bon ? Je l’ai déjà mis tout entier dans mes yeux ! El je m’en contente.

Si sa taille est tendre et si douce, son cœur est inexorable et si dur ! Ah ! pourquoi ce cœur ne prendrait-il pas un peu des qualités de sa taille !

Car sa tendre taille si douce, si elle influait un peu sur son cœur, il ne serait pas si injuste et si dur pour mon amour ; et il ne commettrait point envers lui tant de délits.

Et toi, ami, qui me blâmes à cause de l’amour où je suis pris, sache m’excuser un peu. Car ce n’est plus moi qui suis mon maître ; et mon corps et toutes mes forces sont sous la puissance de ces misères.

Et sache que le seul coupable, ce n’est point lui et ce n’est point moi, mais c’est mon cœur ! Et maintenant, je ne serais point en cet état de langueur, si mon jeune tyran était magnanime.

Or, ce jeune homme, qui s’appelait Ali-Nour, ne savait encore rien de l’achat de Douce-Amie. Et, d’ailleurs, le vizir, son père, avait recommandé avant toutes choses à Douce-Amie de ne pas oublier les conseils qu’il avait à lui donner. En effet, il lui avait dit : « Sache, ma chère fille, que je ne t’ai achetée que pour le compte de notre maître le roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini, et pour que tu sois sa favorite de choix. Aussi, il faut que tu prennes bien garde à toi, et que tu évites avec soin toutes les occasions qui peuvent te compromettre et me compromettre. Ainsi je dois te prévenir que j’ai un fils un peu garnement, mais fort beau garçon. Il n’y a pas une seule adolescente dans le quartier qui ne se soit librement donnée à lui et de la fleur de qui il n’ait joui. Prends donc bien garde à toi, évite de le rencontrer, de lui faire même entendre ta voix ou de lui montrer ton visage à découvert : tu serais perdue, sans faute ! » Et Douce-Amie répondit au vizir : « J’écoute et j’obéis ! » Alors le vizir, rassuré là-dessus, la quitta et s’en alla à ses affaires.

Or, par la volonté écrite d’Allah, les choses prirent une tout autre tournure que celle souhaitée par le bon vizir. En effet, quelques jours plus tard, Douce-Amie alla au hammam situé dans le palais même du vizir, et les petites esclaves mirent toute leur science à lui donner un bain qui fût le meilleur de leur vie. Après lui avoir lavé tous les membres et la chevelure, elles la massèrent et la frottèrent, puis elles l’épilèrent soigneusement avec la pâte de sucre en caramel, lui versèrent dans les cheveux le doux liquide aromatisé au musc, lui teignirent au henné les ongles des doigts et des orteils, lui allongèrent au kohl les cils et les sourcils, bridèrent à ses pieds des cassolettes d’encens mâle et d’ambre gris, et lui parfumèrent ainsi légèrement toute la peau. Puis elles lui jetèrent sur le corps une grande serviette qui sentait les fleurs d’oranger et les roses, lui serrèrent toute la chevelure dans une étoffe ample et chaude et la conduisirent, hors du hammam, dans son appartement réservé, où la femme du vizir, la mère du bel Ali-Nour, était à l’attendre pour lui souhaiter les souhaits d’usage au sortir du bain. À la vue de la femme du vizir, Douce-Amie s’avança et lui baisa la main ; et la femme du vizir l’embrassa sur les deux joues et lui dit : « Ô Douce-Amie, puisses-tu, par ce bain, éprouver le bien-être et les délices ! Ô Douce-Amie, que tu es belle maintenant, et brillante, et parfumée ! Tu illumines notre maison, qui, par toi, n’a plus besoin de flambeaux ! » Et Douce-Amie fut très émue, porta la main à son cœur, puis à ses lèvres et à son front, et, inclinant la tête, répondit : « Que je te remercie, ô ma maîtresse et mère ! Et puisse Allah te procurer tous les dons et toutes les jouissances sur cette terre et dans son paradis ! En vérité, ce bain me fut délicieux, et je n’avais qu’un regret : c’était de n’y être pas avec toi ! » Alors la mère d’Ali-Nour fit porter à Douce-Amie des sorbets et dès pâtisseries, lui souhaita la santé et une savoureuse digestion, et songea à aller elle-même prendre un bain au hammam.

Mais, sur le point de se rendre au hammam, la femme du vizir ne voulut pas laisser seule Douce-Amie, par crainte et par prudence, et laissa avec elle deux petites esclaves, et leur ordonna de garder soigneusement la porte de l’appartement réservé à Douce-Amie, et leur dit : « Sous n’importe quel motif, ne laissez personne entrer chez Douce-Amie, qui est toute nue et qui peut attraper froid ! » Et les deux petites esclaves répondirent avec respect : « Nous écoutons et obéissons ! »

Alors la mère d’Ali-Nour, entourée de ses autres femmes, se rendit au hammam après avoir embrassé une dernière fois Douce-Amie, qui lui souhaita un bain délicieux.

Or, sur ces entrefaites, le jeune Ali-Nour entra à la maison, chercha sa mère pour lui baiser la main, comme il faisait tous les jours, et ne la trouva pas. Alors il marcha à travers les chambres et arriva à la porte de l’appartement réservé à Douce-Amie. Et il vit les deux petites esclaves qui gardaient la porte et qui lui sourirent, tant il était beau et tant elles l’aimaient secrètement. Et il fut étonné de voir cette porte ainsi gardée, et il dit aux petites esclaves : « Ma mère est-elle ici ? » Elles lui répondirent, en essayant de le repousser de leurs petites mains : « Ah, non ! ah, non ! notre maîtresse n’est pas ici ! Elle n’est pas ici ! Elle est au hammam ! au hammam ! Elle est au hammam, ô notre maître Ali-Nour ! » Il leur dit : « Mais alors que faites-vous ici, mes agneaux ? Écartez-vous pour que j’entre ici me reposer ! » Elles répondirent : « N’entre pas, ô Ali-Nour, n’entre pas ici ! Il n’y a là-dedans que notre jeune maîtresse Douce-Amie ! » Ali-Nour s’écria : « Quelle Douce-Amie ? » Elles répondirent : « La belle, la Douce-Amie que ton père, notre maître le vizir Fadleddine, a achetée dix mille dinars, pour le sultan El-Zeini ! Elle sort du hammam, elle est toute nue, avec seulement sur elle la grande serviette du bain ! N’entre pas ! n’entre pas, ô Ali-Nour, elle prendrait froid, et notre maîtresse nous battrait ! N’entre pas, ô Ali-Nour ! »

Or, pendant ce temps, Douce-Amie entendait ces paroles de l’intérieur de son appartement, et elle pensait : « Ya Allah ! comment peut-il bien être, ce jeune Ali-Nour dont le vizir, son père, m’a énuméré les exploits ? Comment peut-il être, ce beau garçon qui n’a laissé, dans tout le quartier, ni une jeune fille intacte ni une jeune femme sans assaut ? Par ma vie ! que je voudrais le voir ! » Et, n’y tenant plus, elle se leva debout sur ses pieds, et, toute odorante encore, toute la peau sentant les aromates du hammam, et toute fraîche et les pores ouverts à la vie, elle s’avança vers la porte, doucement l’entr’ouvrit, et regarda. Et elle le vit. Et il était, cet Ali-Nour, absolument comme la lune à son plein. Et, à ce simple regard, Douce-Amie fut secouée d’émotion et frémit dans toute sa chair. Et, de son côté, Ali-Nour, par l’entrebâillement de la porte, avait eu le temps de jeter un rapide coup d’œil qui lui avait découvert toute la beauté de Douce-Amie.

Aussi Ali-Nour, emporté par le désir, cria d’une voix si forte aux deux petites esclaves et les secoua si vivement, qu’elles s’enfuirent en pleurant d’entre ses mains ; elles s’arrêtèrent dans la seconde chambre, qui était ouverte, et se mirent à regarder de loin la porte de l’appartement que le jeune Ali-Nour n’avait pas pris la peine de fermer derrière lui, après avoir pénétré chez Douce-Amie. Et elles virent de la sorte tout ce qui s’y passa.

En effet, Ali-Nour entra, et s’avança vers Douce-Amie qui s’était jetée éperdue sur le divan, et toute tremblante, les yeux grands ouverts, attendait dans sa vive nudité. Et Ali-Nour porta la main à son cœur et s’inclina entre les mains de Douce-Amie et lui dit doucement : « Ô Douce-Amie, c’est toi que mon père a achetée dix mille dinars d’or ! T’ont-ils donc pesée sur l’autre plateau pour savoir ta valeur ? Ô Douce-Amie, tu es plus belle que l’or en fusion, et ta crinière plus torrentielle que celle de la lionne du désert, et ta gorge nue plus douce et plus fraîche que la mousse du ruisseau ! » Elle répondit : « Ali-Nour, à mes yeux effrayés tu apparais plus terrible que le lion du désert ; à ma chair qui te désire, plus fort que le léopard ; et à mes lèvres qui pâlissent, plus meurtrier que le glaive dur ! Ali-Nour ! tu es mon sultan ! et c’est toi qui me prendras ! Viens ! »

Et Ali-Nour, ivre, s’avança, se jeta sur le divan, aux côtés de Douce-Amie. Et le couple s’enlaça. Et les deux petites esclaves, au dehors, s’étonnaient. Car ce fut, pour elles, assez étrange. Et elles ne comprenaient pas. Ali-Nour, en effet, après des baisers retentissants de part et d’autre, se laissa glisser vers le bas du divan, prit les deux jambes de Douce-Amie, les attira autour de lui, les plia sur les cuisses, et pénétra dans le milieu de Douce-Amie. Et Douce-Amie l’entoura de ses bras, et tous deux s’enlacèrent étroitement. Et pendant quelque temps, ce ne fut plus que baisers et mouvements divers. Et il suça la langue de Douce-Amie, qui suça également la langue d’Ali-Nour.

Alors les deux petites esclaves furent prises d’une grande terreur. Et elles s’enfuirent épouvantées, en criant, et coururent se réfugier au hammam auprès de la mère d’Ali-Nour, qui justement sortait du bain. Et elle était toute moite de la sueur qui s’égouttait de son corps. Et elle dit aux petites esclaves : « Qu’avez-vous donc à crier ainsi, à pleurer et à courir, mes petites filles ? » Elles répondirent : « Ô notre maîtresse, ô notre maîtresse ! » Elle dit : « Malheur ! qu’y a-t-il donc, petites misérables ? » Elles répondirent en pleurant plus fort : « Ô notre maîtresse, voici que notre jeune maître Ali-Nour nous a frappées et nous a chassées ! Puis nous le vîmes pénétrer chez notre maîtresse Douce-Amie, et il lui suça la langue, et elle aussi ! Et puis nous ne savons ce qu’il lui fit après, car elle soupirait fort, et lui sur elle ! Et nous voici terrifiées par tout cela. »

À ces paroles, la femme du vizir, quoique chaussée de hautes socques en bois pour le bain et malgré son âge avancé, se mit à courir, suivie de toutes ses femmes, et arriva dans l’appartement de Douce-Amie, juste au moment où Ali-Nour, ayant fini de jouir de la virginité de Douce-Amie, avait entendu les cris des petites esclaves et s’était enfui au plus vite.

Alors l’épouse du vizir, avec la figure jaune d’émotion, s’avança vers Douce-Amie, et lui dit : « Mais qu’est-il donc arrivé ? » Elle répondit, en répétant les paroles que le garnement Ali-Nour lui avait apprises et lui avait recommandé de dire à sa mère, si elle l’interrogeait : « Ô ma maîtresse, pendant que je me reposais de mon bain, couchée sur le divan, un jeune, homme entra que je n’avais jamais vu. Et il était très beau, ô ma maîtresse, et même il te ressemblait, quant aux yeux et aux sourcils ! Et il me dit : « C’est bien toi, Douce-Amie, que mon père m’a achetée pour dix mille dinars ? » Je lui répondis : « Oui, c’est moi Douce-Amie que le vizir a achetée pour dix mille dinars ! Mais je suis destinée au sultan Mohammad ben-Soleiman El-Zeini ! » Il me dit alors, et il riait : « Mais non, ô Douce-Amie ! mon père avait peut-être anciennement cette intention ; mais il a changé d’avis et m’a fait cadeau de toi entière ! » Alors moi, ô ma maîtresse, qui ne suis qu’une esclave soumise dès mon enfance, j’ai obéi ! Et, d’ailleurs, je crois avoir bien fait ! Ah ! je préfère appartenir comme esclave à ton fils Ali-Nour, ô ma maîtresse, que de devenir la femme légitime du khalifat lui-même qui règne à Baghdad ! » Alors la mère d’Ali-Nour dit : « Ah ! ma fille, quel malheur pour nous tous ! Cet Ali-Nour, mon fils, est un grand scélérat, et il t’a trompée ! Mais dis-moi, ma fille, que t’a-t-il fait ? » Douce-Amie répondit : « Je m’abandonnai toute à son pouvoir, et il me prit, et m’enlaça. » La mère d’Ali-Nour demanda : « Mais t’a-t-il prise complètement ? » Elle répondit : « Certes, oui ! Et même il m’a possédée trois fois ! Ô ma mère ! » À ces paroles, la mère d’Ali-Nour s’écria « Ah ! ma fille, ce garnement t’a donc brisée et cassée ! » Et elle se mit à pleurer et à se frapper la figure de ses mains, et toutes ses esclaves aussi se mirent à pleurer et à hurler : « Oh, calamité ! oh, calamité ! » Car, au fond, ce qui terrifiait la mère d’Ali-Nour et les femmes de la mère d’Ali-Nour était la crainte qu’elles avaient du père d’Ali-Nour. En effet, le vizir, quoique d’ordinaire bon et généreux, ne pouvait pas tolérer une pareille fredaine, d’autant moins que le roi lui-même était en cause et, par le fait même, l’honneur et la situation du vizir. Et il pouvait bien, dans sa colère, aller jusqu’à tuer de sa propre main Ali-Nour, son fils, ce jeune homme qu’en ce moment toutes ces femmes pleuraient comme déjà perdu à leur affection et à leur amour.

D’ailleurs, sur ces entrefaites, le vizir Fadleddine ben-Khacân entra, et vit toutes ces femmes dans les pleurs et la désolation. Et il demanda : « Mais qu’y a-t-il donc, mes enfants ? » Alors la mère d’Ali-Nour s’essuya les yeux, se moucha et dit : « Ô père d’Ali-Nour, jure-moi d’abord sur la vie de notre Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) que tu te conformeras en tous points à ce que je te dirai ! Sinon, je préfère mourir que de parler ! » Alors le vizir jura, et sa femme lui raconta la prétendue fourberie d’Ali-Nour et le malheur sans remède arrivé à la virginité de Douce-Amie.

Ali-Nour en avait fait voir bien d’autres à ses père et mère ; pourtant, au récit de cette fredaine dernière, le vizir Fadleddine fut atterré, puis se déchira les habits, se donna des coups de poing sur la figure, se mordit les mains, s’arracha la barbe et jeta au loin son turban. Alors la mère d’Ali-Nour essaya de le consoler et lui dit : « Ne t’afflige pas ! car, pour ce qui est des dix mille dinars, je te les restituerai en leur entier en les prenant sur l’argent qui m’appartient ou en vendant quelques-unes de mes pierreries. » Mais le vizir Fadleddine s’écria : « Ô femme ! que dis-tu ? T’imagines-tu donc que je pleure la perte de cet argent dont je n’ai que faire ? Et ne sais-tu que c’est mon honneur entamé et la perte de ma vie qui m’affligent ? » Et son épouse lui dit : « Mais enfin rien n’est perdu, puisque le roi ignore même l’existence de Douce-Amie et, à plus forte raison, la perte de sa virginité. Avec les dix mille dinars que je te donnerai, tu achèteras une esclave très belle pour le roi ; et nous, nous garderons Douce-Amie pour notre fils Ali-Nour, qu’elle aime déjà et qui connaît quel trésor nous avons trouvé en elle : car elle est parfaite en tous points. » Le vizir dit : « Mais, ô mère d’Ali-Nour, oublies-tu l’ennemi que nous laissons derrière nous, le second vizir qui a nom El-Mohin ben-Sâoui, et qui finira un jour par tout savoir. Ce jour-là, Sâoui s’avancera entre les mains du sultan et lui dira…

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrètement, arrêta son récit.


MAIS LORSQUE FUT
LA TRENTE-TROISIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que le vizir Fadleddine dit à sa femme : « Ce jour-là, le vizir Sâoui, mon ennemi, s’avancera entre les mains du sultan et lui dira : « Ô roi, voici que le vizir que tu cites toujours, et de l’attachement de qui tu prétends être sûr, a pris de toi dix mille dinars pour t’acheter une esclave. Et, de fait, il acheta une esclave qui n’a pas sa pareille dans le monde. Et comme il la trouvait merveilleuse, il dit à son fils Ali-Nour, ce gamin corrompu : « Prends-la, mon fils ! Il vaut mieux que ce soit toi qui en jouisses que ce vieux sultan, qui a déjà qui sait combien de concubines de la virginité de qui il ne peut même pas arriver à jouir ! » Et cet Ali-Nour, qui s’est fait une spécialité de ravir les virginités, prit la belle esclave et, en un clin d’œil, la perfora d’outre en outre. Et le voici maintenant qui continue à passer agréablement le temps avec elle en jeux divers, dans le palais de son père, au milieu des femmes dont il ne quitte jamais l’appartement, ce fainéant, ce dissolu, ce jeune perforateur ! »

« À ces paroles de mon ennemi Sâoui, continua le vizir Fadleddine, le sultan, qui m’estime, se refusera à le croire et lui dira : « Tu mens, ô Mohin Ben-Sâoui. » Mais Sâoui lui dira : « Permets-moi d’envahir, avec la troupe, la maison de Fadleddine, et je t’amènerai l’esclave sur l’heure, et tu vérifieras la chose par ton propre œil ! » Et le sultan, qui est changeant, lui en donnera la permission, et Sâoui se précipitera ici avec les gardes, et prendra Douce-Amie au milieu de vous toutes, et la conduira entre les mains du sultan. Et le sultan interrogera Douce-Amie, qui ne pourra qu’avouer. Alors mon ennemi Sâoui triomphera et dira : « Ô mon maître, tu vois combien je suis pour toi un bon conseiller ! Mais qu’y faire ? Il est écrit que je serai toujours de peu de poids auprès de toi, alors que ce traître de Fadleddine sera toujours bien agréé ! » Alors le sultan changera de sentiment a mon égard, et me punira avec sévérité. Et je serai un objet de risée pour tous les gens qui m’aiment et m’estiment aujourd’hui ! Et je perdrai ma vie et toute ma maison ! »

À ces paroles, la mère d’Ali-Nour dit à son époux : « Crois-moi, ne parle à personne de cette affaire et personne n’en saura rien. Et confie ton sort à la volonté d’Allah. Et rien n’arrivera que ce qui doit arriver. » Alors le vizir fut calmé par ces paroles, et la paix entra en lui pour ce qui était des conséquences futures ; mais il resta fort en colère contre son fils Ali-Nour

Mais, pour ce qui est du jeune Ali-Nour, il était sorti en hâte de la chambre de Douce-Amie, aux cris qu’avaient poussés les deux petites esclaves. Et il resta toute la journée à rôder par ci et par là, et ne rentra au palais qu’avec la nuit, et se hâta de se faufiler auprès de sa mère, dans l’appartement des femmes, pour éviter la colère du vizir. Et sa mère, malgré tout ce qui était arrivé, finit par l’embrasser et lui pardonna ; mais elle le cacha soigneusement, aidée en cela un peu par toutes ses femmes qui, secrètement, jalousaient Douce-Amie d’avoir eu dans ses bras ce cerf incomparable. Et, d’ailleurs, toutes étaient d’accord pour lui dire de se tenir bien en garde contre la colère du vizir. Ainsi Ali-Nour fût obligé, pendant encore un mois entier, de se faire ouvrir de nuit, par les femmes, la porte de l’appartement de sa mère, où il se faufilait sans bruit, et où, avec la connivence de sa mère, Douce-Amie venait le retrouver secrètement.

Un jour enfin, la mère d’Ali-Nour, voyant le vizir moins préoccupé que d’habitude, lui dit : « Jusques à quand cette colère persistante contre notre fils Ali-Nour ? Ô mon maître, nous avons, il est vrai, perdu l’esclave, mais veux-tu aussi que nous perdions notre fils ? Car je sens bien que, si cet état de choses continue, notre fils Ali-Nour fuira pour toujours la maison de ses parents, et c’est nous qui le pleurerons, ce fils unique, le fruit de nos entrailles ! » Et le vizir, ému, lui dit : « Mais quel moyen employer ? » Elle répondit : « Cette nuit, passe la soirée avec nous, et, quand Ali-Nour viendra, je vous ferai faire la paix. Et tu feras d’abord semblant de vouloir le châtier et même le tuer, et tu finiras par lui donner Douce-Amie en mariage. Car Douce-Amie, sur tout ce qui j’ai pu remarquer en elle, est admirable en toute chose. Et elle aime Ali-Nour, et je sais aussi qu’Ali-Nour l’aime autant. D’ailleurs, moi-même, comme je te l’ai dit, je te donnerai, sur mon argent, le prix que tu as dépensé pour l’achat de Douce-Amie ! »

Le vizir se conforma à l’avis de sa femme et, à peine Ali-Nour entré dans l’appartement de sa mère, il s’élança sur lui, le renversa sous ses pieds et leva sur lui un couteau comme pour le tuer. Alors la mère se précipita entre le couteau et son fils et s’écria : « Que vas-tu faire ? » Le vizir s’écria : « Je veux le tuer ! » La mère dit : « Il se repent ! » Et Ali-Nour dit : « Ô père, auras-tu le cœur de me sacrifier ? » Alors le vizir eut les yeux pleins de larmes et dit : « Mais toi, malheureux, comment as-tu eu le courage de me ravir mon bien et peut-être ma vie ? » Et Ali-Nour répondit : « Écoute, ô mon père, ce que dit le poète :

» Admets un moment que j’aie si mal agi et commis tous les délits ! Mais ne sais-tu que les êtres d’élite aiment à pardonner, à faire grâce totale, universelle ?

Et ne sais-tu qu’il te sied d’agir ainsi, surtout quand ton ennemi est entre tes mains, ou qu’il te conjure du fond du gouffre, au bas de la montagne, alors que tu le domines sur les sommets ? »

À l’audition de ces vers, le vizir lâcha son fils qu’il tenait renversé sous ses genoux, et la compassion entra dans son cœur, et il lui pardonna. Alors Ali-Nour se leva, embrassa la main de son père et de sa mère, et se tint dans une pose de soumission. Et son père lui dit : « Ô mon fils, que ne m’as-tu dit que tu aimais vraiment Douce-Amie, et que ce n’était pas seulement un caprice passager selon ton habitude ! Car si j’avais su que tu étais prêt à être juste envers notre Douce-Amie, je n’aurais pas hésité à te l’accorder en présent. » Ali-Nour répondit : « Mais certainement, ô mon père, je suis prêt à faire mon devoir envers Douce-Amie ! » Et le vizir dit : « Dans ce cas-là, mon cher enfant, la seule recommandation que j’aie à te faire et que tu ne doives jamais oublier, pour que ma bénédiction soit sur toi toujours, c’est de me promettre de ne jamais prendre en mariage légitime une autre femme que Douce-Amie, de ne jamais la maltraiter et de ne jamais t’en débarrasser en la vendant. » Et Ali-Nour répondit : « Je te fais le serment sur la vie de notre Prophète et sur le Koran sacré de ne jamais prendre une seconde épouse légitime du vivant de Douce-Amie, de ne jamais la maltraiter et de ne la revendre jamais ! ».

Après cela, toute la maison fut dans la joie ; et Ali-Nour put posséder librement Douce-Amie, et il continua à vivre ainsi avec elle, dans l’épanouissement, pendant encore l’espace d’une année. Quant au roi, Allah lui fit complètement oublier les dix mille dinars donnés au vizir Fadleddine pour l’achat d’une belle esclave. Mais, pour ce qui est du méchant vizir Ben-Sâoui, il ne tarda pas à connaître toute la vérité de l’histoire ; mais il n’osa encore rien dire au roi, sachant combien le vizir, père d’Ali-Nour, était bien agréé et aimé aussi bien par le roi que par tout le peuple de Bassra.

Mais, sur ces entrefaites, un jour, le vizir Fadleddine entra au hammam, et, se hâtant trop, il en sortit avant que sa sueur n’eût séché ; et, comme, au dehors, il y avait eu un grand changement de température, il attrapa un fort coup d’air qui aussitôt le jeta à bas et l’obligea à garder le lit. Puis son état s’aggrava, il ne ferma plus l’œil ni le jour ni la nuit, et arriva à une consomption qui fit de lui l’ombre de ce qu’il avait été. Alors il ne voulut pas différer davantage de remplir ses derniers devoirs, et fit appeler auprès de lui son fils Ali-Nour, qui se présenta aussitôt entre ses mains, les yeux remplis de larmes. Et le vizir lui dit : « Ô mon enfant, tout bonheur a une limite, tout bien une borne, toute échéance un terme, et toute coupe un breuvage amer. Aujourd’hui, c’est mon tour de goûter à la coupe de la mort. » Puis le vizir récita ces strophes :

« La mort peut bien t’oublier un jour, mais elle ne t’oubliera pas le lendemain. Et chacun de nous s’achemine à pas pressés vers le gouffre de la perdition.

Aux yeux du Très-Haut il n’existe ni plaine ni hauteur. Toute hauteur est nivelée, et nul homme n’est petit et nul homme n’est imposant.

Et jamais l’on n’a vu ni roi, ni empire, ni prophète jeter un défi à la loi de la mort, et vivre indéfiniment. »

Puis le vizir continua ainsi : « Et maintenant, mon fils, il ne me reste plus qu’une recommandation à te faire, c’est de mettre ta force en Allah, de ne jamais perdre de vue les fins dernières de l’homme et surtout de prendre toujours grand soin de notre fille Douce-Amie, ta femme ! » Alors Ali-Nour répondit : « Ô mon bon père, voici que tu nous quittes ! et y a-t-il sur la terre quelqu’un après toi ? Tu n’étais connu que par tes bienfaits, et le jour saint du vendredi les orateurs sacrés citaient ton nom de la chaire de nos mosquées pour te bénir et faire des vœux pour ta longue vie ! » Et Fadleddine dit encore : « Ô mon enfant, j’implore Allah de me recevoir, et de ne pas me repousser ! » Puis il prononça à haute voix les deux actes de foi de notre religion : « Je témoigne qu’il n’y a d’autre Dieu qu’Allah ! et je témoigne que Mohammad est le prophète d’Allah ! » après quoi il poussa un dernier soupir, et fut pour toujours écrit au nombre des élus bienheureux.

Et aussitôt le palais entier fut rempli de cris et de gémissements ; et la nouvelle en parvint au sultan ; et toute la ville de Bassra ne tarda pas à apprendre la mort du vizir Fadleddine ben-Khacân ; et tous les habitants et jusqu’aux petits enfants dans les écoles le pleurèrent. De son côté, Ali-Nour n’épargna rien, malgré son abattement, pour rendre les funérailles dignes de la mémoire de son père. Et à ces funérailles marchèrent tous les émirs, les vizirs, y compris le méchant Ben-Sâoui, qui fut, comme les autres, obligé de porter le cercueil, les hauts dignitaires, les grands du royaume et tous les habitants de Bassra, sans exception. Et au sortir de la maison mortuaire, le cheikh principal qui conduisait les funérailles récita en l’honneur du mort ces stances entre mille :

« Je dis à l’homme chargé de ramasser sa dépouille mortelle : Obéis à mon ordre, et sache que de son vivant il écoutait mes conseils.

Fais donc, si tu veux, sur son flanc couler l’eau lustrale ; mais prends soin d’arroser son corps avec les larmes répandues par les yeux de la Gloire, de la Gloire qui le pleure !

Loin de lui, les baumes mortuaires et tous les aromates ! Pour l’embaumer dignement, ne te sers que des parfums de ses bienfaits et de l’odeur douce de ses actions en beauté !

Et que, pour porter sa dépouille mortelle, les anges glorieux descendent du ciel lui rendre hommage ! Et qu’ils laissent leurs pleurs couler abondamment !

Inutile donc de fatiguer du poids de son cercueil les épaules des porteurs ; car déjà les épaules de tous les hommes sont fatiguées et harassées par le poids de ses bienfaits et par le lourd fardeau de bien dont il les a chargées de son vivant ! »

Après ces funérailles, Ali-Nour garda le deuil longuement, et resta longtemps enfermé dans sa maison, refusant de voir et d’être vu, et demeura dans cet état d’affliction un très grand espace de temps. Mais, un jour d’entre les jours, pendant qu’il était assis tristement, il entendit quelqu’un frapper à la porte, et il se leva ouvrir lui-même et vit entrer un jeune homme de son âge, fils d’un des anciens amis et convives de feu son père le vizir ; ce jeune homme baisa la main d’Ali-Nour et lui dit : « Mon maître, tout homme vit dans ses descendants, et un fils comme toi ne peut qu’être le fils illustre de son père ! Il ne faut donc pas éternellement l’affliger, et n’oublie pas les saintes paroles du Seigneur des Anciens et des Modernes, notre Prophète Mohammad (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) qui a dit : « Guéris ton âme et ne porte point le deuil de la créature ! »

À ces paroles Ali-Nour ne put rien trouver à redire ; et aussitôt il résolut de mettre un terme à son affliction, du moins extérieurement. Il se leva, se transporta dans la salle de réunion et y fit transporter tous les objets obligatoires pour dignement recevoir les visiteurs. Et dès ce moment il ouvrit les portes de sa maison et commença à recevoir tous ses amis, jeunes et vieux. Mais il s’attacha particulièrement à dix jeunes gens, fils des principaux marchands de Bassra. Et, en leur compagnie, Ali-Nour commença à passer le temps en réjouissances et en festins continuels ; et il n’était personne à qui il ne fît cadeau de quelque objet de prix ; et il ne recevait personne sans qu’aussitôt il ne donnât une fête en son honneur. Et il faisait tout cela avec une telle prodigalité, malgré les sages remontrances de Douce-Amie, qu’un jour son intendant, effrayé de cette marche, vint le trouver et lui dit : « Ô mon maître, ne sais-tu que trop de générosité nuit et que de trop nombreux cadeaux épuisent la richesse ? Et ne sais-tu que celui qui donne sans compter s’appauvrit ? Aussi comme il parle vrai, le poète qui dit :

» Mon argent ! précieusement je le conserve, et, plutôt que de le volatiliser, j’en fais des lingots fondus. L’argent est mon glaive et il est aussi mon bouclier.

Et quelle folie d’en combler mes ennemis, mes pires ennemis ! N’est-ce point, parmi les hommes, changer ma félicité en infortune ?

Car mes ennemis se hâteront de le manger et de le boire avec délices, et ne songeront même pas à faire au malheureux l’aumône d’une obole !

Aussi je fais bien de soigneusement cacher mon argent à l’homme méchant et inexorable qui ne sait point compatir aux maux de ses semblables.

Je garderai mon argent ! Car malheur au pauvre qui, altéré comme le chameau resté cinq jours loin de l’abreuvoir, demande l’aumône d’une obole ! Son âme devient plus vile que l’âme même du chien.

Oh ! malheur à l’homme sans argent et sans ressources, serait-il même le plus savant d’entre les sages et d’un mérite plus brillant que le soleil ! »

À l’audition de ces vers récités par son intendant, Ali-Nour le regarda curieusement et lui dit : « Aucune de tes paroles ne saurait sur moi avoir quelque influence. Sache donc, une fois pour toutes, que je n’ai qu’une chose à te dire : tant que, tes calculs faits, tu trouves que j’ai encore de quoi déjeuner, garde-toi bien de me faire supporter la préoccupation et le souci de mon dîner ! Et comme il a raison excellement, le poète qui dit :

» Si un jour j’étais réduit à la pauvreté et par la fortune abandonné, que ferais-je ? Simplement de mes voluptés passées je me priverais, et me contenterais de ne plus bouger ni bras ni jambes !

Et je vous défie, vous tous, de me citer un avare qui se soit attiré les louanges par son avarice, comme je vous défie de me montrer un prodigue qui soit mort de sa prodigalité. »

À l’audition de ces vers récités par Ali-Nour, l’intendant n’eut plus qu’à se retirer en saluant respectueusement son maître Ali-Nour, et s’en alla veiller à ses affaires.

Quant à Ali-Nour, dès ce jour il ne sut plus mettre de bornes à sa générosité et à la bonté de son naturel, qui lui faisait donner tout ce qu’il avait à ses amis et même aux étrangers. Il suffisait que l’un de ses invités lui dît : « Comme tel objet est joli ! » pour qu’aussitôt Ali-Nour lui répondit : « Mais il t’appartient ! » ou qu’un autre lui dît : « Ô cher seigneur, quelle belle propriété tu as là ! » pour que tout de suite Ali-Nour lui dît : « Je vais immédiatement l’écrire à ton nom ! » et il se faisait apporter le calam, l’écritoire en cuivre et le papier, et écrivait la maison ou la propriété au nom de l’ami, et la timbrait de son sceau. Et il continua de la sorte durant l’espace d’une année entière ; et le matin il donnait un festin à tous ses amis et le soir il leur donnait un autre festin, toujours au son des instruments, et il faisait venir les meilleurs chanteurs et les danseuses les plus illustres.

Quant à sa femme, Douce-Amie, elle n’était plus écoutée comme avant, et même, depuis quelque temps, Ali-Nour la négligeait un peu ; et elle ne se plaignait jamais, mais se consolait dans la poésie et les livres qu’elle lisait. Et un jour qu’Ali-Nour était entré dans son appartement réservé, elle lui dit : « Ô Nour, lumière de mes yeux, écoute ces deux strophes du poète :

» Certes ! plus on fait le bien, plus on pose de jalons pour se rendre heureuse la vie ! Mais crains aussi les coups aveugles du Destin !

La nuit est faite pour le sommeil et le repos ; la nuit, c’est le salut de l’âme ; mais toi, tu t’es jeté tête baissée dans la dépense de ces heures reposantes ! Aussi ne t’étonne point si, au matin, le malheur sur toi vient à fondre soudain. »

À peine Douce-Amie eut-elle fini de réciter ces vers que l’on entendit des coups frappés à la porte extérieure. Et Ali-Nour sortit de l’appartement de sa femme et alla ouvrir ; et c’était justement l’intendant. Ali-Nour le conduisit dans une chambre près de la salle de réunion où, en ce moment, il y avait plusieurs des amis habituels, qui ne le quittaient presque plus. Et Ali-Nour dit à son intendant : « Qu’y a-t-il donc, que tu aies ainsi cette figure de travers ? » L’intendant répondit : « Ô mon maître, ce que je redoutais tant pour toi est arrivé ! » Il dit : « Et comment cela ? » il répondit : « Sache que mon rôle est fini, puisque je n’ai plus rien sous la main à gérer, t’appartenant. Et tu n’as plus quoi que ce soit en propriétés ou autres choses qui vaille une obole ou même moins qu’une obole. Et voici que je t’apporte les cahiers des dépenses que tu as faites et les cahiers de ton capital. » En entendant ces paroles, Ali-Nour ne put que baisser la tête, et dit : « Allah est le seul fort, le seul puissant ! »

Or, justement l’un des amis assemblés dans la salle de réunion entendit cette conversation, et se hâta d’aller immédiatement la rapporter aux autres, et leur dit : « Écoutez la nouvelle ! voici qu’Ali-Nour n’a plus une obole qui vaille ! » Et au moment même entra Ali-Nour qui avait, comme pour confirmer la vérité de cette nouvelle, la figure toute changée et l’air fort tourmenté.

À cette vue, l’un des convives se leva, se tourna vers Ali-Nour et lui dit : « Ô mon maître, je voudrais te demander la permission de me retirer, car ma femme va accoucher cette nuit même, et je ne puis vraiment la délaisser. Il faut donc que j’aille la retrouver au plus vite ! » Et Ali-Nour le lui permit. Alors se leva un second, qui dit : « Ô mon maître Ali-Nour, il faut absolument que je me rende aujourd’hui même chez mon frère qui fait célébrer les cérémonies de la circoncision de son enfant ! » Et Ali-Nour le lui permit. Puis chacun des convives se leva a son tour et trouva un expédient pour se retirer, et cela jusqu’au dernier, de telle sorte qu’Ali-Nour se trouva tout seul au milieu de la salle de réunion. Il fit alors appeler Douce-Amie et lui dit : « Ô Douce-Amie, tu ne sais pas encore ce qui vient de me tomber sur la tête ! » Et il lui raconta tout ce qui venait de se passer. Elle répondit : « Ô mon maître Ali-Nour, il y a bien longtemps que je ne cesse de te faire craindre ce qui a fini par t’arriver aujourd’hui. Mais tu ne m’as jamais écoutée, et même un jour tu m’as récité ces vers, pour toute réponse :

« Si la Fortune, passant un jour devant ta porte, la franchissait, saisis-la et, sans crainte, jouis-en à ta guise et fais-en profiter la foule de tes amis ; car elle peut réussir à te glisser des mains.

Mais si elle a décidé d’élire chez toi un domicile ferme, tu peux en user largement, car ce n’est point ta générosité qui l’épuisera ; et si elle a résolu de s’en aller, ce n’est point l’avarice qui la retiendra.

« Aussi, quand je t’ai entendu réciter ces vers, je me suis tue, et n’ai point voulu te rétorquer de réponse. » Ali-Nour lui dit : « Ô Douce-Amie, tu sais bien que je n’ai rien épargné pour mes amis, et c’est sur eux que j’ai dépensé tous mes biens ! Aussi je ne crois pas que maintenant ils puissent m’abandonner dans le malheur ! » Et Douce-Amie lui répondit : « Par Allah ! je te jure qu’ils ne seront pour toi d’aucun profit ! » Et Ali-Nour dit : « Eh bien ! je vais dès cette minute me lever et m’en aller les trouver un à un, et je frapperai à leur porte ; et chacun d’eux me donnera généreusement quelque somme ; et de la sorte je me constituerai un capital que je consacrerai à faire le commerce ; et je laisserai de côté les distractions et le jeu pour toujours. » Et, de fait, il se leva aussitôt et alla à la rue de Bassra où habitaient ses amis, car ses amis habitaient tous cette rue qui était la plus belle. Il frappa à la première porte, et une négresse vint ouvrir et lui dit : « Qui es-tu ? » Il lui répondit : « Dis à ton maître qu’Ali-Nour est à la porte et qu’il lui dit : « Ton serviteur Ali-Nour t’embrasse les mains et attend l’effet de ta générosité ! » Et la négresse rentra prévenir son maître qui lui cria : « Retourne vite lui dire que je ne suis pas ici ! » Et la négresse retourna dire à Ali-Nour : « Ô mon maître, mon maître n’est pas ici ! » Et Ali-Nour pensa en lui-même : « Voilà un fils adultérin ! il se cache de moi ! Mais les autres ne sont point des fils adultérins ! » Et il alla frapper à la porte d’un second ami et lui fit dire la même chose qu’au premier ; mais le second lui fit parvenir la même réponse négative. Alors Ali-Nour récita cette strophe :

« J’étais à peine devant la maison, que je l’entendis résonner vide, et je vis tous les habitants s’enfuir, de peur que leur générosité ne fût par moi mise à l’épreuve. »

Puis il dit : « Par Allah ! il faut que j’aille les visiter tous, dans l’espoir d’en trouver au moins un qui ferait à lui seul ce que tous ces traîtres n’ont pas fait. » Mais il ne put en trouver un seul qui consentît à se montrer ou même à lui faire donner un morceau de pain. Alors il ne put que se réciter ces stances :

« L’homme prospère est comme l’arbre : les gens l’entourent tant qu’il est couvert de fruits ;

Mais sitôt les fruits tombés, les gens se dispersent à la recherche d’un arbre meilleur.

Tous les fils de ce temps sont frappés de la même maladie ; car je n’en ai point rencontré un seul qui fût à l’abri de la contagion. »

Après quoi, il fut bien obligé d’aller dire à Douce-Amie, avec un front fort soucieux : « Par Allah ! pas un d’eux n’a voulu se montrer ! » Elle lui répondit : « Ô mon maître, ne t’avais-je pas dit qu’ils ne t’aideraient en rien ? Maintenant je te conseille simplement de commencer par vendre petit à petit les meubles et les objets précieux que nous avons à la maison. Et cela nous permettra de vivre encore quelque temps. » Et Ali-Nour fit ce que Douce-Amie lui avait conseillé. Mais, au bout d’un certain temps, il ne resta plus rien à vendre dans la maison. Alors Douce-Amie prit Ali-Nour qui pleurait et lui dit : « Ô mon maître, pourquoi pleures-tu ? ne suis-je pas encore là moi-même ? Et ne suis-je donc pas toujours la même Douce-Amie que tu dis la plus belle d’entre les femmes des Arabes ? Prends-moi donc et conduis-moi au souk des esclave ? et vends-moi ! As-tu donc oublié que j’ai été achetée dix mille dinars d’or par ton défunt père ? J’espère donc qu’Allah t’aidera dans cette vente et te la rendra fructueuse, et fera que je sois vendue à un prix encore plus élevé que la première fois. Quant à notre séparation, tu sais bien que, si Allah a écrit que nous devons un jour nous retrouver, nous nous retrouverons ! » Ali-Nour lui répondit : « Ô Douce-Amie, jamais je ne consentirai à me séparer de toi, fût-ce une heure seulement ! » Elle lui répondit : « Ni moi non plus, ô mon maître Ali-Nour ! Mais la nécessité est souvent loi, comme dit le poète :

« Ne crains point de tout faire, si t’y obligé la nécessité ! Et ne recule devant rien, si ce n’est devant la limite de la bienséance !

Et ne te préoccupe de rien sans motif sérieux ; et bien rares sont les choses affligeantes dont le motif soit sérieux ! »

À ces vers, Ali-Nour prit Douce-Amie dans ses bras, l’embrassa dans les cheveux et, les larmes sur les joues, il récita ces deux strophes :

« Arrête-toi, de grâce ! et laisse-moi dans tes yeux cueillir un regard, un seul regard pour toute provision de route ; et mon cœur abîmé s’en servira comme remède dans la séparation meurtrière.

Mais si cela même te semble une demande exagérée, abstiens-toi et laisse-moi à ma tristesse solitaire et à ma douleur ! »

Alors Douce-Amie se mit à parler à Ali-Nour et avec des paroles si douces, qu’elle le décida à prendre le parti qu’elle venait de lui proposer, en lui démontrant qu’il n’avait que ce seul moyen d’éviter, lui Ali-Nour, fils de Fadleddine ben Khacân, une pauvreté indigne de lui. Il sortit donc avec elle et la conduisit au souk des esclaves et s’adressa au courtier le plus estimé et lui dit : « Il faut que tu saches, ô courtier, la valeur de celle que tu vas crier au marché. Ne te méprends donc pas ! » Et le courtier lui répondit : « Ô mon maître Ali-Nour, je suis ton serviteur et je connais mes devoirs et les égards que je te dois ! » Alors Ali-Nour entra avec Douce-Amie et le courtier dans une chambre du khân, et enleva le voile qui couvrait le visage de Douce-Amie. À cette vue, le courtier s’écria : « Ya Allah ! mais c’est l’esclave Douce-Amie, que j’avais vendue moi-même au défunt vizir pour dix mille dinars d’or, il y a à peine deux ans ! » Et Ali-Nour répondit : « Oui, c’est elle-même ! » Alors le courtier dit : « Ô mon maître, chaque créature porte sa destinée attachée à son cou et ne peut s’y soustraire ! Mais je te jure que je vais consacrer tout mon savoir à bien vendre ton esclave, et au prix le plus haut du souk ! »

Et aussitôt le courtier courut à la place même où tous les marchands avaient l’habitude de se réunir, et attendit qu’ils fussent tous là, occupés qu’ils étaient en ce moment, un peu partout, à acheter des esclaves de tous les pays et à les rassembler, toutes vers ce point du souk où l’on trouvait des femmes turques, grecques, circassiennes, géorgiennes, abyssines et autres. Lorsque le courtier vit que tous les marchands étaient là et que la place entière était remplie de la foule des courtiers et des acheteurs, il se leva vivement, monta sur une grosse pierre et cria : « Ô vous tous, marchands, et vous, hommes pleins de richesses et de biens, sachez que tout ce qui est arrondi n’est pas noix ; tout ce qui est allongé n’est pas banane ; tout ce qui est rouge n’est pas viande ; tout ce qui est blanc n’est pas graisse ; tout ce qui est roux n’est pas vin ; tout ce qui est brun n’est pas datte ! Ô marchands illustres d’entre les marchands de Bassra et de Baghdad, voici que je propose aujourd’hui à votre jugement et à votre estimation une perle noble et unique, qui, si on voulait être équitable, vaudrait plus que toutes les richesses accumulées ! À vous donc de proposer le prix à crier d’abord comme mise en vente ! Mais venez voir, avant tout, de vos yeux ! » Et il les entraîna tous, leur fit voir Douce-Amie, et aussitôt tous tombèrent d’accord de commencer par ouvrir la vente au cri de quatre mille dinars, comme prix premier de mise. Alors le courtier cria : « À quatre mille dinars, la perle des esclaves blanches ! » Et tout de suite un marchand renchérit en criant : « À quatre mille cinq cents dinars ! » Mais juste à ce moment, le vizir ben Sâoui passait à cheval dans le souk des esclaves, et il vit Ali-Nour debout à côté du courtier, et le courtier qui criait un prix. Et il pensa en lui-même : « Ce garnement d’Ali-Nour est en train probablement de vendre le dernier de ses esclaves après le dernier de ses meubles ! » Mais bientôt il entendit que le prix était celui d’une esclave blanche et il pensa : « Ali-Nour doit en ce moment vendre son esclave, la jeune femme en question, car je pense qu’il n’a plus une obole. Oh ! si cela était vrai, comme cela me rafraîchirait le cœur ! » Alors il héla le crieur public qui accourut aussitôt en reconnaissant le vizir et qui baisa la terre entre ses mains. Et le vizir lui dit : « Je veux moi-même acheter cette esclave que tu cries. Amène-la-moi vite, que je la voie ! » Et le courtier, qui ne pouvait se dérober à l’ordre du vizir, se hâta d’amener Douce-Amie et lui releva le voile devant le vizir. À la vue de ce visage sans pareil et de toutes les perfections de la jeune femme et de sa taille magnifique, il fut émerveillé et il dit : « Quel prix a-t-elle atteint ? » Le courtier répondit : « Quatre mille cinq cents dinars à la seconde criée. » Et le vizir dit : « Eh bien, moi je la prends à ce prix ! » À ces paroles, il regarda fixement tous les marchands, qui n’osèrent hausser le prix, et pas un d’eux n’eut le courage d’augmenter, sachant la vengeance que ne manquerait pas le vizir de tirer de l’audacieux. Puis le vizir ajouta : « Eh bien, ô courtier, qu’as-tu ainsi à rester immobile ? Va donc, puisque je prends l’esclave à quatre mille dinars et que je t’en donne cinq cents pour ta peine ! » Et le courtier ne sut que répondre et, tête basse, alla trouver Ali-Nour un peu plus loin et lui dit : « Ô mon maître, quel malheur est le nôtre ! L’esclave s’échappe d’entre nos mains pour un prix dérisoire, pour rien ! Et c’est, comme tu peux le constater d’ici, le méchant vizir Ben-Sâoui, l’ennemi de ton défunt père, qui dut deviner que c’était ta propriété, et qui ne nous laissa pas arriver au prix réel. Il veut la prendre au prix de la seconde criée seulement. Et encore ! si nous étions sûrs qu’il la payera au comptant et tout de suite, nous nous consolerions un peu et nous remercierions Allah tout de même pour le peu ! Mais je sais que ce vizir de perdition est le plus mauvais payeur du monde, et je le connais de longue date, et je connais toutes ses ruses et ses méchancetés. Voici ce qu’il a dû imaginer dans sa méchanceté : il t’écrira une lettre de créance à toucher chez l’un de ses agents, auquel il enverra dire en secret de ne rien te payer du tout. Alors toi, chaque fois que tu voudras aller te faire payer, l’agent te dira : « Je te payerai demain ! » et ce demain ne viendra jamais. Et toi tu seras tellement fatigué et ennuyé de tant de retard que tu finiras par prendre avec eux un arrangement et tu leur livreras le papier signé par le vizir : et aussitôt l’agent le saisira et le déchirera ! et de la sorte tu perds irrémédiablement le prix de ton esclave ! »

À ces paroles du courtier, Ali-Nour fut en proie à une colère à peine contenue et demanda au courtier : « Maintenant, que faire ? » Il répondit : « Je vais te donner un conseil par lequel tu atteindras au meilleur résultat : je vais moi-même me diriger jusqu’au milieu du souk en emmenant Douce-Amie. Alors toi, tu te précipiteras derrière moi, et tu m’arracheras l’esclave, et tu lui diras : « Malheureuse ! où vas-tu donc ? ne sais-tu que c’est simplement un serment que je viens d’accomplir, par lequel j’avais juré de faire le simulacre de te vendre au souk des esclaves pour t’humilier et te corriger de ton mauvais caractère à la maison ! » Puis tu lui donneras deux ou trois coups, et tu la reprendras ! et alors tout le monde, et le vizir aussi, croira que vraiment tu n’avais amené l’esclave au souk que pour accomplir ton serment ! » Et Ali-Nour acquiesça et dit : « Voilà vraiment la meilleure idée ! » Alors le courtier s’éloigna, alla au milieu du souk, prit l’esclave par la main, l’amena devant le vizir El-Mohin ben-Sâoui, et lui dit : « Seigneur, le propriétaire de cette esclave est cet homme qui est là, à quelques pas au-dessus de nous ! Mais le voici qui vient à nous ! » En effet, Ali-Nour s’approcha du groupe, s’empara violemment de Douce-Amie, lui donna un coup de poing et lui cria : « Malheur à toi ! ne sais-tu que je ne t’ai fait venir au souk que simplement pour accomplir mon serment ? Retourne vite à la maison, et garde-toi bien désormais d’être désobéissante comme tu l’as été. Et ne va pas croire que j’aie besoin du prix de ta vente imaginaire ! Et d’ailleurs, même au cas où je serais dans le besoin, je préfèrerais vendre le dernier de mes meubles et leur vestige et tout ce qui m’appartient, plutôt que de songer à te mener au souk ! »

Aux paroles d’Ali-Nour, le vizir Ben-Sâoui s’écria : « Malheur à toi, jeune fou ! tu parles comme s’il te restait encore un meuble ou quelque chose à acheter ou à vendre. Nous savons tous que tu n’as plus une obole ! » Il dit et voulut s’avancer de son côté et se saisir de lui par la violence. À cette vue, tous les marchands et tous les courtiers regardèrent Ali-Nour, qui était fort connu et fort aimé d’eux tous et dont ils se rappelaient encore le père, qui leur avait été à tous un protecteur efficace et bon. Alors Ali-Nour leur dit : « Vous venez tous d’entendre les paroles insolentes de cet homme ; je vous en prends donc tous à témoin ! » Et de son côté, le vizir leur dit : « Ô marchands, c’est par égard pour vous autres que je ne veux pas tuer du coup cet insolent ! » Mais les marchands se regardèrent tous les uns les autres à la dérobée, et se firent des signes avec les yeux comme pour dire : « Soutenons Ali-Nour ! » et à haute voix ils dirent. : « En vérité, c’est une affaire qui ne nous regarde pas. Arrangez-vous tous deux comme vous le pourrez ! » Et Ali-Nour, qui, de son naturel, était plein de courage et d’audace, s’élança à la bride du cheval du vizir, saisit d’une main le vizir et l’arracha de la selle et le jeta à terre. Puis il lui mit un genou sur la poitrine, et se mit à lui donner des coups de poing sur la tête, dans le ventre et partout, et lui cracha à la figure, et lui dit : « Chien, fils de chien, fils adultérin, que ton père soit maudit, et le père de ton père et le père de ta mère, ô maudit, ô pourri ! » Puis il lui asséna encore un coup de poing très fort sur la mâchoire, et lui cassa quelques dents ; et le sang coula sur la barbe du vizir qui, d’ailleurs, était tombé juste au milieu d’une mare de boue.

À cette vue, les dix esclaves qui étaient avec le vizir mirent leur épée nue à la main, et voulurent fondre sur Ali-Nour et le massacrer et le mettre en morceaux. Mais toute la foule les en empêcha et leur cria : « Qu’allez-vous faire, et de quoi vous mêlez-vous ! Votre maître est un vizir, c’est vrai ; mais ne savez-vous pas que celui-ci est le fils d’un vizir aussi ! Et ne craignez-vous pas, imprudents, de les voir demain se réconcilier tous deux et alors de supporter, vous autres, toutes les conséquences ? » Et les esclaves virent qu’il était plus prudent de s’abstenir.

Mais, comme Ali-Nour s’était fatigué à force de donner des coups, il lâcha le vizir, qui put se relever tout couvert de boue, de sang et de poussière, et sous les yeux de la foule qui était loin de le plaindre, il se dirigea du côté du palais du sultan.

Quant à Ali-Nour, il prit Douce-Amie par la main et, acclamé par toute la foule, il regagna sa maison.

Quant au vizir, il arriva au palais du roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini dans cet état pitoyable, et s’arrêta au bas du palais et se mit à crier : « Ô roi ! un opprimé ! » Et le roi le fit amener entre ses mains, et le regarda et vit que c’était son vizir El-Mohin ben-Sâoui. Et, au comble de l’étonnement il lui dit : « Mais qui donc a osé commettre sur toi de tels actes ? » Et le vizir se mit à pleurer et récita ces vers :

« Est-il possible que le temps me prenne comme victime, alors que tu vis, toi-même, parmi les vivants de la terre de ce temps, et que je sois tristement la proie des chiens ardents, alors qu’intrépide tu es mon défenseur ?

Est-il possible que tout altéré puisse à tes eaux vives se désaltérer, alors que moi, ton protégé, je meurs de soif sous ton ciel, ô nuage bienfaisant qui nous donnes la pluie ? »

Puis il ajouta : « Ô mon maître, est-ce là le sort de tous les serviteurs qui t’aiment et te servent avec ferveur, et est-ce ainsi que tu tolères que de pareilles infamies soient commises contre eux ! » Et le roi lui demanda : « Mais qui donc t’a fait subir un pareil traitement ? » Il répondit : « Sache, ô roi, qu’aujourd’hui j’étais sorti faire une tournée du côté du souk des esclaves, dans le dessein d’acheter une esclave cuisinière qui sût m’apprêter les mets que régulièrement ma cuisinière actuelle se plaît à me brûler, et je vis dans ce souk-là une jeune esclave dont je n’avais jamais vu la pareille de ma vie entière. Et le courtier auquel je m’adressai me répondit : « Je crois bien qu’elle appartient au jeune Ali-Nour, fils du défunt vizir Khacân. Or, ô mon seigneur et suzerain, tu te souviens peut-être avoir donné anciennement dix mille dinars au vizir Fadleddine ben-Khacân, pour acheter une très jolie esclave pleine de qualités. Le vizir Khacân ne tarda pas, d’ailleurs, à trouver et à acheter l’esclave en question ; mais, comme elle était merveilleuse et qu’elle lui avait plu infiniment, il la donna en présent à son fils Ali-Nour. Et Ali-Nour, à la mort de son père, prit la voie des dépenses et des folies et si loin qu’il fut obligé de vendre ses propriétés, ses biens et jusqu’à ses meubles. Et lorsqu’il eut été réduit à n’avoir plus l’obole pour vivre, il mena au souk l’esclave, afin de la vendre, et la remit au courtier, qui la mit aussitôt à la criée. Et tout de suite les marchands se mirent à enchérir et tellement que le prix de l’esclave atteignit quatre mille dinars. Alors moi, je vis cette esclave et résolus de l’acheter pour mon suzerain le sultan, qui avait fourni le premier capital. J’appelai le courtier et lui dis : « Mon fils, je te donnerai moi-même les quatre mille dinars ! » Mais le courtier me montra le propriétaire de la jeune esclave ; et celui-ci, sitôt qu’il me vit, accourut comme un forcené et me dit : « Vieille tête de malédiction ! ô cheikh calamiteux et néfaste ! je préférerais la vendre à un juif ou à un chrétien plutôt que de te la céder, même si tu devais me remplir d’or le grand voile qui la couvre ! » Alors je répondis : « Mais, ô jeune homme, ce n’est point pour moi que je la désire, mais pour notre seigneur le sultan, qui est notre bienfaiteur à tous et notre bon maître ! » Mais à ces paroles, au lieu de céder, il devint encore bien plus furieux, et se jeta à la bride de mon cheval, et me saisit par une jambe et m’entraîna et me jeta à terre ; puis, sans tenir compte de mon âge avancé et sans respect pour ma barbe blanche, il se mit à me frapper et à m’injurier de toutes les façons et enfin me mit dans cet état déplorable où tu me vois en ce moment, ô roi juste ! Et tout cela ne m’arriva, que parce que je voulus faire plaisir à mon sultan et lui acheter une jeune esclave qui lui appartenait de droit et que je jugeais digne de sa couche ! »

Et le vizir, à ces paroles, se jeta aux pieds du roi et se mit à pleurer et à implorer la justice du roi. Et à sa vue et à l’audition de son récit, le roi fut dans une colère telle que la sueur coula de son front entre ses yeux ; et il se tourna du côté de ceux qui montaient la garde, les émirs et les grands du royaume, et leur fit un seul signe. Et aussitôt quarante gardes armés de grands glaives nus se présentèrent entre ses mains, immobiles. Et le sultan leur dit : « Descendez à l’instant même à la maison de mon ancien vizir El-Fadl ben Khacân, et mettez-la au pillage, et détruisez-la entièrement ; puis emparez-vous du criminel Ali-Nour et de son esclave, liez-leur les bras, et traînez-les par les pieds dans la boue et amenez-les entre mes mains. Et les quarante gardes répondirent par l’ouïe et l’obéissance, et se dirigèrent sur l’heure vers la maison d’Ali-Nour.

Or, il y avait au palais du sultan un jeune chambellan d’entre les chambellans, nommé Sanjar, qui avait été d’abord mamelouk du défunt vizir Ben-Khacân, et avait été élevé avec son jeune maître Ali-Nour pour lequel il s’était pris d’une grande affection. La chance voulut qu’il se trouvât justement-là au moment de l’entrée du vizir Sâoui et de l’ordre cruel donné par le sultan. Et il courut en toute hôte, par des chemins raccourcis, jusqu’à la maison d’Ali-Nour qui, entendant la porte heurtée avec précipitation, courut aussitôt ouvrir lui-même. Et il reconnut son ami le jeune Sanjar et voulut le saluer et l’embrasser. Mais le jeune Sanjar, sans se laisser faire, lui dit : « Ô mon maître aimé, ce n’est point le moment des paroles amicales et des formules du salut ; car écoute ce que dit le poète :

» Ton âme libre, si pour elle tu redoutes la tyrannie des liens et l’esclavage dur, déracine-la et vole ! Vole au loin et laisse dans les villes s’écrouler les maisons sur ceux qui les ont bâties.

Ô mon ami, tu trouveras bien d’autres pays que ton pays, sur la terre d’Allah vaste à l’infini ! mais d’autre âme que ton âme tu ne trouveras pas ! »

Et Ali-Nour répondit : « Ô mon ami Sanjar, que viens-tu donc m’annoncer ? » Sanjar dit : « Lève-toi et sauve-toi et sauve l’esclave Douce-Amie. Car El-Mohin ben-Sâoui vient de vous tendre un filet où, si vous y tombez, il se dispose à vous tuer sans miséricorde. Et d’ailleurs voici que le sultan, à son injonction, envoie contre vous deux quarante de ses gardes armés de glaives nus ! Mon idée donc est que vous preniez la fuite avant qu’il ne vous arrive malheur. » Et, à ces paroles, Sanjar tendit sa main pleine d’or à Ali-Nour et lui dit : « Ô mon maître, voici quarante dinars qui peuvent t’être utiles en ce moment ; et je te prie de me pardonner de ne pouvoir être plus généreux. Mais nous perdons du temps ! Lève-toi et fuis ! »

Alors Ali-Nour se hâta d’aller prévenir Douce-Amie qui aussitôt se couvrit de ses voiles ; et tous deux sortirent de la maison, puis de la ville et arrivèrent au bord de la mer, par l’assistance d’Allah. Et ils trouvèrent un navire qui allait justement partir et se préparait déjà à déployer ses voiles. Ils s’en approchèrent et virent le capitaine, debout au milieu du navire et qui criait : « Que celui qui n’a pas encore fait ses adieux les fasse, que celui qui n’a pas encore fini de faire ses provisions finisse, que celui qui a oublié chez lui quelque objet aille vite le chercher, car voici que nous allons partir ! » Et tous les voyageurs répondirent : « Nous n’avons plus rien à faire, ô capitaine, c’est fini ! » Alors le capitaine cria à ses hommes : « Allez ! déployez les voiles et enlevez les amarres ! » À ce moment Ali-Nour demanda au capitaine : « Pour où partez-vous, ô capitaine ? » Il répondit : « Pour la demeure de paix, Baghdad ! »

— À ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, arrêta son récit.


ET LORSQUE FUT
LA TRENTE-QUATRIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le capitaine dit à Ali-Nour : « Pour la demeure de paix, Baghdad ! » Ali-Nour lui dit : « Attendez ! nous y allons ! » et, suivi de Douce-Amie, il monta à bord du navire, qui aussitôt mit toutes ses voiles dehors et, comme un grand oiseau blanc, prit son essor en volant, comme dit le poète :

« Regarde le navire ! Son aspect te séduira. Le vent rapide est son émule, et dans la lutte de vitesse on ne connaît le vainqueur.

Il est comme un oiseau aux ailes déployées qui, du haut de l’azur, fond sur la mer et s’y balance. »

Et le navire, par un vent favorable, se mit en marche, emportant tous ces voyageurs. Voilà pour Ali-Nour et Douce-Amie.

Quant aux quarante gardes envoyés par le sultan pour s’emparer d’Ali-Nour, ils arrivèrent à la maison d’Ali-Nour, la cernèrent de toutes parts, brisèrent les portes, envahirent l’intérieur et firent partout les recherches les plus minutieuses. Mais ils ne purent mettre la main sur personne. Alors ils détruisirent la maison furieusement, et retournèrent rendre compte au sultan de leurs recherches infructueuses. Et le sultan leur dit : « Cherchez-les partout et fouillez toute la ville ! » Et comme le vizir Ben-Sâoui arrivait en ce moment, le sultan l’appela et, pour le consoler, lui donna une belle robe d’honneur et lui dit : « Nul autre que moi-même ne te vengera, je te le promets ! » Et le vizir lui souhaita une longue vie et la tranquillité dans le bonheur Puis le sultan ordonna à ses crieurs publics de crier dans toute la ville l’avis suivant : « Si quelqu’un de vous, ô habitants, rencontre Ali-Nour, le fils du défunt vizir Ben-Khacân, qu’il se saisisse de lui et l’amène entre les mains du sultan, et il aura une belle robe d’honneur, en récompense, et la somme de mille dinars ! Mais si quelqu’un le voit et le cache, il subira un châtiment exemplaire ! » Mais, malgré toutes les recherches, nul ne sut ce qu’était devenu Ali-Nour. Voilà pour le sultan et ses gardes.

Mais pour ce qui est d’Ali-Nour et de Douce-Amie, ils arrivèrent en paix à Baghdad, et le capitaine leur dit : « La voici, cette ville fameuse, ce Baghdad séjour de douceur ! C’est la ville heureuse qui ne connaît point les rigueurs des frimas et des hivers, qui vit à l’ombre de ses rosiers, aux tiédeurs du printemps, au milieu de ses fleurs, de ses jardins, et au bruit de ses eaux murmurantes ! » Et Ali-Nour remercia le capitaine pour ses bontés pendant le voyage, et lui donna cinq dinars d’or pour prix de son passage et de celui de Douce-Amie, puis il quitta le navire et, suivi de Douce-Amie, il pénétra dans Baghdad.

Le destin voulut qu’Ali-Nour, au lieu de prendre la route ordinaire, en prît une autre qui le conduisit au milieu des jardins qui entourent Baghdad. Et ils s’arrêtèrent à la porte d’un jardin entouré d’une grande muraille et dont l’entrée était bien balayée, bien arrosée et avait de chaque côté un grand banc ajouré ; la porte, qui était très belle, était fermée ; mais, vers le haut, elle supportait de très belles lampes de toutes les couleurs ; et, tout à côté, il y avait un bassin où coulait l’eau limpide. Quant au chemin qui conduisait à cette porte, il était tracé entre deux files de poteaux qui supportaient de magnifiques étoffes en brocart toutes tendues au vent.

Alors Ali-Nour dit à Douce-Amie : « Par Allah ! cet endroit est bien beau ! » Elle répondit : « Reposons-nous alors ici pendant une heure, sur ces bancs. » Et ils montèrent sur l’un des grands bancs, après s’être bien lavé la figure et les mains à l’eau fraîche du bassin. Et ils s’assirent prendre le frais sur les bancs et respirèrent avec délices la brise douce qui passait ; et c’était si bon qu’ils ne tardèrent pas à s’endormir, après s’être couverts de leur grande couverture.

Or, ce jardin à la porte duquel ils s’étaient endormis s’appelait le Jardin des Délices, et au milieu de ce jardin il y avait un palais qui s’appelait le Palais des Merveilles, et c’était la propriété du khalifat Haroun Al-Rachid. Quand le khalifat se sentait la poitrine rétrécie, il venait se dilater et se distraire et oublier les soucis dans ce jardin et ce palais. Ce palais en entier n’était formé que d’une seule salle immense, percée de quatre-vingts fenêtres ; et à chaque fenêtre était suspendue une grande lampe pleine de clarté ; et au milieu de la salle il y avait un grand lustre en or massif, aussi éclatant que le soleil. Cette salle ne s’ouvrait que lorsque venait le khalifat ; et alors on allumait toutes les lampes et le grand lustre, et on ouvrait toutes les fenêtres, et le khalifat s’asseyait sur son grand divan tendu de soie, de velours et d’or, et ordonnait alors à ses chanteuses de chanter et aux joueurs d’instruments de le charmer de leur jeu ; mais celui dont il aimait à entendre surtout la voix, c’était son chantre préféré l’illustre Ishâk, celui dont les chants et les improvisations étaient connus du monde entier. Et c’est ainsi qu’au milieu du calme des nuits et de la tiédeur douce de l’air parfumé aux fleurs du jardin, le khalifat se dilatait la poitrine, dans la ville de Baghdad.

Or, celui que le khalifat avait mis comme gardien de ce palais et de ce jardin était un bon homme de vieillard, qui s’appelait le cheikh Ibrahim, et il montait une garde vigilante, de jour et de nuit, pour empêcher les promeneurs et les curieux et surtout les femmes et les enfants d’entrer dans le jardin et de lui abîmer ou de lui voler les fleurs et les fruits. Or, ce soir-là, comme il faisait sa lente ronde habituelle tout autour du jardin, il ouvrit la grande porte et vit sur le grand banc deux personnes endormies et couvertes de la même couverture. Et il fut très indigné et s’écria : « Comment ! voici deux personnes assez audacieuses pour contrevenir aux ordres sévères du khalifat qui m’a donné le droit, à moi, cheikh Ibrahim, de faire subir n’importe quel châtiment à toute personne qui s’approcherait de ce palais ! Aussi je vais leur faire sentir un peu ce qu’il en coûte de s’emparer ainsi du banc réservé aux hommes du khalifat ! » Et cheikh Ibrahim coupa une branche pliante et s’approcha des dormeurs et brandit la branche et allait les fouetter d’importance, quand soudain il pensa : « Ô Ibrahim, que vas-tu faire ? Frapper des personnes que tu ne connais pas et qui sont peut-être des étrangers ou même des mendiants de la route d’Allah que la destinée a dirigés de ton côté ! Il faudrait d’abord voir leur visage ! » Et cheikh Ibrahim enleva la couverture qui cachait leur visage, et aussitôt s’arrêta charmé par ces deux visages merveilleux dont les joues se touchaient dans le sommeil et paraissaient plus belles que les fleurs de son jardin. Et il pensa : « Qu’allais-je faire ? Qu’allais-tu faire, ô Ibrahim aveugle ! Tu mériterais qu’on te fouettât toi-même pour te punir de ton injuste colère ! » Puis cheikh Ibrahim recouvrit le visage des dormeurs, et s’assit à leurs pieds, et se mit à masser les pieds d’Ali-Nour, pour lequel il s’était senti une sympathie soudaine. Et Ali-Nour, sous la sensation de ces mains qui le massaient, ne tarda pas à se réveiller, et vit que le masseur était un vieillard respectable et eut grande honte d’être ainsi massé par lui, et retira aussitôt ses pieds et se mit sur son séant avec précipitation ; et il prit la main du vénérable cheikh et la porta à ses lèvres, puis à son front. Alors cheikh Ibrahim lui demanda : « Mon fils, d’où venez-vous tous deux ? » Ali-Nour répondit : « Ô seigneur, nous sommes des étrangers ! » Et les larmes lui vinrent aux yeux à ces paroles. Et le cheikh Ibrahim dit : « Ô mon enfant, je ne suis pas de ceux qui oublient que le Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) a recommandé, en plusieurs endroits du Livre, d’être hospitalier à l’égard des étrangers et de les recevoir avec cordialité et de bon cœur. Venez donc avec moi, mes enfants, et je vous ferai visiter mon jardin et mon palais, et de la sorte vous oublierez vos peines et vous vous épanouirez et dilaterez la poitrine ! » Alors Ali-Nour lui demanda : « Ô seigneur, à qui donc appartient ce jardin ? » Et cheikh Ibrahim, pour ne pas intimider Ali-Nour et aussi un peu pour se glorifier, lui répondit : « Ce jardin et ce palais m’appartiennent ; et ils me viennent comme héritage de ma famille ! » Alors Ali-Nour et Douce-Amie se levèrent, et, précédés de cheikh Ibrahim, ils franchirent la porte du jardin.

Ali-Nour avait vu a Bassra de bien beaux jardins, mais il n’en avait jamais même rêvé de semblable à celui-ci. La grande porte était formée d’arcades superposées du plus bel effet, et couverte de vignes grimpantes qui laissaient pendre lourdement de magnifiques grappes, les unes rouges comme des pierres de rubis, les autres noires comme l’ébène. L’allée où ils pénétrèrent était ombragée d’arbres fruitiers qui pliaient sous le poids de leurs fruits mûrs. Sur les branches les oiseaux gazouillaient dans leur langue des motifs aériens ; le rossignol modulait ses airs ; le tourtereau roucoulait sa plainte d’amour ; le merle sifflait de son sifflet humain ; le pigeon à collier répondait comme enivré de liqueurs fortes. Là, chaque arbre fruitier était représenté par ses deux meilleures espèces ; il y avait des abricotiers avec des fruits à amande douce et des fruits à amande amère ; il y avait même des abricotiers du Khorassan ; des pruniers aux fruits couleur des lèvres belles ; des mirabelles douces à enchanter ; des figues rouges, des figues blanches et des figues vertes d’un aspect admirable. Quant aux fleurs, elles étaient comme les perles et le corail ; les roses étaient plus belles que les joues des plus belles ; les violettes étaient sombres comme la flamme du soufre brûlé ; il y avait les blanches fleurs du myrte ; il y avait des giroflées et des violiers, des lavandes et des anémones. Toutes leurs corolles se diadémaient des larmes des nuées ; et les camomilles souriaient de toutes leurs dents au narcisse ; et le narcisse regardait la rose avec des yeux profonds et noirs. Le cédrat arrondi était comme la coupe sans anse ni goulot ; les limons pendaient comme des boules d’or. Toute la terre était tapissée de fleurs aux couleurs par milliers ; car le printemps était roi et dominait tout le bocage ; car les fleuves féconds s’enflaient, et les sources tintaient, et l’oiseau parlait et s’écoutait ; car la brise chantait comme une flûte, le zéphyr lui répondait avec douceur, et l’air résonnait de toute la joie !

C’est ainsi qu’Ali-Nour et Douce-Amie, avec le cheikh Ibrahim, firent leur entrée dans le Jardin des Délices. Et c’est alors que cheikh Ibrahim, qui ne voulait pas faire les choses à moitié, les invita à pénétrer dans le Palais des Merveilles. Il leur ouvrit la porte et ils entrèrent.

Ali-Nour et Douce-Amie s’arrêtèrent avec un éblouissement dans les yeux de toute la splendeur de cette salle inouïe, et de tout ce qu’elle avait en elle de choses extraordinaires, étonnantes et pleines d’agrément. Ils furent un long temps à en admirer la beauté sans pareille ; puis, pour se reposer les yeux de toute cette splendeur, ils allèrent s’accouder à une fenêtre donnant sur le jardin. Et Ali-Nour, devant tout ce jardin et ces marbres éclairés par la lune, se mit à penser à ses peines passées, et il dit à Douce-Amie : « Ô Douce-Amie, en vérité, ce lieu est pour moi plein de charmes. Il me rappelle tant de choses ! Et il fait descendre la paix en mon âme, et éteint le feu qui me consume et la tristesse, ma compagne ! »

Sur ces entrefaites le cheikh Ibrahim leur apporta des provisions qu’il était allé chercher, et ils mangèrent leur plein ; puis ils se lavèrent les mains, et de nouveau allèrent s’accouder à la fenêtre et regarder les arbres chargés de leurs beaux fruits. Au bout d’un certain temps, Ali-Nour se tourna vers cheikh Ibrahim et lui dit : « Ô cheikh Ibrahim n’aurais-tu donc rien à nous donner comme boisson ? Car il me semble bien que d’ordinaire on doit boire après avoir mangé ! » Alors le cheikh Ibrahim leur apporta une porcelaine remplie d’une eau douce et fraîche. Mais Ali-Nour lui dit : « Que nous apportes-tu donc là ? Ce n’est pas du tout cela que je désire ! » Il lui répondit : C’est donc du vin que tu désires ? » Ali-Nour dit : « Mais oui, certes ! » Cheikh Ibrahim reprit : « Qu’Allah m’en garde et m’en protège ! Il y a treize ans que je m’abstiens de cette boisson néfaste, car le Prophète (que sur lui soient la prière et la paix d’Allah !) a maudit celui qui boit n’importe quelle boisson fermentée, celui qui l’exprime et celui qui la porte pour la vendre ! » Alors Ali-Nour lui dit : « Permets-moi, ô cheikh, de le dire deux mots ! » Il répondit : « Dis-les ! » Il dit : « Si je t’indique le moyen de faire ce que je le demande, sans que tu sois ni le buveur du vin ni son fabricant ni son porteur, serais-tu fautif ou maudit d’après les Paroles ? » Il répondit : « Je crois que non. » Ali-Nour reprit : « Prends donc ces deux dinars et ces deux drachmes, monte sur cet âne qui est à la porte du jardin et qui nous a portés jusqu’ici, et va au souk, et arrête-toi a la porte du marchand d’eaux distillées de roses et de fleurs, qui a toujours du vin dans le fond de sa boutique ; et le premier passant que tu verras tu l’arrêteras et tu le prieras, en lui remettant l’argent, d’aller lui-même l’acheter la boisson, et cela pour deux dinars d’or, et tu lui donneras les deux drachmes pour sa peine. Et il te mettra lui-même les cruches de vin sur l’âne, et, comme c’est l’âne qui les portera, le passant qui les achètera, et nous qui les boirons, de cette façon tu ne seras pour rien dans cette affaire, et tu ne seras ainsi le buveur ni le fabricant ni le porteur ! Et, de cette façon, tu n’auras rien à redouter pour manquement à la sainte loi du Livre ! » Et le cheikh se mit, à ces paroles, à rire bruyamment, et dit à Ali-Nour : « Par Allah ! de ma vie je n’ai rencontré quelqu’un aussi gentil que toi ni doué de tant d’esprit et de charme ! » Et Ali-Nour répondit : « Par Allah ! nous sommes tous deux tes obligés, ô cheikh Ibrahim ! Mais nous n’attendons plus de toi que ce service que nous te demandons instamment ! » Alors le cheikh Ibrahim, qui, jusqu’à ce moment, n’avait pas voulu révéler l’existence au palais de toutes les boissons fermentées, dit à Ali-Nour : « Ô mon ami, voici les clefs de mon cellier et de ma dépense, qui sont toujours remplis pour faire honneur à l’émir des Croyants quand il vient ici m’honorer de sa présence. Tu peux y entrer et prendre à ta guise tout ce qui t’y plaira ! »

Alors Ali-Nour entra dans le cellier et ce qu’il y vit le jeta dans la stupéfaction : tout le long des murs et sur des étagères, en bon ordre, étaient rangés des vases et des vases tout en or massif, en argent massif et en cristal ; et ces vases étaient incrustés de toutes les espèces de pierreries. El Ali-Nour finit par se décider, et il choisit ce qu’il voulut, et retourna dans la grande salle ; il déposa les vases précieux sur le tapis, s’assit à côté de Douce-Amie, versa le vin dans des coupes magnifiques en verre cerclé d’or, et se mit à boire, lui et Douce-Amie, tout en s’émerveillant de toutes les choses contenues dans ce palais. Et bientôt cheikh Ibrahim vint leur offrir des fleurs odorantes, et se retira discrètement plus loin, selon l’usage, quand il y a un homme assis avec sa femme. Et tous deux recommencèrent à boire jusqu’à ce que le vin les dominât ; alors leurs joues se colorèrent, leurs yeux brillèrent comme ceux des gazelles, et Douce-Amie dénoua ses cheveux. Et le cheikh Ibrahim, à cette vue, fut pris d’une grande envie et se dit : « Pourquoi enfin m’asseoir ainsi loin d’eux au lieu de me réjouir avec eux. Et quand pourrai-je jamais me trouver à pareille fête, aussi charmante que celle que me donne la vue de ces deux admirables et beaux jeunes gens que l’on prendrait pour deux lunes ! » Et le cheikh Ibrahim, là-dessus, s’avança et s’assit à l’autre bout de la salle de réunion. Alors Ali-Nour lui dit : « Ô seigneur, je te conjure par ma vie, de t’approcher et de t’asseoir avec nous ! » Et le cheikh Ibrahim vint s’asseoir à côté d’eux, et Ali-Nour prit la coupe, la remplit et la tendit à cheikh Ibrahim en lui disant : « Ô cheikh, prends et bois ! et tu en connaîtras toute la saveur ! et tu sauras le délice du fond de la coupe ! » Mais le cheikh Ibrahim répondit : « Qu’Allah me protège ! ô jeune homme, ignores-tu donc que voici bientôt treize ans que je n’ai commis pareil manquement ? Et ne sais-tu que j’ai accompli deux fois mes devoirs de hadj à la Mecque glorieuse ? » Et Ali-Nour, qui voulait à toute force griser le cheikh Ibrahim, voyant qu’il n’arriverait pas à ses fins par la persuasion, n’insista pas davantage ; il but lui-même la coupe pleine, la remplit et la but de nouveau, puis, au bout de quelques instants, simula tous les gestes d’un ivrogne et finit par se jeter par terre, où il fit semblant de dormir. Alors Douce-Amie coula un long regard désolé et complexe sur cheikh Ibrahim et lui dit : « Ô cheikh Ibrahim, regarde comment cet homme se comporte vis-à-vis de moi ! » Il lui répondit : « Quelle désolation ! mais qu’a-t-il donc à agir de la sorte ? » Elle dit : « Si encore c’était la première fois ! Mais c’est toujours ainsi qu’il fait ! Il se met à boire et à boire, et coup sur coup, puis il se grise et s’endort, et me laisse ainsi toute seule sans compagnon et sans personne qui me tienne compagnie et boive avec moi ! Et je ne trouve de la sorte de goût à la boisson, puisque personne ne partage ma coupe, et je n’ai même plus le désir de chanter, puisque personne ne m’entend ! » Alors le cheikh Ibrahim, qui, sous l’influence de ces regards ardents et de cette voix chantante, sentait tous ses muscles frémir, lui dit : « En vérité, ce n’est point là une façon bien gaie de boire ! » Et Douce-Amie remplit alors la coupe, la lui tendit en le regardant langoureusement et lui dit : « Par ma vie ! je te prie de prendre cette coupe et de l’accepter pour me faire plaisir ! Et, de la sorte, je t’aurai bien de la gratitude ! » Alors le cheikh Ibrahim tendit la main, prit la coupe et la but. Et Douce-Amie la lui remplit de nouveau et il la but, puis une troisième fois en lui disant : « Oh ! mon cher seigneur, rien que celle-ci encore ! » Mais il lui répondit : « Par Allah ! je n’en puis plus ! ce que j’ai déjà bu est bien suffisant ! » Et elle insista beaucoup et avec beaucoup de gentillesse et, en se penchant vers lui, elle lui dit : « Par Allah ! il le faut absolument ! » Et il prit la coupe et la porta à ses lèvres, mais juste à ce moment. Ali-Nour éclata de rire et se mit brusquement sur son séant…

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et, discrète, remit au lendemain la suite de son histoire.


AUSSI LORSQUE FUT
LA TRENTE-CINQUIÈME NUIT

Elle dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, qu’Ali-Nour éclata de rire et se mit brusquement sur son séant et dit à cheikh Ibrahim : « Que fais-tu donc là ? Ne t’avais-je pas conjuré, il y a juste une heure, de me tenir compagnie, et n’avais-tu pas refusé, et ne m’avais-tu pas dit : Il y a treize ans que je n’ai fait pareille chose ! » Alors le cheikh Ibrahim eut bien honte, mais il se ravisa et se hâta de dire : « Par Allah ! je n’ai rien à me reprocher ! Toute la faute est à elle, qui a beaucoup insisté pour cela ! » Alors Ali-Nour se mit à rire ainsi que Douce-Amie, qui finit par se penchera son oreille et lui dit : « Laisse-moi faire, et ne le raille plus ! Et tu verras comme nous allons rire à ses dépens ! » Puis elle se versa une coupe et la but, en versa une à Ali-Nour qui la but, et continua ainsi à boire et à offrir à boire à Ali-Nour, sans plus faire la moindre attention à cheikh Ibrahim. Alors cheikh Ibrahim, qui les regardait faire fort étonné, finit par leur dire : « Quelle est donc cette façon d’inviter les gens à venir boire avec vous autres ? Est-ce donc simplement pour qu’on vous regarde faire ? » Et Ali-Nour et Douce-Amie se mirent à rire et tellement qu’ils s’évanouirent. Alors ils voulurent bien consentir à le faire boire avec eux, et continuèrent à boire de la sorte jusqu’au tiers de la nuit.

À ce moment, Douce-Amie dit à cheikh Ibrahim : « Ô cheikh Ibrahim, veux-tu bien me permettre de me lever pour aller allumer une de ces chandelles ? » Il lui répondit, déjà à moitié ivre : « Oui ! lève-toi, mais n’en allume qu’une seule, une seule ! » Et elle se leva aussitôt, et courut allumer non point une, mais toutes les chandelles des quatre-vingts chandeliers de la salle, et revint prendre sa place. Alors Ali-Nour dit à cheikh Ibrahim : « Ô cheikh ! que j’ai du plaisir à rester avec toi ! Mais ne veux-tu point me permettre d’allumer un de ces flambeaux ? » Et le cheikh Ibrahim lui répondit : « Soit ! lève-toi et allume un de ces flambeaux, mais un seul ! et ne crois point me tromper ! » Et Ali-Nour se leva et alla allumer non point un, mais les quatre-vingts flambeaux et les quatre-vingts lustres de la salle, sans que cheikh Ibrahim y eût prêté la moindre attention. Alors toute la salle, tout le palais et tout le jardin furent dans l’illumination. Et le cheikh Ibrahim dit : « En vérité, vous êtes tous deux encore plus libertins que moi ! » Et comme il était devenu complètement ivre, il se leva et alla, en marchant de côté et d’autre, ouvrir toutes les fenêtres, les quatre-vingts fenêtres de la salle de réunion, et revint s’asseoir et continuer à boire avec les deux jeunes gens, et à faire avec eux résonner la salle de rires et de chansons.

Mais le destin, qui est entre les mains d’Allah l’Omniscient, l’Entendeur de tout, le Créateur des causes et des effets, voulut que le khalifat Haroun Al-Rachid fût, juste à cette heure, assis à prendre le frais, en face, à la clarté de la lune, à l’une des fenêtres de son palais qui s’avançait sur le Tigre. Et, comme il regardait par hasard de ce côté-là, il vit toute cette illumination qui se réfractait et brillait dans l’air et à travers l’eau. Et il ne sut que penser, et commença par faire appeler son grand-vizir Giafar Al-Barmaki. Et lorsque Giafar se fut présenté entre ses mains, il lui cria : « Ô chien d’entre les vizirs ! tu es mon serviteur et tu ne me mets pas au courant des choses qui se passent à Baghdad, ma ville ? » Et Giafar lui répondit : « Je ne sais point ce que tu veux me dire par ces paroles ! » Et le khalifat lui cria : « Certes ! à cette heure Baghdad serait pris d’assaut par l’ennemi qu’il ne se passerait pas pire crime que celui-là ! Ô maudit, ne vois-tu point que mon Palais des Merveilles est dans l’illumination ! Et tu ignores quel est l’homme assez audacieux ou assez puissant pour pouvoir ainsi éclairer toute la grande salle, en allumer tous les lustres et tous les flambeaux et en ouvrir toutes les fenêtres ! Malheur à toi ! Le titre de khalifat ne m’appartient-il donc plus, pour que cette chose puisse être accomplie sans que je le sache ? » Et Giafar, un moment tout tremblant, répondit : « Mais qui donc t’a dit que le Palais des Merveilles a ses fenêtres ouvertes, ses lustres et ses flambeaux allumés ? » Et le khalifat dit ; « Approche-toi d’ici et regarde ! » Et Giafar s’approcha du khalifat et regarda du côté des jardins et vit toute cette illumination qui faisait paraître le palais comme en feu et plus brillant que la clarté de la lune. Alors Giafar comprit que ce devait être une imprudence de cheikh Ibrahim ; et comme il était d’un naturel bon et plein de compassion, il pensa aussitôt à imaginer quelque chose pour excuser le cheikh Ibrahim, le vieux gardien du jardin et du palais, qui probablement ne faisait la chose que pour essayer d’en tirer quelque profit. Il dit donc au khalifat : « Ô émir des Croyants ! le cheikh Ibrahim était venu me trouver la semaine dernière et m’avait dit : « Ô mon maître Giafar, mon souhait le plus ardent est de célébrer les cérémonies de la circoncision de mes fils sous les auspices et durant ta vie et la vie de l’émir des Croyants ! » Je lui avais répondu : « Et que souhaites-tu de moi, ô cheikh ? » Il m’avait dit : « Je souhaite simplement pouvoir, par ton entremise, obtenir le permis de la part du khalifat de célébrer les cérémonies de la circoncision de mes fils dans la grande salle du Palais des Merveilles. » Et je lui avais répondu : « Ô cheikh ! tu peux dès à présent préparer tout ce qu’il faut pour cette fête. Quant à moi, si Allah veut ! j’aurai une audience du khalifat et je lui soumettrai ton vœu ! » Alors le cheikh Ibrahim était parti là-dessus. Quant à moi, ô émir des Croyants, j’avais complètement oublié de te faire connaître la chose en question ! » Alors le khalifat répondit : « Ô Giafar, au lieu d’une faute tu t’es rendu coupable de deux fautes punissables. Et je dois te punir pour deux points. Le premier point, c’est que tu ne m’as pas mis au courant du premier point en question. Le second point, c’est que tu n’as pas accordé la chose souhaitée à ce pauvre cheikh Ibrahim qui devait la désirer ardemment. En effet, si le cheikh Ibrahim est venu l’implorer ; c’était simplement pour te faire comprendre qu’il avait besoin, lui, malheureux, de quelque argent pour couvrir ses frais. Or, d’un côté, tu ne lui as rien donné et, d’un autre côté, tu ne m’as point prévenu pour que ie puisse lui donner moi-même quelque chose ! » Et Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, j’ai oublié ! « Alors le khalifat lui répondit : « Soit ! je te pardonne cette fois ! Mais maintenant, par les mérites de mes pères et de mes ancêtres ! il nous faut, dès cet instant, aller achever notre nuit chez le cheikh Ibrahim ; car c’est un homme de bien, un homme consciencieux, fort estimé de tous les principaux cheikhs de Baghdad, qui le visitent souvent ; je sais qu’il est secourable envers les pauvres et plein de compassion pour tous les besogneux ; et je suis sûr qu’en ce moment il doit avoir chez lui tout ce monde-là qu’il héberge et nourrit pour Allah ! Aussi, en allant ainsi là-bas, peut-être que l’un de ces pauvres fera pour nous quelque vœu qui nous profitera en ce monde et dans l’autre ; et peut-être aussi que notre visite sera de quelque profit au bon cheikh Ibrahim qui sera, à ma vue, au comble de la joie, lui et tous ses amis ! » Mais Giafar répondit : « Ô émir des Croyants, voici que la plus grande partie de la nuit est écoulée ; et tous les invités du cheikh Ibrahim doivent en ce moment être sur le point de s’en aller ! » Et le khalifat dit : « Il nous faut absolument aller au milieu d’eux ! » Et Giafar fut obligé de se taire ; mais il devint fort perplexe et ne sut plus que faire.

Cependant le khalifat se leva à l’instant même sur ses deux pieds, Giafar se leva entre ses mains, et, tous deux suivis de Massrour le porte-glaive, ils se dirigèrent du côté du Palais des Merveilles, toutefois après avoir pris la précaution de se déguiser tous les trois en marchands.

Ils arrivèrent, après avoir traversé les rues de la ville, au Jardin des Délices. Et le khalifat s’avança le premier, et vit que la grande porte en était ouverte ; et il fut fort étonné et dit à Giafar : « Regarde ; voilà que le cheikh Ibrahim a laissé la porte ouverte. En vérité, ce n’est point son habitude ! » Ils entrèrent pourtant tous les trois et traversèrent le jardin et arrivèrent au bas du palais. Et le khalifat dit : « Ô Giafar ! Il me faut d’abord les observer tous en cachette et sans bruit, avant que d’entrer chez eux, et cela pour voir un peu ce que le cheikh Ibrahim a comme invités, pour juger du nombre des principaux cheikhs et des présents qu’ils ont faits au cheikh Ibrahim, et des dons généreux dont ils l’ont comblé. Mais maintenant ils doivent tous être absorbés dans les pratiques religieuses des cérémonies, et chacun dans son coin, car je ne leur entends guère de voix et je ne leur constate guère de présence ! » Puis, à ces paroles, le khalifat regarda autour de lui et vit un grand noyer très haut ; et il dit : « Ô Giafar, je veux monter sur cet arbre, car ses branches sont proches des fenêtres ; et, de là, je pourrai regarder à l’intérieur. Aide-moi donc ! » Et le khalifat monta sur l’arbre, et ne cessa de grimper d’une branche à une autre branche qu’il n’eût atteint la branche qui était directement en face de l’une des fenêtres. Il s’assit alors sur la branche et regarda à travers la fenêtre.

Et voici qu’il vit un adolescent et une adolescente, tous les deux comme deux lunes, — gloire soit rendue à Celui qui les a créés ! — et il vit le cheikh Ibrahim, le gardien de son jardin, assis entre eux deux, la coupe à la main ; et il l’entendit qui disait à l’adolescente : « Ô souveraine des beautés, la boisson n’acquiert tout son délice que par la chanson ! Aussi, pour t’encourager à nous charmer de ta voix merveilleuse, je vais le chanter ce que dit le poète ! Écoute :

« Ya leili ! Ya eini[2].

Ne bois jamais sans une chanson de ton amie ! car, moi, j’ai remarqué que le cheval ne boit qu’au rythme du sifflement.

Ya leili ! Ya eini.

Puis ! cajole ton amie et flatte-la et caresse-la. Puis !… fonds sur elle et étends-la ! Tu as le grand et elle a le petit !...

Ya leili ! Ya eini ! »

En voyant le cheikh Ibrahim dans cette posture et en entendant de sa bouche cette chanson plutôt vive et guère convenable pour son âge de vieux gardien du palais, le khalifat sentit de colère la sueur jaillir d’entre ses yeux ; et il se hâta de descendre de l’arbre, et regarda Giafar et lui dit : « Ô Giafar, de ma vie je n’ai eu sous les yeux un spectacle aussi édifiant que celui des respectables cheikhs de mosquée qui sont dans cette salle, en train de pieusement remplir les cérémonies pieuses de la circoncision. Cette nuit est, en vérité, une nuit pleine de bénédiction ! Monte donc à ton tour sur l’arbre et hâte-toi de regarder dans la salle, de peur de manquer une occasion de te sanctifier, grâce aux bénédictions de ces dignes cheikhs de mosquée ! » Lorsque Giafar entendit les paroles de l’émir des Croyants, il devint fort perplexe, mais il n’hésita pas longtemps et se hâta d’escalader l’arbre et arriva en face de la fenêtre et regarda à l’intérieur. Et il vit le spectacle du groupe formé par les trois buveurs : cheikh Ibrahim, la coupe à la main et la tête branlante pendant qu’il chantait, Ali-Nour et Douce-Amie qui le regardaient, et l’écoutaient et riaient extrêmement.

À cette vue, Giafar n’eut plus aucun doute sur sa perte. Pourtant il descendit de l’arbre et s’arrêta entre les mains de l’émir des Croyants. Et le khalifat lui dit : « Ô Giafar, béni soit Allah qui nous a faits de ceux qui suivent avec ferveur les cérémonies extérieures des purifications, comme en cette nuit même, et qui nous éloigne de la route mauvaise des tentations et de l’erreur et de la vue des débauchés ! » Et Giafar, tant grande était sa confusion, ne savait que répondre. Le khalifat continua en regardant Giafar : « Mais autre chose ! je voudrais bien savoir qui a pu conduire jusqu’en ce lieu ces deux jeunes gens qui m’ont l’air d’être des étrangers. En vérité, je dois te dire, ô Giafar, que jamais mes yeux n’ont rien vu, en beauté, en perfections, en finesse de taille, en charmes de toute sorte, comme cet adolescent et comme cette adolescente ! » Alors Giafar implora son pardon du khalifat, qui le lui accorda ; et il dit : « Ô khalifat, en vérité, tu as dit vrai. Ils sont fort beaux ! » Et le khalifat alors dit : « Ô Giafar, remontons donc tous deux, ensemble, sur l’arbre, et continuons à les observer de notre branche. » Et tous deux remontèrent sur l’arbre et s’assirent sur la branche, en face de la fenêtre, et ils regardèrent.

Justement en ce moment, le cheikh Ibrahim disait : « Ô ma souveraine, le vin des coteaux m’a fait rejeter au loin la stérile gravité des mœurs et leur laideur ! Mais mon bonheur ne sera complet qu’en t’entendant pincer les cordes d’harmonie ! » Et Douce-Amie lui dit : « Mais, ô cheikh Ibrahim, par Allah ! comment pincer les cordes d’harmonie si je n’ai point d’instrument à cordes ? » Lorsque le cheikh Ibrahim entendit ces paroles de Douce-Amie, il se leva debout sur ses deux pieds, et le khalifat dit à l’oreille de Giafar : « Qui sait ce qu’il va maintenant faire, ce vieux libertin ? » Et Giafar répondit : « Je n’en sais rien. » Cependant le cheikh Ibrahim, qui s’était absenté quelques instants, revint bientôt dans la salle en tenant à la main un luth. Et le khalifat regarda ce luth avec attention et vit que c’était justement le luth dont jouait d’ordinaire son chanteur favori, Ishâk, quand il y avait fête au palais ou simplement pour le distraire. Alors le khalifat dit : « Par Allah ! c’est trop ! Pourtant je veux bien entendre chanter cette adolescente merveilleuse ; mais si elle chante mal, ô Giafar, je vous ferai tous crucifier jusqu’au dernier ; et si elle chante avec savoir et avec agrément, je ferai grâce à tous ceux-là, ces trois, mais toi, ô Giafar, tout de même je te crucifierai. » Alors Giafar s’écria : « Allah-oumma ! puisse-t-elle ne pas savoir chanter, dans ce cas ! » Et le khalifat, étonné, lui dit : « Pourquoi préfères-tu le premier cas au second ? » Giafar répondit : « Parce que, crucifié en leur compagnie, je trouverai avec qui passer assez gaîment les heures de mon supplice ! et nous nous tiendrons mutuellement compagnie ! » À ces paroles, le khalifat se prit à rire, en silence.

Cependant l’adolescente tenait déjà le luth d’une main et, de l’autre, elle en accordait savamment les cordes. Après quelques préludes très lointains et très doux, elle pinça les cordes qui vibrèrent de toute leur âme, à rendre liquide le fer, à réveiller le mort et à toucher le cœur de la roche et de l’acier. Puis, soudain, s’accompagnant, elle chanta :

« Ya leil… !

Mon ennemi, quand il me vit, vit combien l’amour aimait à me désaltérer à sa fontaine ! Et il s’écria : « Elle est trouble, l’eau de sa fontaine ! »

Ya ein… !

Mon ami, s’il prête l’oreille à de tels cris, n’a qu’à s’éloigner au très-loin ! mais oubliera-t-il jamais qu’elles me sont toutes dues, les délices goûtées et les folies de nos amours ! Ô délices et folies de nos amours !…

Ya leil… ! »

Douce-Amie, ayant chanté, continua à faire vibrer seul l’harmonieux luth aux cordes vivantes ; et le khalifat fit tous ses efforts pour ne pas crier extatiquement, en répons, un « Ah ! » ou un « Ya ein… ! » de plaisir. Et il dit : « Par Allah ! ô Giafar, de ma vie je n’ai entendu une voix aussi merveilleuse et ravissante que la voix de cette jeune esclave ! » Et Giafar sourit et répondit : « J’espère maintenant que la colère du khalifat contre son serviteur s’est évanouie ! » Il répondit : « Certainement, ô Giafar, elle s’est évanouie ! » Puis le khalifat et Giafar descendirent de l’arbre, et le khalifat dit à Giafar : « Maintenant je veux entrer dans la salle, m’asseoir au milieu d’eux, et entendre la jeune esclave chanter devant moi. » Il répondit : « Ô émir des Croyants, si tu apparaissais au milieu d’eux, ils en seraient fort dérangés ; et quant au cheikh Ibrahim, il en mourrait de frayeur, sûrement ! » Alors le khalifat dit : « Il le faut donc, ô Giafar, m’indiquer quelque combinaison pour arriver à connaître ce qu’il en est exactement de toute cette affaire, sans donner l’éveil à ceux-là et sans nous faire reconnaître. »

Là-dessus, le khalifat et Giafar, tout en songeant profondément à combiner le stratagème, se dirigèrent lentement du côté de la grande pièce d’eau située au milieu du jardin. Cette pièce d’eau communiquait avec le Tigre et contenait une quantité prodigieuse de poissons qui venaient s’y réfugier et chercher la nourriture qu’on leur jetait. Aussi le khalifat avait précédemment remarqué que les pécheurs s’y donnaient rendez-vous, et même, un jour qu’il était à l’une des fenêtres du Palais des Merveilles, il avait vu et entendu les pêcheurs, et il avait donné ordre à cheikh Ibrahim de ne jamais permettre aux pêcheurs d’entrer dans le jardin et de pêcher dans la pièce d’eau ; et il lui avait commandé de punir sévèrement tout coupable.

Or, ce soir-là, comme la porte du jardin avait été laissée ouverte, un pêcheur était entré et avait dit en son âme : « Voilà pour moi une bonne occasion de faire une pêche fructueuse ! » Ce pêcheur s’appelait Karim et était fort connu parmi les pêcheurs du Tigre. Il avait donc jeté son filet dans la pièce d’eau et, en attendant, il s’était mis à chanter ces vers admirables :

« Ô voyageur sur l’eau ! tu voyages en oubliant les périls et la perdition. Quand donc cesseras-tu de t’agiter et sauras-tu que la fortune jamais ne te viendra si tu la cherches ?

Vois-tu point la mer furibonde et le pêcheur las ? Il est las durant les nuits et fatigué, alors que les nuits sont pleines d’étoiles, que les nuits sont sereines et pleines d’étoiles !

Il a tendu son filet de corde que la vague soufflette ; et ses yeux ne voient et ne regardent d’autres seins que le sein de son filet.

Ne fais point comme le pêcheur, ô voyageur ! Regarde ! voici en son palais l’homme qui sait le prix de la vie et de la terre, qui sait jouir des jours de la terre et des nuits de la terre et des biens de la terre ! Heureux, son esprit est au repos ; et il vit de tous les fruits de la terre.

Regarde ! voici qu’il se réveille au matin après sa nuit de délices. Il se réveille au matin sous le sourire d’une gazelle adolescente, sous le regard de deux yeux de gazelle qui lui appartiennent et lui sourient !

Gloire à mon Seigneur ! Il donne à l’un et prive l’autre. L’un fait la pêche et l’autre mange le poisson ! Gloire à mon Seigneur ! »

Lorsque Karim le pêcheur eut fini de chanter, le khalifat tout seul s’avança de son côté, se tint debout derrière lui, le reconnut et lui dit soudain : « Ô Karim ! » Et Karim se retourna, saisi, en entendant son nom. Et, à la clarté de la lune, il reconnut le khalifat. Et il fut paralysé par la terreur. Puis il se reprit un peu et dit : « Par Allah ! ô émir des Croyants, ne crois point que je le fais pour enfreindre tes ordres ; mais c’est la pauvreté seule et ma nombreuse famille qui me poussent, ce soir, à agir de la sorte ! » Et le khalifat dit : « Bien ! ô Karim, je veux bien ne point te voir. Mais veux-tu essayer de jeter ton filet en mon nom pour voir un peu ma chance ? » Alors le pêcheur fut dans la joie la plus grande et se hâta de jeter son filet à l’eau en invoquant le nom d’Allah, et il patienta jusqu’à ce que le filet eût atteint le fond de l’eau. Il le retira alors et y trouva de toutes les espèces de poissons, et en nombre incalculable. Et le khalifat en fut fort satisfait et lui dit : « Maintenant, ô Karim, déshabille-toi entièrement ! » Et Karim se hâta de se déshabiller. Il enleva un à un ses vêtements : sa robe de dessus aux manches amples, et toute rapiécée de pièces multicolores et de morceaux de laine de mauvaise qualité, et toute pleine de punaises de la variété à queue et de puces assez nombreuses pour couvrir la surface de la terre, son turban, qu’il n’avait pas déroulé depuis trois ans, et dont l’étoffe était faite de plusieurs morceaux de chiffons ramassés au hasard, et qui contenait des poux grands et des poux petits, de blancs et de noirs et d’autres aussi. Puis il déposa sa robe et son turban et se tint ainsi tout nu devant le khalifat. Alors le khalifat commença, lui aussi, à se déshabiller. Il enleva d’abord sa première robe en soie iskandarani et sa seconde robe en soie baâlbaki, puis son mantelet de velours et son gilet, et dit au pêcheur : « Karim, prend ces vêtements et mets-les toi-même ! » Puis le khalifat prit lui-même la robe aux larges manches du pêcheur et son turban et s’en vêtit ; puis il s’enroula autour du menton le cache-nez de Karim et lui dit : « Tu peux maintenant t’en aller à tes affaires. » Et l’homme se mit à remercier le khalifat et lui récita ces deux strophes :

« Tu m’as rendu le maître d’une richesse sans bornes, comme sans bornes sera mon remercîment ; et tu me comblas de tous les dons, sans compter.

Je te glorifierai donc tant que je serai au nombre des vivants ; et, à ma mort, mes os dans le sépulcre te remercieront encore. »

Mais à peine le pêcheur Karim avait-il fini de réciter ces vers que le khalifat sentit toute sa peau envahie par les punaises et les poux qui avaient élu domicile dans les loques du bonhomme, et tout cela se mit à circuler activement tout le long de son corps. Alors il se mit, de la main droite et de la main gauche, à les attraper par grosses poignées sur sa nuque, sur sa poitrine et partout, et à les jeter au loin avec horreur, en mouvements désordonnés et effarés. Puis il dit au pêcheur : «  Misérable Karim ! comment as-tu fait pour ainsi rassembler dans tes manches et dans ton turban toutes les bêtes malfaisantes ! » Et Karim répondit : « Seigneur, ne crains rien, crois-moi ! maintenant tu sens les piqûres de ces poux ; mais si tu as la patience de faire comme moi, dans une semaine d’ici tu ne sentiras plus rien et tu seras désormais à l’abri de leurs piqûres ; et tu n’y prêteras plus la moindre attention ! » Et le khalifat se prit à rire malgré toute son horreur, mais il dit : « Malheur ! comment vais-je pouvoir laisser cette robe sur mon corps ? » Le pêcheur dit : « Ô émir des Croyants, je voudrais bien te dire quelques paroles, mais j’éprouve une grande honte de les prononcer en présence de l’auguste khalifat ! » Il répliqua : « Dis tout de même ce que tu as à dire. » Karim répondit : « Il m’est passé par l’idée, ô commandeur des Croyants, que tu as voulu apprendre à pêcher pour avoir entre tes mains un métier qui te fît gagner ta vie ! Si cela était ainsi, ô commandeur des Croyants, ces habits et ce turban feront bien l’affaire ! » Alors le khalifat se mit à rire beaucoup des paroles du pêcheur, et le renvoya. Et Karim s’en alla en l’état de son chemin, et le khalifat se hâta de prendre la corbeille en feuilles de palmier où étaient les poissons de la pêche, couvrit soigneusement ces poissons avec de bonnes herbes fraîches et, chargé de la sorte, il alla retrouver Giafar et Massrour, qui l’attendaient un peu plus loin. En le voyant, Giafar et Massrour ne doutèrent pas que ce ne fût Karim le pêcheur, et Giafar eut peur pour le pêcheur de la colère du khalifat et lui dit : « Ô Karim, que viens-tu faire ici ? Hâte-toi de te sauver, car le khalifat est dans le jardin, cette nuit ! » Lorsque le khalifat entendit les paroles de Giafar, il fut pris d’un tel rire qu’il se renversa sur son derrière. Et Giafar s’écria : « Par Allah ! c’est notre souverain et maître, l’émir des Croyants lui-même ! » Et le khalifat répondit : « Mais oui, ô Giafar, et tu es mon grand-vizir, et c’est avec toi que je suis venu jusqu’ici, et tu ne m’as pas reconnu ! Aussi comment veux-tu maintenant que le cheikh Ibrahim me reconnaisse, lui qui est tout à fait ivre ? Ne bouge donc pas d’ici et attends-moi jusqu’à mon retour ! » Et Giafar répondit : « J’écoute et j’obéis ! »

Alors le khalifat s’avança du côté de la porte du palais et frappa. Et aussitôt, à l’intérieur de la grande salle, le cheikh Ibrahim se leva et s’écria : « Qui est à la porte ? » Il répondit : « C’est moi, ô cheikh Ibrahim ! » Il dit : « Et qui es-tu ? » Il répondit : « Moi, Karim le pêcheur ! J’ai appris que tu avais cette nuit des invités, et je suis venu t’apporter d’excellent poisson bien frais et tout frétillant encore ! »

Or, Ali-Nour et Douce-Amie aimaient beaucoup le poisson, justement. Aussi, à ces mots de poisson bien frais et tout frétillant encore, ils se réjouirent tous deux au comble de la joie, et Douce-Amie s’écria : « Ouvre-lui vite, ô cheikh Ibrahim, et laisse-le entrer avec le poisson qui est avec lui ! » Alors le cheikh Ibrahim se décida à ouvrir la porte, et le khalifat, déguisé toujours en pêcheur, put entrer librement, et commença à faire les saluts d’usage. Mais le cheikh Ibrahim l’interrompit par un éclat de rire et s’écria : « Bienvenu soit entre nous le larron, le voleur de ses partenaires ! Hardi ! viens nous montrer ce poisson fameux que tu as ! » Et le pêcheur enleva l’herbe fraîche et leur montra le poisson dans la corbeille ; et ils virent que le poisson était bien vivant et frétillait encore. Alors Douce-Amie s’écria : « Par Allah ! ô mes maîtres, que ce poisson est beau ! c’est dommage qu’il ne soit pas frit ! » Le cheikh Ibrahim s’écria : « Par Allah ! tu dis vrai ! » Et il se tourna vers le khalifat et lui dit : « Ô pêcheur, quel dommage que tu ne sois pas venu avec ce poisson une fois frit ! Prends-le donc et va vite nous le faire frire, et apporte-le-nous ensuite ! » Le khalifat répondit : « Sur ma tête tes ordres ! je vais le faire frire et je vous le rapporterai aussitôt. » Ils lui répondirent tous à la fois : « Oui ! dépêche-toi de le faire frire et de nous le rapporter ! »

Le khalifat se hâta de sortir et courut retrouver Giafar et lui dit : « Ô Giafar, ils demandent que le poisson soit frit ! » Il répondit : « Ô émir des Croyants, donne-le moi et je le ferai frire moi-même ! » Le khalifat dit : « Par la tombe de mes pères et de mes ancêtres ! nul autre que moi ne fera frire ce poisson ; et de ma propre main ! » Le khalifat alors alla à la hutte de roseaux qui servait d’habitation au gardien du jardin, cheikh Ibrahim ; il se mit à fureter partout et trouva tout ce qu’il fallait en fait d’ustensiles à friture et d’ingrédients, même le sel, le thym, les feuilles de laurier et autres choses semblables. Il s’approcha du fourneau et se dit en lui-même : « Ô Haroun, souviens-toi que dans ta jeunesse tu aimais beaucoup à aller stationner dans la cuisine, avec les femmes, et que tu te mêlais de la cuisine ! C’est maintenant le moment de montrer ton art ! » Il prit alors la poêle, la mit sur le feu, mit le beurre et attendit. Quand le beurre fut bien bouillant, il prit le poisson qu’il avait bien écaillé, nettoyé, lavé, salé et enduit légèrement de farine, et le mit dans la poêle. Le poisson bien cuit d’un côté, il le tourna sur l’autre côté avec un art infini et, quand le poisson fut bien à point, il le retira de la poêle et l’étendit sur de grandes feuilles vertes de bananier. Puis il alla au jardin cueillir quelques citrons, qu’il coupa et rangea également sur les feuilles de bananier, et il porta le tout aux convives, dans la salle, et le mit entre leurs mains. Alors le jeune Ali-Nour et la jeune Douce-Amie et le cheikh Ibrahim tendirent leurs mains et se mirent à manger ; et, lorsqu’ils eurent fini, ils se lavèrent les mains et Ali-Nour dit : « Par Allah ! ô pêcheur, tu viens de nous obliger infiniment, cette nuit ! » Puis il mit la main à sa poche et en retira trois dinars d’or d’entre les dinars que lui avait généreusement donnés le jeune chambellan de son père, à Bassra, le gentil Sanjar ; et il les tendit au pêcheur et lui dit : « Ô pêcheur, excuse-moi, je t’en prie, de ne pouvoir le donner plus, car, par Allah ! si je t’avais connu avant les derniers événements qui me sont arrivés, je t’aurais donné bien plus et j’aurais pour toujours enlevé de ton cœur l’amertume de la pauvreté. Prends donc ces dinars que mon état actuel me permet de te donner ! » Et il obligea le khalifat à accepter l’or qu’il lui tendait ; et le khalifat le prit, le porta à ses lèvres puis à son front comme pour remercier Allah et son bienfaiteur de ce don, et le mit dans sa poche.

Mais ce que cherchait avant tout le khalifat, c’était entendre la jeune esclave chanter devant lui. Aussi dit-il à Ali-Nour : « Ô mon jeune maître, tes bienfaits et la générosité sont sur ma tête et sur mes yeux ! Mais le souhait le plus ardent que je voudrais voir se réaliser grâce à ta bonté sans précédent, c’est que cette esclave jouât un peu de ce luth, qui est là, et chantât de sa voix, qui doit être admirable. Car les chants me ravissent et le jeu du luth également, et c’est ce que j’aime le plus au monde ! » Alors Ali-Nour dit : « Ô Douce-Amie ! » Elle répondit : «  Seigneur ? » Il dit : « Par ma vie, si elle t’est chère ! chante-nous quelque chose pour faire plaisir à ce pécheur qui désire ardemment t’entendre ! » À ces paroles de son cher seigneur, Douce-Amie, sans tarder, prit le luth, en tira quelques sons pour l’essayer et, pinçant soudain les cordes, elle exécuta un prélude qui enleva les auditeurs ; puis elle chanta ces deux strophes :

« La jeune, la flexible, la svelte jeune femme du bout tendre de ses doigts joua du luth, et mon âme en un clin d’œil de ma peau s’envola !

À sa voix, l’ouïe fut rendue à ceux atteints de surdité ; et des muets irrémédiables s’écrièrent soudain : « Ô le ravissement de cette voix ! »

Puis Douce-Amie, ayant ainsi chanté, continua à pincer les cordes de l’instrument et avec un art si merveilleux qu’elle ravit la raison à tous les assistants ; puis elle sourit et de nouveau chanta ces deux strophes :

« De ton pied adolescent, tu as touché notre sol qui en a frémi de délices et rayonné ! Et la clarté de tes yeux a chassé au loin les ténèbres de la nuit.

Pour te revoir, ô jeune garçon, me voici prêt à parfumer ma demeure de musc, d’eau de roses et de résine aromatisée. »

Et Douce-Amie chanta d’une voix si merveilleuse que le khalifat fut au comble de la jouissance, et sa passion l’emporta si fort qu’il ne put plus retenir l’enthousiasme de son âme et se mit à crier : « Ah ! ah ! ya Allah ! y Allah ! » Alors Ali-Nour lui dit : « Ô pêcheur, as-tu été bien charmé par la voix de l’esclave et par son jeu sur les cordes d’harmonie ? » Et le khalifat répondit : « Oui, par Allah ! » Alors Ali-Nour, qui d’ordinaire donnait sans hésiter tout objet qui plaisait à ses invités, lui dit : « Du moment, ô pêcheur, que tu trouves l’esclave à ta convenance, voici que je te l’offre et te la donne en cadeau, le cadeau d’un cœur généreux qui ne reprend jamais ce qu’il a une fois donné ! Prends donc l’esclave ! Elle est tienne désormais ! » Et Ali-Nour se leva à l’instant même, prit vivement son manteau qu’il jeta sur ses épaules et, sans même prendre congé de Douce-Amie, s’apprêta à quitter la salle de réunion, et laissa librement le khalifat déguisé en pécheur prendre possession de Douce-Amie. Alors Douce-Amie lui jeta un regard plein de larmes et lui dit : « Ô mon maître Ali-Nour ! tu vas ainsi réellement me quitter et me répudier, sans même me dire un dernier adieu ? De grâce, arrête-toi un peu, juste le temps que je te dise deux mots d’adieu. Écoute, ô Ali-Nour ! » Et Douce-Amie récita plaintivement ces deux strophes :

« Vas-tu t’échapper loin de moi, ô pur sang de mon cœur, toi dont la place est dans ce cœur meurtri, entre ma poitrine et mes entrailles ?

Ah ! je te supplie, à Toi le Clément sans bornes, de réunir ce qui est séparé, Toi le Généreux qui distribues à ton gré les bienfaits aux humains ! »

Lorsque Douce-Amie eut fini sa plainte, Ali-Nour se rapprocha un peu d’elle et lui dit :

« Elle me fit ses adieux au jour de la séparation, et me dit, en pleurant les brûlantes larmes de la séparation : « Que vas-tu faire maintenant, loin de moi, dans l’absence ? » Je lui dis : « Oh ! demande plutôt cela à celui qui reste près de toi ! »

En entendant ces paroles, le khalifat fut douloureusement affecté d’être la cause de la séparation de ces deux jeunes gens, et, d’un autre côté, il fut fort surpris de la facilité avec laquelle Ali-Nour lui faisait cadeau de cette merveille, et il lui dit : « Dis-moi, ô jeune homme, et ne crains pas de me l’avouer puisque je suis aussi âgé que ton père, craindrais-tu d’être arrêté et puni pour avoir peut-être enlevé cette jeune femme, ou bien songerais-tu à me la céder pour combler tes dettes ? » Alors Ali-Nour lui dit : « Par Allah, ô pêcheur ! il m’est arrivé à moi et à cette esclave une aventure tellement étonnante et des malheurs tellement extraordinaires que, s’ils étaient écrits avec des aiguilles sur les coins intérieurs des yeux, ils seraient une leçon à qui les lirait avec respect ! » Et le khalifat répondit : « Hâte-toi de nous raconter ton histoire et de nous en faire le récit détaillé, car tu ne peux savoir si cela ne sera pas pour toi une cause de soulagement et peut-être aussi de secours, car la consolation et le secours d’Allah sont toujours proches ! » Alors Ali-Nour dit : « Ô pêcheur, de quelle façon veux-tu entendre de moi le récit, en vers ou en prose ? » Et le khalifat répondit : « La prose, c’est de la broderie sur soie, et les vers sont des séries de perles ! » Alors Ali-Nour dit : « Voici d’abord le cordon de perles ! Et il ferma les yeux à demi et pencha son front et, en sourdine, il improvisa ces strophes, sur le champ :

« Ami ! j’ai fui le lit de mon repos ! Et, d’être ainsi loin du pays où je suis né, le chagrin sature mon âme !

Sache que j’avais un père que j’aimais et qui m’était le plus doux des pères ! Il n’est plus près de moi, et seul le tombeau lui sert de refuge !

Depuis lors, les afflictions et les malheurs m’ont tellement trituré qu’en sont broyées mes entrailles et en miettes mon cœur.

De son vivant, mon père m’avait choisi une d’entre les beautés, une jeune beauté pliante comme le rameau, à la taille onduleuse comme le rameau qu’un souffle fait ployer.

Je l’ai aimée, passionnément aimée, et j’ai pour elle brûlé en entier l’héritage de mon père, et je l’ai aimée à la préférer au plus aimé de mes chevaux rapides.

Mais un jour qu’à la fois tout me manquait, j’ai pris la route qui conduit à la vente, moi qui pourtant par dessus tout crains la douleur des séparations.

Le crieur public l’a criée sur le marché ! El soudain un vieux débauché, pour l’avoir, a haussé tout de suite le prix d’achat.

À la vue de l’ignoble vieux, la fureur m’a emporté, et j’ai pris mon esclave par la main et voulu l’emmener loin du marché !

Et déjà le vieux débauché s’imaginait assouvir sa convoitise, le vieux au cœur plein du feu flambant de l’enfer.

Alors moi, de ma main droite, je lui ai appliqué un coup de poing, et de ma main gauche, également ! Et j’ai déversé sur lui la colère qui me dévorait.

Puis, dans la crainte d’être pris, j’ai regagné au plus vite ma maison pour y être à l’abri de la puissance de mon ennemi.

Et le roi de la ville a ordonné pour moi l’arrestation et la prison. El c’est alors que j’ai vu vers moi accourir le jeune et beau chambellan loyal.

Il m’a avisé de fuir au plus vite et au loin, pour échapper aux stratagèmes de mes envieux.

Et moi, j’ai emmené mon amie et, sous l’aile de la nuit, tous deux nous sommes sortis de notre ville et nous avons pris la direction de Baghdad.

Et maintenant, ô pêcheur, sache bien que, hormis mon amie, je n’ai point de trésor ! El je te la donne en cadeau, ô pêcheur !

Ô pêcheur, sache bien que c’est la bien-aimée de mon cœur que je te donne, et qu’avec elle, c’est mon cœur lui-même que tu me ravis, ô pêcheur ! »

Lorsque Ali-Nour eut terminé d’égrener la dernière de ces perles, le khalifat lui dit : « Ô mon maître, maintenant que j’ai pu m’émerveiller de cette série de perles, veux-tu me donner quelques détails sur les broderies sur soie de cette histoire merveilleuse ? Alors Ali-Nour, qui croyait toujours parler au pêcheur Karim, lui donna tous les détails de son histoire depuis le commencement jusqu’à la fin.

Lorsque le khalifat eut bien compris toute l’histoire, il dit : « Et maintenant où penses-tu t’en aller, ô mon maître Ali-Nour ? » Ali-Nour répondit : « Ô pêcheur, les terres d’Allah sont vastes à l’infini ! » Alors le khalifat lui dit : « Écoute-moi, ô jeune homme ! Je ne suis qu’un pêcheur obscur, mais je vais t’écrire sur le champ une lettre que tu remettras en mains propres au sultan de Bassra, Mohammad ben-Soleiman El-Zeini. Et il la lira, et aussitôt tu verras pour toi d’heureuses conséquences ! »

Mais, à ce moment de sa narration, Schahrazade vit apparaître le matin et ne prolongea pas davantage le fil de son récit.


ET LORSQUE FUT
LA TRENTE-SIXIÈME NUIT

Schahrazade dit :

Il m’est parvenu, ô Roi fortuné, que lorsque le khalifat dit à Ali-Nour : « Moi, je t’écrirai une lettre que tu feras parvenir toi-même au sultan de Bassra, Mohammad ben-Soleiman El-Zeini ; et il la lira et tu en verras toutes les conséquences heureuses ! » Ali-Nour répondit : « Mais a-t-on jamais vu sur terre un pêcheur écrire librement aux rois ? C’est là une chose qui n’est jamais arrivée ! » Et le khalifat lui répliqua : « Tu dis vrai, ô mon maître Ali-Nour ! mais je vais tout de suite t’expliquer le motif qui me permet d’agir de la sorte. Sache qu’étant encore enfant, j’ai appris à lire et à écrire dans la même école et chez le même maître que celui de Mohammad El-Zeini. Et même j’étais bien plus avancé que lui, et j’avais une bien plus belle écriture que lui, et j’apprenais par cœur les vers ainsi que les versets du Livre bien plus facilement que lui. Et nous étions de très grands amis. Mais, plus tard, il fut favorisé par la fortune et devint roi, tandis qu’Allah fit de moi un simple pêcheur. Mais, comme il n’a pas l’âme fière devant Allah, il continua avec moi ses relations ; et moi, il n’y a pas de chose que je lui demande qu’il n’exécute aussitôt ; et même, si tous les jours je lui faisais mille demandes, il les exécuterait toutes, certainement ! » Lorsque Ali-Nour entendit ces paroles, il dit : « Écris alors ce que tu dis, que je le voie ! »

Alors le khalifat s’assit par terre, plia une jambe sur l’autre, prit une écritoire et un calam et une feuille, mit la feuille sur la paume de sa main gauche et tint le calam de sa main droite et écrivit cette lettre :

« Au nom d’Allah le Clément-sans-bornes le Miséricordieux !

« Et ensuite !

« Cet écrit est envoyé par moi Haroun Al-Rachid ben-Mahdi El-Abbassi à Sa Seigneurie Mohammad ben-Soleiman El-Zeini !

« Je te rappelle que ma grâce t’enveloppe, et qu’à elle seule tu dois d’avoir été nommé comme mon représentant dans un royaume de mes royaumes !

« Et maintenant je t’avise que le porteur de cet écrit, fait de ma main propre, est Ali-Nour, fils de Fadleddine ben-Khacân qui fut ton vizir et repose maintenant dans la miséricorde du Très-Haut !

« Des l’instant que tu auras lu mes paroles, tu te lèveras du trône du royaume et tu y mettras Ali-Nour, qui sera roi à ta place ! Car voici que je viens moi-même de l’investir de l’autorité dont je t’avais investi précédemment !

« Prends donc bien garde de différer l’exécution de ma volonté ! Et que sur toi soit le salut ! »

Puis le khalifat plia la lettre et la cacheta et, sans en révéler le contenu à Ali-Nour, il la lui remit. Et Ali-Nour prit la lettre, la porta à ses lèvres, puis à son front, la mit dans son turban et, à l’heure même, il sortit pour s’embarquer à destination de Bassra, tandis que la douloureuse Douce-Amie fondait en larmes dans son coin, abandonnée.

Voilà, pour le moment, ce qu’il en est d’Ali-Nour. Mais, pour ce qui est du khalifat, voici !

Lorsque le cheikh Ibrahim, qui, pendant tout ce temps, n’avait rien dit, vit tout cela, il se tourna vers le khalifat, qu’il prenait toujours pour Karim le pêcheur, et lui cria : « Ô le plus misérable d’entre les pêcheurs ! tu nous as apporté deux ou trois poissons qui valent à peine vingt moitiés de cuivre et, non content d’avoir empoché trois dinars d’or, tu veux maintenant prendre pour toi cette jeune esclave ! Misérable ! tu vas tout de suite me donner au moins la moitié de l’or ; et, quant à l’esclave, nous la partagerons aussi, et c’est moi qui commencerai, et toi après seulement ! »

À ces paroles, le khalifat s’approcha vivement de l’une des fenêtres, après avoir lancé un regard terrible à cheikh Ibrahim, et frappa ses mains l’une contre l’autre. Aussitôt Giafar et Massrour, qui n’attendaient que ce signal, accoururent dans la salle ; et, sur un signe du khalifat, Massrour se précipita sur cheikh Ibrahim et l’immobilisa. Quant à Giafar, qui tenait à la main une magnifique robe qu’il avait envoyé chercher en toute hâte par l’un de ses serviteurs, il s’approcha du khalifat, le dévêtit des loques du pêcheur et lui mit la robe de soie et d’or.

À cette vue, le cheikh Ibrahim terrifié reconnut le khalifat et, de honte, il se mit à se mordre les bouts des doigts ; mais il hésitait encore à croire à la réalité et se disait : « Enfin suis-je endormi ou éveillé ? » Alors le khalifat, de sa voix ordinaire, lui dit : « Eh bien ! cheikh Ibrahim, quel est donc cet état où tu t’es mis ? » Et le cheikh Ibrahim, à ces paroles, revint complètement de son ivresse et se jeta la face contre terre avec sa longue barbe et récita ces deux strophes :

« Pardonne la faute, ô toi qui as la préséance sur toutes les créatures ! La générosité est due du maître à l’esclave !

J’ai fait, je le confesse, ce à quoi m’avait poussé la folie ! Maintenant, à toi de savoir pardonner généreusement ! »

Alors le khalifat dit au cheikh Ibrahim : « Je te pardonne ! » Puis il se tourna vers la timide Douce-Amie et lui dit : « Ô Douce-Amie, maintenant que tu vois qui je suis, laisse-toi conduire au palais ! » Puis tous quittèrent la salle du Palais des Merveilles.

Lorsque Douce-Amie fut arrivée au palais, le khalifat lui fit donner un appartement réservé à elle toute seule et mit à ses ordres des servantes et des esclaves. Puis il alla la trouver et lui dit : « Ô Douce-Amie, tu m’appartiens pour le moment, puisque, d’un côté, je te désire et que, de l’autre, tu m’as été si généreusement cédée par Ali-Nour. Or, sache qu’à mon tour, pour reconnaître ce don, je viens d’envoyer Ali-Nour comme sultan à Bassra. Et, si Allah veut, je lui enverrai bientôt une magnifique robe d’honneur et je te chargerai de la lui porter toi-même. Et tu seras ainsi sultane avec lui ! » Puis le khalifat prit Douce-Amie dans ses bras et tous deux s’enlacèrent cette nuit-là. Et voila ce qu’il est advenu à eux deux.

Mais pour ce qui est d’Ali-Nour, voici ! Lorsque Ali-Nour ben-Khacân arriva, par la grâce d’Allah, dans la ville de Bassra, il alla directement au palais du sultan Mohammad El-Zeini, monta au palais et lança un grand cri. Et le sultan entendit le cri et s’informa de ce cri et ordonna d’amener l’homme en sa présence. Et Ali-Nour se présenta entre les mains du sultan, retira de son turban la lettre du khalifat et la lui remit. Et le sultan ouvrit la lettre et reconnut l’écriture du khalifat. Aussitôt il se leva debout sur ses deux pieds, lut attentivement le contenu et, l’ayant lu, il porta par trois fois la lettre à ses lèvres et à son front et dit : « J’écoute et j’obéis à Allah Très-Haut et au khalifat, l’émir des Croyants ! » Et aussitôt il fit venir les quatre kâdis de la ville et les principaux émirs pour leur faire part de sa résolution d’obéir immédiatement au khalifat en abdiquant le trône. Mais, sur ces entrefaites, entra le grand-vizir El-Mohin ben-Sâoui, l’ennemi ancien d’Ali-Nour et de son père Fadleddine ben-Khacân. Alors le sultan lui remit la lettre de l’émir des Croyants et lui dit : « Lis ! » Le vizir Sâoui prit la lettre et la lut et la relut, et fut au comble de la consternation ; mais soudain, et d’un adroit tour de main, il déchira le bas de la lettre où il y avait le cachet noir du khalifat, le porta à sa bouche, le mâcha, puis le rejeta au loin. Alors le sultan, pris d’une grande colère, s’écria : « Malheur à toi ! ô Sâoui, quel démon t’a poussé à commettre un acte pareil ? » Et Sâoui répondit : « Ô roi, sache que ce gredin n’a jamais vu le khalifat ni même son vizir Giafar. C’est simplement une espèce d’escroc et de garçon rongé de vices ! C’est un Satan plein de malice et de fourberie. Il a dû trouver par hasard un papier sur lequel il y avait l’écriture du khalifat ; et il a imité l’écriture et a commis un faux, et a écrit ainsi ce qu’il a voulu ! Aussi comment songer, ô sultan, à abdiquer le trône, alors que le khalifat ne t’a pas envoyé un exprès avec une patente écrite de sa noble écriture ! D’ailleurs, si c’était vraiment le khalifat qui t’avait envoyé cet homme, il l’aurait fait accompagner par quelque chambellan ou par quelque vizir. Or, nous savons que cet individu est venu seul ici ! » Alors le sultan répondit : « Et comment faire maintenant, ô Sâoui ? » Il dit : « Ô roi, confie-moi ce jeune homme, et je saurai bien arriver à la vérité. Je l’enverrai à Baghdad accompagné d’un chambellan qui s’informera exactement des faits. Si la chose est vraie, ce jeune homme nous rapportera, cette fois, une vraie patente écrite de la noble écriture du khalifat. Mais si la chose n’est pas vraie, le chambellan nous ramènera ce jeune homme, et je saurai bien alors me venger de lui d’une façon éclatante et lui faire expier le passé et le présent. »

À ces paroles du vizir Sâoui, le sultan finit par croire Ali-Nour réellement criminel, et ne voulut même pas patienter, tant il était entré dans une terrible colère. Et il cria à ses gardes : « Saisissez-le ! » Et les gardes saisirent Ali-Nour, et le jetèrent à terre et se mirent à lui donner la bastonnade jusqu’à ce qu’il se fût complètement évanoui. Puis le sultan leur ordonna de lui passer les chaînes aux pieds et aux mains ; puis il fit mander le geôlier en chef. Et le geôlier en chef ne tarda pas à venir se présenter entre les mains du roi.

Or, ce geôlier s’appelait Koutaït. Lorsque le vizir le vit, il lui dit : « Ô Koutaït, par ordre de notre maître le sultan, tu vas prendre cet homme-là et le jeter dans une fosse d’entre les fosses creusées dans le cachot, et le mettre jour et nuit à la torture, et fort durement. » Koutaït répondit : « J’écoute et j’obéis ! » Et il emmena Ali-Nour et le conduisit tout de suite au cachot.

Lorsque Koutaït fut entré dans le cachot avec Ali-Nour, il referma la porte et fit aussitôt soigneusement balayer le sol et nettoyer un banc derrière la porte, il recouvrit ce banc d’un tapis et y plaça un coussin ; puis il s’approcha d’Ali-Nour, défit ses liens et le pria de monter se reposer sur le banc et lui dit : « Je n’oublie point, ô mon maître, que j’ai été maintes fois l’obligé du défunt vizir, ton père. Sois donc sans crainte ! » Et aussitôt il se mit à traiter Ali-Nour avec égards et bonté, ne le laissant manquer de quoi que ce fût ; et, d’un autre côté, il envoyait aviser journellement le vizir qu’Ali-Nour subissait les châtiments les plus terribles. Et cela dura ainsi quarante jours.

Lorsque fut le quarante-unième jour, on vit arriver au palais un magnifique cadeau au roi de la part du khalifat. Et le roi fut émerveillé de la richesse de ce cadeau ; mais comme il ne comprenait point le motif qu’avait eu le khalifat de le lui envoyer, il fit assembler ses émirs et leur demanda leur avis. Alors quelques-uns formulèrent cette idée que ce cadeau ne pouvait, dans la pensée du khalifat, qu’être destinée à celui que le khalifat avait envoyé pour être le sultan nouveau. Aussitôt le vizir Sâoui s’écria : « Ô roi, ne t’avais-je pas dit qu’il valait mieux se débarrasser de cet Ali-Nour, et que c’était là le parti le plus sage ? » Alors le sultan s’écria : « Par Allah ! tu me fais justement me souvenir de cet individu-là. Va vite me le chercher, et fais-lui couper la tête sans miséricorde ! » Et Sâoui répondit : « J’écoute et j’obéis ! Pourtant je désirerais bien auparavant faire annoncer son supplice à toute la ville par les crieurs publics qui crieraient : « Que tous ceux qui veulent assister à l’exécution d’Ali-Nour ben-Khacân viennent au-dessous du palais ! » Et tout le monde viendra voir cette exécution ; et je serai ainsi vengé, et mon cœur sera rafraîchi et ma haine assouvie ! » Et le sultan lui répondit : « Tu peux faire ce que bon te semble ! »

Alors le vizir Ben-Sâoui se réjouit fort et courut chez le gouverneur et lui ordonna de faire crier par toute la ville l’heure de l’exécution d’Ali-Nour et tous les détails mentionnés. Et cela fut aussitôt fait. Aussi, en entendant les crieurs publics, tous les habitants de la ville furent dans l’affliction et le deuil et se mirent à pleurer tous, jusqu’aux petits enfants dans les écoles et aux boutiquiers dans les souks ; puis les uns s’empressèrent d’accourir occuper une bonne place pour voir passer Ali-Nour et assister au spectacle douloureux de sa mise à mort, et les autres se rendirent en foule aux portes de la prison pour faire cortège à Ali-Nour dès sa sortie. Quant au vizir Ben-Sâoui, il prit dix de ses gardes et se hâta, dans sa joie, d’accourir a la prison et commanda qu’on lui ouvrît la porte et qu’on le laissât entrer. Alors le geôlier Koutaït fit semblant d’ignorer le motif qui l’amenait et lui dit : « Que souhaites-tu, ô notre maître le vizir ? » Il répondit : « Amène vite en ma présence ce jeune gredin vicieux ! » Le geôlier dit : « Il est maintenant dans le plus mauvais état à la suite de tous les coups qu’il a reçus et des tortures qu’il a subies. Pourtant je t’obéis tout de suite ! » Et le geôlier s’éloigna et se dirigea vers l’endroit où était Ali-Nour et le trouva qui récitait doucement ces strophes :

« Hélas ! personne pour me secourir dans mes malheurs ! Et voici mes maux augmenter d’intensité et leur remède se faire plus rare et plus cher !

L’absence impitoyable a consumé le plus pur de mon sang et usé mon dernier souffle de vie ! Et la fatalité a fait de mes amis mes ennemis les plus cruels !

Ô vous tous qui me voyez ! N’y a-t-il donc personne parmi vous pour compatir, pour juger de l’étendue de ma misère et répondre à mon appel ?

Que la mort, malgré toutes ses terreurs, m’apparaît douce, maintenant que de cette vie j’ai rejeté tout espoir trompeur !

Seigneur ! ô Toi qui guides les annonciateurs des bonnes nouvelles ! ô Mer de générosité ! ô Maître des médiateurs de consolation !

Voici que je t’implore de toutes les blessures d’une âme éprouvée ! Délivre-moi de mes calamités et de leur danger ! Pardonne mes bassesses et mes fautes ! Et oublie mes errements et ma malice ! »

Lorsque Ali-Nour eut fini sa plainte, Koutaït s’approcha de lui, lui expliqua vite la chose et l’aida à se dévêtir promptement des habits propres qu’il lui avait donnés en cachette, et à se vêtir d’une vieille robe en loques, comme un misérable prisonnier, et le conduisit entre les mains du vizir Sâoui qui l’attendait en trépignant de haine. Et Ali-Nour le vit et constata quelle inimitié lui vouait cet ancien ennemi de son père. Pourtant il lui dit : « Me voici, ô Sâoui ! Penses-tu que le destin te sera toujours favorable pour ainsi mettre en lui ta foi ? Et ignores-tu donc les paroles du poète :

« Ils ont jugé avec autorité et en ont profité pour outrepasser leurs droits et blesser l’équité ! Ils ignorent que bientôt leur verdict n’en sera plus un et se dissoudra dans le néant ! »

Et Ali-Nour ajouta : « Ô vizir, sache bien qu’Allah seul a le pouvoir, qu’il est le Seul Réalisateur ! » Alors il lui répondit : « Ô Ali, crois-tu m’intimider avec toutes tes sentences ? Or, sache que moi, en ce jour même, je vais te couper le cou en dépit de ton nez et du nez de tous les habitants de Bassra. Et, pour imiter

ta manière, je me conformerai à ce dire du poète :

« Laisse le temps agir à sa guise ! mais toi, satisfais-toi en te rendant justice !

« Et comme il est admirable cet autre poète qui dit :

» Celui qui vit après la mort de son ennemi, ne fût-ce qu’un jour, a atteint le but désiré ! »

Là-dessus, le vizir ordonna soudain à ses gardes de se saisir d’Ali-Nour et de le jeter sur le dos d’un mulet. Mais les gardes hésitèrent en voyant la foule regarder Ali-Nour et lui dire : « Ordonne ! et sur l’heure nous lapiderons cet homme et nous le mettrons en pièces, même au risque de nous perdre et de perdre nos âmes ! » Mais Ali-Nour dit : « Oh, non ! ne faites point cela, oh, non ! N’avez-vous point entendu ces vers du poète :

» Tout homme a un temps déterminé à passer sur la terre ! Passé ce temps, il doit mourir !

Mais aussi, si même les lions en leurs forêts m’entraînaient, je n’aurais rien à redouter, tant que mon temps ne serait pas venu ! »

Alors les gardes se saisirent d’Ali-Nour, le hissèrent sur le dos d’un mulet et se mirent à parcourir toute la ville jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au bas du palais, sous les fenêtres du sultan. Et ils criaient tout le temps : « Voilà le châtiment qui attend celui qui commet des faux en écriture ! » Puis ils placèrent Ali-Nour juste au lieu du supplice, à l’endroit même où le sang d’ordinaire croupissait. Et l’exécuteur, l’épée nue à la main, s’avança et dit à Ali-Nour : « Je suis ton esclave soumis ! Si donc tu as besoin que quelque chose soit faite, ordonne et je la ferai ; si tu as besoin de boire ou de manger, ordonne et je t’obéirai ! Car, sache que tu n’as plus que très peu d’instants à vivre, juste le temps que le sultan mette la tête à la fenêtre ! » Alors Ali-Nour regarda à droite et à gauche et récita ces strophes :

« De grâce, répondez-moi ! Y a-t-il parmi vous un ami miséricordieux pour me venir en aide ?

Le temps de ma vie est passé, et accomplie ma destinée ! Y a-t-il un homme charitable pour me secourir et mériter la récompense de cette bonne œuvre ;

Pour jeter un regard sur ma misère et découvrir ma tristesse et me donner un peu d’eau pour calmer les souffrances de mon supplice ? »

Alors tous les assistants se mirent à sangloter, et le porte-glaive alla aussitôt prendre une gargoulette d’eau et la présenta à Ali-Nour. Mais aussitôt le vizir Ben-Sâoui se précipita de sa place et donna un coup sur la gargoulette, qui se brisa, et cria, furieux, au porte-glaive : « Qu’attends-tu pour lui couper le cou ? » Alors le porte-glaive prit un bandeau et banda les yeux d’Ali-Nour. À cette vue, toute la foule se souleva contre le vizir et se mit à l’injurier et à lui crier toutes sortes de choses ; et le tumulte arriva bientôt à son comble, et l’agitation et les cris devinrent indescriptibles. Et soudain, pendant que régnait tout ce tumulte, une poussière s’éleva et des clameurs confuses retentirent et s’approchèrent, en remplissant l’air et l’espace.

À ce vacarme et à cette poussière, le sultan devint attentif ; il regarda par la fenêtre de son palais et dit à ceux qui l’entouraient : « Voyez vite ce qu’il en est ! » Mais le vizir Sâoui répondit : « Ce n’est point le moment ! Il faut avant tout couper le cou à cet homme-là ! » Mais le sultan dit : « Tais-toi donc, ô Sâoui ! Et laisse-nous voir ce que c’est ! »

Or, cette poussière était la poussière soulevée par les chevaux de Giafar, le grand-vizir du khalifat, et par ses cavaliers.

Et la raison de leur arrivée subite était la suivante. Le khalifat, après la nuit d’amour passée dans les bras de Douce-Amie, était resté trente jours sans plus se la rappeler, ni se rappeler toute cette histoire d’Ali-Nour ben-Khacân ; et personne non plus ne s’était trouvé pour l’en faire souvenir. Mais, une nuit d’entre les nuits, comme il passait à côté de l’appartement réservé de Douce-Amie, il entendit des pleurs et une voix douce et fine qui chantait en sourdine ce vers du poète :

« Ton ombre, absent serais-tu ou proche de moi, ô délices ! ne me quitte jamais ! Et ma langue, pour ma joie, aime à répéter ton nom, ô délicieux ! »

Et comme, après ce chant, les sanglots redoublaient d’intensité, le khalifat ouvrit la porte et entra dans l’appartement réservé. Et il vit que c’était Douce-Amie qui pleurait. À la vue du khalifat, Douce-Amie se jeta à ses pieds et les embrassa par trois fois, puis récita ces deux strophes :

« Ô toi d’illustre race et de noble filiation, rameau fertile qui ploie sous tes fruits, ô produit exquis d’un sang fameux !

Laisse-moi te faire te souvenir de la promesse que me fit la bonté et que promit ta générosité sans égale ! Ah ! puisses-tu ne la pas oublier ! »

Mais le khalifat, qui continuait à ne plus se rappeler Douce-Amie et Ali-Nour, lui dit : « Mais qui es-tu, ô jeune fille ? » Elle répondit : « Je suis le cadeau que t’avait fait Ali-Nour ben-Khacân. Et maintenant je souhaite te voir accomplir la promesse que tu m’avais faite de me renvoyer près de lui avec tous les honneurs dus. Et voilà bientôt trente jours que je suis ici, et sans goûter une heure à la nourriture du sommeil. » À ces paroles, le khalifat fit mander en toute hâte Giafar Al-Barmaki, et lui dit : « Il y a déjà trente jours que je n’entends plus parler d’Ali-Nour ben-Khacân ! Aussi je pense que le sultan de Bassra a dû le mettre à mort. Mais je jure, par ma tête et par la tombe de mes pères et de mes aïeux, que si un malheur est arrivé à ce jeune homme, je ferai périr celui qui en est la cause, même si c’est l’homme que j’aime le plus au monde ! Je veux donc, ô Giafar, que tu partes pour Bassra à l’heure même et que tu reviennes tout de suite m’apporter des nouvelles du roi Mohammad ben-Soleiman El-Zeini et de ses agissements vis-à-vis d’Ibn-Khacân Ali-Nour ! » Et Giafar se mit aussitôt en route.

Giafar arriva donc à Bassra et vit tout ce tumulte et ce vacarme et cette foule houleuse et excitée, et il demanda : « Mais qu’est-ce donc que tout ce tumulte ? » Et aussitôt mille voix, parmi le peuple, lui répondirent et lui racontèrent tout ce qui était arrivé à Ali-Nour ben-Khacân. Lorsque Giafar entendit leurs paroles, il se hâta encore davantage d’arriver au palais. Et il monta chez le sultan et lui souhaita la paix et lui raconta le sujet de sa venue et lui dit : « J’ai ordre, si un malheur était arrivé à Ali-Nour, de faire périr celui qui en aurait été la cause et de te faire expier à toi, ô sultan, le crime commis ! Où donc se trouve Ali-Nour ? »

Alors le sultan fit tout de suite amener Ali-Nour par les gardes qui allèrent le chercher sur la place. À peine Ali-Nour était-il entré, que Giafar se leva et ordonna aux gardes d’arrêter le sultan lui-même et le vizir El-Mohin ben-Sâoui. Et aussitôt il nomma Ali-Nour sultan de Bassra et le plaça sur le trône à la place de Mohammad El-Zeini qu’il fit enfermer avec le vizir.

Puis Giafar resta à Bassra les trois jours réglementaires de l’invitation, chez le nouveau roi. Mais, au matin du quatrième jour, Ali-Nour se tourna vers Giafar et lui dit : « En vérité, je désire vivement revoir l’émir des Croyants ! » Et Giafar voulut bien et dit : « Faisons d’abord notre prière du matin, et partons ensuite pour Baghdad ! » Et le roi dit : « J’écoute et j’obéis ! » Et ils firent la prière du matin, et tous deux, accompagnés des gardes et des cavaliers, et ayant avec eux l’ancien roi Mohammad El-Zeini et le vizir Sâoui, prirent le chemin de Baghdad. Et pendant toute la route le vizir Sâoui eut le temps de réfléchir et de se mordre les poings de repentir.

Ils se mirent donc à voyager, et Ali-Nour caracolait aux côtes de Giafar, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à Baghdad, la demeure de paix. Et ils se hâtèrent de monter chez le khalifat, et Giafar lui raconta l’histoire d’Ali Nour. Alors le khalifat fit approcher Ali-Nour et lui dit : « Prends ce glaive et coupe la tête, de ta propre main, à ton ennemi, ce misérable Ben-Sâoui ! » Et Ali-Nour prit le glaive et s’approcha de Ben-Sâoui. Mais celui-ci le regarda et lui dit : « Ô Ali-Nour ! moi, j’ai agi vis-à-vis de toi d’après mon tempérament. Je ne m’y pouvais soustraire. Mais toi, agis à ton tour d’après ton tempérament ! » Alors Ali-Nour jeta le glaive loin de lui, regarda le khalifat et lui dit : « Ô émir des Croyants, il vient de me désarmer ! » Et il récita ce que dit le poète :

« J’ai vu mon ennemi et j’ai su comment le vaincre ! Car l’homme pur est toujours vaincu par les paroles de bonté ! »

Mais le khalifat s’écria : « Soit ! laisse-le, toi ! » Et il dit à Massrour : « Ô Massrour ! lève-toi et coupe la tête de ce misérable ! » Et Massrour se leva et, d’un seul coup, trancha la tête du vizir El-Mohin ben-Sâoui. Alors le khalifat se tourna vers Ali-Nour et lui dit : « Maintenant, tu n’as qu’à me demander n’importe quoi ! Estime le prix ! » Ali-Nour répondit : « Ô mon maître, je ne souhaite point de royaume, et je ne veux avoir rien de commun avec le trône de Bassra. Car il n’y a pas pour moi d’autre vœu à formuler que celui d’avoir le bonheur de contempler les traits de Ta Seigneurie ! » Et le khalifat répondit : « Ô Ali-Nour, de tout cœur amical et comme hommage dû ! » Puis il fit prier Douce-Amie de venir, et il la rendit à Ali-Nour, et leur fit don de grande biens et de grandes richesses, et leur donna un palais d’entre les plus beaux palais de Baghdad, et leur alloua une pension somptueuse sur le Trésor. Et il voulut qu’Ali-Nour ben-Khacân devînt son intime et son compagnon. Et il finit par pardonner au sultan Mohammad El-Zeini, qu’il réintégra dans ses états en lui recommandant de bien faire attention à ses vizirs désormais. Et tous vécurent dans la joie et la prospérité jusqu’à la mort.

« Mais, continua la diserte Schahrazade, ne crois point, ô Roi, que cette histoire d’Ali-Nour et de Douce-Amie, toute délicieuse qu’elle soit, soit aussi merveilleuse ou aussi étonnante que celle de Ghanem ben-Ayoub et de sa sœur Fetnah ! » Et le roi Schahriar répondit : « Mais je ne connais point cette histoire ! »


Notes
  1. Douce-Amie, — au lieu des mots arabes : Anis Al-Djalis, simplement pour la facilité de la lecture.
  2. Ces mots qui signifient : « ô nuit ! ô les yeux ! » sont le leitmotive de toute chanson arabe. Ils reviennent à tout instant, soit comme prélude, soit comme accompagnement, soit comme finale.